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Introduction

Guillaume, septième comte de Poitiers, neuvième duc d’Aquitaine, lo coms Guilhem IX de Peitieus, premier troubadour, né en 1071 et mort un dix février[1] nous a laissé onze cansos en occitan et quelques pièces apocryphes « perdues », les obras perdidas. Jef Barthels[2] a traduit ces oeuvres complètes, les obras completas en vers français et néerlandais en se fondant sur la version occitane éditée par Jean-Charles Payen. L’authenticité adoptée et l’orthographe suivie dans les extraits reproduits dans cet article relèvent de l’autorité de Barthels. Il en va de même pour les références aux différents manuscrits. Nous avons catalogué et classé les justifications du traducteur, trié les rédactions des commentaires, examiné leur pertinence et étendu ou explicité, le cas échéant, les annotations transmises.

Éditer n’est pas le simple exercice de couper/copier – coller en connaissance de cause(s). Offrir au public à titre posthume l’oeuvre de toute une vie conduit à une destination intrigante, impose des décisions irrévocables, implique l’enfermement dans le dilemme ou, pire, le silence. Impitoyable, tel est le déchirement inévitable au moment de la version ultime. Nous tenterons d’illustrer cette multiplicité de réticences et la sensation de perplexité en explorant la canso V, dont le choix repose probablement sur nos racines flamandes[3].

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Le postulat

Selon Barthels, certains récits animaliers repris dans Le Roman de Renart font incontestablement partie des sources littéraires de Guillaume IX d’Aquitaine. Cela paraît inattendu, voire irrecevable. En effet, Le Roman de Renart a son berceau en Picardie, le nord de la France et de plus, les traces écrites en français sont de date plus récente que l’oeuvre de Guillaume. Cependant, plus d’un élément permet cette hypothèse pour le moins osée.

Contrairement au Van den Vos Reinaerde, Le Roman de Renart n’est pas un roman mais une collection disparate d’aventures anonymes, que dès le Moyen Âge on a appelées branches. Ces épisodes éparses illustrent un monde animal avec des caractéristiques anthropomorphiques ; bien souvent il s’agit de parodies des chansons de geste et des romans courtois ou de critique sociale, où un des leitmotiv est sans trêve le mépris des lois religieuses. Ces parodies remontent probablement à des contes relatés de génération à génération ou de région à région dont les trouvères, pour leurs compositions, se nourrissaient avec avidité. Mais il existe des traces écrites, les antécédents du Roman de Renart.

Sans vouloir nier ou démentir l’influence de l’épopée animalière d’Ésope, du Pañcatantra ou encore du Kalevala, Barthels cite surtout Isengrîmes Nôt, un poème en moyen haut allemand dont la paternité reviendrait à un certain Heinrich (± 1182), plus souvent connu sous le nom de H. der Glîchezâre, « der Gleisner », l’hypocrite (Tinbergen : 13-15). En outre, il fait remarquer que la même source fait mention d’une adaptation du Li Plaid dans le nord de l’Italie, basée sur une rédaction plus ancienne que celle qui nous est parvenue.

Il mentionne ensuite l’Ecbasis captivi, la pérégrination du fugitif[4], ainsi que De lupo[5], dont l’origine se situe vers 1100 dans la région de la Basse Loire et Brunellus, retrouvé également sous les titres de Poenitentiarius ou Asinarius (Vercoullie 1925 : 37-38).

Barthels évoque encore Isengrinus attribué vers 1150 à Magister Nivardus[6] et il retient Gallus et Vulpes (Dufournet et Méline 1985, I : 8). Finalement il ajoute Disciplina clericalis de Pierre d’Alphonse[7]. On peut s’étonner que les 112 hexamètres en rimes léonines, écrits à la même époque par un bénédictin anglais sous le titre – non sans importance pour la suite de ce commentaire – De Teberto mistico (Digitale bibliotheek voor de Nederlandse letteren : 376) ne figurent pas dans la liste. Nous y reconnaissons pourtant aisément le nom du chat Tibert, la latinisation de la combinaison germanique Theodobercht signifiant « le Magnifique parmi son peuple ».

De plus, en comparant la carmen 35, Quibus ludus est animo et iocularis cantio, des Carmina Cantabrigiensia,The Cambridge Songs (Ziolkowski 1994 : 110-113), déjà réunis vers 1050, avec la branche XVIII du Roman de Renart (Dufournet & Méline, II : 455), une analogie frappante se dégage. Finalement, les branches I (v. 346 et 875) et IX (vv. 7-11)[8] contiennent des allusions à l’existence de notions telles qu’ » escrit » (histoire), « estoire » (chronique), « conteres » et « conteors » (conteurs). Pour Barthels, les scènes d’animaux forment un si vaste environnement culturel qu’il est peu probable que Guillaume IX d’Aquitaine ne les ait pas explorées.

On fera remarquer que le picard du Roman de Renart était un dialecte de langue d’oïl peu ou pas pratiqué dans la société occitane de Poitiers. Cela ne fait pas obstacle à la conception de Barthels. De toute façon, Le Roman de Renart, date d’après la mort de Guillaume et l’espace géographique qui sépare le Nord du Sud n’a jamais empêché la dissémination des moeurs et de la culture. Les textes des Carmina Cantabrigiensia proviennent de l’Allemagne et de l’Angleterre mais ont néanmoins des intrigues renardiennes en commun.

Le poète de la branche IX reconnaît avoir emprunté son conte à « un conteur de talent » (cf. note 8) : « Pas un conteur d’ici jusqu’en Pouille n’arrive à sa hauteur. » (Dufournet & Méline 1985, II : 80-81). Puglia se situe dans le Sud de l’Italie. La citation aurait-elle du sens si l’histoire de Renart n’était pas connue dans cette région ? Rappelons que Renart joue parfois l’étranger et qu’il s’exprime aisément en pseudo-anglais ou qu’il parle un langage parsemé d’éléments anglais, allemands ou encore flamands[9]. En parlant de l’Italie, on peut évoquer le fragment de la branche Va, vv. 457-494 lorsqu’en faisant appel à un jargon franco-latino-italien, Renart se moque tout simplement du cardinal-légat Pierre de Pavie (Dufournet et Méline 1985, I : 358-361). Afin d’assurer la boutade, les traducteurs ont à leur tour opté pour un langage « adapté » :

– Quare, mesire, me audite !

Nos trobat en decrez escrite

En la rebrice publicate

De matrimoine vïolate :

Primes le doiz examinar

Et s’il ne puet espurgar,

Grevar le puez si con te place,

Que il a grant cose mesface.

Etc.

– Quaré, sire, mé audité

nous trouvat dans le Décrétale,

dans le rubrique public

du violation du matrimoine :

primo, tu dois l’accusé examinaré

et s’il ne peut sé disculparé

grévaré tu le peux comme il plaise à toi,

car il a grand crime commise.

Etc.

De plus, il y a des allusions aux histoires de Renart en langue occitane dans Le roman de Flamenca, vv. 3687-3690 (Nelli et Lavaud 1960 : 834-835) :

Aissi presica N’Aengris,

Mais, si-l capellas fos devis,

Ben pogra dir si con Rainartz :

Gart si Belis daus totas partz.

Ainsi prêche Sire Isengrin,

mais si le prêtre (don Justin) était devin,

il pourrait bien dire comme Renart :

« Que Belin se garde de tous les côtés ! »

Finalement, on ne peut sous-estimer les importants déplacements géographiques suivant l’axe nord-sud, non seulement dans le contexte des croisades – bien connu par Guillaume puisqu’il y a participé – mais également dans le cadre des pèlerinages. Les routes principales de Compostelle traversaient, en effet, la Picardie, Poitiers et Saint-Léonard de Noblat. Complétons toutes ces données par la constatation que les juglars occitans (les conteres) étaient entichés d’inspiration étrangère[10] et le lecteur attentif comprendra que Barthels a toutes les raisons de mettre en évidence des parallèles entre l’oeuvre de Guillaume et l’apanage de la tradition de Renart. La dénégation de ce lien priverait le même lecteur du génie du badinage.

Thème 1 : Saint Léonard, le libérateur du malheur

Ainsi, la lecture de la canso V de Guillaume change profondément et s’enrichit d’ingrédients nouveaux. L’aventure de la chanson se passe dans les environs de Saint-Léonard de Noblat, importante ville le long de la route vers Compostelle où chaque passant, muni d’un bourdon ou non, pouvait être un pèlerin. Plusieurs traducteurs adaptent le nom du saint dans le dernier vers de la troisième strophe san Launart (version occitane de Payen) et en font « saint Léonard » (Payen 1980 : 94, Jeanroy 1927 : 9, Nelli 1972 : 39). Barthels, quant à lui, opte pour saint Liénard. Liénard ou Lïenart est la forme médiévale pour Léonard. Saint Léonard, « ermite du 6e siècle, d’après sa légende du 11e siècle, baptisé par saint Rémy comme Clovis, qui aurait voulu en faire un évêque » (Larousse du xxe siècle, sub « Léonard ou Liénard (saint) ») est avant tout l’homme de toutes les délivrances, le patron des prisonniers, des femmes en couches laborieuses et pénibles, des malades mentaux, etc. Comme il revient « aux évêques, aux pasteurs, à lier et délier (Acad.) » (Bescherelle, sub « délier »), il tombe sous le sens que saint Léonard a joui de ces mêmes facultés : lier et délier. Par conséquent, on peut dire que « Saint Liénard lie et délie » en faisant, en outre, un jeu de mots sur « lien ». C’est dans le but de garder cette association que Barthels défend dans un commentaire de bas de page sa préférence pour la forme ancienne.

En saluant le voyageur Per san Launart, les deux dames révèlent leur dévotion envers le saint, elles reconnaissent dans le passant un pèlerin – ce qui est probablement une erreur – et elles situent l’événement. « Sa rencontre avec les deux dames a dû se produire dans les environs de Saint-Léonard de Noblat, sinon à Saint-Léonard même » (Lejeune 1979 : 133)[11]. Mais quelle prospérité et quelle félicité les dames souhaitent-elles au voyageur ?

Parmi les protégés de saint Léonard, on comptait entre autres aussi les fruitiers, beurriers, fromagers et coquetiers qui, en cherchant leurs denrées, risquaient d’être pris pour des voleurs (Vies des Saints XI : 197). Voilà qui surprend car jusqu’ici, rien n’évoquait un lien entre saint Léonard et les voleurs, du moins au vu des sources religieuses. Dans Le Roman de Renart, on fait également appel à saint Lïenart[12] et, effectivement, ses vénérateurs sont bien des personnages qui sont régulièrement considérés comme des voleurs. Renart, Tibert, Isengrin ne sont-ils pas des voleurs, des cambrioleurs pour être précis ? De toute évidence, la protection de saint Lïenard s’étendait aux cambrioleurs qui risquaient de devenir à tout moment les « prisonniers » de leur local cambriolé, un accident qui se produit assez fréquemment dans Le Roman de Renart. Voilà ce qui explique la popularité de saint Léonard, le bienfaiteur qui préserve des « liens » de la prison, du « lien » de la potence peut-être, le saint patron qui regarde « délier » la propriété d’autrui, qui » vole » les prisonniers aux « liens » des autorités légitimes. Nombreuses sont les raisons pour que les cambrioleurs s’adressent à lui.

Or, à plus d’un égard, le voyageur de la canso V n’est pas bien différent. S’il ne cambriole pas stricto sensu, son stratagème plus subtil, son imposture de pèlerin lui permet de s’insinuer chez autrui. Et que se passe-t-il une fois qu’il est à l’intérieur ? Si ce n’est sans doute pas un vol qualifié que de s’approprier l’épouse d’autrui[13], comment juger son copieux repas aux dépens de ses « hôtes » absents ?

Finalement, parmi les gens qui « lient » et « délient » les « liens », comment pourrait-on oublier les couples adultères ? Il va sans dire que ce ne sont pas les sources ecclésiastiques qui nous parleront d’un saint patron des amours illégitimes, mais ce saint peu catholique existait bel et bien et n’était autre que saint Léonard. En témoigne cet extrait du Roman de la Rose :

Mariages et mals liens,

Ainsi m’aïst sainz Juliens

Qui pelerins erranz herberge,

Et sainz Lienars qui desferge

Les prisonniers bien repentanz

Quant les voit a soi dementanz.

Strubel 1992 : 480-481, vv. 8837-8842

Le mariage est un lien détestable, ou alors

que me protègent saint Julien qui donne

l’hospitalité aux pèlerins sur la route et saint

Léonard qui libère de leurs fers les

prisonniers bien repentants lorsqu’il les voit

se plaindre en l’invoquant.

(traduction en prose)

Lorsque les deux dames en quête d’aventures saluent pieusement le voyageur Per san Launart, elles invoquent sans le moindre doute le céleste protecteur des couples adultères. D’ailleurs, remarquons que leur prière est exaucée, même au-delà de leurs espoirs les plus optimistes. Huizinga souligne que les pèlerinages n’étaient bien souvent que des prétextes à l’infidélité et que plus d’une fois, même les femmes s’en servaient volontiers[14].

Les faux pèlerins n’étaient pourtant pas tous spécialement inspirés de mauvaises intentions, comme les quatre fils Aymon déguisés en pèlerins dans Renaud de Montauban ou Guillem, le protagoniste du Roman de Flamenca.

Mais Renart, lui aussi, est un valsche peelgrijn, un faux pèlerin (Tinbergen 1962 : 194, v. 2880). Ce qualificatif lui revient quand de sa propre initiative il promet de faire un pèlerinage qui lui permettra d’échapper à son exécution (Dufournet et Méline 1985, I, branche I, vv. 1381-1524). Son comportement est celui d’une fripouille. Il se servira de son statut de pèlerin pour tromper le lièvre Couard afin de pouvoir le dévorer[15]. Voilà le faux religieux qui ne cherche qu’à festoyer. Ce passage n’est pas unique en son genre. À bien d’autres endroits, Renart combine religion et festin[16]. Bref, le goupil apparaît comme religieux dans la perspective exclusive et inouïe de pouvoir s’abreuver et se repaître aux frais des autres. Le parallélisme entre la vie triviale de Renart et la passade goulue du héros de Guillaume ne peut être décliné.

Rutebeuf dans Ci encommence la descorde des Jacobins et de l’universitei « La discorde des Jacobins et de l’université » (ca 1255), désignera Renart comme le symbole de l’être ignoble, méprisable, odieux :

Car se Renart seint une corde

Et vest une coutele grise,

N’en est pas sa vie mains orde :

La roze est sus l’apine asize.

Zink 1989-1990 : 120-121 : str. VII, vv. 53-56[17]

Car si Renard ceint une corde

et revêt un froc gris,

sa vie n’en est pas moins abjecte :

la rose pousse sur l’épine.

Thème 2 : Le repas des fauves

Somme toute, le protagoniste de la chanson V est bel et bien hypocrite et il se claustre dans un double déguisement. Tout d’abord, il exploite l’occasion d’être assimilé à un pèlerin, ensuite il joue le muet, ce qui n’est pas tout à fait correct si on regarde le charabia à la fin de la str. 5 : Barbariol, barbariol, Barbarian. Maint exégète a cru y découvrir des dérivés du turc, de l’arabe, etc. Mais Guillaume n’avait comme seul propos que la création d’un personnage qui ferait l’ignorant ; le gratifier d’une aptitude sémiotique serait tout simplement absurde. Cette vision explique les traductions sans signification de Barthels.

Le pèlerin vise donc à convaincre sa compagnie qu’il souffre de troubles de la parole. Ce type de mutisme – quoique dans ce cas l’hypothèse de la simulation se justifie amplement – était parfois considéré comme symptôme de démence, un état de santé mentale qui d’emblée aurait donné le feu vert aux caprices secrets des deux dames. De leur côté, elles cherchent la certitude absolue de la mutité ou de l’ineptie de leur hôte. Elles veulent à tout prix le faire parler et lui offrent un festin abondamment arrosé. Ainsi, le pèlerin reçoit « de bons chapons, et plus de deux à discrétion ». Dans ce contexte, on notera que le chapon ne manque jamais sur une table dite « plantureuse »[18].

Barthels, pour sa part, est convaincu que ce passage renferme plus d’une obscurité occitane érotique. Les mets bien assaisonnés et épicés sont présumés pouvoir figurer parmi les véritables délices de l’époque. L’important, c’est que, au fur et à mesure que le menu avance, ils augmentaient sensiblement la libido. Ainsi, les « chapons » étaient renommés exquis et de plus, bien préparés, possédaient sans doute la force magique d’attiser les désirs. Comme par hasard, les chapons constituent le régal de la canaille dans Le Roman de Renart, non plus uniquement pour le goût. Quant aux condiments, on les ajoutait en guise d’excitant et d’aphrodisiaque qui prolongeaient le plaisir :

Assaz an neulas e pimen

E raust e fruchas e boinetas,

Rosas freschas e violetas,

E glaz e neu per refretzir

Lo vi, que non tolla dormir.

Lavaud et Nelli : 692-693, Le roman de Flamenca, vv. 944-948

La table fut abondamment garnie de gaufres, de vin épicé,([19])

de rôti, de fruits, de beignets,

de roses fraîches et de violettes,

de glace et de neige pour rafraîchir

le vin, afin qu’il n’empêchât point de dormir.

Mais la notion de « chapon « recèle plusieurs significations. Les exégètes ont parfois tendance à reconnaître dans le chapon un petit rien qui ne vaut pas un clou. Van Altena, par contre, y voit dans sa traduction néerlandaise de la canso IV sans ambages la métaphore pour l’organe génital masculin[20]. Pour Barthels, les deux interprétations précédentes ne vont pas assez loin. Il veut mettre l’accent sur la délectation, la volupté, le jeu et le plaisir. Dans une de ses premières versions en néerlandais, il avoue avoir été tenté de traduire plus littéralement :

A manjar mi deron capos,

E sapchatz ac i mais de dos,

Ik kreeg er haantjes als gerecht

En meer dan twee, het moet gezegd !

Plus tard il revoit cette rédaction :

Gevógelte was mijn gerecht,-

Een dobbel haantje ! Méér nog, echt ![21]

La différence ingénieuse entre meer dan twee et dobbel haant je n’a pas pu être rendue en français. La métaphore néerlandaise ne s’y prête pas :

On m’y servit de bons chapons,

Et plus de deux, à discrétion.

La version française fait allusion à la richesse des denrées rares. La version néerlandaise dévoile l’érotisme (cf. la traduction de Van Altena, canso IV, str. 6, v. 4 – voir note 20). Certes, la luxure est bien présente. Mais selon Barthels, l’image du « chapon » en occitan (dans l’occitan de Guilhem) pouvait tout aussi bien s’appliquer à la femme. Ne met-on pas le chapon à la broche ? Que dire d’un pèlerin qui se voit jeter deux de ces chapons dans le creux de son froc ? Les saillies n’en finissent pas. En outre, le jeu de mots avec jau (cf. canso IV, str. 6, v.4 No.m pretz un jau, et joc (= jeu) est assez transparent. Bec nous apprend :

Le joi désigne fondamentalement l’espèce d’exaltation quasi mystique provoquée par la contemplation de la dame […] L’origine même de ce terme fait difficulté. Sa phonétique trahit en effet un emprunt au nord-occitan, voire poitevin : la forme typiquement occitane étant gaug (de GAUDIUM). Le problème se pose donc d’abord au niveau strictement philologique. Pourquoi ce doublet joi / gaug ? […] Charles Camproux […] a émis une hypothèse selon laquelle joi dériverait de JOCULUS, recouvrant ainsi une double motivation, celle de « joie » et celle de « jeu » ; enfin, selon lui, le gaug s’opposerait au joi dans la mesure où le premier serait passif, le second actif et dynamique.

Bec 1970 : 27-28

On comprend à présent l’appel de l’auteur et de son traducteur à la fantaisie du lecteur. Barthels se souvient d’une expression en moyen néerlandais « maken den dobbelen haan[22] » sagement traduite par « s’amuser ». En réalité, il s’agit de festoyer, faire joyeuse bombance, bonne chère et plus encore. Pour Barthels, le visiteur s’amuse « doublement ». Et comment !

Toujours est-il que le repas est suivi d’un certain nombre de jeux de joie, la raison pour laquelle on peut adhérer à la thèse que la sauce était bien poivrée.

Thème 3 : Le trouble-fête châtré

Autre analogie entre la canso V et le contexte renardien est la présence et le rôle du chat. L’invité des deux dames est confronté à un chat qui suscitera une haine farouche, semblable à celle de Renart pour Tibert mais plus souvent inversement. Le traitement post-dînatoire qu’on réserve au héros, la sanction que ce dernier subit pour « son acte d’infraction » ressemblent fort à une tentative d’émasculation, un autre sujet connu dans Le Roman de Renart. À la fin du poème, la rancune règne. Mais cette fois, c’est le protagoniste de Guillaume qui veut se venger du chat.

Barthels s’étonne que la notion de enujos (str. 10, v. 1) soit systématiquement traduite par « sale bête » (Nelli 1972 : 43 ; Payen 1980 : 95), « la déplaisante créature » (Jeanroy : 11), etc. Enujos signifie avant tout « eunuque », une notion ou une connotation qui ne pouvait se perdre. Ainsi, en néerlandais, il opte pour le chat châtré, en français, il choisit l’« eunuque ». Une fois de plus, Barthels se fond sur les parallèles avec les histoires de Renart. Dans la canso V, le rôle du chat répond tout simplement à la tradition des personnages allusifs dans la poésie occitane, tels que les lauzengiers ou lauzenjaires, les gilós et les gardadors, c’est-à-dire ceux « dont l’existence est étroitement liée, mais péjorativement, à la situation amoureuse » (Bec 1970 : 18). Voilà une situation que Guillaume avait déjà condamnée et dont il s’était moqué dans les chansons II et III :

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Barthels affirme que Guilhem prend plaisir à renverser le jeu de rôle classique. En règle générale – y compris dans les histoires de Renart – le chat et le renard (les voleurs, les tueurs de poules) se heurtent régulièrement au gardien de service, à savoir le chien. Dans la canso V, cette tradition a été changée. Le renard n’est autre que le pèlerin gourmand et le chat prend la place du fidèle chien de garde. Le sens de la moquerie que Barthels préconise, repose sur l’acceptation ou non de la castration du chat.

En effet, tout ce passage fait évidemment penser à l’histoire très populaire du Roman de Renart, lorsque le chat au cours d’un de ses braconnages se fait prendre dans un lacet et bâtonner par le prêtre. Mais il réussit à réagir et à émasculer le curé :

Et Tybert jete avant les danz,

Si con nos trovons en l’estoire,

Esgarda la colle au provoire :

As denz et as ongles trenchans

Li enracha un des pendans.

Dufournet et Méline, I : 86-87, branche I, vv. 874-878

Mais Tibert montre les dents

et, nous dit la chronique,

lorgnant les couilles du prêtre,

de ses dents et de ses griffes acérées,

il lui arracha l’une des pendeloques.

En France, le passage a dû être particulièrement populaire étant donné qu’il ne revient pas moins de deux fois sans compter les épisodes analogues[23].

Mais le chat, est-il châtré ? A-t-on le droit de traduire enujos par « eunuque » ? Dans la transposition en français moderne de la str. 5 du poème « Ben feira chansos plus soven » de Guy d’Ussel, Bec écrit :

Dòmn’ ab un baisar solamen

Agr’eu tot quant vòl e desire,

E prometètz lo’m e no’us tire,

Sivals per mal de l’enojosa gen,

Qu’aurian dòl, si’m vezian jauzen,

traduction en prose

Bec : 119-121

Dame, un seul baiser de vous, et tous mes

voeux et désirs seraient exaucés. Faites-m’en

donc la promesse, ne vous en déplaise, en

serait-ce que pour contrarier les envieux

qui seraient bien marris de me voir joyeux,…

Dans une note de bas de page, l’auteur spécifie que « l’enojosa gen : ce sont les envieux, les médisants, les jaloux, et tous les trouble-fête connus sous le vague nom de lauzengiers ou lauzenjaire, dont le seul but est de gâter la joie des amants » (Bec 1970 : 121). Lévi-Provençal essaie de tracer les similitudes entre la poésie populaire hispano-arabe et celle des troubadours. Ainsi, il constate que dans les chansons de Guillaume IX, entre autres le gardador, c’est-à-dire le gardien de la femme au service du mari ou du rival, trouve son homologue dans le raqib arabe. Le phénomène n’est d’ailleurs pas la création ou le privilège du Moyen Âge. Chez Plaute et Ovide, on trouve déjà l’odiosus custos puellae ou le vigil custos. Et en alléguant la poésie des zadjals, telle d’Ibn Kuzman, il rappelle qu’il existe toute « une série d’autres fâcheux personnages : chez les troubadours les lauzengiers ou calomniateurs, les envieux ou enojos, le gilos ou mari jaloux. Des termes équivalents se retrouvent dans la poésie arabe : le nammam ou diffamateur, le hasid ou envieux, le‘adil ou censeur moraliste » (Lévi-Provençal 1951 : 21). Nulle part, la représentation de l’eunuque n’apparaît.

Néanmoins, si l’on accepte la thèse de Barthels et que le chat a été châtré, on peut se demander ce que le héros de la canso V doit craindre le plus à la fin de son aventure (et de la chanson) : être attaqué par ce « monstre », le gardien de la maison, ou subir peut-être le même sort que le chat, et qui sait avec l’aide de ce dernier ? On n’en arrivera pas là. Mais le pèlerin de la canso V a certainement été en proie à l’anxiété tout au long de sa mésaventure dont il sort… mais bien esquinté !

Thème 4 : Les performances du pèlerin

Pourtant, en relisant la strophe 14, vv. 2-4, il a de quoi se vanter :

Cen e quatre vint et ueit vetz,

Q’a pauc no·i rompei mos corretz

 E mos arnes

Cent quatre-vingt-huit fois au moins,

Risquant que sellerie et liens

 M’en soient rompus !

Pour « quatre-vingt », l’occitan emploie « ochanta », du latin « octo-ginta- ». « ’Octo-ginta’ survit encore dans les régions franco-procençale, provençale et du Sud Ouest » (Bloch & von Wartburg, sub « vingt »). Dès lors, acceptons incidemment que quatre vint ne peut être qu’un gallicisme trahissant le pèlerin comme homme du nord ! Plus palpitantes se révèlent les traces physiques et autres provoquées par cette séance de débauche.

Les quelques vers précités méritent une explication plus détaillée. Dans la terminologie équestre, corretz signifie « courroie » et arnes désigne le « harnais ». Barthels comprend mal pourquoi Payen et Nelli rendent cette image par :

Je les pris autant de fois que vous allez entendre :

Cent quatre-vingt-huit fois,

Si bien que j’en rompis presque mes attaches

Et mon harnais,

Payen : 96

Je les foutis, écoutez bien !

Cent quatre-vingt-huit fois,

J’y pensais rompre mes bretelles

 Et mon harnois

Nelli : 43, 45

Ce matériel faisait-il partie des secrets de l’alcôve ? La strophe concernée dissimule une suite de métaphores érotico-chevaleresques fort communes jusqu’au xive- xve siècle[24]. Aussi, assimiler les ébats amoureux à un tournoi, un duel est une relation classique dans la créativité d’antan. Lucrèce (± 98-± 55) avait déjà écrit :

-nequiquam, quoniam nil inde abradere possunt

nec penetrare et abire in corpus corpore toto ;

nam facere interdum velle et certare videntur,

usque adeo cupide in Veneris compagibus haerent,

membra voluptatis dum vi labefacta liquescunt.

 mais ils sont impuissants à prendre rien à l’autre,

 à pousser plus avant, à passer l’un dans l’autre.

 C’est là ce qu’ils voudraient, c’est là qu’est leur combat,

 à voir avec quel feu ils serrent leurs liens

 tandis que de plaisir ils pâment et se fondent.

Gouast : 136-137

Et Properce (± 49-± 15) :

Quod si vera meae comitarent castra puellae,

 non mihi sat magnus Castoris iret equus

 Si c’était pour servir aux vrais combats, ceux de l’amour,

 je n’aurais pas assez du cheval de Castor,

Gouast : 306-307

Dans la poésie épique, il arrive qu’un chevalier dans un tournoi fasse basculer son adversaire qui finit par tomber, non pas parce que toute la selle lâche, mais parce que les sangles cassent, endommageant ainsi le harnais. Pensons à La Chanson de Roland :

Rumpent cez cengles e cez seles turnerent ;

Chëent li rei, a tere se verserent ;

Short : 234-235, vv. 3573-3574

Les sangles rompent, les selles basculent,

Les deux rois tombent par terre, à la renverse ;

En reprenant le v. 3450 du même poème, on remarquera que la selle reste toujours en place :

Que mort l’abat ; la sele en remeint guaste.

ibid. : 228-229

et l’abat mort ; la selle reste dégarnie.

Dans la poésie épique occitane par contre, le chevalier qui participe à un tournoi est si fortement attaché sur son cheval, que lors d’une chute, la selle est arrachée. C’est ce qui arrive dans Le roman de Jaufre pendant le combat héroïque entre le personnage principal et Taulat :

E Taulatz venc daus l’autra part,

Pejers qe leons ni laupart,

E va ferir de tal poder

Jaufre, qe no-l pot retener

Sela ni cengla ni peitral,

Que tot o trenca e vai a mal,

C’ap tot l’a en terra portat.

Nelli et Lavaud 1960 : 352-355, vv. 6041-6047

Taulat s’est placé en face de lui,

pire qu’un lion ou qu’un léopard.

Il frappe Jaufre – quel rude coup ! –

ni la selle ni la sangle, ni le harnachement du cheval

ne le purent retenir :

tout cela se rompt et se défait,

Et avec tout cela Taulat l’a fait rouler à terre.

Lors de leur joute dans Le roman de Flamenca, les comtes de Rodez et de Champagne deviennent tous les deux victimes de ce même malheur :

Regnas, senglas, peitrals e sellas,

E-l sobrefais ab grans fivellas,

E l’estreup, [qu’] eron bon et nôu,

Frais tot, e negus d’ams no-s mòu

D’aqui on s’es, (…)

Nelli et Lavaud 1960 : 1058-1059, vv. 8013-8017

rênes, sangles, poitrails, selles,

surfaix à fortes boucles,

étriers – ils étaient en bon état et neufs –

tout se rompit. Mais aucun des deux ne quitta

la place ; (…)

Ensuite, le roi arrête le combat.

Voilà aussi, mutatis mutandis, l’accident qui est presque arrivé à l’auteur de la canso V. En d’autres mots, lors de son « tournoi » avec ses « maîtresses », il s’en fallait de peu qu’il tombât de son cheval, c’est-à-dire qu’il perdît ou qu’il dût interrompre « sa » lutte avec les deux dames et leur gardien. C’est ainsi que Barthels justifie l’emploi de la terminologie équestre :

Je les sautai, sachez-le bien,

Cent quatre-vingt-huit fois au moins,

Risquant que sellerie et liens

M’en soient rompus !

(traduction Barthels, voir supra)

Conclusion

Traduire le passé profond, c’est traverser le grand bleu ou rechercher la haute altitude. Barthels faisait de l’alpinisme et il a dû faire face à de nombreux imprévus. Le trajet qu’il a suivi durant l’étude de l’oeuvre de Guillaume IX d’Aquitaine n’était pas celui de l’escalade artificielle, simple. Il préférait l’ascension libre, ce qui lui a permis de découvrir mainte nouvelle interprétation. Est-il exagéré de dire que la vision sur l’intertextualité de Barthels est originale et innovatrice ?

En voulant retracer le processus de traduction de cette chanson grivoise, notre but n’était pas de faire l’impasse sur l’histoire du prince normand de Sicile Bo(h)émond ou Bo(h)émont, ni sur l’identité et la parenté d’Agnes et d’Ermessen, ni sur leur relation spiriuelle avec Pierre Damien. Il aurait fallu s’arrêter également à d’autres éléments purement linguistiques comme « clergal » (str. 2), « latin » (str. 4), « Ni fer ni fus t »(str. 5) ou « Sor » (str. 6), car tel est le travail du traducteur confronté avec l’érudition d’un autre temps. Dès lors, cette analyse ne vise qu’à mettre en évidence le caractère opiniâtre du chercheur passionné.