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Le diplomate sort d’une délicate séance de négociation, quelque part dans un pays en proie à la guerre : les Balkans, peut-être.

Le journaliste de la radio est là, micro braqué, toutes questions dehors : « Pouvez-vous nous dire comment se sont passées, comment ont marché les négociations ? » – « Oh, quite well, in fact, despite a few bombs along the road. » (Le diplomate est anglophone, bien sûr.) Comme notre homme est tout seul, il traduit la réponse pour sa chaîne, en « voice over », comme on dit en français : « Tout s’est bien passé, malgré quelques bombes le long de la route… »

Quelques bombes ? Quelques BOMBES ? Nous n’en croyons pas nos oreilles ; le journaliste non plus, d’ailleurs. Mais, puisque le négociateur le dit… Seulement, c’est incompréhensible : la négociation ne s’est pas déroulée sur la route, personne n’est sorti de la salle, on n’a pas entendu d’explosions, personne n’a rien annoncé de ce genre… d’où sortent ces bombes ? ? ?

Si ce journaliste avait été interprète ou traducteur – donc intelligent… – il ne serait pas tombé dans le panneau, parce qu’il aurait réfléchi.

Si le diplomate a dit « bombs », c’est probablement que la négociation a été difficile, délicate : « malgré quelques cahots, quelques à-coups, quelques problèmes » aurait fonctionné, aurait rendu compte du sens de cette phrase. Cela aurait été une parfaite équivalence.

Mais, au fait, le diplomate a-t-il vraiment dit « bombs » ? Eh bien, non… pas tout à fait. Prononciation défectueuse. Ce n’était pas un anglophone natif. Le diplomate a dit « a few BUMPS along the road » : les voilà, nos à-coups, nos cahots, nos problèmes. La route n’a pas été facile – elle l’est bien rarement dans les négociations entre factions armées en guerre…

Vous me direz que c’est élémentaire, que c’est de l’ambiguïté, que c’est de l’intelligence. Eh oui, bien sûr, mais c’est surtout l’essence même du travail de l’interprète : comprendre ce que l’auteur veut dire (et qui n’est pas toujours ce qu’il dit) pour pouvoir le transmettre.

En fait, ce n’est pas un hasard si la Théorie du sens a été définie, établie par des interprètes de conférence : Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, toutes deux professeures, mais surtout et avant tout interprètes de grande valeur au palmarès impressionnant.

C’est qu’elles ont pris conscience, très tôt, de la nécessité de prendre en compte un vouloir-dire, une intention, sans se laisser entraver par les accidents de terrain : difficultés d’écoute, lapsus de l’orateur, et tout ce que l’on peut ranger sous le terme d’ambiguïté.

Elles savaient, par expérience professionnelle et parce qu’elles avaient réfléchi, que le rôle de l’interprète est d’assurer la compréhension parfaite entre les parties en présence, de traduire « toutes les nuances de leurs pensées et de leurs émotions », comme l’écrit Jean Monnet dans la préface de l’un des ouvrages de Danica Seleskovitch, Langage, langues et mémoire, Étude de la prise de notes en interprétation consécutive (Paris, Minard, 1975) : l’interprète recrée le discours qu’il vient d’écouter en prenant quelques notes, mais qu’il ne peut avoir mémorisé sur le plan des mots. Son action, pour être efficace, ne peut pas s’exercer sur le plan des mots, sur le plan de la langue, mais sur le plan du sens ; et il doit fournir un message équivalent, pour obtenir le même résultat, produire le même effet.

C’est un peu comme « the proof of the pudding » :

La preuve de la qualité d’une interprétation est dans son résultat.

Je n’ai pas l’intention de donner ici la biographie de Danica Seleskovitch et de Marianne Lederer, dont les éléments figurent dans l’ouvrage de Colette Laplace (cf. Références). Je veux simplement rappeler que la Théorie du sens est née de l’interprétation.

Et pourtant, Danica Seleskovitch a commencé par refuser qu’elle puisse s’appliquer à la traduction écrite… Ce sont les traducteurs qui l’ont convaincue du contraire.

Car ce qui était d’une vérité criante en interprétation de conférence l’est aussi pour notre quotidien.

Nous savons bien, aujourd’hui, que même si chaque langue est en fait un code, il ne suffit pas de mettre deux codes en parallèle grâce à l’informatique pour obtenir un résultat valable. Bien sûr, certains progrès ont été accomplis dans l’utilisation des capacités extraordinaires de l’ordinateur, mais les espoirs immenses que l’on plaçait en lui voici quelques décennies ont abouti à un certain nombre d’impasses. D’innombrables exemples, et la survie même de la race des traducteurs, nous en apportent la preuve.

Quel est donc le principe essentiel, la pierre angulaire de la Théorie interprétative, ou Théorie du sens, que l’on appelle aussi parfois Théorie de l’École de Paris ? La traduction n’est pas un travail sur la langue, sur les mots, c’est un travail sur le message, sur le sens. Le traducteur doit, dans un premier temps, comprendre, et, dans un deuxième temps, dire.

Que voilà bien des vérités premières ! Qu’y a-t-il donc de si nouveau dans tout cela ? N’est-ce pas ce que nous faisons tous, tous les jours et du matin au soir, pour ne pas dire du soir au matin ?

Se souvient-on in extenso de ce qu’un interlocuteur nous dit, d’un itinéraire, d’un mode d’emploi, d’une recette ? Pas du tout. Nous suivons la démonstration, nous la comprenons, mais nous abandonnons en route la plupart des mots pour saisir le sens et reconstruire un nouvel énoncé, un énoncé équivalent et exprimé dans un langage naturel, spontané.

Oui. C’est vrai. Nous sommes exactement comme le M. Jourdain du Bourgeois Gentilhomme, qui faisait de la prose sans le savoir, et qui en fut tout esbaubi.

Plus exactement, c’est ce que nous devons faire, et c’est surtout ce que fait tout traducteur praticien digne de ce nom, en produisant une traduction qui ne doit pas avoir l’air d’une traduction.

Pour la Théorie du sens, il s’agit de déverbaliser, après avoir compris, puis de reformuler ou ré-exprimer, et le plus grand mérite de Danica Seleskovitch et de Marianne Lederer est d’avoir démontré à quel point ce processus est non seulement important, mais également naturel.

C’est un peu comme le phénomène de la marche : comment fait-on pour marcher ? On avance un pied, on fait porter le poids du corps sur la jambe terminée par ce pied, puis on soulève l’autre pied, on l’avance pour le placer devant le premier, on fait porter le poids du corps sur cette seconde jambe, et ainsi de suite. Il suffit de le faire pour en donner une démonstration.

De même, l’opération traduisante, qu’elle soit orale ou écrite, comporte deux « mouvements » : COMPRENDRE et DIRE.

Il est bien évident que ces deux phases nécessitent la possession d’un certain savoir : la connaissance de la langue du texte, la compréhension du sujet, la maîtrise de la langue de rédaction.

Pour les langues, c’est une évidence : on pourrait cependant dire bien des choses à ce sujet, mais je ne m’y attarderai pas aujourd’hui.

Pour le sujet, une compréhension générale est presque toujours suffisante, ou alors la capacité à approfondir son savoir, pour comprendre le sujet traité. Pas besoin, dans la quasi-totalité des cas, d’être ingénieur pour faire un bon traducteur : on ne nous demande pas de construire l’objet à expliquer, mais simplement de comprendre comment il fonctionne.

Jusque-là, donc, tout est clair ; mais il faut aussi ce que nous appelons la méthode, le métier : des réflexes bien éduqués, qui vont permettre au traducteur de se prémunir contre les mauvaises surprises, et de se doter des moyens de donner le meilleur résultat. En fait, il s’agit surtout d’adopter à l’égard du texte l’attitude qui permettra de faire face à ces deux exigences successives : COMPRENDRE et DIRE.

C’est ainsi qu’il faut chercher à qui, et à quel usage, sont destinés aussi bien le texte à traduire que la traduction que l’on en fera, pour être certain de la bonne adéquation entre le résultat et sa destination.

Il faut aussi savoir que si l’erreur est humaine, le traducteur ne peut en aucun cas se retrancher derrière une erreur du texte d’origine : l’auteur d’origine n’existe plus pour le destinataire final, le traducteur l’a remplacé, effacé ; placé en première ligne, il est de son devoir de résoudre les problèmes, de chercher la vérité, ou, s’il n’y parvient pas, au strict minimum de signaler le problème à celui pour qui il traduit.

Pour résumer : compétences linguistiques, compréhension du sujet, curiosité, esprit critique, honnêteté intellectuelle, telles sont les qualités que doit posséder le traducteur. Et ce sont elles qui font de notre profession, de nous tous, en fait, quelque chose de tellement merveilleux… Avouez que c’est stimulant !

Étant absolument, obstinément, une praticienne, je ne me lancerai pas dans une démonstration fondée sur les grands mots, sèmes, nèmes ou mèmes : je vous ai apporté quelques exemples issus de ma pratique quotidienne, qui montrent que la Théorie du sens s’applique aussi bien à la traduction écrite qu’à la traduction orale qu’est l’interprétation, et avec autant de justesse à la traduction technique qu’à la traduction littéraire.

Commençons par le côté technique.

Extrait d’un rapport intitulé « Conceptual Study of Refuelling Facilities », qui étudie le projet de construction d’un dépôt de carburant d’aviation dans un aéroport d’un pays d’Afrique, à l’occasion de l’agrandissement de cet aéroport.

Le rapport, établi par une société britannique, a passé en revue la construction et l’alimentation du dépôt, la sécurité et la protection contre l’incendie, etc. Nous en arrivons au paragraphe

Mobile refuelling equipment would normally be parked … The worshop facilities may form part of… As the depot is presently planned to be located landside there will be a requirement for separate security provision. For strategic and economic reasons consideration should be given to placing the depot airside as it would be provided a greater degree of security.

5.7 Other considerations

Deux termes intéressants : landside et airside. Ils ne sont pas courants, pas répertoriés. Les dictionnaires (c’est souvent le cas) ne sont d’aucune aide. Essayons de les décomposer pour les élucider, en nous appuyant aussi sur le contexte.

Il y a visiblement opposition entre land et air, mais dans quel sens ? Le premier qui vient à l’esprit est le sens vertical, mais le résultat est un peu étrange : un dépôt de carburant aérien plutôt qu’au sol ? Ce n’est pas très logique, d’autant que toutes les descriptions techniques antérieures parlent de réservoirs enterrés, protégés par une couche de terre, avec des évents, etc.

Dans le sens horizontal, landside pourrait être l’opposé de seaside, mais l’aéroport est à l’intérieur du continent, pas au bord de la mer. Il n’y a pas non plus de grand lac à proximité, ou de grand fleuve ; d’ailleurs le texte ne comporte pas seaside.

Logique, viens à mon secours ! Si airside assure une meilleure sécurité quelandside, se pourrait-il que la protection soit le fait d’une clôture ?

Dans ce cas, airside pourrait désigner le côté « avions », c’est-à-dire l’intérieur du périmètre de l’aéroport, et landside l’extérieur de ce même périmètre ? Essayons :

La construction du dépôt étant actuellement prévue à l’extérieur du périmètre de l’aéroport, il faudra prévoir des mesures de sécurité séparées/complémentaires. Pour des raisons économiques et stratégiques, il faudrait envisager de placer le dépôt à l’intérieur du périmètre, où il bénéficierait d’une meilleure protection.

Cela marche ! Et ce n’est vraiment pas une traduction sur le plan des mots…

Autre exemple technique :

Extrait d’un article d’une revue américaine (Popular Science) intitulé « Warnings for drowsy drivers », qui passe en revue, illustration à l’appui, divers dispositifs de sécurité automobile, active et passive, en cours de mise au point. Voici l’une des légendes de la figure :

Gas and temperature sensors monitor the engine compartment for fire after a crash. A fire extinguishing system can be triggered automatically or by the driver.

La seconde phrase est claire, mais quel est le sens de la première ? S’agit-il simplement, comme me l’ont dit un certain nombre d’étudiants lorsque nous avons travaillé sur ce texte en cours, de surveiller (to monitor) le moteur pour voir s’il prend feu (for fire) en cas de collision ? Ce serait gentil, mais peu utile, donc ridicule.

Ici, les termes techniques sont assez faciles à découvrir, mais c’est leur utilisation qui pose un problème.

Quels sont les facteurs capables de déclencher un incendie dans le compartiment moteur d’une voiture ? Les émanations de vapeurs d’essence dues à une fuite, combinées avec une surchauffe. L’important, c’est donc de déceler (d’où la présence de sensors) une hausse de température et les traces de vapeurs d’essence (gas), pour pouvoir éviter l’incendie, en cas d’accident, par le déclenchement automatique ou manuel du système d’extinction.

Proposition : Des capteurs de vapeur d’essence et de hausse de température placés dans le compartiment moteur signalent tout risque d’incendie en cas de collision. Le système d’extinction peut être déclenché automatiquement ou par le conducteur.

On pourrait bien sûr formuler cela de diverses manières – c’est un jeu auquel tout traducteur est rompu, mais pour l’essentiel cette rédaction fonctionne.

Troisième exemple : encore un article sur l’automobile… cette fois, c’est la présentation du système ABS, qui évite le blocage des roues en cas de freinage brutal, et que tout conducteur connaît bien.

Whether they admit it or not, most drivers react to a sudden emergency by slamming on the brakes in blind panic, hoping to stop before crashing. Unfortunately, in many cases the result is that the brakes lock – especially on wet roads – causing the car to skid right into whatever is in its way. Skidding tires will not steer.

Le sens du début du paragraphe est clair : sous l’effet de la panique ou de la surprise, un conducteur a effectivement tendance à appuyer à fond sur la pédale de frein, avec pour résultat un dérapage non contrôlé qui aboutit généralement dans le décor.

C’est la courte phrase finale qui pose un problème. La traduction de ses termes techniques n’est pourtant pas difficile à trouver dans un dictionnaire. To skid : déraper ; Tires : pneus ; To steer : conduire.

Seulement, leur utilisation sur le plan des mots débouche sur une formulation qui n’est guère satisfaisante : « Des pneus qui dérapent ne conduiront/conduisent pas. » Même si l’on remplace conduire par diriger, cela ne fonctionne pas de manière satisfaisante.

En fait, que veut dire l’auteur ? Qu’une voiture dont les pneus glissent sur la route, parce que ses roues sont bloquées par les freins, ne répond plus au conducteur, au volant.

Proposition : Une voiture dont les roues se bloquent devient incontrôlable.

Ici, nous avons donc abouti à : To skid = bloquer ; Tires = roues ; et To steer = maîtriser, contrôler (répondre au volant).

Je peux vous assurer que vous ne trouverez jamais ces traductions dans un dictionnaire…

Encore un petit exemple, que j’ai rencontré tout récemment et qui relève du domaine juridique.

C’est à la suite de l’examen effectué par une société d’audit qu’un responsable écrit une lettre générale exprimant un certain nombre de réserves, et entre autres celle-ci :

Importantly, our work was frustrated by developments in the Group and our ability to get sufficient timely assistance from management or their advisors and reliable information.

Tout l’intérêt de cet exemple est dans la contradiction visible entre la gêne subie par les auteurs, dont témoigne frustrated, et le terme ability qui vient ensuite. Ont-ils, oui ou non, été gênés dans leur travail ? Ont-ils, oui ou non, obtenu de la Direction et des conseils de celle-ci les informations dont ils avaient besoin ?

Nous avons tous eu l’occasion de rencontrer des textes où l’auteur avait mal choisi ses termes, avait laissé passer une négation de trop, s’était trompé dans sa syntaxe, et finissait par dire le contraire de ce qu’il souhaitait. C’est probablement le cas ici : l’auteur de cette lettre rend compte d’une situation délicate, mais il choisit mal son terme. Il faudra donc introduire, à la place de la traduction de ability (possibilité, capacité), la notion d’une difficulté, d’une incapacité.

Proposition : Il faut noter que notre travail a été entravé par les développements survenus au sein du Groupe et notre difficulté à obtenir de la Direction ou de ses conseillers une assistance suffisante et opportune et des informations dignes de confiance.

Dans tous ces cas, il a fallu que le traducteur fasse appel à sa jugeotte, à sa logique, qu’il prenne le temps de comprendre avant de se lancer dans une formulation nouvelle.

Il a fallu qu’il passe par le sens. Il a fallu qu’il déverbalise pour ré-exprimer, qu’il trouve une équivalence.

Pourtant, la traduction technique est souvent considérée comme tellement facile ! tellement simple ! Il suffit d’un bon dictionnaire ! Il suffit de trouver les termes appropriés !…

Parlez-moi de la traduction littéraire : voilà qui est difficile, délicat, et tout et tout…

Oui, c’est vrai : en traduction littéraire, il faut respecter, plus encore qu’en traduction technique, les choix de l’auteur du texte, et cela vient ajouter une difficulté à toutes les autres.

Mais ce n’est pas pour autant que l’on est libéré de la recherche du sens, du message, et des intentions de l’auteur. Diable non !

Voici un exemple tiré de l’un des romans de Patrick O’Brian, auteur d’une vaste saga historique et maritime dont j’ai déjà traduit 13 tomes depuis 1996 – il m’en reste 3.

Les deux personnages principaux sont le capitaine Jack Aubrey, officier de la Royal Navy, la marine à voiles du début du xixe siècle, l’époque de Nelson, et son ami le chirurgien du bord, Stephen Maturin, médecin, naturaliste, agent secret. Le premier a navigué dès son plus jeune âge et sa culture est un peu incertaine – sauf en musique et en mathématiques ; le second est profondément, diaboliquement cultivé.

Dans le volume intitulé The Fortune of War, au chapitre 7, Jack Aubrey parle à Stephen d’un de ses amis d’enfance dont la vie est attristée par une épouse maladive :

… I wondered that he could bear it ; but he did, just like one of your old Stoics ; or a patient on the Monument, as they say.

Panique à bord… le Monument, c’est cette colonne qui, à Londres, commémore la grande peste et le grand incendie, et qui donne même aujourd’hui son nom à une station de métro. Que vient-il faire ici ? Aurait-on l’habitude d’installer des patients, des malades, en haut de cette colonne ? Et pourquoi faire ?

L’avantage, lorsqu’on traduit un auteur vivant, c’est qu’on peut l’interroger en cas de doute : Patrick O’Brian était encore de ce monde lorsque j’ai traduit cet ouvrage, et il m’a gentiment répondu qu’il s’agissait d’une plaisanterie au 2e ou même au 3e degré… La citation d’origine est tirée d’une pièce de Shakespeare, Twelfth Night (Act 2, Scene IV). Il s’agit d’une jeune fille qui se meurt d’amour sans en rien dire :

And with a green and yellow melancholy
She sat like Patience on a monument,
Smiling at grief.

J’ai trouvé la traduction de ce passage, dans mon édition de Shakespeare (La Pléiade), à la scène IV, acte 2, de La Nuit des Rois :

Dévorée d’une blême et jaune mélancolie, elle était assise comme la Résignation sur une tombe, souriant à son chagrin.

Très bien. Mais Jack Aubrey ne cite pas le texte ! Il parle de « a patient on the Monument », c’est assez différent. Pourquoi ? Parce que cet homme, combattant remarquable et mathématicien génial, a fréquenté fort peu l’école ; sa culture, il l’a acquise en lisant, et il mélange souvent les références, les proverbes. Il est tout à fait capable de dire « Il faut verrouiller la porte de l’écurie quand le cheval est parti » ou encore « Je ferai d’un coup deux pierres ». Le lecteur en sourit, au fil des pages, avec un peu de tendresse, de sympathie. Et là, Jack Aubrey s’est encore mélangé les pieds.

Son interlocuteur est son ami le médecin, alors il dit « a patient ». Et il connaît bien le Monument, à Londres ; et s’il sait bien que dans La Nuit des Rois cette malheureuse est le symbole de la souffrance muette, il oublie qu’elle se comporte en statue de monument funéraire.

Si j’avais écrit, sur le plan des mots, « il le supportait, comme… un patient sur le Monument », personne n’aurait rien compris : qui, parmi les Français lecteurs de romans maritimes et historiques, connaît La Nuit des Rois ? Même parmi les anglophones, ce n’est pas très courant. Et personne n’aurait ri ou souri.

Ayant bien cherché, j’en suis arrivée à :

… je me suis étonné qu’il puisse le supporter ; mais il se comportait comme un de vos stoïques ; ou comme Prométhée sur son tonneau, comme on dit.

Pourquoi Prométhée, pourquoi le tonneau ? Parce que c’est aussi incongru qu’un patient en haut d’une colonne londonienne, parce que le lecteur ne peut pas éviter de se dire « Ah, bon, il s’est encore trompé dans ses aphorismes », et de sourire. On aurait certes pu trouver autre chose, et mieux, sans doute, mais je n’ai pas été plus loin – j’espère qu’on me le pardonnera.

Je pourrais, dans le même ordre d’idée, vous faire part d’autres difficultés semées sous mes pas par cet auteur que j’adore et dont la traduction me donne un plaisir infini. Ce qui me rend désormais la tâche plus difficile, c’est qu’il est mort, début janvier 2000, et que je suis réduite à mes propres forces, ou à celles de mes amis !

Je conclurai avec un petit exemple frappant des bêtises que l’on peut commettre lorsqu’on se mêle de traduire sans être traducteur.

Tout récemment, une marque de produits pharmaceutiques a lancé une campagne télévisée pour des patches antitabac. Le spot en question (30 secondes en prime time) montrait une grande cigarette (en fait, une personne enveloppée d’un tube blanc, avec en guise de chapeau une section de la couleur d’un filtre), qui s’approche d’une dame vêtue comme vous et moi. Cette dame sort de son cabas un gros poulet plumé, sans tête, prêt à cuire, le prend par le cou et cogne avec vigueur sur la cigarette.

Commentaire oral : « Ce n’est pas avec une dinde froide que vous en viendrez à bout ».

J’ai soumis cet exemple à diverses personnes, francophones, anglophones, toujours avec le même résultat : la compréhension, quand elle vient, est très, très tardive.

Bien sûr, vous savez, vous, que « cold turkey » désigne un sevrage brutal mais combien de téléspectateurs français le savent ? Ceux qui ont eu affaire aux drogues, à la désintoxication, oui, et quelques autres qui lisent en anglais, mais à part cela ?

C’est ce que l’on pourrait appeler une campagne ratée, de l’argent jeté par les fenêtres. Je dois dire que le spot n’a pas été diffusé très longtemps.

Ah, si Nicorette avait fait travailler un traducteur, un vrai, le résultat aurait sans doute été plus efficace… différent, en tout cas, surtout s’il s’était agi d’un traducteur connaissant la Théorie interprétative et qui aurait su dépasser le niveau des mots pour parvenir au niveau du message : car il aurait su expliquer à son client que la dinde froide ne passait pas du tout et qu’il fallait trouver autre chose !