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Les professions langagières, au Canada et ailleurs dans le monde, connaissent une forte expansion et, confrontées à l’évolution des outils informatiques, comme les mémoires de traduction, et à de nouveaux modes de travail – sous l’effet, par exemple, du phénomène de la « localisation » –, elles vivent de réelles et profondes mutations.

Dans les universités, les diverses formations ont d’abord été envisagées comme une réponse à des besoins nés de la pratique, puis, peu à peu, des programmes d’études avancées, davantage axés sur la recherche, ont vu le jour. Des réflexions plus théoriques prennent ainsi forme à l’égard des savoirs du traducteur et du terminologue dans le cadre de la traductologie ou de la science terminologique, lesquelles ont des retombées sur la formation.

Les articles qui composent le présent numéro, issus pour la plupart d’un colloque tenu en mai 2002 à Québec[1], visent à explorer les diverses facettes de l’interaction de la théorie et de la pratique dans la formation dispensée auprès des langagiers, en vue de montrer le caractère bénéfique de telles convergences qui se situent sur trois plans. De façon fondamentale, tant à l’échelle des programmes que des cours eux-mêmes, au premier cycle ou aux cycles supérieurs, se pose la question de l’équilibre entre les deux pôles que sont la théorie et la pratique. Comment s’harmonisent ces deux tendances ? Quel est le rôle de la théorie ? Si celle-ci est nécessaire à l’enseignement de la pratique, peut-on envisager une théorisation sans pratique ? En second lieu, les sciences de l’éducation et la pédagogie de la traduction : les premières s’intègrent-elles aux recherches pédagogiques des « pédagotrads » ? Si notre pédagogie prétend s’adapter à de nouvelles réalités, de nouveaux outils pédagogiques s’avèrent indispensables. Enfin, le marché du travail dont on ne saurait faire abstraction. De quelle manière les réalités des milieux de travail et leur évolution contribuent-elles à leur tour à repenser la théorie et la formation ? L’université doit-elle épouser le marché ou se limiter à le courtiser ? Plus précisément, ces articles interrogent les diverses théories présentes dans la formation (théories linguistiques, théories de la communication, normes et niveaux de langue, évolution du lexique), la méthodologie des apprentissages (apprentissage « raisonné », apprentissage en situation) ainsi que les nouvelles pratiques découlant des innovations technologiques (place d’Internet dans la recherche documentaire et le recours aux mémoires de traduction), sans oublier l’utilisation des nouvelles technologies pour la formation elle-même.

Noblesse oblige, le numéro s’ouvre sur une réflexion pédagogique, de Marco A. Fiola : comment la recherche en éducation, en particulier la notion de situation didactique, pourrait profiter à la formation des traducteurs professionnels, principalement à la conception des programmes de formation. L’article suivant, de Georges L. Bastin, rend compte d’une expérience, telle qu’il s’en fait peu dans le domaine, visant à évaluer les tenants et les aboutissants de l’approche fonctionnelle « créative », par la comparaison des performances d’une quarantaine d’étudiants en début d’apprentissage. Dans le prolongement de cette approche pédagogique, Donna A. Williams adopte une méthode didactique axée sur l’apprenant ou l’apprenante, par l’incorporation de l’aspect social des nouveaux réseaux de communication et en particulier le modèle de circulation d’information dans Internet. Dans la même veine, Sylvie Vandaele fait état de la mise en oeuvre de sites utilisant la plateforme WebCT pour l’enseignement de la langue et de la traduction médicales. L’objectif est de compléter les cours donnés en classe et d’ajouter à l’approche pédagogique traditionnelle des outils qui favorisent la progression individuelle de l’étudiant et la mise en situation dans des conditions évoquant la vie professionnelle. L’enseignement systématique des langues de spécialité est le sujet abordé par Jacques Lethuillier qui se fonde sur une pédagogie originale des connaissances thématiques dont il trace ici les grandes lignes. « Les juristes ne sont pas “naturellement” plus aptes à traduire des textes juridiques que les non-juristes » affirme Judith Lavoie, en faisant une synthèse des différents travaux sur la formation des traducteurs juridiques. L’étude de cas porte sur un cours avancé sur le droit des sociétés et les valeurs mobilières.

D’abord plus théorique, l’article de Éric Poirier nous invite à réfléchir sur les rapports entre l’arbitraire traductologique et les concepts de correspondance et d’équivalence dans la traduction des unités phraséologiques. Il prône un enseignement axé sur les exercices et une approche pédagogique de l’erreur plutôt qu’une approche conventionnelle du bon usage. Rohan Anthony Lewis pose une nouvelle question : comment une conception de la langue qui reconnaîtrait le métissage linguistique pourrait modifier notre conception de la traduction et de son enseignement ? Cet article, de caractère exploratoire, cherche à expliciter le contexte historique dont est issue la notion conventionnelle de langue utilisée en traduction. Pour Isabelle Collombat, la confusion entre théorie « instrumentale » et théorie « spéculative » est à l’origine des critiques les plus virulentes contre la Stylistique comparée du français et de l’anglais (SCFA) de Vinay et Darbelnet. Un sondage auprès d’étudiants illustre son propos : la SCFA est une théorie instrumentale, elle ne s’oppose donc pas à la pratique mais interagit plutôt avec elle. Agnès Whitfield, quant à elle, nous décrit un cours de théorie de la traduction complètement revisité. Le cours est centré sur l’apprenant ou l’apprenante et la théorie englobe les questions professionnelles. Marie-Christine Aubin envisage, pour sa part, la théorie comme une « construction intellectuelle méthodique et organisée » à partir de laquelle les étudiants construisent leur savoir et leur savoir-faire. Fruit de l’observation de la pratique, la traductologie a pour objectif d’organiser la matière théorique de façon à en faciliter l’apprentissage et l’enseignement ; si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Pour clore ce numéro spécial, le témoignage et la réflexion d’une étudiante : Catherine Arrouart examine la pertinence des mémoires de traduction et l’utilisation de celles-ci ; elle évalue leur raison d’être dans un programme de traduction ainsi que les répercussions de leur introduction dans la formation universitaire.

Un tel éventail de réflexions, d’analyses et de réalisations pédagogiques ne peut qu’alimenter les solutions qu’appelle l’enseignement de la traduction, générale et spécialisée, dans un contexte aussi mouvant que celui d’aujourd’hui. Nous osons espérer que la lecture de ce numéro inspirera les collègues soucieux du renouvellement de leur pratique pédagogique et les chercheurs en quête de sujets axés sur l’exercice de la profession.