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Qui dit histoire de la traduction au Canada dit Jean Delisle. Professeur émérite de l’Université d’Ottawa, Jean Delisle écrit cette histoire depuis plus de trois décennies. Ses apports à la pédagogie de la traduction mais surtout à l’histoire de la traduction au Canada sont très nombreux. Pensons, notamment, aux ouvrages suivants : La traduction au Canada : 1534-1984 (Delisle, Gallant, et al. 1987), Les traducteurs dans l’histoire (Delisle et Woodsworth 1995), Portraits de traducteurs (Delisle 1997), Portraits de traductrices (Delisle 2002) et La terminologie au Canada : Histoire d’une profession (Delisle 2008).

L’histoire de la traduction au sein du gouvernement fédéral canadien avait déjà fait l’objet d’une étude par Jean Delisle lui-même dans son ouvrage Au coeur du trialogue canadien. Croissance et évolution du Bureau des traductions du Gouvernement canadien (1984), publié pour commémorer le cinquantenaire de cet organisme fédéral. Après avoir abordé sommairement l’histoire de la traduction au Canada, de l’arrivée de Jacques Cartier au Canada en 1534 à la création du Bureau en 1934, Delisle reconstitue cinquante ans d’histoire de l’organisme : de son organisation et ses premières innovations, en passant par la diversification des services dans les années 1950 et 1960 (la mise sur pied de l’interprétation simultanée ainsi que d’un centre de terminologie), jusqu’à son rôle en matière de promotion des langues officielles au début des années 1980.

Dans Les douaniers des langues, Delisle couvre une période bien plus large. Ainsi, il nous emmène découvrir le fonctionnement des services de traduction dans l’administration fédérale canadienne de 1867, année de la Confédération, à 1967, année du centenaire de cette dernière. Ce passionnant chapitre de l’histoire canadienne est raconté par Delisle de la main d’Alain Otis, ancien professeur de l’Université de Moncton (2002-2014) qui a travaillé au sein du Bureau de la traduction pendant vingt-six ans. D’après l’exergue Les langues ont leurs frontières, leurs limites et leur douane que Delisle et Otis publient au tout début de l’ouvrage, le titre de l’ouvrage a été inspiré des mots de José Ortega y Gasset (1937/1970)[1].

Dans l’introduction, les auteurs décrivent les traducteurs comme des « travailleurs intellectuels effacés » (p. 1) qui jouissent d’une certaine visibilité historique lorsqu’on se réfère à leurs occupations connexes, et non pas à leur travail comme traducteurs. Tel est le cas de Chateaubriand, Baudelaire, Dryden et Littré, devenus célèbres pour leurs écrits et non pour leurs traductions. Inscrit dans le cadre des « études sur le traducteur » (Chesterman 2009), Les douaniers des langues présente la vie de nombreux traducteurs fédéraux, pour la plupart des gens lettrés ayant participé activement à la vie politique et littéraire de la société canadienne.

Le premier chapitre aborde le débat autour de la traduction de Dominion par Puissance dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique dans le contexte de la Confédération canadienne. Imposée par l’autorité en place (le premier ministre Sir George-Étienne Cartier), cette traduction polémique a été largement critiquée, y compris par son propre traducteur, Eugène-Philippe Dorion. Plus de cent ans se sont écoulés avant que les termes Dominion et Puissance disparaissent avec la rédaction de la nouvelle Loi constitutionnelle de 1982. Delisle et Otis se servent de cet exemple pour souligner que le temps finit par donner raison aux traducteurs.

Les examens des concours pour le recrutement de nouveaux traducteurs, les privilèges des traducteurs des Débats et des Lois sur les autres traducteurs fédéraux, la classification des traducteurs selon leur niveau de compétence et d’expérience selon le rang, sont quelques-uns des sujets abordés dans le deuxième chapitre. En outre, Delisle et Otis commentent que sous l’Union et tout juste après la Confédération, le nombre de traducteurs vers l’anglais et le français est plus et moins comparable : une quinzaine de traducteurs permanents dont au moins un tiers de traducteurs vers l’anglais. Dans les années 1920, la traduction vers l’anglais fait plutôt exception et le service finit par disparaître.

Les conditions de travail des traducteurs fédéraux sont décrites dans le troisième chapitre : des bureaux insalubres et de nombreux déménagements, un absentéisme chronique et une fatigue professionnelle sont des réalités qu’ils doivent affronter. Tenus de travailler de dix à seize heures par jour, quelques-uns seraient même décédés d’une « congestion cérébrale » (p. 63). Les auteurs ressortent également que le milieu des traducteurs fédéraux de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle a fortement été touché par le favoritisme politique (ce sujet est abordé plus en détail au chapitre 5).

Dans le quatrième chapitre, les auteurs expliquent que plusieurs journalistes vont déménager à Ottawa pour occuper un poste de traducteur au gouvernement fédéral. Dans ce contexte, le journalisme représente une porte d’entrée pour ceux qui ont des ambitions littéraires. Outre les nominations partisanes et la bonne rémunération attachée à ces postes, échapper à la forte répression de l’Église catholique est l’une des raisons qui poussent les journalistes à s’installer à Ottawa pour travailler comme traducteur fédéral.

Le favoritisme lié aux postes de traducteurs à la fonction fédérale est le sujet traité dans le cinquième chapitre. Malgré la création de la Commission du service civil, dont la mission est de « préserver les nominations de toute ingérence politique » (p. 106), la pratique du favoritisme continue à être monnaie courante pendant des décennies. Dans ce chapitre, le fonctionnement des services fédéraux de traduction est également abordé (Division de la Chambre, Division des débats et l’équipe du Sénat). Quelques pages sont consacrées au journal Le Droit, l’un des quotidiens francophones de la capitale, qui est en quelque sorte un passage quasi obligé pour plusieurs journalistes, devenus traducteurs fédéraux par la suite.

Le sixième chapitre est consacré à deux traducteurs, Rémi Tremblay et Sylva Caplin, décrits comme des « soldats de la plume » (p. 119) en raison de leur combat pour la défense de la langue française au sein de l’appareil fédéral. Comme beaucoup de traducteurs fédéraux qui sont également des journalistes, Tremblay continue à collaborer à des périodiques mais plutôt derrière l’anonymat. Ceci lui permet de « conduire [sa] plume à [sa] guise » et de rester « à l’abri de la censure et des poursuites judiciaires » (p. 123). Pour sa part, Sylva Caplin se démarque par ses innovations lexicographiques. On lui doit, entre autres, le Dictionnaire canadien-français (1894). Comme Caplin, plusieurs traducteurs ont participé à la rédaction de vocabulaires, de lexiques, de dictionnaires, ou de glossaires, aidant ainsi à améliorer et à diffuser la langue française.

Dans le septième chapitre, les auteurs expliquent le fonctionnement du système de destitutions et de sanctions disciplinaires de traducteurs fédéraux. Un des exemples cités est celui d’Élie Tassé, surnuméraire à la Chambre des communes et rédacteur en chef du journal Le Courrier d’Outaouais. À la suite de la publication d’un article contenant des propos offensants envers des députés, Tassé est congédié pour avoir porté atteinte à leur réputation. Selon Delisle et Otis, cette pratique de destitution avait « pour effet d’attiser les braises de la haine sectaire entre orangistes et francophones, catholiques et protestants » (p. 170).

Delisle et Otis parlent du statut légal de la traduction au sein de l’administration fédérale de 1840 à 1934 dans le chapitre huit. La Loi Parent (1841) est évoquée comme étant la première loi sur la traduction au pays. Cette loi prévoit la traduction française des lois et des statuts du nouveau Parlement du Canada-Uni. Les auteurs évoquent également l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, qui met sur un pied d’égalité l’anglais et le français au Parlement et devant les tribunaux fédéraux et québécois. Plusieurs tentatives pour centraliser les services fédéraux de traduction sont menées dès les années 1880. Mais ce n’est qu’en janvier 1934 qu’un projet de loi intitulé Loi concernant le Bureau des traductions est déposé devant la Chambre. Toute la polémique entourant ce projet de loi, ainsi que les arguments pour et contre sont abordés dans le neuvième chapitre. Adoptée en juin de la même année, cette loi a permis de placer les traducteurs fédéraux sous l’autorité du secrétaire d’État et de les assujettir à la Loi du service civil. Le Bureau de la traduction est donc créé.

Dans le dixième chapitre, Delisle et Otis abordent l’ouverture du Bureau et l’énorme travail de réorganisation mené par Domitien Robichaud, premier surintendant du Bureau. Le successeur de Robichaud, Aldéric-H. Beaubien, entreprend plusieurs innovations technologiques adoptées au Bureau dans les années 1950, parmi lesquelles l’utilisation de machines à dicter et la création d’un service de terminologie (1953). Delisle et Otis soulignent également les réformes linguistiques concernant le statut réel des deux langues officielles. Des événements marquants cités sont la Déclaration canadienne des droits (1960) et la Loi sur les langues officielles (1969). Le rôle de Pierre Daviault, successeur de Beaubien, dans l’évolution du Bureau est souligné à la fin du chapitre.

Le onzième chapitre laisse entrevoir les qualités plutôt personnelles de certains traducteurs fédéraux. Trois traducteurs de tempérament libre sont mentionnés : Omer Chaput, Louvigny de Montigny et Arthur Beauchesne. À titre d’exemple, les auteurs parlent du style d’écriture de Chaput, caractérisé par un ton d’ironie tragique. Dans l’une de ses lettres, Chaput décrit le Bureau fédéral de la Statistique comme un champ de la mort et un instrument de torture, en faisant référence aux conditions de travail des traducteurs.

Dans le douzième chapitre, les auteurs parlent des traductrices dans l’administration fédérale. Entrées en fonction à l’aube du XXe siècle, ces traductrices ont d’abord été des commis, des secrétaires ou des sténographes bilingues. Parmi les noms mentionnés figurent Marie-Angéline Lamouche, première traductrice fédérale (1876), Évelyne Bolduc, première femme nommée traductrice aux Débats (1937) et Irène de Buisseret, à qui l’on doit le Guide du traducteur (1972) puis Deux langues, six idiomes (1975). Ces femmes sont décrites comme des « pionnières audacieuses » (p. 274) qui ont osé s’attaquer à des tabous afin de faire bousculer les conventions et les préjugés de l’époque.

Le treizième chapitre porte sur les propos controversés de Pierre Daviault concernant la langue française. Lors de sa conférence au Troisième Grand Congrès de la langue française au Canada (1952), Daviault décrit le français comme une « langue morte », infestée d’anglicismes. Ses déclarations provocantes ont semé la controverse et lui ont valu de fortes critiques, même du premier ministre canadien de l’époque Louis St-Laurent. Des années plus tard, cette question continuait à hanter Daviault, qui devait clarifier ce qu’il considérait comme une langue morte, c’est-à-dire non pas celle qui avait cessé d’exister, mais celle dont l’usage n’était pas spontané par le peuple.

Le quatorzième chapitre parle de Jean-François Pouliot, décrit comme « la bête noire des traducteurs » (p. 291). Une fois de plus, les traducteurs sont les grands perdants quand ils doivent se mesurer aux détenteurs du pouvoir. Le cas de Pouliot le démontre bien. Ce député, racontent les auteurs, a constamment critiqué le travail des traducteurs au nom du maintien de la tradition électorale et des anglicismes. Cette querelle a eu des conséquences à long terme étant donné que les corrections proposées par les traducteurs aux lois fédérales n’ont pas été apportées lors de la refonte de 1952, mais plus tard, en 1970.

Le quinzième chapitre traite de l’apport des traducteurs fédéraux et du gouvernement fédéral à la création de centres de formation en traduction au Canada. La tâche de donner le premier cours de traduction au Canada est confiée à un traducteur fédéral, Pierre Daviault, à l’Université d’Ottawa en 1936. C’est également dans cette université que naît, trente-cinq ans plus tard, la première école de traduction autonome au pays. Cherchant à combler la pénurie chronique de traducteurs fédéraux, le gouvernement fédéral lance un programme de bourse qui a donné un grand élan à l’enseignement de la traduction au pays. Cette initiative « a propulsé l’étude de la traduction au rang de discipline universitaire » (p. 318).

Les débuts de l’interprétation simultanée dans l’administration fédérale, en 1959, sont étudiés au seizième chapitre. Delisle et Otis abordent en détail la genèse de l’interprétation parlementaire au Canada et les conditions de travail, parfois difficiles, des premiers interprètes parlementaires. Considéré comme une « nécessité constitutionnelle » (p. 351), le service d’interprétation parlementaire a permis de renforcer le caractère bilingue du Parlement.

Les chapitres dix-sept et dix-huit offrent un survol des apports des traducteurs fédéraux à la vie culturelle du pays. Parler de la production littéraire et artistique et de la contribution de ces traducteurs aux diverses sphères de la vie culturelle canadienne mériterait, d’après les auteurs, un ouvrage en soi. Plusieurs de ces traducteurs ont continué à « cultiver leur intelligence » (p. 353) et participaient activement à des activités diverses hors du bureau fédéral. Delisle et Otis consacrent ces deux chapitres à la vie de traducteurs fédéraux qui ont contribué aux domaines de la langue, à la vie associative, aux beaux-arts et aux sports au Canada. En plus de traducteurs, ils ont été artistes, poètes, romanciers, scientifiques, historiens, essayistes, musiciens, acteurs et sportifs.

Tout au long des dix-huit chapitres du livre, écrits d’une très belle plume, les auteurs soulignent, entre autres, que l’évolution de la traduction à Ottawa suit l’évolution des institutions et des moeurs de la société canadienne. Ils font ressortir le lien étroit entre la traduction et l’idéal d’unité nationale au Canada. Pour ces auteurs, étudier l’histoire et l’évolution de la traduction permet de se renseigner sur les rapports entre les deux langues officielles canadiennes, mais également sur leur statut et leur vitalité. Regarder de près la traduction au Canada permet également de constater que « le Canada est pensé et administré en anglais » (p. 433) – 90 % de la traduction se faisant à partir de l’anglais. Ces données des années 1960 ne diffèrent pas beaucoup de celles de l’époque de la Confédération. Ainsi, pour des raisons historiques et politiques, la traduction fait partie de l’ADN du Canada et, comme l’affirment les auteurs, « [l]’enjeu de la traduction au pays n’est pas seulement d’ordre linguistique. Il revêt aussi une dimension politique et démocratique, et surtout identitaire et culturelle, en particulier pour les francophones » (p. 434). C’est à Ottawa que l’on voit naître les premières associations de traducteurs, les premières revues professionnelles, les premiers programmes de traduction. Avec raison, Delisle et Otis considèrent cette ville comme la « capitale canadienne de la traduction » (p. 436).

Belle revendication du rôle des traducteurs fédéraux dans le contexte canadien, cet ouvrage de près de cinq cents pages rend un hommage bien mérité à ces fonctionnaires qui ont tant contribué à la vie culturelle du pays. Les douaniers des langues regorge de ressources précieuses, sous forme de notes explicatives, de références bibliographiques en bas de page et d’annexes. Ces renseignements si détaillés, fournis tout au long de l’ouvrage, font état d’un énorme et impeccable travail d’archive. Et parce que nul ouvrage n’est parfait, il nous semble dommage que les auteurs n’aient pas inclus une bibliographie exhaustive, ce qui rend la tâche difficile au lecteur désireux de retrouver les références citées dans le livre. Ceci étant dit, l’ouvrage de Delisle et d’Otis nous fait découvrir une partie importante de l’histoire de notre pays et de celle des traducteurs fédéraux. Incontestablement, ce livre ne tardera pas à devenir un incontournable dans le domaine.