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Après l’ouvrage récent de M. Ballard (2001, Le nom propre en traduction, Paris, Ophrys), voici un nouvel ouvrage sur la traduction des noms propres, dont la particularité est de se centrer sur la traduction des noms propres allemands-français, alors que celui de Ballard porte essentiellement sur la traduction anglais-français. L’exclamation du titre rappelle plaisamment que, généralement, les théoriciens des noms propres font de l’intraduisibilité une propriété spécifique de ce type de dénominations qui refléterait leur absence ou du moins la ténuité de leur sens. Dans la pratique, on sait bien qu’il en est autrement : on est très vite confronté au problème de savoir s’il faut traduire tel nom propre ou non et si oui comment il faut le faire. Et ceci que ce soient des noms de personnes comme Aristote, qui devient en allemand Aristoteles, des noms de lieux où – les Alsaciens le savent bien – la Forêt-Noire en face est der Schwarzwald, ou encore des noms d’oeuvres d’art (la Joconde, c’est en allemand die Mona Lisa), des monuments (la tour Eiffel, c’est der Eiffelturm), etc. Bref, comme le souligne l’auteur dans son introduction (p.1), « il n’apparaît pas si aberrant de prendre en considération l’importance des noms propres en traduction et la nécessité d’envisager un traitement spécifique de cette classe de mots au niveau lexical ». Ceci d’autant plus que dans un corpus journalistique les noms propres représentent un dixième environ de l’ensemble des mots (p. 2). Mais comment faire ?

Deux types de problèmes se posent immédiatement :

  1. celui de la délimitation des noms propres : qu’est-ce qu’on retient comme nom propre pour objet d’étude ?

  2. comment classer en sous-catégories les noms propres retenus ? En somme, quelle subdivision adopter pour leur reconnaissance et traitement dans le cadre traductif adopté ?

La première question suppose que l’on se penche sur la définition des noms propres, la seconde que l’on élabore une typologie des noms propres qui soit efficace. Le chapitre I règle la première, les autres chapitres, surtout à partir du chapitre III, s’occupent de la seconde.

Le chapitre I (« Qu’est-ce qu’un nom propre ? », p. 11-39) répond à la première en effectuant un parcours assez complet à travers le temps et les théories sémantiques du nom propre. Thierry Grass envisage successivement le traitement du nom propre dans les grammaires, la question centrale et si complexe de la référence des noms propres, le problème de la notoriété, celui des rapports entre noms propres et encyclopédie, noms propres et terminologie, le passage du nom propre au nom commun (il préfère dans ce cas le terme d’éponyme au classique antonomase, p. 33) et celui, inverse, du nom commun au nom propre. Au terme de son investigation, il propose une définition du nom propre qui en fait « un nom associé primairement à un référent individualisé. Le référent est un être vivant ou divin, un lieu, une oeuvre humaine ou encore un événement unique, son existence est culturellement notoire, c’est-à-dire attestée dans les faits, dans le mythe ou dans la fiction » (p. 38). Définition, soulignons-le, dont le but est avant tout « utilitariste » et qu’il ne faudrait donc pas juger en théoricien du nom propre. Du point de vue théorique, c’est la caractérisation fournie page 36 de l’opposition nom commun-nom propre qui peut être mise en avant par son côté stimulant : « Le nom commun entretient une relation primaire avec le concept et secondaire avec le référent, alors que le nom propre entretient une relation primaire avec le référent et secondaire avec le concept. » La définition « pratique » a pour but de permettre à Thierry Grass de retenir les noms propres qu’il veut ou qu’il faut retenir traductorialement parlant. Le primairement de la définition (associé primairement à un référent individualisé) est assez commode en ce qu’il autorise à considérer un Français, par exemple, comme nom propre (p. 19), ce qui peut se comprendre dans une perspective traduisante – il faut bien le traduire ! – mais qui s’avère bien vite difficilement compatible avec toute définition homogène des noms propres. Par ailleurs, la notion de référent individualisé ne se laisse pas manipuler sans difficultés. Il est plutôt surprenant de constater que sur la base de la définition postulée, Thierry Grass reconnaît comme noms propres Yahvé, Jésus, Allah, mais non Dieu, celui-ci étant, selon lui (p. 38), un nom qui renvoie « primaire ment à un concept sous forme d’attribut ». Exit de la même manière des noms de technologie nouvelle comme Internet ou World Wide Web.

Le chapitre II est consacré aux « perspectives diachronique, pragmatique et computationnelle en onomastique » (p. 41-79). Il vise, d’une part, à montrer la différence d’approche selon que le point de vue est diachronique ou classificateur comme dans les analyses pragmatique et computationnelle et, d’autre part, à effectuer une synthèse conduisant à une classification des noms propres utilisable pour l’objectif de traduction fixé. Le lecteur trouvera de nombreux renseignements sur les traitements des noms propres en Allemagne, notamment sur la typologie pragmatique (c’est-à-dire à partir du référent) des noms propres de G. Bauer (1998, Namenkunde des Deutschen, Berlin, Germanistiche Lehrbuchsammlung, Band 21) qui distingue cinq catégories, dont s’inspirera Thierry Grass : les anthroponymes (êtres humains), les toponymes (ayant l’espace où vit l’être humain comme référent, les ergonymes (ayant les objets élaborés par l’être humain pour référent), comme par exemple le journal Der Spiegel), les praxonymes (ayant les activités accomplies par l’être humain pour référent, comme par exemple la Révolution française) et les phénonymes (ayant les événements ne dépendant pas de l’être humain pour référent, comme par exemple le cyclone Mitch ou, chose plus surprenante, Vénus, la planète). Du point de vue informatique, c’est la reconnaissance automatique des noms propres et surtout la reconnaissance de leur catégorisation qui sont au centre du débat. Thierry Grass introduit à cet effet une théorie syntaxico-sémantique propre au traitement informatique des noms propres, la théorie des classes d’objets de Gaston Gross, qui permet d’envisager le nom propre non pas isolément, mais dans un réseau de cooccurrences lexicales.

Le chapitre IIII (« Le nom propre en traduction », p. 81-154) prépare directement l’analyse en termes de traduction des différents types de nom propre qui formera la deuxième partie de l’ouvrage. Dans ce chapitre III, l’auteur présente, d’une part, les particularités syntaxiques contrastives des noms propres en allemand et en français et, d’autre part, les différentes méthodes ou techniques de traduction des noms propres et le projet Prolex de traitement automatique des noms propres, dont Thierry Grass est membre. Il ressort de son enquête que « l’essentiel est […] de rentrer les noms propres les plus connus qui sont aussi ceux […] dont les formes varient le plus entre la langue source et la langue cible » (p. 154). Les autres, ceux qui ne seront pas codés, doivent pouvoir être repérés comme noms propres, à l’aide de différents indices qui seront exposés dans les chapitres suivants et grâce à un traitement détaillé et le plus exhaustif possible des autres lexèmes, car, comme le souligne Thierry Grass, « plus l’analyse d’un texte par un dictionnaire de langue générale est précise, plus les mots inconnus se révèlent être des noms propres » (p. 154).

Les quatre derniers chapitres, consacrés respectivement aux anthroponymes (ch. IV), toponymes (chapitre V), ergonymes (chapitre VI) et pragmonymes (chapitre VII), classe constituée par Thierry Grass en rassemblant les praxonymes et phénonymes de Bauer (voir ci-dessus), forment la partie la plus importante de l’ouvrage, la plus riche, qui constitue sans aucun doute un apport précieux, et sur de nombreux points novateur, pour la problématique de la traduction des noms propres allemands-français. Thierry Grass détaille les différents problèmes que posent les quatre classes de noms propres, elles-mêmes bien souvent encore subdivisées en sous-classes, énumère les solutions retenues, présente des analyses en traitement automatique du langage (voir par exemple p. 166-167, le transducteur à états finis pour analyser les noms propres de famille), maîtrise la délicate question du genre et du nombre (voir pour les toponymes, p. 179-184) et celle, tout aussi complexe, de la détermination. Surtout intéressant se révèle le recours, annoncé dans le chapitre III préparatoire, aux classes d’objets pour coder les noms propres, même s’il n’est pas toujours facile à effectuer, comme l’auteur l’a lui-même souligné (p. 139). L’aide des classes d’objet permet dans les quatre grands types conceptuels de noms propres analysés de mettre en relief des structures et schèmes syntaxiques caractéristiques, fort utiles pour une gestion automatique des noms propres en traduction. La richesse de ces quatre chapitres nous interdit d’entrer dans le détail des données, des descriptions, des analyses et solutions proposées. On se contentera de signaler que les chapitres les plus originaux nous semblent être le chapitre VI et surtout le chapitre VIII, parce que les noms propres qu’ils rassemblent sont beaucoup moins connus que les plutôt familiers anthroponymes et toponymes et parce qu’ils donnent lieu à une exploitation syntaxique en termes de classes d’objets peut-être plus convaincante et plus ferme que celle réalisée avec les deux premiers types de noms propres.

Le bilan est donc positif et on comprend aisément qu’un tel ouvrage ait pour prolongement naturel, annoncé en conclusion, la parution d’un dictionnaire bilingue des noms propres. On comprendra aussi que les spécialistes de la sémantique des noms propres aient tout intérêt à mettre leur nez dans l’ouvrage : ils y trouveront à coup sûr du grain à moudre pour leur propre moulin. Sans doute pas là où Thierry Grass le pense, c’est-à-dire pas dans le chapitre I définitoire et sans doute pas dans la leçon sémantique d’un nom propre « beaucoup plus lourd de sens qu’il ne le paraissait » (p. 287). Mais beaucoup plus dans la présentation et illustration de noms propres diversifiés, regroupés en quelques grands types conceptuels, qui donnent à penser que la fameuse version faible du sens des noms propres promue aussi bien par des philosophes comme Geach que des linguistes comme Buyssens et Maurice Gross, et remise en selle récemment par Van Langendonck en 1999 (« Neurolinguistic and syntactic evidence for basic level meaning in proper names », Functions of Language, 6-1, p. 95-138), mériterait vraiment qu’on la reprenne à la lumière des informations apportées par l’ouvrage de Thierry Grass.