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1. Introduction

La question de l’accessibilité est récemment devenue un enjeu d’importance croissante pour la vie en société, ce qui a amené des experts de divers domaines à chercher des solutions de rechange à des procédures qui s’avèrent problématiques pour de nombreuses personnes. L’une de ces difficultés est liée à la langue ou, plus précisément, aux textes écrits, puisque les communications dans les sociétés modernes sont principalement fondées sur la langue écrite. Dans le cas de la communication juridique, les documents à portée juridique tels que les contrats de travail sont traditionnellement rédigés par et pour des avocats qui, comme le rappellent Haapio, Plewe et al. (2017 : 3), « seek to protect their clients in case of a dispute ». La situation devient problématique lorsque les parties signataires se mettent à discuter d’un contrat sans posséder de langue commune ou encore lorsque l’une des parties est incapable, pour une raison ou une autre, de comprendre la langue juridique, celle-ci pouvant s’avérer plutôt compliquée. Des problèmes et des litiges peuvent survenir lorsque les parties signataires ne comprennent pas leurs droits et obligations pour des raisons d’analphabétisme, de manque de compétence dans la langue du contrat écrit ou de déficits cognitifs. Afin d’éviter ces obstacles et d’éventuels litiges, des juristes se sont récemment mis à oeuvrer pour l’atteinte de l’égalité entre les avocats et leurs clients et afin de permettre à ces derniers d’avoir accès aux documents juridiques (Haapio, Plewe et al. 2016 ; Haapio, Plewe et al. 2017). Dans l’objectif de résoudre le problème d’accessibilité des documents juridiques, des partisans de la schématisation de l’information juridique proposent de présenter les documents juridiques sous diverses formes visuelles que l’on nomme contrats en bande dessinée (comic contracts), contrats graphiques (graphic contracts) ou licences Creative Commons (Creative Commons licenses) (Haapio, Plewe et al. 2017).

Dans cet article, je présente un exemple de schématisation juridique, à savoir le contrat en bande dessinée. Ce modèle a été élaboré par Robert de Rooy, un avocat sud-africain, pour une entreprise sud-africaine de fruits, ClemenGold. J’examine la manière dont un contrat écrit traditionnel a été converti en bande dessinée sans compromettre sa valeur à titre de document juridiquement contraignant. L’objectif de l’article est d’analyser, d’une part, la manière dont un contrat de travail traditionnel (appelé Letter of Appointment, une lettre d’engagement) employé par ClemenGold a été traduit sous forme de contrat en bande dessinée, lequel est d’ailleurs utilisé par l’entreprise comme document juridiquement contraignant, et, d’autre part, la manière dont les composantes essentielles du droit du travail demeurent présentes dans le document de style bande dessinée alors que les composantes visuelles respectent les conventions du langage visuel de la bande dessinée.

L’analyse est divisée en trois parties. J’examine le contrat en bande dessinée d’abord comme une histoire, puis comme un document juridique et, enfin, comme un genre hybride. Je me concentre sur les trois questions de recherche suivantes : « Comment transforme-t-on un texte juridique écrit en histoire ? », « Comment tient-on compte des contextes des textes cibles ? » et « Comment peut-on traduire un contrat écrit traditionnel en texte multimodal ? ». Pour l’analyse, je recours à des outils provenant des trois cadres théoriques décrits ci-dessous :

1. Aspect du contexte. Les contrats de travail traditionnels sont étroitement liés à l’environnement social, ce qui inclut le système juridique dans son entièreté et, plus particulièrement, le droit du travail. Ainsi, il s’avère nécessaire de réfléchir à la question du droit en tant qu’intertexte. Par ailleurs, les artistes doivent coopérer avec les avocats ou, au moins, les consulter lors de leur travail de création. Il est également important que les exigences juridiques préalables soient reconnues durant ce processus. Enfin, il est essentiel d’analyser la manière dont les contextes culturels, notamment les sens culturels que les images véhiculent, guident les artistes dans leurs processus créatifs, ce qui exige de la précision. Dans cette analyse, j’examine la manière dont le contexte intertextuel, en l’occurrence le droit du travail, a été transféré dans le contrat en bande dessinée à l’étude et je traite de la présence de contextes culturels dans le contrat en bande dessinée. Le point de départ théorique de l’analyse s’avère le modèle proposé par Halliday (1978).

2. Aspect de la multimodalité. La transformation d’un texte écrit en format visuel constitue une tâche composite, car le processus de traduction exige la prise en compte des caractéristiques propres aux divers modes, en l’occurrence les modes visuel et verbal. Les sens communiqués par les images doivent être considérés minutieusement, mais les détails du langage visuel de la bande dessinée se révèlent tout aussi importants lors du processus de création. Cet examen fait appel à la grammaire visuelle élaborée par Kress et van Leeuwen (1996/2006) pour l’analyse multimodale.

3. Aspect de la traduction intersémiotique. Selon la typologie proposée par Jakobson, la traduction entre différents systèmes sémiotiques constitue de la traduction intersémiotique. Jakobson (1959 : 238) explique que la traduction intersémiotique consiste en une transposition « from one system of signs into another e.g., from verbal art into music, dance, cinema, or painting. » Ainsi, j’analyse le contrat traditionnel comme un texte source et le contrat en bande dessinée comme un texte cible, en m’attardant sur leurs différences formelles et structurelles.

Avant d’examiner le contrat en bande dessinée de manière approfondie, j’expliquerai en détail le cadre théorique de ma recherche, en suivant l’ordre des aspects présentés ci-dessus.

2. Fondements théoriques

2.1 Le contexte dans le discours

Dans cet article, j’explore l’aspect du contexte en recourant à la théorie systémique fonctionnelle (ou SFL, pour systemic-functional theory) élaborée à l’origine par M.A.K. Halliday (1978). Le modèle de Halliday comprend trois types d’environnements : le co-texte, le contexte situationnel et le contexte culturel. Le premier, soit le co-texte, consiste en l’environnement linguistique pertinent dans le texte. Le deuxième, à savoir le contexte situationnel, renvoie à l’environnement sémantique dans lequel les participants (personnes réelles et personnages dans le texte) s’échangent du sens. Halliday (1978 : 143) le présente comme « [a] social context of language which is structured as a field of significant social action, a tenor of role relationships, and a mode of symbolic organization ». Dans sa théorie, Halliday propose trois catégories de sens (métafonctions) qui permettent de percevoir et de représenter le monde (métafonction idéationnelle), de créer et de maintenir des interactions entre les participants (métafonction interpersonnelle) et de construire un texte (métafonction textuelle) (Halliday 1978 : 125 ; Luukka 2002 : 102-103). Enfin, le dernier environnement, c’est-à-dire le contexte culturel, correspond à l’environnement extralinguistique (p. ex. : le contexte social) dans lequel le texte fonctionne.

Un contrat de travail constitue un document juridique qui fait référence au système juridique d’une société et, particulièrement, à son droit du travail. De ce fait, le troisième type de contexte s’avère intertextuel et fonctionne en tant qu’environnement pour les contrats écrits traditionnels et pour les contrats en bande dessinée. Johanna Koivisto (2011) a créé un modèle permettant d’étudier les textes multimodaux ainsi que leurs contextes. Ce modèle adopte le cadre que propose Norman Fairclough (1995) pour l’analyse critique du discours d’un évènement de communication et y adjoint le contexte intertextuel en tant qu’élément le plus englobant du modèle. Ainsi, dans les documents juridiques se trouvent des références au droit du travail (comme intertexte), ce qui signifie que le contenu du droit du travail (comme intertexte) influe également sur le travail de l’équipe de traduction. L’influence de ces intertextes s’observe dans le contenu comme dans la structure du texte cible.

2.2 La narration multimodale

La multimodalité recouvre un large éventail de combinaisons de messages verbaux, visuels et auditifs. Le terme en soi s’avère plutôt récent, mais la question est abordée par des chercheurs de divers domaines, dont la traductologie. L’une des premières publications dans lesquelles le terme a été employé est signée Aline Remael (2001) et s’intitule « Some Thoughts on the Study of Multimodal and Multimedia Translation », mais le concept de multimodalité a fait l’objet de réflexions pendant des décennies sans qu’on le désigne par un terme (Tuominen, Hirvonen et al. 2016 : 15). Depuis lors, plusieurs définitions ont été proposées pour multimodalité, notamment celle de Kaindl (2004 : 173) qui décrit le texte multimodal comme un message dans lequel le sens est créé par l’interaction de divers modes comme le langage verbal, l’image, la voix et la musique. Toutefois, le présent article traite de multimodalité du point de vue de l’interaction des modes verbal et visuel, en recourant à la classification de Kress et van Leeuwen (1996/2006) en matière de lecture d’images.

Les bandes dessinées sont généralement composées de deux types de systèmes de création de sens, à savoir les modes verbal et visuel. Par exemple, une case peut à elle seule communiquer plusieurs sens par ses couleurs, sa composition ou son lettrage, mais également par les gestes, les postures et les expressions faciales de ses personnages. Ainsi, des sens sont transmis par l’intermédiaire du langage visuel de la bande dessinée qui fusionne les contenus verbaux et visuels en un seul objet. Cohn (2018 : 13) décrit l’inséparabilité des langages verbal et visuel de la bande dessinée comme suit : « Just as people gesture while they talk, in actual usage, visual language most often occurs in conjunction with written language in the creation of meaning. » Cela signifie que, pour comprendre l’histoire, les lecteurs de textes multimodaux (comme les bandes dessinées) doivent maîtriser non seulement la langue du texte écrit, mais également les bases du langage visuel.

Il existe de nombreuses définitions de la bande dessinée, et non une seule et unique définition exhaustive. Le chercheur en bande dessinée Scott McCloud (1994 : 9) résume ainsi ses caractéristiques : « [Comics are] juxtaposed pictorial and other images in deliberate sequence, intended to convey information and/or to produce an aesthetic response in the viewer. » Cette définition met toutefois l’accent uniquement sur le mode visuel de la bande dessinée et exclut le mode verbal ou, du moins, lui accorde moins d’importance. Cet aspect doit pourtant être reconnu dans les études concernant ce type d’oeuvre d’art multimodale « bilingue ». Kaindl élargit la définition en soutenant que :

Comics involve linguistic, typographic and pictorial signs and combinations of signs as well as a number of specific components such as speech-bubbles, speed lines, onomatopoeia, etc., which serve particular functions. The form and use of these elements are subject to culture-specific conventions.

Kaindl 1999 : 264

Toutefois, même cette définition semble insuffisante si l’on souhaite couvrir tout le spectre de la bande dessinée. Dans sa définition, Eisner (1985 : 5) inclut certaines caractéristiques narratives : « [Comics constitute] means of creative expression, a distinct discipline, an art and literary form that deal with the arrangement of pictures or images and words to narrate a story or dramatic idea. » La définition d’Eisner pallie les autres et, en combinant toutes ces définitions, on obtient d’excellents outils pour rendre compte de divers genres de bandes dessinées.

La bande dessinée est souvent définie comme constituant un seul genre, mais, en fait, celle-ci ne forme pas un genre à proprement parler ; à l’inverse, c’est plutôt que divers genres fictionnels et non fictionnels font appel au langage visuel de la bande dessinée. Les bandes dessinées fictionnelles peuvent donc être classées en sous-catégories comme la bande dessinée d’horreur, de superhéros, de guerre ou érotique (Bramlett, Cook et al. 2016 ; Oittinen et Pitkäsalo 2018). Les textes non fictionnels peuvent aussi être classés en sous-catégories comme celles de la bande dessinée journalistique, autobiographique ou éducative, laquelle comprend la communication technique (instructions présentées sous forme de bande dessinée), le matériel didactique, la communication en matière de santé (Yu 2015) et, plus récemment, les documents juridiques (comme les contrats) (Haapio, Plewe et al. 2017 ; Waller, Haapio et al. 2017[1]). Les bandes dessinées peuvent également être catégorisées en fonction de leur format de publication, notamment les courtes bandes dessinées (comic strips), les magazines de bandes dessinées et les bandes dessinées romanesques (graphic novels) (Zanettin 2008 : 5-6).

Bien que les divers genres de bandes dessinées diffèrent les uns des autres en ce qui concerne leur style, leur structure et leur fonction, il demeure indéniable que les bandes dessinées constituent des objets multimodaux partageant certaines similarités quant à leur apparence. Certains chercheurs considèrent les caractéristiques courantes de la bande dessinée comme une grammaire, celle du langage visuel de la bande dessinée. Parmi ces caractéristiques, on trouve l’aspect séquentiel, la taille et la disposition des cases, la forme des phylactères et l’emploi de divers effets (Cohn 2018). Toutefois, bien que ces détails relient divers types de bandes dessinées les uns aux autres, on ne peut pas vraiment considérer qu’ils forment une grammaire au sens linguistique du terme, étant donné que la bande dessinée n’est pas considérée comme une langue du point de vue de la linguistique.

Les contenus verbaux et visuels de la bande dessinée peuvent être exprimés selon diverses combinaisons. McCloud (1994 : 153-155) propose sept catégories de combinaisons mot-image : caractérisée par les mots (word-specific), caractérisée par les images (picture-specific), caractérisée par les mots et par les images (duo-specific), additive (additive), parallèle (parallel), montage (montage) et interdépendante (interdependent). Herkman (1998 : 59) simplifie la catégorisation de McCloud en classant les combinaisons mot-image selon les quatre fonctions suivantes :

  1. Fonction caractérisée par les images (picture-specific function) ;

  2. Fonction caractérisée par les mots (word-specific function) ;

  3. Interaction des images et des mots (co-operation of image and word) ;

  4. Incommensurabilité des images et des mots (incommensurability of image and word).

Selon Herkman, les bandes dessinées caractérisées par les images sont composées entièrement d’images (les bandes dessinées muettes) ou, sinon, les éléments typographiques (les mots) qui y apparaissent se limitent à des effets sonores. Dans les bandes dessinées caractérisées par les mots, les images ne constituent que des éléments complémentaires, c’est-à-dire des illustrations plutôt que des éléments essentiels au processus de création de sens. La troisième fonction de Herkman fusionne trois des combinaisons de McCloud, à savoir caractérisée par les mots et par les images, additive et interdépendante. Dans cette troisième fonction, la relation entre les mots et les images s’avère égalitaire et interactive. Premièrement, les mêmes contenus peuvent se voir répétés par l’intermédiaire de moyens verbaux et visuels. Deuxièmement, les images peuvent renforcer et clarifier les contenus verbaux de la bande dessinée ou, inversement, les mots peuvent ajouter du sens aux contenus visuels. Troisièmement, les images et les mots peuvent dépendre les uns des autres. Herkman soutient que la quatrième fonction de sa catégorisation est rarement employée pour la création de bandes dessinées. Selon Herkman, l’image et le texte écrit peuvent se révéler incommensurables de deux manières : les contenus verbaux peuvent transmettre un métarécit, autrement dit, une histoire qui n’est pas liée aux contenus visuels ou, encore, les informations communiquées par les images peuvent contraster avec le message verbal (Herkman 1998 : 59).

Les artistes visuels jouent un rôle essentiel dans la création de la narration des bandes dessinées puisqu’ils doivent décider des rebondissements, des actions et des moments les plus importants à illustrer dans les cases. Les artistes choisissent l’ordre des cases, ce qui s’avère déterminant pour la structure narrative, étant donné que les cases produisent des transitions dans la narration. Ces transitions peuvent survenir de moment à moment (moment to moment), d’action à action (action to action), de sujet à sujet (subject to subject), de scène à scène (scene to scene), de point de vue à point de vue (aspect to aspect) ou peuvent s’avérer des transitions digressives (non-sequitur) (McCloud 1994 : 70-72). La structure d’une bande dessinée dépend donc du genre et, particulièrement, du style visuel de l’artiste.

Les bandes dessinées sont composées de cases consécutives qui peuvent inclure des images de personnages, des effets de toutes sortes, des symboles graphiques et, souvent, des éléments de texte écrit qui sont placés dans les cases de diverses manières, ce qui explique que l’on peut analyser les cases comme des images. Le modèle proposé par Kress et van Leeuwen (1996/2006) offre des outils de base pour examiner les images. Leur grammaire visuelle s’inscrit dans le cadre de la sémiotique sociale et adopte la notion théorique de métafonction issue de la linguistique systémique fonctionnelle (SFL). Dans leur modèle, la métafonction idéationnelle présente les participants de même que les évènements. Les participants principaux sont nommés Acteurs (Actors) ou Buts (Goals) : les premiers sont habituellement les participants les plus importants, tandis que les seconds sont les objets ou les cibles de l’action. L’importance des participants peut être évaluée en observant leur taille, la saturation de leurs couleurs ou la netteté de leur mise au point (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 63). La fonction interpersonnelle se rapporte aux relations fictives entre les participants représentés dans les images et ceux, en interaction, qui produisent ou regardent (les lecteurs) ces images (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 114). Dans ce modèle, la nature de l’interaction entre les participants s’observe à trois niveaux. Premièrement, les participants peuvent établir des relations avec d’autres participants par leur regard lorsque leurs axes de vision se croisent (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 118). Deuxièmement, les producteurs d’images peuvent communiquer de la distance sociale en jouant sur la taille du cadre. Par exemple, si un participant est représenté comme étant au loin dans l’image, la relation suggérée entre les participants s’avère impersonnelle (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 124). Troisièmement, la perspective est associée à l’impression de pouvoir : un participant représenté en contre-plongée apparaît comme imposant et puissant, alors qu’un participant présenté à la hauteur des yeux invite le lecteur à le voir comme un partenaire d’égal à égal (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 140). Quant à elle, la métafonction textuelle s’avère généralement définie comme un ensemble d’agencements compositionnels qui transmet du sens. Outre la composition, il existe d’autres outils de création de sens, par exemple les couleurs, la taille des participants, leur position dans l’image et la netteté de la mise au point (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 177).

La grammaire visuelle de Kress et van Leeuwen outille les lecteurs de bandes dessinées en les aidant à comprendre les sens contenus dans les cases, mais c’est la mise en page qui guide le processus de lecture. Ainsi, les lecteurs doivent connaître le langage visuel des bandes dessinées, ce qui inclut les significations des tailles et des formes des cases et des phylactères de même que les significations de divers effets, symboles et lettrages, mais ils doivent aussi être familiers avec le sens de lecture. En fait, les lecteurs complètent l’histoire en remplissant les parties manquantes entre les cases à l’aide de leurs connaissances générales et de leurs attentes (Zanettin 2008 : 13 ; McCloud 1994 : 68 ; Oittinen et Pitkäsalo 2018). Par conséquent, on peut donc affirmer que les lecteurs complètent l’histoire grâce aux informations verbales et visuelles qui leur sont présentées dans les cases.

2.3 La traduction intersémiotique

Jakobson (1959 : 233) définit trois types de traduction dans sa typologie de la traduction : intralinguistique, interlinguistique et intersémiotique. La traduction intralinguistique correspond à la reformulation d’un texte d’une manière plus claire, dans la même langue. Un bon exemple de ce phénomène s’avère le langage simplifié. La traduction interlinguistique est habituellement considérée comme la « traduction proprement dite » (translation proper) étant donné qu’elle consiste en l’interprétation des contenus verbaux d’un texte, dans une autre langue. La traduction intersémiotique (ou « transmutation », comme la nomme Jakobson) renvoie au transfert de contenus verbaux dans un système de signes non verbaux.

Ainsi, on peut considérer la conversion d’un document juridique en un format visuel comme de la traduction intersémiotique puisque, d’après la définition de Jakobson, au moins deux systèmes de signes sont sollicités. Lorsqu’un document est transformé en format de style bande dessinée, ses signes verbaux sont traduits dans le système de signes de l’art visuel. La bande dessinée renferme également d’autres systèmes de signes dont les références aux gestes et au langage corporel. Ces références sont incorporées aux images et font partie du processus de création de sens à l’instar d’autres éléments visuels comme les couleurs, le clair-obscur et la perspective.

Cela dit, on peut considérer une partie de ce processus de conversion comme de la traduction intralinguistique étant donné que les contrats en bande dessinée contiennent aussi inévitablement de la langue écrite sous forme de titres et de courtes consignes verbales. Cependant, en tant qu’ensemble, le contrat écrit subit un processus de traduction intersémiotique par lequel ce document juridique formulé verbalement se voit traduit à la fois en images et en mots. Les traducteurs peuvent alors se heurter à des difficultés sachant que les images sont holistiques par nature, contrairement aux systèmes verbaux qui fonctionnent selon un ordre linéaire. Autrement dit, les éléments combinés dans les images sont visibles de manière simultanée, tandis que les mots et les phrases du langage verbal apparaissent de manière séquentielle (Tuominen, Hirvonen et al. 2016 : 16). Corollairement, le processus de conversion entre les images et les mots nécessite la déconstruction de l’objet original et sa restructuration sous la forme d’une chaîne d’expressions pour un format verbal ou encore sous celle d’un ensemble holistique dans le cas d’une image, ce qui rappelle l’affirmation de Mikkonen (2006 : 101) voulant que le processus de sélection des parties traduites et supprimées du texte source soit beaucoup plus apparent en traduction intersémiotique qu’en traduction interlinguistique.

Les bandes dessinées conjuguent textes écrits et images, ce qui explique que les spécialistes de la schématisation juridique doivent posséder des compétences et des connaissances de base en matière de langage visuel et de jurisprudence. Cette exigence se traduit habituellement par la collaboration d’artistes et d’avocats qui mettent leurs talents en commun, sachant que, d’une part, les artistes visuels connaissent les conventions du langage visuel de la bande dessinée et sont capables d’interpréter les éléments culturels des contenus visuels et que, d’autre part, les avocats maîtrisent le contexte juridique et sont en mesure de s’assurer que le contrat demeure juridiquement valide.

3. Le contrat en bande dessinée

L’idée de convertir des contrats traditionnels en formats visuels découle d’initiatives qui visent à placer l’utilisateur au centre de la réflexion dans le domaine de la schématisation juridique. Cette philosophie fait valoir l’accès à la justice des individus et s’avère étroitement liée à l’approche juridique proactive (proactive legal thinking) qui vise à garantir que tous puissent faire valoir leurs droits avant que des problèmes ne surviennent pour ainsi éviter de longs processus judiciaires (voir Haapio et Haavisto 2005 ; Pitkäsalo et Kalliomaa-Puha 2019). Robert de Rooy[2] s’est attaqué à ce problème de manque d’accessibilité des processus de recrutement en collaborant avec les artistes d’une entreprise d’arts visuels, Jincom, afin de créer un contrat de travail visuel pour une entreprise sud-africaine de fruits, ClemenGold. Son objectif était de répondre aux besoins des employés qui ne savent pas suffisamment lire ou qui ne comprennent pas bien l’anglais, soit la langue du contrat traditionnel. Les employés avaient généralement pour langue maternelle une langue locale comme le xhosa, le zoulou ou le shangaan et leurs compétences en anglais étaient très limitées. Au printemps 2016, l’entreprise de fruits a commencé à employer le contrat de travail en bande dessinée conçu par de Rooy et, avant le début de l’année 2017, plus de deux cents cueilleurs de fruits l’avaient signé (Haapio, Plewe et al. 2017 : 416). Après ce premier contrat en bande dessinée, Robert de Rooy a créé plus de vingt autres contrats similaires en collaboration avec Jincom. Les contrats en bande dessinée ont également suscité l’intérêt en Australie où des employeurs se sont mis à les utiliser auprès de divers groupes cibles (Aurecon 2018[3] ; Andersen 2018[4]).

En somme, les contrats en bande dessinée combinent les contenus des documents juridiques avec les caractéristiques narratives des bandes dessinées. Bien qu’il s’avère difficile de dissocier ces deux éléments, je les analyse séparément afin d’étudier la manière dont la double nature des contrats en bande dessinée influence le processus de traduction des points de vue situationnel, culturel et intertextuel.

3.1. Le contrat en bande dessinée en tant qu’histoire

Aux fins de l’analyse, j’ai choisi l’un des contrats en bande dessinée conçus par de Rooy. La figure 1 contient les premières phases du processus de recrutement ainsi que certaines informations complémentaires quant à l’emploi. Ces pages permettent de constater que les images qui s’y trouvent constituent des éléments essentiels d’un contrat juridiquement valide, et non de simples illustrations employées pour des raisons purement esthétiques.

La première page de l’exemple, qui correspond à la troisième page du contrat en bande dessinée, peut être considérée comme une narration, soit l’une des caractéristiques des bandes dessinées. Les lecteurs construisent l’histoire à partir des indices verbaux et visuels que les pages leur communiquent de même qu’en remplissant les vides entre les cases. L’histoire débute par un demandeur d’emploi qui se rend à une ferme, puis un personnage appelé Droit (Law) présente les exigences de l’emploi et s’assure que le candidat y satisfait. Ces exigences sont que les candidats soient âgés d’au moins 18 ans, qu’ils soient en bonne santé et qu’ils possèdent une pièce d’identité valide ou un permis de travail. Lorsqu’un candidat répond aux exigences, on lui explique ce qu’il aura à faire (ce qui est indiqué par un crochet vert dans un carré) et il peut alors commencer à travailler. Si un candidat ne satisfait pas aux exigences (ce qui est indiqué par une croix rouge dans un carré), il ne peut pas travailler à la ferme et doit s’en aller.

Figure 1

Pages 3 à 5 du contrat en bande dessinée créé par Robert de Rooy

Pages 3 à 5 du contrat en bande dessinée créé par Robert de Rooy

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La deuxième page, qui correspond à la quatrième page du contrat en bande dessinée, montre l’employé qui travaille durant sa période d’essai d’une durée de trois semaines et l’employeur qui suit son rendement. Par ailleurs, les flèches sur cette page guident le processus de lecture en montrant le cas où l’employé répond aux exigences et peut donc poursuivre le travail au-delà de sa période d’essai et, également, le cas contraire. L’image sur le porte-bloc, laquelle est présentée en gros plan dans des phylactères rectangulaires, illustre si l’employé a récolté ou non la quantité de fruits nécessaire. Si la quantité est suffisante, l’employé peut rejoindre les autres, sinon il doit quitter la ferme.

Sur la troisième page, qui correspond à la cinquième page du contrat en bande dessinée, l’employeur informe l’employé de ses attentes. La tâche principale de ce dernier est de cueillir des fruits selon la méthode « sélective » (select) ou la méthode « non sélective » (strip). On attend de l’employé qu’il récolte au moins la quantité moyenne de fruits chaque jour, laquelle s’élève à 46 sacs pour la cueillette sélective et à 57 sacs pour la cueillette non sélective. L’employeur décrit également d’autres tâches faisant partie du travail à la ferme. On explique aussi à l’employé que la région de Letsitele comprend quatre fermes offrant du travail, à savoir Maradadi, Steyn, Brug et Du Roi.

Si on observe la figure 1 du point de vue du langage visuel de la bande dessinée, deux types de transitions entre les cases à la première page illustrent le déroulement des évènements. Au haut de la page, le point de vue passe du candidat à l’employeur (transition de point de vue à point de vue). Au bas de la page, les cases montrent une transition de moment à moment. Dans la première case, l’employeur rencontre les nouveaux employés, la deuxième case illustre les détails de la séance d’information et la troisième case montre le moment où celle-ci se termine et où l’employeur serre la main de l’employé, ce qui indique que ce dernier peut commencer à travailler. Les flèches rouge et verte sont employées pour faciliter le processus de lecture, mais l’ordre des cases de la première page ne respecte pas toujours la convention occidentale de lecture allant de gauche à droite.

La deuxième page présente deux manières dont peut se terminer la période d’essai. Ces courtes histoires parallèles sont racontées par le recours à des transitions de scène à scène, bien que les deux cases dans le centre de la page soient en fait des phylactères.

La troisième page exige une attention encore plus soutenue en raison des difficultés potentielles de compréhension de l’ordre de lecture des cases. Dans cette page, des flèches sont utilisées pour guider le lecteur comme à la page précédente, mais ce dernier pourrait tout de même avoir du mal à départager les différentes méthodes de cueillette de fruits (« cueillette » [« picking »], « sélective » [« select »] et « non sélective » [« strip »]) de même qu’à comprendre leur position dans la chronologie. Une analyse plus fine révèle que les méthodes « sélective » et « non sélective » sont placées dans des rectangles pourvus de queues, ce qui signifie qu’il s’agit de phylactères. Conséquemment, ces phylactères indiquent qu’il s’agit de méthodes de cueillette. La transition entre les cases est de type digressif étant donné que les contenus des cases de cette page paraissent disjoints. Cela est particulièrement manifeste dans la dernière case, bien que sa signification, à savoir l’emplacement des lieux de travail possibles, soit claire pour le lecteur grâce au contexte textuel et au titre « Your job ».

Comme expliqué précédemment, le contexte situationnel comprend trois métafonctions. La narration dans la bande dessinée correspond à la métafonction idéationnelle : le contenu du contrat est raconté comme une histoire à laquelle prennent part les participants qui y sont représentés. Dans la figure 1, les participants principaux sont l’employé, le Droit (Law) et l’employeur. L’histoire est lue par des lecteurs réels, c’est-à-dire des participants en interaction (Kress et van Leeuwen 1996/2006 : 48). Les cases représentent des évènements tels que « le candidat arrive à la ferme » et « les autres travailleurs accueillent le nouvel employé ».

La métafonction interpersonnelle est présente dans le contrat en bande dessinée à trois niveaux. Cela s’observe dans la relation entre le participant en interaction (le lecteur) et les participants représentés, ou encore dans l’interaction fictive entre les participants représentés. À la première page de la figure 1, le Droit (Law), dans l’image, fixe directement le lecteur. Ce regard partagé entre le participant représenté et le lecteur réel reflète la manière dont le participant représenté invite le lecteur à établir une relation avec lui. L’axe du regard lie le participant représenté et le lecteur du contrat, ce qui aide ce dernier à s’identifier à l’employé représenté.

La distance sociale entre les participants représentés, soit l’employeur et l’employé, n’est pas intime en raison de la distance qui les sépare dans la dernière case de la première page (figure 1), où l’on voit l’employeur et l’employé se serrant la main. Cela dit, la relation qui les unit est illustrée au moyen de la perspective, c’est-à-dire par l’angle de leurs yeux, lequel ne souligne pas leurs relations de pouvoir. Bien que leur relation soit interprétée comme celle d’un employeur et d’un employé, l’image suggère essentiellement une relation égalitaire.

La métafonction textuelle s’avère présente dans la composition. Le contrat en bande dessinée montre des images simples : les participants principaux sont présentés selon une mise au point nette et sont généralement placés au premier plan, ce qui accentue leur importance dans l’histoire. Les couleurs employées dans les cases à chaque page (les arbres verts aux fruits orange) participent à la cohésion entre ces dernières et mettent en lumière la nature narrative du document.

Le contexte culturel est exprimé dans le contrat en bande dessinée par les couleurs et les symboles. Les orangers rappellent un environnement situé quelque part dans l’hémisphère sud. Les symboles employés dans les illustrations du contrat en bande dessinée sont vraisemblablement compréhensibles dans la plupart des cultures, bien que les symboles visuels diffèrent souvent d’une culture à l’autre. Par exemple, le public cible est probablement familier avec le calendrier qui illustre la durée de la période d’essai, avec les outils comme la pelle ou le râteau, ainsi qu’avec l’échelle graduée qui indique les quantités. Par contre, certaines connaissances sont nécessaires pour comprendre une carte comportant des symboles de destination, lesquels apparaissent souvent dans des outils comme Google Maps. On s’attend donc à ce que les lecteurs du texte cible soient familiers avec la région environnante.

En outre, si les couleurs des illustrations sont généralement employées de manière cohérente, les sens qu’elles communiquent changent parfois. À la troisième page de la figure 1, les rendements « satisfaisant » et « insatisfaisant » sont indiqués par un cercle vert (« satisfaisant ») ou rouge (« insatisfaisant ») autour de la tête de l’employé, alors qu’à la première et à la deuxième page, une croix rouge indique le refus et un crochet vert, l’acceptation. Cela dit, les lecteurs sont en mesure de déterminer la signification des couleurs en examinant les expressions sur les visages entourés (vert = joyeux ; rouge = triste). Bien qu’il s’avère possible pour les lecteurs de comprendre correctement les significations des deux couleurs, il n’existe pas d’explication logique pour laquelle le rouge devrait signifier un résultat négatif et le vert, un résultat positif. En fait, même les couleurs des feux de circulation n’apportent pas de réponse satisfaisante à cette question.

La gestuelle et les expressions faciales sont aussi propres à chaque culture, mais les expressions faciales qui sont illustrées dans les phylactères représentent la joie et la tristesse, lesquelles font partie des six émotions humaines fondamentales, à savoir la colère, le dégoût, la peur, la joie, la tristesse et la surprise (Ekman, Sorenson et al. 1969). Ces émotions sont généralement acceptées comme étant exprimées et reconnues par l’intermédiaire d’expressions faciales. Les gestes employés entre les collègues peuvent être considérés comme accueillants et bienveillants dans le contexte de l’histoire, mais la gestuelle devrait normalement être évitée dans les bandes dessinées de ce genre, particulièrement si les lecteurs cibles appartiennent à diverses cultures. La raison en est que les gestes peuvent être interprétés de diverses manières selon le contexte culturel.

3.2. Le contrat en bande dessinée en tant que document juridique

Bien que les contrats en bande dessinée racontent une histoire, ils doivent également être juridiquement contraignants, ce qui m’amène à traiter du contrat en bande dessinée sous l’angle de son contexte intertextuel. Un contrat de travail doit inclure des informations de base relativement aux droits et obligations, et ce, même si les lois nationales sur le travail diffèrent les unes des autres. Le contrat doit normalement contenir des informations sur les noms et adresses des parties signataires, la date de début d’emploi, la date prévue ou probable de fin du contrat de durée déterminée, la période d’essai, le lieu de travail, les tâches principales de l’employé, la rémunération, les heures normales de travail, la manière dont sont déterminés les congés annuels et le délai de préavis (voir Hietala, Kahri et al. 2016 : 59, 161-166 ; Pitkäsalo et Kalliomaa-Puha 2019). En plus de ces exigences, dans la Sectoral Determination 13 du Basic Conditions of Employment Act of South Africa se trouvent des informations concernant les droits et obligations de l’employé[5]. L’un de ces ajouts porte sur les divers types d’absence, comme le congé de maladie et le congé pour raisons familiales. Ces informations apparaissent également dans le contrat en bande dessinée créé par de Rooy.

Le contrat en bande dessinée conçu par de Rooy s’avère juridiquement contraignant dans son territoire de compétence, en l’occurrence l’Afrique du Sud, et satisfait aux critères nécessaires pour en faire un document à portée juridique qui contient toutes les informations obligatoires. La première page (page 2) du contrat en bande dessinée présente les noms de même que les autres informations essentielles pour l’employeur comme pour l’employé. Les dates de début et de fin d’emploi doivent être renseignées à la page 13. La date de début de la période d’essai est inscrite au bas de la page 3 et la durée de cette dernière apparaît dans le titre de la page 4. La page 4 contient également des informations à propos de la période d’essai et des exigences auxquelles les employés doivent satisfaire afin de demeurer à l’emploi de l’entreprise après leur période d’essai. Les tâches principales de l’employé ainsi que ses lieux de travail sont mentionnés à la page 5. Les informations de base quant à la rémunération apparaissent aux pages 6, 8 et 10. Les heures de travail normales et le délai de préavis sont précisés à la page 9. Comme indiqué précédemment, le contrat comporte aussi des informations portant sur les congés de maladie et sur l’absentéisme (pages 11 et 12), mais également sur les critères professionnels en matière de rendement, sous le titre « discipline » (page 7). Chaque page doit être signée séparément, bien que le contrat possède également une page prévue à cet effet.

L’ordre de ces composantes dans le texte cible ne suit pas l’ordre logique des contrats traditionnels ; celles-ci sont plutôt organisées dans un ordre qui s’avère logique d’un point de vue narratif. Il n’est ni obligatoire ni de toute façon possible de maintenir l’ordre des informations lorsque l’on traduit un texte écrit en bande dessinée. Ainsi, l’équipe de traduction s’est concentrée sur les éléments essentiels du contrat, lesquels sont stipulés dans celui-ci afin de rendre juridiquement contraignant.

Ce « désordre » est présent dans deux parties du contrat en bande dessinée conçu par de Rooy. D’abord, la durée d’emploi se trouve à la page 13 dans le texte cible, tandis que cette information apparaît dans la section 1 du texte source (Letter of Appointment). Du point de vue de la narration, il s’avère logique de placer les informations sur la durée d’emploi à la même page que celles sur la fin d’emploi, qui se trouvent dans la section 11 du texte source. Ensuite, la description des heures de travail a été déplacée de sa position originelle, soit la section 4 du texte source, à la page 9 du texte cible. Ce nouvel emplacement résulte lui aussi d’une décision logique, en ce qu’il existe un lien étroit entre les informations sur les heures de travail et celles sur la rémunération pour les heures supplémentaires, ces dernières suivant ces premières à la page 10. Les différences quant aux caractéristiques des deux genres peuvent également justifier l’ajout d’informations au texte. Cela se confirme dans le cas du processus de recrutement et de la description de l’intégration qui sont illustrés à la page 3 du texte cible, bien que ni le contrat traditionnel ni le droit du travail ne décrive le processus de recrutement. Ce sont les caractéristiques narratives de la bande dessinée qui expliquent l’ajout de cette description au contrat en bande dessinée. Par ailleurs, une description de la période d’essai est présentée à la page 4 (voir la figure 1) ; celle-ci ne correspond qu’à une seule phrase dans le texte source, à savoir : « The EMPLOYER will assess your capabilities, conduct, skills and knowledge as well as your attitude towards the EMPLOYER during this period of probation » (tiré de la lettre d’engagement intitulée Letter of Appointment).

Il arrive parfois que l’ordre de la narration s’avère illogique du point de vue de la relation de cause à effet. En raison de l’ordre retenu par l’équipe de traduction, les images de la page 5 dans le contrat en bande dessinée ne suffisent pas à informer l’employé des conséquences découlant du fait de ne pas satisfaire aux exigences ; autrement dit, elles ne permettent pas de communiquer les conséquences d’un rendement qui demeure sous le niveau requis. Cette information n’est pas transmise avant la page 7, là où elle suit l’information relative à la rémunération.

D’un point de vue juridique, les dispositions peuvent très bien être exprimées dans un contrat en bande dessinée, mais il demeure que nombre d’informations doivent y être communiquées par écrit. Au minimum, le contrat doit inclure des références au droit du travail, sachant que les informations requises ne peuvent pas toutes être transmises uniquement par des images. Ce point de vue se justifie par le fait que le fondement en droit d’un contrat s’avère un texte écrit, formulé en langage juridique. Le contrat en bande dessinée créé par de Rooy comprend des références à la Sectoral Determination 13, Farm Worker Sector qui fait partie du Employment Act d’Afrique du Sud. La plupart de ces références présentent une image du livre de droit (pages 2, 3, 6 et 8) et ces dernières sont exprimées seulement une fois verbalement. Une autre référence à un texte écrit apparaît à la page 13, où l’on voit l’employé tenant le code de conduite de l’entreprise.

3.3. Le contrat en bande dessinée en tant que genre hybride

Les contrats en bande dessinée sont des formats composites qui empruntent des caractéristiques aux textes juridiques, lesquels s’avèrent difficiles à comprendre pour la plupart des gens. Cela s’explique par le langage juridique, qu’on considère comme un langage complexe. Lehrberger (1986 : 22) énumère six particularités principales des textes juridiques : leurs thèmes sont limités ; ils sont lexicalement, sémantiquement et syntaxiquement restreints (p. ex. : le recours à une terminologie) ; ils reflètent l’emploi de règles de grammaire « déviantes » ; certaines constructions s’y révèlent fréquemment utilisées (p. ex. : des phraséologies officialisées dans les textes statutaires) ; leur structure textuelle est conventionnelle (p. ex. : législation ou contrats) ; et ils contiennent des symboles spéciaux. Cette caractérisation explique la nécessité de simplifier les documents juridiques rédigés dans un langage juridique compliqué.

Cela dit, la question du genre des contrats en bande dessinée est extrêmement complexe étant donné qu’un contrat de travail traditionnel doit subir plusieurs modifications afin d’être transformé en contrat en bande dessinée. Cela se confirme notamment en comparant le texte source au texte cible. Comme expliqué précédemment, la structure du texte source, soit le contrat traditionnel, et celle du contrat en bande dessinée conçu par de Rooy révèlent des différences fondamentales. Cela se vérifie à la première page de la figure 1, laquelle illustre le processus de recrutement et d’intégration de l’employé. Le contrat en bande dessinée exige une description détaillée du processus de recrutement pour des raisons narratives ainsi que pour mettre en évidence les moments qui ne font pas partie du contrat traditionnel et qui concernent la description des exigences de l’emploi, comme l’arrivée du candidat et les détails de son intégration. Ces informations sont incluses dans le contrat en bande dessinée étant donné que, sans elles, le texte serait difficile à comprendre en tant qu’histoire.

La première page de la figure 1 se révèle également un bon exemple des différences dans l’emploi de la langue entre les versions écrite et visuelle des contrats. La langue juridique est non redondante dans les contrats traditionnels, ce qui signifie que les contenus principaux ne sont mentionnés qu’une seule fois. Dans les contrats en bande dessinée, on met parfois l’accent sur les contenus importants en les présentant à la fois de manière visuelle et de manière verbale. Un exemple de cette métafonction textuelle apparaît à la première page de la figure 1, où les contenus du thème principal de la page sont soulignés aussi bien par la mise en page que par la répétition de ceux-ci. D’une part, au milieu de la page, on voit un porte-bloc sur lequel se trouvent trois petites icônes qui symbolisent les exigences de l’emploi et, d’autre part, le représentant du droit explique verbalement la signification de ces icônes. Ainsi, la mise en page attire l’attention des lecteurs sur l’information la plus importante de la page et le phylactère les pousse à l’observer attentivement. Le texte source, quant à lui, ne souligne pas particulièrement ces détails, et seul l’emplacement des exigences de l’emploi dans la section 2 peut être interprété comme témoignant de leur importance. La Sectoral Determination 13, en tant qu’intertexte, mentionne l’âge insuffisant du candidat comme raison empêchant l’embauche dans Part F : Prohibition of Child Labour and Forced Labour.

Les caractéristiques du langage visuel de la bande dessinée ne sont pas toutes employées dans le contrat en bande dessinée. Ce qu’il est important de noter est l’emploi fréquent de symboles, ce qui s’explique par la nature iconique des images. Des dessins de divers objets qui symbolisent, par exemple, les tâches et responsabilités, mettent l’accent sur la signification des parties importantes de la narration et renforcent les références aux contrats de travail traditionnels de même que le contexte intertextuel du droit du travail.

L’une des composantes principales du langage visuel de la bande dessinée constitue l’espace entre les cases, lequel souligne le rôle du lecteur dans la narration. Compte tenu de ce qui précède, les transitions d’une case à l’autre dans un contrat en bande dessinée devraient uniquement faire référence à la narration, et non aux contenus juridiques du texte. Ces dernières ne devraient pas laisser trop de place à diverses lectures, étant donné qu’un texte juridique ne doit pas pouvoir être interprété de plusieurs manières. Bien au fait de cette réalité, l’équipe de traduction travaille à limiter les possibles malentendus quant aux droits et obligations des deux parties et à s’assurer que les lecteurs du texte cible qui ne sont pas familiers avec le langage visuel de la bande dessinée soient aussi en mesure de suivre la narration et de comprendre les principaux éléments contractuels.

En examinant les deux contrats du point de vue de la manière dont Halliday caractérise le discours, c’est-à-dire comme comportant un champ, une teneur et un mode, on peut observer des changements à tous ces niveaux. Premièrement, le champ du discours ne change pas fondamentalement puisque ce dernier concerne le texte du point de vue de ce dont il parle. Par contre, bien que le contrat demeure le thème dont il est question, le contrat en bande dessinée consiste en une forme de narration. Deuxièmement, la teneur du discours se voit modifiée, sachant que celle-ci se rapporte à la relation entre les participants. La relation entre l’employeur et l’employé dans le contrat en bande dessinée peut s’avérer informelle, mais les éléments de la métafonction interpersonnelle, notamment le regard, peuvent altérer les relations fictives entre les participants. Par exemple, un regard direct de la part de participants souriants invite le lecteur à s’en rapprocher. Or, les contrats conventionnels visent la neutralité. Le contrat écrit en bande dessinée sollicite quant à lui la participation du lecteur en employant des moyens linguistiques rudimentaires, c’est-à-dire en s’adressant à lui par le pronom personnel you. Troisièmement, le mode du discours relève du canal de communication, lequel passe de « écrire pour être lu » à « écrire pour être lu afin d’être entendu (pour être lu à voix haute) » (voir Hatim et Mason 1990 : 49).

L’ordre du document a également changé. Le problème en ce qui concerne l’ordre découle des différences quant à l’équilibre des métafonctions (idéationnelle, interpersonnelle et textuelle) entre les textes monomodaux, tels que les contrats traditionnels, et les textes multimodaux, tels que les contrats en bande dessinée. Dans le contrat traditionnel, les sens interpersonnels ont tendance à ne pas être aussi importants qu’ils le sont dans le contrat en bande dessinée, cela en raison de différences d’ordonnancement de l’image et du texte écrit. Dans une image, la composition et le cadrage véhiculent des sens à l’instar des choix sémiotiques que révèlent le langage corporel des personnages, les couleurs et les symboles. Si le lecteur d’une image est en mesure de voir l’entièreté de celle-ci d’un seul coup et d’examiner simultanément les sens qu’elle transmet, le lecteur d’un texte écrit suit quant à lui l’ordre séquentiel de l’écrit (O’Halloran, Tan et al. 2016 : 205). Le contrat en bande dessinée à l’étude est lu comme une histoire dans laquelle l’employé et l’employeur jouent visuellement des rôles clés, ce qui met en relief le rôle actif du lecteur en tant que partie signataire.

Les éléments linguistiques des contrats se voient également modifiés. Lors de la traduction intersémiotique d’un texte écrit vers un format de style bande dessinée, la quantité de langage verbal diminue. Dans le cas du contrat en bande dessinée, de nombreuses caractéristiques du langage juridique mentionnées précédemment sont omises et seuls les termes et expressions obligatoires ainsi que les références à la législation et aux codes de conduite demeurent. En outre, les termes juridiques et les expressions figées apparaissent dans les titres comme suppléments aux cases. Certains détails importants sont aussi exprimés verbalement dans des phylactères afin de clarifier le sens d’un terme juridique mentionné dans le document.

Ces particularités expliquent qu’il est difficile de déterminer le genre du document à l’examen. En fait, si les contrats en bande dessinée pouvaient être considérés comme un sous-genre du contrat, ils seraient classés comme un genre hybride combinant le contrat et la bande dessinée romanesque.

4. Conclusion

Cet article visait à montrer la manière dont un contrat de travail traditionnel a été traduit en contrat en bande dessinée sans compromettre son statut de texte juridiquement contraignant. La réflexion qui a été présentée ici portait sur divers aspects relatifs au contexte, à la multimodalité et à la traduction intersémiotique.

Lorsque le texte cible consiste en un document visuel, les sens communiqués par les images et l’importance de l’ordre de ces dernières exigent des changements par rapport au texte source. Les sens exprimés par les images dans le contrat en bande dessinée que j’ai analysé ont été brièvement présentés. Par exemple, en se fondant sur la grammaire visuelle de Kress et van Leeuwen, on peut affirmer que la confiance du lecteur du contrat en bande dessinée à l’examen nait du regard, de la perspective et de la mise en page. Le regard direct entre le représentant du droit et le lecteur invite l’employé à travailler pour une entreprise qui valorise l’égalité et l’équité. Ce message abstrait n’est pas exprimé en toutes lettres dans le texte du contrat traditionnel, bien qu’il puisse être compris implicitement, en lisant entre les lignes.

L’un des changements majeurs survenant lors du processus de traduction concerne le genre. Parmi les caractéristiques de la bande dessinée se trouve la narration, laquelle s’est avérée un élément important lors de l’analyse des deux contrats. Le langage visuel des bandes dessinées suppose de laisser de la place à l’interprétation, alors qu’un texte juridique est censé être dense et exempt d’ambiguïté. En raison de cette différence fondamentale, une lutte entre les deux traditions a lieu. Du point de vue du contrat en bande dessinée, la logique de la narration est plus importante que l’ordre du texte juridique, alors que, du point de vue inverse, les contenus juridiques du contrat traditionnel sont plus importants que les conventions de la bande dessinée qui en font une histoire ouverte à interprétation. Ce constat nous mène donc à conclure que le contrat en bande dessinée n’est ni un contrat illustré ni un sous-genre du contrat, mais plutôt un genre hybride.

Toutefois, lors du processus de recherche, le contexte acquiert un rôle clé. Le contexte situationnel, le contexte culturel et, particulièrement, le contexte intertextuel constituent des éléments dont on a tenu compte lors du processus de traduction intersémiotique visant le transfert des contenus d’un document juridique verbal monomodal vers un format multimodal.

Le contexte situationnel offre des outils permettant de comprendre les détails qui empêchent le lecteur d’interpréter de manière excessive les contenus des illustrations du contrat. Par exemple, l’arrière-plan et les participants sont présentés de manière simple, la mise au point est nette et les couleurs sont claires. L’analyse révèle aussi que le contexte culturel englobant les symboles et les gestes employés dans le texte cible s’avère essentiel pour comprendre les sens exprimés dans le texte. Par contre, lors du processus de traduction d’un texte juridique, le droit, en tant qu’intertexte, se révèle incontournable. Le contrat en bande dessinée fait référence à la Sectoral Determination 13 du Basic Conditions of Employment qui s’avère l’assise de la lettre d’engagement (le texte source Letter of Appointment) dans laquelle des outils verbaux et visuels permettent de souligner le rôle primordial de celle-ci dans le texte.

L’objectif principal de cet article était d’analyser les moyens qui sont mis en oeuvre pour s’assurer que les informations présentées dans le contrat de style bande dessinée répondent de manière satisfaisante aux besoins des lecteurs. Lorsqu’on convertit un texte écrit en un format multimodal, il s’avère crucial que l’équipe de traduction possède des connaissances sur le sujet en question (le droit du travail) de même qu’une ouverture culturelle. La connaissance des éléments principaux des intertextes, en l’occurrence la Sectoral Determination 13, est importante, car l’artiste a besoin de ces informations pour décider de l’ordre des cases lors de la composition des planches et de la mise en page. Si les contenus essentiels du droit du travail sont absents ou exprimés de manière floue, cela risque de générer de l’incertitude et de déconcerter les parties signataires.

Après tout, l’objectif principal du contrat en bande dessinée est d’offrir un document juridique de remplacement pour les lecteurs analphabètes ou ne possédant pas les compétences nécessaires à la compréhension de la langue du contrat. L’analyse révèle que le résultat du processus de traduction consiste en un document juridique clair, compréhensible, sans ambiguïtés – et donc accessible – qui permet aux lecteurs du texte cible de comprendre leurs droits et obligations en tant qu’employés.