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L’histoire combine la théorie du texte et la théorie de l’action, dans une théorie du récit vrai des actions des hommes du passé.

Ricoeur 1997 : 145

1. Introduction

Il y a plus d’une trentaine d’années, la théorie de l’action a fait son entrée dans le domaine de la traductologie par la théorie actionnelle de la traduction proposée par Holz-Mänttäri (1984). L’une des prémisses essentielles reprises par cette auteure est en effet la définition de l’action telle qu’elle est formulée par Georg Hendrik von Wright (1916-2003) dans son ouvrage An Essay in Deontic Logic and the General Theory of Action : « To act is intentionally (“at will”) to bring about or to prevent a change in the world (in nature) » (Wright 1968 : 38, souligné par l’auteur). Holz-Mänttäri définit ainsi l’action du traducteur de textes professionnels « en référence à sa fonction et à son but » (Guidère 2010 : 71). Vermeer propose ensuite la théorie du skopos, qui enracine la traduction dans une théorie de l’action élargie (Wright 1968 ; Rehbein 1977 ; Harras 1978), mais aussi dans une théorie de la culture pour expliquer la spécificité des situations communicationnelles (Vermeer 1989 : 175 sqq.). Nord enfin approfondit cette filiation du fonctionnalisme avec la théorie de l’action de Wright dans le deuxième chapitre de son livre La traduction, une activité ciblée, en se référant à l’intention du traducteur, mais aussi à la transformation de l’action en interaction quand plusieurs agents interviennent dans le processus de traduction (Nord 1997/2008 : 28-29).

La théorie de l’action de Wright est cependant une réflexion qui dépasse la traductologie contemporaine telle que l’appréhende l’école allemande. Sa richesse en fait un cadre de réflexion pertinent pour des travaux sur le texte dans une perspective historique, et nous nous proposons de détailler les concepts définis par le philosophe finlandais avant que de les mettre à l’épreuve dans notre recherche sur le traducteur médical au xixe siècle. Nous étudions plus précisément la traduction de la conception révolutionnaire du système nerveux par un physiologiste britannique, Charles Bell, et la traduction d’une monographie chirurgicale concernant les plaies dont son frère, le chirurgien John Bell, est l’auteur.

2. Wright et la théorie de l’action

C’est parce qu’il considère la logique formelle comme reflétant un monde statique (static world), dont les objets s’analysent en termes de chose (thing), propriété (property) et relation (relation) et qui ne laisse aucune place au changement, par exemple le passage du rouge au non-rouge, que Wright conçoit une logique de l’action à partir d’une logique du changement : « A necessary requirement of a Logic of Action is therefore a Logic of Change » (Wright 1963 : vii). L’interférence de l’homme avec le monde peut en effet induire ou supprimer un état de choses, mais aussi prévenir la disparition d’un état ou encore empêcher son émergence.

Dans ses différents écrits, en particulier ceux publiés entre 1963 et 1981, le philosophe scandinave fait référence aux concepts dénotés en anglais par behaviour, action, act, forbearance et activity, que nous traduisons dans le présent travail par comportement, action, acte, abstention et activité. Ces cinq concepts sont précisément ordonnés dans sa pensée : les actions se concrétisent sous la forme d’actes ou d’abstentions[1] (Wright 1963 : 48), et sont elles-mêmes subsumées, avec les activités, à la catégorie des comportements (Wright 1968 : 39). Bien qu’action soit nettement un terme générique qui recouvre à la fois les actes et les abstentions, Wright raisonne principalement sur la catégorie des actes, ce qui explique la coexistence des deux termes action et acte dans les citations choisies.

Dans l’esprit de Wright, la notion d’action n’est tout d’abord qu’un outil au service de sa réflexion dans le domaine de la logique déontique[2], mais qu’il convient de préciser pour qu’elle constitue une base de réflexion solide. Il ne s’agit pas ici de discuter du libre arbitre, thème classique de la philosophie traditionnelle, mais de réfléchir à la capacité à agir (ability to act) en tant que telle. Pour le philosophe, agir revient à interférer avec le cours naturel des choses : « To act is, in a sense, to interfere with “the course of nature” » (Wright 1963 : 36, souligné par l’auteur). L’action entraîne donc un évènement qui peut consister en un changement d’état (p. ex. : ouvrir une fenêtre), un passage d’un état à un processus (p. ex. : commencer à courir), un passage d’un processus à un état (p. ex. : arrêter de parler) ou encore une transformation de processus (p. ex. : passer de la marche à la course). Elle peut être générique (generic), par exemple tuer quelqu’un, ou individuelle (individual), par exemple tuer César, mais elle est toujours le fait d’un agent (agent). Et Wright d’exprimer ainsi le lien entre l’un et l’autre : « An individual act […] is the doing of a generic act on a specified occasion by a specified agent » (Wright 1963 : 36-37, souligné par l’auteur), et de formuler une définition symétrique en termes d’états de choses : « An individual state is […] a generic state instantiated (“incarnated”) on a certain occasion in space and time » (Wright 1968 : 40). Cela posé, les agents posant des actions humaines ne sont pas toujours des personnes. Un agent peut aussi être collectif (groupe d’hommes) ou impersonnel (corporation).

Selon Wright, à chaque action correspond un évènement sous forme de changement dans le monde et, que cet évènement soit un processus de changement ou un état final, il existe un lien intrinsèque ou logique (intrinsic or logical tie) entre l’action et l’évènement correspondant. Pour le philosophe, le résultat (result) de l’action peut être l’état final, mais aussi le processus de changement qui y conduit. Par exemple, si l’on considère l’acte d’ouvrir une fenêtre, le résultat de cet acte peut être que la fenêtre est en train de s’ouvrir ou que la fenêtre est ouverte. Si une seconde transformation s’ensuit (sans intervention additionnelle de l’agent), il s’agit d’une conséquence (consequence), par exemple l’acte d’ouvrir la fenêtre entraîne une chute de température dans la pièce (Wright 1963 : 39). La conséquence étant également liée à d’autres facteurs (p. ex. : le fait qu’il existe une différence de température entre l’intérieur et l’extérieur), le lien entre une action et sa conséquence ne peut être qu’extrinsèque (extrinsic), c’est-à-dire causal (causal). En d’autres termes, il existe un lien logique entre l’acte d’ouvrir une fenêtre et le fait que la fenêtre soit ouverte, et un lien causal entre le fait d’ouvrir une fenêtre et de constater une chute de température dans la pièce. On peut cependant se poser la question de savoir si la chute de température dans la pièce n’est pas le résultat de l’acte d’ouvrir la fenêtre, plutôt que sa conséquence. Wright explique qu’en fait, tout dépend de l’intention (intention) de l’agent quand il agit et ce d’autant plus que si l’ouverture d’une fenêtre et le rafraîchissement d’une pièce sont logiquement distincts (logically distinct) de par leurs natures respectives, ces réalités peuvent cependant « sembler » exactement pareilles (‘look’ exactly alike) dans la mesure où elles mettent en jeu une activité identique, qui est celle des contractions musculaires et des mouvements des membres (Wright 1963 : 41). Ainsi, en tournant la poignée de la fenêtre, l’agent peut avoir la simple intention d’ouvrir la fenêtre, ou celle de rafraîchir la pièce. C’est donc bien l’intention de l’agent qui définit son action, ce que Wright exprime ainsi quelques années plus tard :

Action is normally behaviour understood, ‘seen’, or described under the aspect of intentionality, i.e., as meaning something or as goal-directed.
Intentionality can quite rightly be said to be in the behaviour.

Wright 1976 : 423

En d’autres termes, l’intention est intrinsèque à l’action. Dans ce schéma général, le philosophe distingue le concept d’acte, par exemple ouvrir une fenêtre ou tuer quelqu’un, de celui d’activité (activity), par exemple fumer, courir, lire.

As acts are related to events, so are activities related to processes […]. Events happen, processes go on. Acts effect the happening of events, activities keep processes going.

Wright 1963 : 41, souligné par l’auteur

Mais commencer de courir ou s’arrêter de courir constitue aussi un acte. Simplement, ce sont des actes de transition d’un état à un processus et d’un processus à un état, tandis que ceux qui intéressent plus particulièrement le philosophe sont les actes qui font passer le monde d’un état à un autre. Cela posé, de la même manière qu’un changement s’accomplit par un processus, une activité est nécessaire à la réalisation d’un acte[3] (Wright 1968 : 39). Wright précise par ailleurs qu’il faut aussi distinguer « faire quelque chose intentionnellement » et « avoir l’intention de faire quelque chose ». Quand on se brosse les dents, les mouvements de la main réalisent une activité intentionnelle, mais l’intention proprement dite est de se brosser les dents, pas de faire ces mouvements. Ainsi, pour le philosophe : « [to] explain behavior teleologically […] is to pin-point in it an object of intention » (Wright 1971 : 90).

À la notion d’acte, Wright oppose celle d’abstention (forbearance) : « […] to forbear (omit) action is either to leave something unchanged or to let something happen » (Wright 1968 : 38). S’abstenir est ainsi empêcher activement un certain état d’apparaître, par exemple maintenir ouverte une porte qui, sinon, se fermerait. C’est-à-dire que l’abstention se définit en termes d’action, de changement, mais aussi d’aptitude : « An agent, on a given occasion, forbears the doing of a certain thing if, and only if, he can do this thing, but does in fact not do it » (Wright 1963 : 45).

Wright enrichit également sa théorie en approfondissant sa réflexion sur l’intention même de l’agent. Sous l’influence de la pensée développée par Charles Taylor dans son ouvrage The Explanation of Behaviour (1964), son intérêt se déplace en effet de la logique de l’action vers son explication. Précisant, dans l’introduction de Explanation and Understanding (1971), que l’étude de l’action s’inscrit finalement pour lui au coeur de la « vieille question » du lien existant entre les sciences de la nature et l’étude de l’homme (Wright 1971 : vii), Wright rappelle les deux traditions aristotélicienne et galiléenne de l’histoire des idées, la première orientée sur la compréhension téléologique (finaliste) des faits, la seconde, d’inspiration platonicienne, sur leur explication causale (mécaniste). Dans une perspective finaliste, la première rend les faits compréhensibles en termes de finalité en prenant en compte les intentions et les objectifs : ceci est arrivé afinque cela puisse survenir. Dans une perspective mécaniste, la seconde cherche à expliquer et à prédire les phénomènes : ceci est arrivé parce que cela est survenu (Wright 1971 : 83). Commentant la différence entre compréhension et explication, le philosophe évoque deux dimensions qui caractérisent la compréhension par rapport à l’explication, soit une dimension psychologique et une dimension d’intentionnalité :

But “understanding” also has a psychological ring which “explanation” has not. This psychological feature was emphasized by several of the nineteenth-century antipositivist methodologists, perhaps most forcefully by Simmel who thought that understanding as a method characteristic of the humanities is a form of empathy (in German Einfühlung) or re-creation in the mind of the scholar of the mental atmosphere, the thoughts and feelings and motivations, of the objects of his study […]. Understanding is also connected with intentionality in a way explanation is not. One understands the aims and purposes of an agent, the meaning of a sign or symbol, and the significance of a social institution or religious rite.

Wright 1971 : 6, souligné par l’auteur

L’intention constitue l’aspect intérieur (inner) de l’action, par opposition à son aspect extérieur (outer) dont les phases peuvent être soit immédiates (immediate), soit éloignées (remote) (Wright 1971 : 86). Parmi les phases extérieures d’une action, celle qui est indispensable à la réalisation de l’action, et donc à sa complétude (performance), est le processus qui aboutit à l’état final recherché, l’ensemble constituant le résultat de l’action : « The result is thus a phase (part) of the outer aspect which is intrinsically (conceptually, logically) connected with the action itself » (Wright 1971 : 87-88).

Les phases extérieures de l’action autres que son résultat sont soit des antécédents causaux, soit des conséquences, mais toutes les phases extérieures de l’action – antécédents causaux, résultat, et conséquences – sont subordonnées à l’intention de l’agent : « What constitutes the unity of the outer aspect of an action is not, be it observed, the causal tie linking its various phases. The unity is constituted by the subsumption of the phases under the same intention » (Wright 1971 : 89, souligné par l’auteur). Ainsi, d’une certaine manière, l’intention précède et dépasse son propre objet.

Quand un observateur extérieur interprète l’intention d’un agent qui réalise une action, il peut envisager de différentes manières le résultat de cette action, et donc l’objet de l’intention de l’agent (Wright 1971 : 88). Wright reprend ainsi l’exemple de l’ouverture d’une fenêtre : l’observateur peut considérer que 1) l’agent presse un bouton, ce qui a pour conséquences d’ouvrir la fenêtre et de rafraîchir la pièce, 2) l’agent ouvre la fenêtre en pressant un bouton (antécédent causal) et la pièce se rafraîchit (conséquence), ou 3) l’agent rafraîchit la pièce en ouvrant la fenêtre (causalité) en pressant sur un bouton (causalité) (Wright 1971 : 88-89). Finalement, ce qui est déclaré par l’observateur comme étant un antécédent causal ou une conséquence dépend de ce que lui-même envisage/perçoit comme étant l’objet de l’intention de l’agent. Et le philosophe de préciser que cette intention de l’agent ne peut s’éclairer qu’à la lumière de son histoire :

[…] intentionality is not anything “behind” or “outside” the behavior. It is not a mental act or characteristic experience accompanying it. […] Behavior gets its intentional character from being seen by the agent himself or by an outside observer in a wider perspective, from being set in a context of aims and cognitions.

Wright 1971 : 115, souligné par l’auteur

Il est ainsi nécessaire de situer l’action de l’agent dans un contexte plus large, et de l’envisager sous différentes perspectives, pour lui conférer un sens en lui attribuant une interprétation « intentionnaliste » (“intentionalist” interpretation, Wright 1971 : 116) :

In an intentionalist explanation a given action is viewed as a means to an end. The end is something the agent intends to achieve or aims at bringing about. The means is something which he does (undertakes) in order to achieve his end, make real his object of intention.

Wright 1979 : 107, souligné par l’auteur

Changeant ensuite de perspective pour se placer du point de vue de l’agent qui réalise l’action, Wright définit également des déterminants internes et externes relatifs à l’intention de cet agent, qui s’expriment en termes d’objectifs (wants) par rapport à un état de choses et de devoirs (duties) quant aux attentes (expectations) de la communauté, ainsi que de capacités (abilities) à mener son entreprise à bien et de possibilités (opportunities) concrètes de la réaliser. Si les objectifs sont uniquement le fait de l’agent, les devoirs sont les actions que l’on attend de lui selon le rôle qu’il joue dans la société, et ses capacités sont ses aptitudes à réaliser son objectif, qui peuvent être innées (intelligence, mémoire, santé, force, etc.) ou acquises (instruction, apprentissage, éducation, etc.) Les possibilités de l’action, quant à elles, correspondent aux cas de figure qui, concrètement, rendent le déroulement de cette action possible (p. ex. : pour ouvrir une fenêtre, il faut que celle-ci soit fermée) (Wright 1981 : 427-433).

3. L’action du traducteur et ses déterminants

Comment appliquer les concepts de Wright à la traduction d’une manière plus large que le fonctionnalisme allemand et en ciblant, dans cette réflexion, l’acte traductif, l’intention du traducteur et les déterminants de cette intention ? Car notre objet d’étude n’est pas le caractère fonctionnel ou non du texte traduit en référence à la culture cible, mais l’intention du traducteur et ses déterminants. La théorie de l’action nous autorise en effet à envisager le résultat de cet acte traductif selon différentes descriptions, ce qui a des conséquences sur l’interprétation de l’intention du traducteur : 1) ce résultat peut être le texte traduit ; 2) il peut être l’impact du texte traduit sur les professionnels qui en prennent connaissance ; ou encore 3) il peut être les effets indirects du texte traduit sur le public, destinataire « final » de l’application des savoirs scientifiques. Tout est une question d’objet, et donc d’intention.

Dans ce schéma de l’acte traductif, quels peuvent être les déterminants de l’intention du traducteur ? Dans le cadre de ce travail, nous envisageons les quatre déterminants théoriques proposés par Wright dans l’ordre suivant : possibilités de traduction, capacités du traducteur, objectifs du traducteur, devoirs du traducteur.

Les possibilités d’une traduction en tant qu’action sont, de fait, naturellement très ouvertes : n’importe qui peut traduire n’importe quel texte et, si un ouvrage est déjà traduit, rien n’empêche de le retraduire. Le déterminant possibilité est donc apparemment d’emblée objectivé. Précisons cependant que la retraduction est un cas de figure particulier qui sort de notre champ de recherche : nous n’étudions que les traductions « premières » des ouvrages envisagés.

Les capacités du traducteur renvoient aux deux domaines de la médecine et de la traduction, puisqu’elles procèdent à la fois des connaissances dans le domaine médical et des compétences en traduction (et en rédaction), les unes et les autres se complétant pour permettre la production d’un texte traduit cohérent. Il s’agit de savoir qui est le traducteur et quels sont sa formation, son cursus et son expérience, en n’excluant aucun élément qui pourrait influer sur ces capacités.

Les objectifs que le traducteur vise en réalisant la traduction d’un auteur et d’un texte précis sont le plus souvent exprimés dans ses propres écrits sur le texte source et le texte cible. Ces objectifs sont-ils restreints à la seule production du texte traduit ou le traducteur a-t-il d’autres visées ? Quels sont-ils pour ce qui est de l’acte traductif proprement dit ?

Les devoirs du traducteur pourraient lui être dictés par la société à laquelle il appartient, qu’il s’agisse de la société professionnelle ou, plus largement, de la société civile, mais aussi par les attentes du lectorat, ou d’autres attentes qui seraient à déterminer. Selon Bret, le public du xixe siècle attend une traduction non seulement « exacte », mais qui apporte des éléments nouveaux par rapport à l’original, cette valeur ajoutée faisant ainsi progresser la science (Bret 2012). Mais on pourrait aussi envisager d’autres devoirs, plus personnels comme l’appartenance à un groupe professionnel ou social déterminé, ou encore strictement individuels, soit propres à chaque traducteur.

En une première lecture, ces devoirs évoquent immanquablement le cadre traductologique plus contemporain des normes défini par Toury (1995), soit des contraintes socioculturelles qui visent à « fulfil a function allotted by a community […] in a way which is deemed appropriate in its own terms of reference » (Toury 1995 : 53), et sous-tendent de facto le rôle social des traductions. Bien en amont de la réflexion de Toury cependant, cette problématique des normes et des devoirs a également été évoquée par Wright, qui explique que l’interprétation « intentionnaliste » constitue un modèle d’explication de l’action se référant à ses déterminants internes (Wright 1979 : 107), tandis que la justification d’une action selon ses déterminants externes peut, quant à elle, suivre un modèle impératif quand ces déterminants constituent des défis (« symboliques ») auxquels l’agent se confronte ou est confronté lors de son action, ou un modèle normatif quand il s’agit de normes ou de règles (Wright 1979 : 109), ces dernières constituant des déterminants de l’action humaine dans la mesure où elles institutionnalisent un comportement (Wright 1979 : 110-111). Dans la perspective de Wright, devoirs et normes sont donc complémentaires, les uns relevant des déterminants internes de l’intention de l’agent, les autres relevant de ses déterminants externes.

Mais qu’en est-il si l’on situe les devoirs du traducteur scientifique du xixe siècle dans un cadre théorique plus contemporain, soit par rapport aux normes telles que les envisage Toury ?

Selon Bret, au xixe siècle, la fonction précise des traductions scientifiques est de faire progresser la science, tandis que les « termes de référence » de la communauté cible procèdent à la fois de l’exactitude du texte traduit comparativement au texte source et d’une valeur ajoutée actualisant le texte traduit à la lumière des travaux les plus récents en la matière. Exactitude et valeur ajoutée constituent ainsi les deux prérequis indispensables pour répondre aux attentes des lecteurs de la profession, voire du grand public. Si l’on envisage les normes selon Toury, l’exactitude de la traduction nous semble sous-tendre son adéquation au texte source, et les éléments nouveaux par rapport au texte original (la valeur ajoutée) permettre son acceptabilité dans la culture cible, exactitude et valeur ajoutée pouvant alors être rapportées à la norme initiale telle que Toury la définit (1995). Notons à ce propos que la valeur ajoutée éclaire différemment le premier déterminant de l’intention du traducteur, à savoir la possibilité de traduction. Il ne s’agira pas tant, en fait, de la possibilité de traduire un texte – ce qui est toujours possible dans l’absolu – que de la possibilité de le publier. Dans une optique de publication, objectif inhérent à la traduction professionnelle, ne seront ainsi intéressants à traduire, au xixe siècle et dans le domaine des sciences, que les textes pour lesquels existe une possibilité de valeur ajoutée, c’est-à-dire des textes envisageant des sujets scientifiques faisant l’objet de travaux de recherche, voire d’un débat. Dans cette perspective, la valeur ajoutée, définissant directement le type de textes à publier, se rattacherait aussi à la norme préliminaire, qui inscrit l’acte de traduire dans une certaine politiquede la traduction (Toury 1995 : 58) et à laquelle le traducteur doit souscrire s’il veut voir sa traduction publiée. Pour ce qui est enfin des normes opérationnelles (Toury 1995 : 58), qui concernent les décisions prises par le traducteur en cours de traduction, il semble que l’exactitude prévale. Bret la définit, en effet, non seulement comme une finalité, mais aussi comme une méthode. Il rapporte d’ailleurs cette exactitude au langage scientifique (Bret 2012 : 935-936), c’est-à-dire à la terminologie et à la phraséologie du domaine. Il semble donc que la superposition des devoirs selon Wright et des normes selon Toury puisse être envisagée selon plusieurs lectures.

Au-delà de ces champs conceptuels au découpage imparfait, ce qui frappe cependant le chercheur est que l’exactitude ne semble définie que relativement au texte traduit, c’est-à-dire à une partie seulement du texte publié. Et c’est précisément là que pourrait se situer une première spécificité de la traduction scientifique du xixe siècle : le texte publié comporte une partie véritablement traduite à partir d’un texte source, soit le texte cible, et une partie de texte rédigée par le traducteur pour actualiser le texte cible à partir de connaissances complémentaires et d’autres travaux. Il nous semble ainsi que si la première partie de l’ouvrage publié répond partiellement à la norme initiale de traduction de l’époque, par l’exactitude en l’occurrence, la seconde répond à une norme de forme, soit des commentaires et des ajouts se rapportant au texte cible, mais ne répond à aucune norme de fond puisque cette valeur ajoutée n’est pas définie, à notre connaissance, en termes de contenu. Il suffit donc que le texte traduit soit étoffé par des informations récentes complémentaires, voire des travaux de recherche, pour que la norme valeur ajoutée soit satisfaite, alors même que la qualité, la véracité, l’exactitude, l’exhaustivité des textes constituant cette valeur ajoutée ne fait, à notre connaissance, l’objet d’aucune règle établie, ce qui laisse la porte grande ouverte à l’intention du traducteur. Ce dernier peut ainsi, dans un objectif d’autovalorisation, se limiter à ses propres travaux et négliger ceux des autres ou, dans un objectif nationaliste, ne rapporter que des travaux réalisés dans son pays et faire l’impasse sur les travaux étrangers, ou encore, de manière plus subtile, cultiver une certaine inexactitude dans sa rédaction de la partie valeur ajoutée, ce qui permet de semer le doute quant à certaines informations récentes et d’interpréter les faits selon une direction particulière, voire imprimer sa marque en décrédibilisant les informations complémentaires par la simple manière dont il les présente… ou pas. Nous pensons donc que c’est dans l’espace subjectif que constitue cette valeur ajoutée que vont s’épanouir au mieux les déterminants internes des devoirs du traducteur, et que chaque publication à partir d’un ouvrage scientifique original en langue étrangère constituera un cas particulier d’intention du traducteur, dans son expression la plus personnelle.

4. Le traducteur médical du xixe siècle et son intention : étude de cas

Notre recherche porte sur deux traductions médicales faites au xixe siècle en France à partir d’ouvrages anglais publiés en Angleterre. Nous avons montré, dans un article précédent, qu’au xixe siècle, un auteur et un traducteur ont travaillé de concert pour convaincre un corps professionnel réticent des incontestables bénéfices d’une nouvelle technique de soins (Olivier-Bonfils 2016). Dans ce cas précis, les relations entre le traducteur et son auteur étaient explicites et harmonieuses. Nous nous posons cependant la question de savoir ce qui peut déterminer l’intention d’un traducteur qui a peu, voire pas, de liens avec son auteur, en posant l’hypothèse que l’intention d’un traducteur médical n’est pas toujours d’oeuvrer complètement dans le sens de l’auteur qu’il traduit, mais qu’il pourrait, au contraire, promouvoir sa propre conception des choses ou le point de vue d’un groupe auquel il est inféodé. Nous évaluons cette intention en étudiant ses déterminants, soit les devoirs, les objectifs et les capacités du traducteur (nous ne reviendrons pas sur la possibilité de traduction, déclarée d’emblée objectivée).

S’il est pertinent, pour étudier l’intention du traducteur, de prendre pour cadre la théorie de Wright, il est indispensable, nous situant en histoire de la traduction, d’avoir une approche spécifiquement historique. Nous avons choisi celle de Lépinette (1997)[4], qui considère la traduction comme un processus historique dans la mesure où les processus macro- et microtextuels qui caractérisent celle-ci ne peuvent être interprétés qu’à la lumière de l’histoire. Cette auteure propose ainsi des pistes méthodologiques, en particulier 1) un modèle d’étude sociologico-culturel, qui étudie l’ensemble du paratexte[5] pour définir précisément le contexte de la traduction ; 2) un modèle d’étude descriptif-contrastif, qui objective les choix du traducteur en termes d’organisation interne et d’organisation discursive en comparant des extraits du texte traduit au texte original, ce qui nous permet de confronter l’intention du traducteur à sa concrétisation – ou non – dans le texte traduit.

Pour mettre à l’épreuve le concept d’intention et ses déterminants, nous étudions deux situations de traduction d’ouvrages princeps dans deux domaines connexes, l’anatomie et la chirurgie :

  • Exposition du système naturel des nerfs du corps humain de Charles Bell (1824/1825), traduit par Jean-Louis Genest (titre original : An exposition of the natural system of the nerves of the human body, 1824). Charles Bell est un anatomiste, chirurgien et physiologiste écossais, auquel nous devons la découverte des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs, respectivement issus des racines postérieures et antérieures de la moelle épinière. Jean-Louis Genest, son traducteur, est un jeune médecin parisien, en fin d’études de médecine ou jeune diplômé, dont c’est la seule traduction connue.

  • Traité des plaies, ou considérations théoriques et pratiques sur ces maladies de John Bell (1812/1825), traduit par J. L. Eugène Estor (titre original : Discourses on the nature and cure of wounds, 1795/1812). Frère aîné de Charles Bell, John Bell est également chirurgien, mais aussi un anatomiste très reconnu pour la qualité de ses traités d’anatomie. J. L. Eugène Estor, son traducteur, est un jeune agrégé d’anatomie et de chirurgie de la faculté de Montpellier, qui a passé sa thèse deux ans avant la publication de cet ouvrage, sa seule traduction connue.

Sur le plan méthodologique, nous abordons les devoirs du traducteur scientifique en étudiant les ouvrages de référence et les travaux de recherche traductologiques et historiques, les capacités du traducteur en essayant de cerner son profil dans l’épitexte, les banques de données et les ouvrages de référence sur les traducteurs, et ses objectifs en détaillant la préface du traducteur. Pour le modèle d’étude sociologico-culturel, c’est l’ensemble du paratexte qui est étudié en suivant la typologie des instances paratextuelles de Genette (1987), qui précise les différentes instances péritextuelles (préfaces, page de couverture, notes de bas de page, etc.) et épitextuelles (comptes-rendus de l’ouvrage traduit, échanges épistolaires, etc.). Pour le modèle d’étude descriptif-contrastif, nous utilisons la typologie des stratégies de Chesterman (1997), dont nous retenons : 1) les stratégies sémantiques, qui modifient le sens du texte et donc sa compréhension par le lecteur ; 2) les stratégies pragmatiques, qui modifient la perception du texte traduit par le lecteur. Nous nous attachons particulièrement aux stratégies sémantiques et pragmatiques qui font l’objet d’une récurrence, caractéristique qui leur confère une forte significativité.

5. Les déterminants de l’intention de Genest et d’Estor

5.1. Les capacités

Lorsqu’ils traduisent leurs ouvrages originaux respectifs, Genest et Estor sont des hommes jeunes. Le premier est officiellement répertorié comme médecin à la Faculté de Paris, travaillant à l’Hôtel-Dieu de Paris[6]. Ses dates de naissance et de décès sont inconnues, mais, si l’on se base sur celles d’Auguste-François Chomel (1788-1858), dont il sera par la suite l’élève, on peut estimer qu’il a entre 25 et 30 ans au moment de cette traduction. Il pourrait même avoir un peu moins, auquel cas il serait encore étudiant, ce qui expliquerait l’absence du titre de docteur sur la page de couverture. En tout cas, Genest semble avoir peu d’expérience, que ce soit dans le domaine de la neurologie, puisque la spécialité en est à ses balbutiements, ou dans celui de la traduction. Nous n’avons en effet retrouvé aucune autre oeuvre de traduction précédant celle-ci ni aucune autre la suivant d’ailleurs. Il recueillera et publiera cependant quelques années plus tard les Leçons de clinique médicale faites à l’Hôtel-Dieu de Paris (Chomel et Genest 1834) à propos de la fièvre typhoïde, délivrées par son maître Chomel devenu titulaire en 1830 de la chaire de Clinique de cet hôpital (Queyroux 2003). Des observateurs de l’époque évoquent à propos de Genest un « esprit sage, timide et modeste, qui s’était complètement effacé pour laisser parler son maître » (Dubois d’Amiens 1862 : 12). Ces traits de caractère devaient déjà être pertinents pour le décrire au moment de sa traduction de l’ouvrage de Charles Bell.

Fils d’un professeur du Collège royal de chirurgie de Montpellier (Hahn 1888), auquel il dédie sa traduction, Estor (1796-1856) est, par contre, l’un des premiers agrégés en chirurgie de la Faculté de Montpellier, du fait du grand succès de ses leçons particulières d’anatomie (il sera ensuite professeur d’anatomie dans cette même prestigieuse faculté). Au moment où il fait publier son texte traduit, et comme il est détaillé sur la page de couverture de l’ouvrage, Estor est professeur particulier d’anatomie et de chirurgie, agrégé en exercice près de la Faculté de Montpellier, membre de la Société de médecine pratique de la même ville, mais aussi correspondant d’un certain nombre de sociétés. Malgré son jeune âge (il a 29 ans), il est donc déjà très reconnu comme spécialiste de son domaine quand il traduit l’oeuvre de John Bell. Il n’a pourtant passé sa thèse en médecine que deux auparavant, en produisant un essai : Essai sur les lésions traumatiques en général, intitulé également Plan d’une traumatologie méthodique (Estor 1823). Pour ce qui est de cette traduction, c’est son seul ouvrage du genre, mais Estor produira, outre sa thèse, quatre ouvrages dans sa spécialité ainsi qu’un discours sur l’histoire et la philosophie de l’École chirurgicale de Montpellier[7]. Il semble avoir été toute sa vie extrêmement respecté et reconnu : dans les nombreux documents que nous avons retrouvés sur sa personne, nous n’avons constaté que des éloges. Sa pensée s’inscrit totalement dans celle de l’École de Montpellier, dans le droit fil de l’anatomiste John Hunter et du chirurgien Jacques-Mathieu Delpech. Enfin, il est, comme son auteur, partisan de la réunion immédiate des plaies, technique qui triomphera en étant associée à la méthode antiseptique (Hahn 1888).

En conclusion, si les deux traducteurs sont jeunes et traduisent l’un et l’autre un ouvrage de l’anglais au français pour la première fois, ils ont des profils très différents, ne se situent pas au même niveau de reconnaissance de leur savoir scientifique, et ne jouissent pas de la même notoriété dans leurs domaines respectifs.

5.2. Les devoirs

On sait peu de choses des devoirs du traducteur en sciences au xixe siècle, mais, selon Bret, la traduction scientifique de l’époque participe non seulement à la diffusion des savoirs, mais aussi à « l’émergence des communautés scientifiques et techniques internationales », tout en représentant pour le grand public, par le biais de la vulgarisation, « la voix de la science universelle » (Bret 2012 : 1005). C’est ainsi que les attentes des lecteurs de textes scientifiques traduits sont élevées, au premier plan desquelles la participation de ces traductions aux débats scientifiques, au même titre que les textes originaux, et leur contribution au statut universel de la science (Bret 2012 : 939) : « le public attend qu’elle [la version française] offre une valeur ajoutée à l’original » (Bret 2012 : 941). Cette valeur, soulignée dans les préfaces, avis ou avertissements du traducteur, est le fait du traducteur ou d’autres spécialistes du sujet, et elle peut être particulièrement importante dans les ouvrages ayant pour objectif de transmettre le résultat de recherches nouvelles à des professionnels, voire au public. Les traducteurs en sciences revendiquent par ailleurs souvent l’exactitude comme méthode et finalité, au moins dans leur discours (Bret 2012 : 934) ; notons que Bret semble rapporter cette exactitude au « langage scientifique » (935-936), c’est-à-dire à une notion à la fois terminologique et phraséologique. Enfin, l’ « aval de l’auteur » est volontiers mis en avant, pour donner du crédit à la traduction, mais aussi comme argument dans un marché concurrentiel (Bret 2012 : 938).

Pour ce qui est de la valeur ajoutée attendue par les lecteurs, Genest n’y souscrit pas du tout, alors qu’Estor profite de sa traduction pour déployer largement ses compétences. Tandis que le premier mentionne simplement avoir ajouté quelques notes (8 notes brèves qui ne concernent que des précisions mineures), qui ne sont cependant pas là « pour infirmer ou pour soutenir les opinions de l’auteur » (Genest 1825 : viii), le second revendique avoir supprimé les répétitions, ajouté des sommaires, des notes marginales et une table des matières, expliquant enfin qu’il s’est « borné à ajouter les notes explicatives qui étaient indispensables pour signaler quelques découvertes récentes, ou rectifier quelques principes » (Estor 1825 : xxiv). En pratique, Estor s’est « borné » à 374 notes marginales sur les 528 pages de texte traduit et à 84 notes de bas de page (contre 76 pour l’auteur), dont plusieurs occupent plusieurs pages consécutives et qui représentent au total 10,37 % de l’ensemble du texte traduit. Comme ces notes enrichissent le texte traduit des études ou des innovations les plus récentes dans le domaine et que le traducteur connaît son sujet, on peut vraiment parler de valeur ajoutée.

L’aval de l’auteur en revanche est l’apanage de Genest, qui précise que l’auteur lui a envoyé ses observations les plus récentes, placées en fin d’ouvrage, ainsi qu’un article extrait de l’Edinburgh Philosophical Journal. Il ajoute également à son Avertissement un courrier reçu de Charles Bell, dans lequel celui-ci l’encourage dans sa traduction, en précisant qu’il est heureux que des médecins français, après en avoir entendu une lecture, aient demandé à Genest de la publier. Du côté d’Estor, John Bell étant mort en 1820, soit cinq ans avant la parution de la traduction, il lui est impossible de se prévaloir d’une « bénédiction » de l’auteur. Peut-être conscient que cela manque à la présentation de son texte traduit, Estor pallie cette « insuffisance » par une épigraphe signée de Scarpa[8] lui-même, qui chante les louanges de John Bell : « Quel nuage se dissipa devant mes yeux lorsque j’eus lu les mémoires de John Bell sur les plaies ! » (cité par le Dr Solenghi).

Le point sur lequel se retrouvent cependant nos deux traducteurs est le choix revendiqué de faire une traduction fidèle : Genest n’a eu « qu’un objet en vue, celui de rendre aussi fidèlement que possible l’expression du texte (Genest 1825 : ix, nous soulignons), tandis qu’Estor a eu pour but essentiel « de rendre fidèlement l’ouvrage » qu’il s’est proposé de faire connaître (Estor 1825 : xxiii, nous soulignons). Cette déclaration, qui se présente sous la forme d’un objectif et pourrait être considérée comme tel, nous semble cependant à relier à l’attente des lecteurs que Bret appelle exactitude, tant la fidélité aux propos de l’auteur s’impose comme fondement de toute traduction considérée comme exacte.

5.3. Les objectifs

Selon les préfaces des deux traducteurs des frères Bell, ces derniers ont eux-mêmes pris l’initiative d’offrir aux lecteurs une traduction de leurs auteurs respectifs. C’est du moins ce que laissent entendre les formules « j’ai cru pouvoir me hasarder à faire passer l’ouvrage de M. Charles Bell dans notre langue » dans l’ « Avertissement du traducteur » que signe Genest (Genest 1825 : viii) et « [u]n dernier motif nous a engagé à transporter dans notre langue ce Traité des Plaies » dans l’« Avant-propos du traducteur » que signe Estor (Estor 1825 : ix). Chacun d’eux justifie sa décision de traduire en retraçant pour le lecteur le contexte de traduction, mais de manière plus ou moins détaillée : le propos occupe 4 pages sur 5 ½ chez Genest, mais seulement 3 sur 18 chez Estor.

Au début du xixe siècle, le système nerveux est activement étudié, car il n’a pas révélé tous ses secrets, aussi bien sur le plan de son anatomie que de sa physiologie. Selon Genest, la configuration anatomique de ce système fait l’objet d’opinions « singulières » et d’hypothèses souvent « absurdes » (Genest 1825 : v). Les publications des physiologistes sont nombreuses, mais n’ont pas de succès auprès des lecteurs, et ce, bien que chacune contribue aux progrès de la connaissance. Commentant l’approche des hommes de sciences, le traducteur explique cet état de fait de la manière suivante :

Les uns, expérimentateurs seulement, n’ont basé la science de l’homme que sur des expériences faites sur les animaux ; les autres […] n’ont vu que l’homme malade, la pathologie seule a été la source où ils ont puisé leurs opinions et les preuves de ces opinions.

Genest 1825 : vi

L’auteur qu’il traduit en revanche, soit l’anatomiste clinicien écossais Charles Bell, n’a pu « se résoudre à leur [ses élèves] enseigner ce qu’il ne comprenait pas », et c’est à partir des nerfs du visage, si riche sur le plan neurologique que cette partie de l’anatomie a rebuté plus d’un anatomiste, qu’il a établi son « système » que le traducteur décrit en ces termes :

Parti d’un point bien certain en anatomie, la multiplicité des nerfs dans le même organe, et appuyé sur cette idée vraiment philosophique, qu’il n’est pas d’effet sans cause, qu’il n’est rien d’inutile, d’isolé dans la nature […], il [l’auteur] en conclut que ces nerfs n’ont pas été jetés au hasard, qu’ils ne sont pas destinés au même objet, et qu’ils ont des usages différens [sic].

Genest 1825 : vii

Le traducteur qualifie par ailleurs l’ouvrage de Charles Bell d’ouvrage « le plus original qui ait été publié depuis longtemps sur le système nerveux » (Genest 1825 : viii, nous soulignons). Il considère que le système conçu par Charles Bell a le grand avantage de simplifier l’étude du système nerveux par l’étudiant néophyte, mais aussi, comme l’exprime d’ailleurs l’auteur lui-même, de ramener les élèves à l’étude de l’anatomie avant que d’explorer le domaine de la physiologie expérimentale. À ces deux constatations s’en ajoutent deux autres, d’ordre tout aussi pragmatique : les livres anglais « sont d’un prix trop élevé » et « la langue anglaise est encore trop peu répandue […] pour que l’on puisse se passer de traduction » (Genest 1825 : viii). Autant de motifs de traduire.

Estor, quant à lui, présente l’ouvrage de son auteur, John Bell, comme un ouvrage classique en Angleterre, qui a été « traduit dans presque toutes les langues de l’Europe »[9] (Estor 1825 : viii). Il n’a cependant jamais été traduit en français, ce qui explique qu’il soit peu connu en France, pour des raisons que le traducteur ramène essentiellement à sa date de publication (1795 pour la première édition, Estor traduisant la troisième édition parue en 1812). À cette période, en effet, « nos communications avec nos voisins d’outre-mer étaient complètement interrompues » (Estor 1825 : viii). Comme l’explique le traducteur, les ouvrages anglais de chirurgie les plus récents sont traduits depuis la paix de 1815 (année du traité de Paris signant la fin des guerres napoléoniennes), mais « ceux qui avaient paru quelques années auparavant pendant la guerre sont restés dans l’oubli » (Estor 1825 : viii).

Pour Estor, la traduction de l’ouvrage de John Bell s’impose, car il s’agit d’« un de ces ouvrages qui ont fait époque en chirurgie et dont la lecture sera toujours utile » (Estor 1825 : vii). Les opinions et découvertes du savant étant « éparses çà et là dans quelques traités de pathologie », et même quelquefois « défigurées », le traducteur écrit qu’il lui « a paru avantageux de les recueillir et de les répandre par la voie de cette traduction, afin que chacun pût les envisager dans leur ensemble et les étudier à leur véritable source » (Estor 1825 : viii). Par ailleurs, du fait que les chirurgiens français ont « rivalisé de zèle » avec les chirurgiens anglais, les uns et les autres ayant l’initiative de certaines découvertes, la connaissance des ouvrages est « indispensable pour saisir la filiation des travaux qui ont eu lieu dans notre art, depuis l’époque de la dissolution de l’Académie de chirurgie » (Estor 1825 : ix). Enfin, le traité de John Bell offre « toutes les conditions d’une monographie, en sorte qu’il est également utile aux élèves et aux praticiens » (Estor 1825 : ix).

Finalement, en termes d’objectifs, Genest et Estor revendiquent tous deux de porter à la connaissance des professionnels du domaine un ouvrage clé dans la progression des connaissances, l’un mettant très en valeur son auteur, l’autre s’attachant plus à la filiation de sa pensée.

6. Le résultat de l’action : les textes traduits

6.1. La traduction de Charles Bell par Genest

Exposition du système naturel des nerfs du corps humain est un ouvrage dont le texte traduit proprement dit, qui compte 261 pages, s’articule autour de cinq mémoires traitant principalement des nerfs de la respiration et des nerfs de l’orbite, mais dont la clé de voûte est une introduction synthétique intitulée Exposition du système naturel des nerfs (ce que confirme un compte-rendu anonyme de l’ouvrage traduit paru en 1825 dans le Bulletin des sciences médicales). C’est en effet dans cette introduction que Charles Bell expose ce qui fait l’originalité de sa pensée : la distinction entre nerfs sensitifs et nerfs moteurs. Nous avons choisi ce chapitre pour comparer le texte original (2267 mots) et le texte traduit (2311 mots), nous limitant à ce passage clé, car il s’agit principalement dans le travail ci-dessous de mettre à l’épreuve notre cadre théorique.

Nous y avons relevé neuf modifications d’information, une abstraction, une précision, une atténuation, deux expansions, une contraction, une explicitation, trois écarts de mise en page, et une nette incohérence terminologique. Ci-dessous, les exemples les plus saillants, soulignés dans les extraits :

Alors que Charles Bell introduit le fait qu’il a ordonné le système des nerfs et fait, en l’occurrence, une démonstration pratique de ses fonctions, Genest réduit cette démarche fondée sur des données probantes à une approche plus conceptuelle et plus vague en utilisant le terme « étude ». C’est d’emblée réduire le travail de son auteur que d’éluder les démonstrations relatives au système nerveux tel qu’il le conçoit et, ainsi, limiter la portée de ses conclusions. Dès la première page de la traduction, le ton est donné.

En supprimant le retour à la ligne pour un nouveau paragraphe, Genest atténue l’accent mis par son auteur sur le long parcours intellectuel et expérimental qui a été le sien pour concevoir cette perspective radicalement innovante du système nerveux et de son fonctionnement. Le paragraphe qui débute à la page 4 de l’ouvrage anglais rapporte en effet le cheminement du scientifique et met en évidence que sa réflexion et ses conclusions ne doivent rien au hasard. Négliger le retour à la ligne, c’est masquer le propos au centre d’un paragraphe plus important et ainsi en atténuer l’impact.

Par ailleurs, l’adjectif « patient » ne veut pas dire que le travail a été « laborieux ». Ce dernier adjectif, nettement péjoratif, introduit subrepticement l’idée que les travaux de recherche de Charles Bell ne faisaient l’objet d’aucune évidence, et que la difficulté qu’il a rencontrée à démontrer la validité de sa conception du système nerveux rend par là même cette conception innovante sujette à caution.

Dans quel sens Genest a-t-il employé le terme « destination » ? Ce n’est en effet pas la destination anatomique proprement dite de ces filets nerveux que recherche Charles Bell, mais leur utilité fonctionnelle qu’il découvre en envisageant leur trajet complet, en particulier leur origine. La notion est différente, car Charles Bell se place ici du point de vue du physiologiste, et non de celui de l’anatomiste, et Genest, en réduisant la fonction physiologique à une destination anatomique, simplifierait le propos et le réduirait à sa propre vision des choses, plus étriquée que celle de son auteur. La phrase qui précède montre clairement qu’il s’agit de la fonction des nerfs sur les muscles qui en dépendent, fonction que l’on détermine effectivement non seulement en suivant le trajet des fibres nerveuses à partir de leur origine, mais aussi fonction qui se décline, dans la vision de l’auteur, en sensibilité, en motricité et en combinaison de certains muscles, ici les muscles respiratoires.

Il ne s’agit pas ici de variations de trajet, mais de variations de l’enveloppe nerveuse selon des exigences de résistance liées à la configuration anatomique tout au long du trajet nerveux. De plus, alors que Charles Bell aborde dans son propos la question terminologique posée par le nouveau système qu’il décrit, Genest semble évacuer cette question d’emblée en parlant de « quelqu’expression » et pas d’un ou de plusieurs termes. Ces filets de substances nerveuses regroupant à la fois des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs participent pourtant au concept révolutionnaire exprimé par l’auteur. Il nous semble que les minorer procède de l’attitude réductrice d’un traducteur non convaincu par son auteur.

La disparition des mouvements involontaires dans le texte traduit ne rend pas justice à la pensée de Charles Bell, qui se trouve amputée d’un élément majeur, et cette modification d’information pose la question de savoir si le traducteur ne donne pas ici sa propre conception des choses. Mais nous avons recherché toutes les occurrences du terme involuntary dans l’ouvrage original (notamment aux pages 7, 48, 193, 327 et 351) et constaté que pour chaque occurrence figure, dans le texte traduit, soit le terme involontaire, soit la formulation indépendant de la volonté. Cette exception pourrait ainsi relever de la distraction. Mais, d’une part, elle se trouve dans le chapitre le plus essentiel de l’ouvrage, d’autre part, elle s’accompagne d’une suppression des virgules qui ne va pas dans le sens de cette hypothèse. Par ailleurs, la mise en italique du terme « complexité » met directement en valeur une caractéristique du système nerveux qui laisse penser que, finalement, l’auteur peut s’être parfaitement fourvoyé dans son interprétation visionnaire de ce système.

Le propos de Charles Bell est ici simplifié à l’extrême, et son rôle de chercheur, dont l’objectif est de comprendre le fonctionnement du système nerveux, est ramené à un rôle de simple observateur, contraction qui lui enlève immédiatement le crédit non seulement de sa réflexion, mais aussi de sa démonstration. L’« homme de science » est ici bien plus qu’un observateur, car il fait des expériences pour corroborer les déductions logiques de ses observations. Le terme « observation » ramène d’ailleurs, là encore, à la simple anatomie, alors que la conception du système nerveux, telle que Bell la propose, est le fruit d’une démarche de physiologie expérimentale.

Genest fait ici une omission qui compromet encore la pensée de Charles Bell. Il peut en effet s’agir d’un simple filet nerveux, à la fonction non précisée, mais aussi d’un faisceau de nerfs qui, sur une partie de leur trajet, cheminent ensemble alors même que leurs fonctions peuvent être différentes (sensibilité ? motricité ?). Omettre track, c’est supprimer cette possibilité clairement évoquée par Charles Bell. À la recherche d’un phénomène récurrent, nous avons étudié toutes les occurrences de track dans l’ensemble de l’ouvrage, et constaté que sur 12 occurrences au total, track n’est pas traduit 7 fois et, dans les 5 autres cas, il est traduit 1 fois par faisceau, 1 fois par filet et 3 fois par bandelette. Si la variabilité du traitement de ce terme a des répercussions sur le fond du propos, elle est aussi le fait d’un manque de cohérence terminologique, notion pourtant essentielle – et revendiquée par l’auteur – pour un ouvrage qui explique une conception nouvelle du système nerveux et donc emploie des termes nouveaux. Notons d’ailleurs que l’exemple numéro 2 (« quelqu’expression ») semble annoncer la négligence du traducteur en la matière.

Négliger deux termes sur trois dans le cadre d’une démonstration aussi complexe nous paraît très réducteur. Ce que Genest traduit par « corde nerveuse » peut en effet être un simple rameau nerveux, un ensemble de rameaux qui ne sont pas encore divisés, mais ont la même fonction, ou encore des nerfs moteurs et sensitifs qui cheminent ensemble sur une certaine partie d’un trajet donné. En ne gardant qu’un seul des trois termes, Genest évacue purement et simplement la conception physiologique de son auteur.

Comme le montrent les extraits traduits ci-dessus, la question terminologique est non seulement envisagée par l’auteur, mais aussi par le traducteur qui écrit consciencieusement entre parenthèses le terme anglais correspondant au terme traduit. Les deux exemples ci-dessous montrent pourtant que la cohérence terminologique n’est pas la règle pour ce dernier :

Dans le premier exemple, sensation est successivement traduit par sentiment puis sensibilité. Dans le second, les deux omissions successives, déjà évoquées comme modification pragmatique (exemple 8) éradiquent purement et simplement le problème terminologique. Pourtant, funiculus aurait pu être facilement traduit par cordon comme Genest l’avait établi un peu plus haut dans son texte. Dans le troisième, funiculi devient fils au lieu de cordon, ce qui rend le texte confus.

Il nous semble que ce manque de cohérence terminologique, alors même que Bell avait insisté sur cette notion de cohérence des termes, est le fait non seulement d’un certain manque de soins apporté à la traduction, mais aussi d’un certain détachement du traducteur envers son auteur.

6.2. La traduction de John Bell par Estor

C’est sur la troisième édition de Discourses on the nature and cure of wounds (Bell 1812) qu’Estor réalise la première traduction française de cet ouvrage. Le résultat de son travail consiste en un texte traduit de 528 pages, précédées de 24 pages de péritexte qui comportent un avant-propos détaillé du traducteur (18 pages) et un avertissement, plus modeste, de l’auteur (3 pages), également traduit par Estor. John Bell, qui définit lui-même son ouvrage comme un traité élémentaire de chirurgie destiné avant tout aux jeunes chirurgiens sans expérience, traite dans une première partie des plaies en général, et dans une seconde des plaies dans les différentes régions du corps. Mais surtout, le premier chapitre de la première partie concerne la réunion immédiate des plaies, question cruciale en chirurgie en ce début de xixe siècle. Après une introduction détaillée suivie d’une observation clinique singulière, J. Bell expose en 12 points et 27 pages ses convictions sur l’utilisation des emplâtres agglutinatifs, des sutures, du bandage unissant, sur la conduite à tenir en cas d’hémorragie, de lésion osseuse et d’inflammation, et sur la réunion médiate ou par seconde intention. C’est cet extrait fondamental (2616 mots) que nous avons comparé au texte original correspondant (2778 mots), là encore pour mettre à l’épreuve notre cadre théorique.

Si le passage traduit suit bien l’ordre des idées de l’auteur, on note cependant une restructuration du texte, le douzième et dernier point étant scindé en trois points différents. L’ensemble des propos est par ailleurs en grande partie reformulé au prix de nombreuses omissions de termes ponctuels ou de propositions concernant principalement des exemples, de paragraphes résumés tandis que d’autres sont étoffés, et de passages complètement réécrits et restructurés, et donc non analysables point par point, soit principalement la stratégie que Chesterman évoque sous le terme transediting[10] (stratégie pragmatique 9). Le traducteur réécrit, réorganise et aménage le texte source, le faisant sien au passage, mais, contrairement au motif évoqué par Chesterman dans son ouvrage Memes of Translation (1997 : 112), ce n’est pas que le texte original soit mal écrit, c’est simplement qu’il est obsolète et nécessite donc d’être à la fois « enrichi » et reformulé. Ci-dessous quelques exemples, également soulignés dans les extraits :

Cet extrait s’accompagne d’une très longue note (1 page au total) dans laquelle Estor explique que cette manière de faire expose à une compression inégale et douloureuse et détaille d’autres procédés « très connus » qui permettent d’éviter cet inconvénient.

Finalement, bien que certaines formulations semblent laisser transparaître le point de vue du chirurgien traducteur, toutes les idées de John Bell figurent dans le texte traduit par Estor, dans leur clarté, si ce n’est dans leur concrétisation.

7. Bilan : quelle cohérence entre l’intention et le résultat ?

Si nos deux traducteurs ont exprimé les objectifs communs de faire connaître le texte choisi et de traduire les écrits de leur auteur avec la plus grande fidélité, l’analyse qui précède incite à penser que leurs capacités respectives de traduction sont bien différentes, comme il en est de leurs productions écrites, tant dans la forme que dans le fond.

Genest manque d’expérience en neurologie, spécialité balbutiante, comme en traduction, et à en croire ses contemporains, sa personnalité est plutôt celle d’un suiveur que d’un chef. Son texte traduit présente une certaine incohérence terminologique et, selon nous, ne répond pas au devoir de valeur ajoutée à l’original. Genest aurait en effet pu, par exemple, faire une liste des termes nouveaux à des fins de clarté et d’enseignement, ou encore expliquer dans des notes la position française quant à cette conception nouvelle du système nerveux. Mais il livre au lecteur un texte presque nu, sans ajouts, avec très peu de commentaires, et finalement sans investissement personnel. Il est vrai que la théorie de Bell est totalement novatrice et que les textes l’évoquant pourraient être inexistants. L’objet de l’intention de Genest serait alors le seul texte traduit, sans autre finalité que celle, peut-être, d’une rémunération.

L’étude détaillée du paratexte apporte cependant des indices qui évoquent la possibilité d’un tout autre cas de figure. Dans l’Avertissement du traducteur tout d’abord, en deux phrases assassines, Genest ramène les conclusions de Charles Bell à une hypothèse, voire une fiction :

[…] c’est sur ces difficultés elles-mêmes vaincues qu’il cherche à baser sa théorie.

Genest 1825 : vii, nous soulignons

Telle est la base du système de M. Ch. Bell : système qui, fût-il complètement faux, devrait être cependant regardé comme une heureuse invention puisqu’il rend facile une étude qui effraie les plus intrépides.

Genest 1825 : vii, nous soulignons

Une autre phrase, extraite d’une lettre écrite par Charles Bell à son traducteur, que celui-ci publie à la fin de son Avertissement, laisse supposer, quant à elle, un contexte de réception houleux :

J’approuve sincèrement votre résolution d’éviter toute controverse, et pour moi je n’en veux nullement à ceux qui se sont approprié le mérite de mes recherches, puisque c’est la preuve la plus certaine que j’ai reçue de leur importance.

Genest 1825 : x, nous soulignons

Le pronom « ceux » fait sans aucun doute référence à François Magendie (1783-1855), illustre physiologiste français, membre de l’Académie des sciences dès 1821, qui disputera toute sa vie à Charles Bell la paternité de la découverte des nerfs sensitifs et moteurs, bien que cette paternité soit parfaitement légitimée (Flourens 1861 ; Hawkins 1869). C’est ce dernier qui a conçu un système nerveux où chaque nerf est double, un pour le sentiment, l’autre pour le mouvement, prouvant son hypothèse sur une racine et la déduisant pour l’autre. En annonçant dix ans plus tard à l’Académie de médecine qu’il a aboli le mouvement en coupant la racine antérieure d’un nerf, et le sentiment en coupant sa racine postérieure, Magendie ne fait donc que confirmer expérimentalement l’idée et la démonstration partielle de son rival britannique.

Ainsi, ce que l’un avait découvert, l’autre l’a démontré ; ce que l’un avait annoncé, l’autre l’a vérifié ; ce que l’un avait vu avec les yeux de l’esprit, l’autre l’a vu avec les yeux du corps.

Dubois d’Amiens 1864 : 158

Mais, « s’étant consacré sans réserve à la physiologie, il [Magendie] se l’était adjugée comme un domaine qui lui appartenait en propre » (Flourens 1861 : xx), ontologie du système nerveux comprise, et l’académicien, connu pour sa « fureur d’enfant » dès que quelqu’un empiétait sur « son » domaine (Flourens 1861 : xx), disait lui-même :

C’est donc bien mon oeuvre […] et elle doit rester comme une des colonnes du monument qu’élève depuis le commencement de ce siècle la physiologie française.

Magendie, cité par Pichot 1858 : 206

Dans ce contexte pour le moins tendu, l’épitexte de l’ouvrage traduit se réduit à deux courts comptes-rendus (Ollivier 1826 ; Anon. 1825), dont les auteurs justifient la brièveté en expliquant que les cinq mémoires de l’ouvrage de Charles Bell sont déjà connus des spécialistes. Il faudra attendre quelques années pour lire un article de neuf pages signé Flourens dans le Journal des savants (1833), qui fait le point sur les travaux de Charles Bell en citant la traduction de Genest et en faisant franchement la part des choses sur les travaux respectifs de Charles Bell et Magendie. Notre seconde hypothèse est, dès lors, que la forte personnalité de Magendie et son statut de membre de l’Académie des sciences ont influencé d’une part le traducteur, d’autre part les éventuels critiques dans les journaux spécialisés de l’époque. Si cela est vrai, l’intention du traducteur, objet de notre étude, aurait pu être de rester dans l’ombre, en limitant son travail aux seuls écrits originaux, en réalisant une traduction inaboutie si l’on considère les canons de l’époque, et en essayant d’en atténuer l’impact chez les professionnels dans un avertissement qui désavoue à moitié son auteur.

Mais, dans un tel contexte, pourquoi Genest aurait-il décidé de traduire Charles Bell ? Une troisième et dernière hypothèse pourrait être que son intention aurait été de promouvoir les travaux de son auteur, tout en sacrifiant aux mentalités françaises de l’époque en le désavouant discrètement dans sa préface afin de favoriser au mieux l’accueil réservé à sa traduction. Cela dit, il aurait pu tout aussi bien le traduire pour des motifs plus financiers que scientifiques, et faire le choix du profil bas pour ne pas s’attirer les foudres de l’illustre académicien.

A contrario, Estor, s’il n’est pas un traducteur aguerri, est expert dans son domaine. C’est ce qui lui permet de remplir son office en enrichissant à l’extrême le texte traduit, tout en prenant quelques libertés de connaisseur lui permettant d’« instiller » son point de vue dans le cadre d’une valeur ajoutée aussi valorisante que détaillée. En ce sens, il répond à son objectif déclaré d’actualiser un ouvrage qui a toutes les qualités d’une monographie, mais aussi aux voeux de ses lecteurs. L’épitexte, abondant, n’est ainsi que remerciements et louanges, mettant le plus souvent l’accent sur le grand intérêt des notes et le savoir du traducteur (Vidal [de Cassis] 1842 : 470 ; Bouillaud 1825 : 308-309 ; Lassalvy 1828 : 168).

Cela posé, le chirurgien traducteur ne semble par ailleurs avoir aucun doute sur son apport à la science. Non seulement 15 pages de son avant-propos sont consacrées à l’examen analytique des plaies et à une synthèse en cinq points du texte traduit qui suit, mais la page de couverture de l’ouvrage traduit se caractérise par une correspondance visuelle en caractères gras incluant le titre, la ville de publication et le nom du traducteur, pourvu de tous ses titres (le nom de l’auteur est écrit plus gros, mais sans caractères gras, et avec seulement deux références). Estor se permet même des formules assez condescendantes envers John Bell dans certaines de ses nombreuses notes, en citant ses propres travaux dans certaines. Il reflète ainsi, probablement, en cet après-guerre encore récent, un esprit nationaliste qui vient se greffer sur les inévitables antagonismes professionnels des écoles de chirurgie de part et d’autre de la Manche. Estor milite peut-être pour la science, mais pas pour son auteur ou ses pairs :

Le plus souvent l’artère fémorale […] ; par conséquent un peu plus haut que ne le prétend John Bell.

Estor 1825 : 45, nous soulignons

Dans toute la partie de son travail qui traite des plaies des artères, M. John Bell paraît persuadé qu’il faut toujours lier le vaisseau dans le lieu même où il a été ouvert.

Estor 1825 : 203, nous soulignons

M. John Bell, comme tous les médecins de sa nation, n’a pu se garantir contre les excès du brownisme. Aussi n’a-t-il point envisagé la question […]. Pour de plus amples détails, Voy. notre essai sur les lésions vulnéraires en général.

Estor 1825 : 298-299, nous soulignons

L’intention du traducteur paraît dès lors se déployer largement au-delà du texte traduit : il nous semble évident qu’Estor cherche avant tout une reconnaissance personnelle, objet réel de son intention. Il la trouve avec le talent éclairé que l’on attend d’un traducteur au xixe siècle et en s’inscrivant parfaitement dans l’ambiance professionnelle du temps tissée de controverses et de rivalités professionnelles et nationales, et confirme qu’il s’agit de son intention en prenant une posture d’auteur au détriment de John Bell.

8. Conclusion

Nous concluons que Genest et Estor répondent, l’un et l’autre, à certains des devoirs dictés par l’époque, mais ni aux mêmes devoirs, ni aux mêmes intentions.

En première lecture, Genest offre une traduction nue, sur laquelle il intervient peu, sauf pour brouiller – intentionnellement ou non – les pistes terminologiques. Selon les principes d’exactitude et de valeur ajoutée à l’original définis par Bret, cette traduction ne répond pas aux attentes du public. Mais Genest valorise son auteur et revendique son aval, ce qui donne un certain poids à son travail, même si cet aval ne consiste finalement qu’en un simple courrier auquel est joint un mémoire additionnel (pas de relecture, encore moins de révision du texte traduit par l’auteur). En seconde lecture cependant se dessine une posture plus ambiguë sous la forme d’une remise en cause indirectement exprimée dans la préface du traducteur quant à la conception du système nerveux prônée par Charles Bell (théorie hypothétique, voire fictive). Mais c’est aussi « grâce à » cette ambiguïté qu’il peut ne pas faire d’ombre au physiologiste français de référence François Magendie, et finalement répondre à un devoir envers un corps professionnel, celui des physiologistes français, et en particulier envers son représentant non seulement le plus éminent, mais aussi le plus « difficile ». Genest n’a d’ailleurs pas tort d’être prudent car, cinq ans plus tard, soit en 1830, Magendie sera nommé à l’Hôtel-Dieu de Paris (Flourens 1861 : xxij), hôpital où notre traducteur exerce ses fonctions médicales. L’impression laissée par cette traduction est que son auteur n’a pas voulu la défendre pour se protéger des foudres éventuelles du corps professionnel des physiologistes et l’on peut donc présumer que ses motifs de traduction étaient plus mercantiles qu’autre chose, d’autant plus qu’il était encore probablement étudiant puisque son nom sur la page de couverture n’est pas précédé du titre de Docteur en médecine.

Tout au contraire, Estor, en première lecture de son intention, apporte une valeur ajoutée, valorise indirectement son auteur par l’épigraphe enthousiaste d’un expert célèbre du domaine et, tout en reformulant abondamment et en omettant des précisions qui ne lui semblent probablement pas nécessaires, fait quand même preuve d’une grande fidélité de fond aux écrits de John Bell, du moins dans l’extrait analysé. C’est-à-dire qu’il remplit le contrat tacite avec son lectorat. En seconde lecture cependant, la présentation de la page de couverture et les notes particulièrement condescendantes envers John Bell laissent voir un véritable ego d’auteur, dont la satisfaction pourrait également s’inscrire dans son intention, c’est-à-dire être le résultat projeté de sa démarche de traduction. Finalement, s’il est si éclairé, pourquoi Estor n’écrit-il pas lui-même une monographie en se basant sur le traité de John Bell, au lieu de traduire un traité dont la troisième édition a été publiée 13 ans auparavant, ce qui l’oblige à mettre les développements les plus récents en matière de soins des plaies en toutes petites notes de bas de page ? Comme monographie destinée aux élèves, il y a quand même plus pratique à lire. Il nous semble ainsi qu’Estor cherche à s’approprier le statut de John Bell, chirurgien anglais alors éminemment reconnu, et à en faire un piédestal pour la propre statue de chirurgien expert qu’il s’élève.

Finalement, nos deux traducteurs n’ont qu’un seul point commun : une forme de non-loyauté à leur auteur. Si la loyauté au sens où l’entend Nord est « an interpersonal category referring to a social relationship between people » (Nord 2018 : 115, souligné par l’auteure), elle signifie, dans le contexte de la traduction, que « the target-text purpose should be compatible with the original author’s intention » (Nord 2018 : 115). Selon cette définition factuelle, les deux traducteurs ont respecté leur auteur dans la production des textes cibles (à la cohérence terminologique près pour Genest). Si Genest offre une traduction qui n’a pas de valeur ajoutée, il ne modifie pas le fond du texte de départ, tout en revendiquant l’aval de son auteur. Estor introduit, quant à lui, son auteur par des compliments assez formels et respecte le texte sur le plan du fond, tout en mettant les notions au goût du jour à la lumière de son savoir. Mais l’un et l’autre sont déloyaux dans l’épitexte, Genest en ramenant, dans son avertissement, les résultats de Charles Bell à une simple hypothèse, voire une fiction, alors que ce sont des résultats anatomiquement avérés, et Estor en affichant une franche condescendance vis-à-vis de John Bell dans les notes de bas de page, mais aussi sur la page de couverture où il maximise sa propre mise en valeur, au détriment de celle de John Bell. Nous sommes, avec l’un et l’autre de ces traducteurs, loin de l’immense respect et de la loyauté inconditionnelle de Gustave Borginon envers Joseph Lister (Olivier-Bonfils 2016).

Il nous semble dès lors que, si la théorie de l’action offre un cadre d’étude structurant quant aux divers déterminants de l’intention du traducteur, il serait intéressant de la compléter par une notion de loyauté du traducteur envers son auteur, en dépassant la loyauté définie par Nord, qui s’intéresse au respect des intentions originales de l’auteur en ce qui concerne son texte, et en se penchant sur la manière dont le traducteur présente l’auteur et son travail dans le paratexte. On pourrait même définir une loyauté paratextuelle, qui se situerait donc sur le plan de l’éthos même du traducteur. Analyser un paratexte dans la perspective de cette loyauté permettrait de mettre en évidence des intentions plus ou moins subliminales du traducteur concernant son auteur, le texte source ou sa mise en valeur personnelle, ces trois perspectives pouvant se conjuguer de manière propre à chaque traducteur.

Dans une perspective éthique du travail de traduction, la loyauté paratextuelle du traducteur serait alors un complément indispensable à sa loyauté textuelle.