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Depuis nombre d’années, la traductologie (particulièrement son volet critique) est en grande partie informée par ce qu’on appelle le « tournant sociologique » de la traduction. Passons sur cette étiquette qui fait croire faussement à un changement de paradigme, un virage qui nous éloignerait du « tournant culturel » (Bassnett et Lefevere), c’est-à-dire de la prise en compte du contexte sociohistorique et politique des pratiques de traduction. Il est vrai que même si elles sont imbriquées, les notions de culture et société sont distinctes. Elles renvoient à des cadres théoriques également différenciés. Jusqu’à présent, l’horizon sociologique des études de traduction est occupé, inégalement, par trois modèles : la sociologie des champs et des agents de Pierre Bourdieu, l’approche ethnométhodologique empruntée à la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour et Michel Callon et, plus récemment, la théorie des systèmes sociaux ou sociologie des communications de Niklas Luhmann. Des concepts comme celui d’habitus, de champ ou de réseau ainsi que des méthodes comme l’observation participante sont appliqués à l’étude des acteurs qui interviennent dans la production et la diffusion des traductions. Il manquait un encadrement général permettant de situer ces emprunts à la sociologie dans l’évolution de la pensée du social et de ses rapports réels ou potentiels avec l’action de traduire et avec ses agents. Tel est l’objectif du livre de Sergey Tyulenev. Cet ouvrage pédagogique, d’une concision et d’une clarté remarquables, s’adresse principalement aux étudiants et peut être utilisé à tous les cycles. Mais il intéressera tout aussi bien les professionnels puisqu’il montre en quoi les modèles sociologiques permettent de repenser les conditions d’exercice de la traduction et de l’interprétation ainsi que le statut de ces professions.

Si le livre se présente comme un manuel, il se différencie des ouvrages du même genre qui introduisent aux théories de la traduction, mais qui présentent ces théories individuellement, dans un ordre chronologique, certes, mais sans montrer en quoi ces théories procèdent d’un dépassement épistémologique ou critique des précédentes, ni en quoi elles se complètent plutôt qu’elles ne s’opposent quand elles explorent de nouveaux facteurs ou mobilisent de nouvelles disciplines pour changer d’éclairage. Le découpage de la traductologie en « tournants » (linguistique, culturel, sociologique, éthique, internationaliste) est symptomatique de cette présentation désarticulée de la pensée du traduire qui désarçonne les étudiants. Le livre de Tyulenev a le mérite de rassembler en un tout organique les modèles sociologiques pertinents à l’étude de la traduction et de ses agents : le lecteur sait toujours ce qui relie ou oppose les modèles et ce qui justifie le passage de l’un à l’autre, sans perdre de vue les influences qui laissent leur trace dans cette évolution.

Au premier cycle, les chapitres qui forment la première moitié du livre incitent à réfléchir sur la fonction sociale de la traduction et du traducteur de même que sur les conditions de la professionnalisation au sein d’une société. Ces questions concrètes et d’actualité devraient utilement s’intégrer à un cours introductif sur les théories de la traduction, ayant par ailleurs l’avantage de bousculer les préjugés antithéoriques solidement ancrés chez les apprentis traducteurs (si ce n’est dans la profession). Aux enseignants chargés des cours de traduction, de nombreuses questions posées dans ces chapitres serviront à situer la démarche de l’apprenant dans la complexité d’un acte fonctionnel de communication – pour en finir avec cette pratique (anti)pédagogique où l’on demande aux étudiants de traduire un texte en dehors de tout paramètre de communication.

Aux cycles supérieurs, le livre offre d’abord une excellente introduction aux grands courants de la sociologie. En complément, des encadrés fournissent des informations qui relèvent de la culture générale ou au contraire apportent des précisions : sur une discipline (origine de la sociologie) ou ses représentants (trois grandes figures de la psychanalyse), sur un concept (culture, idéologie, fonction, fonctionnalisme), sur un courant (interactionnisme symbolique) ou une méthode (quantification et qualification, ethnométhodologie). En plus de ces capsules, la valeur pédagogique de l’ouvrage est accentuée par les questions qui jalonnent le déroulement des exposés : questions initiales annonçant le programme du chapitre, questions posées en marge de l’exposé et propices à engager un débat pendant les cours, questions conclusives suggérant des travaux pratiques, voire des sujets de recherche.

Au moment où culture et société sont devenues les piliers de la réflexion sur les pratiques de traduction, on pourrait difficilement se passer de cet ouvrage dans un cours de méthodologie, surtout aux cycles supérieurs. Car ce livre est aussi un manuel de méthodologie de la recherche, plus exactement de la recherche informée par la sociologie. Chacun des chapitres a pour fondement une série de questions. Par exemple, le chapitre consacré à l’observation de l’acte social, et du cas particulier de la traduction, prend appui sur les interrogations suivantes : « What is a research design and what are its components ? What are the main types of research ? What methods may be used for sociologically informed translation research ? Which methods are applicable to your research project ? » Ce même chapitre expose les différentes étapes d’une recherche, montrant d’abord comment faire le lien avec la théorie ; les approches qualitatives et quantitatives sont notamment expliquées, avec leurs avantages et leurs limitations, à la fois dans leur généralité et dans leur application particulière à la recherche traductologique. Ce livre, autrement dit, est à mettre entre les mains de tout étudiant au seuil d’une thèse de maîtrise ou de doctorat. Un livre d’autant plus utile que des questions précises sont posées à l’étudiant, depuis les plus élémentaires : « How should we distinguish between “relevant” and “irrelevant” details ? How well-founded, full, convincing are the data collected ? », jusqu’aux plus complexes : « How do other, contrary of complementary, types of evidence balance the type of evidence collected ? To what extent do the analyses made take into consideration the complexity of the problem studied ? » Dans le parcours progressif qui lui est proposé, le lecteur passe du jalonnement méthodologique à la présentation des modèles, des perspectives et des concepts utilisés par les théoriciens pour comprendre la société. En premier lieu sont décrits les grands paradigmes (fonctionnaliste, systémique, interactionniste) en soulignant leur contribution effective ou possible au questionnement de la traduction (sa place et sa fonctionnalité au sein des systèmes sociaux). Sont ensuite présentés les modèles macrosociologiques (Parsons, Merton, Luhmann) et microsociologiques (Goffman, Latour), et ceux qui s’efforcent d’en faire la synthèse (Bourdieu, Giddens), toujours avec leur contribution respective à l’investigation sociologique de la traduction.

Ce livre foisonnant d’informations et pourtant synthétique est appelé à devenir un classique. Utile pour élargir les fondements d’une pédagogie de la traduction, pour éveiller les étudiants aux implications sociales de leur future profession, il s’avérera indispensable aux cycles supérieurs pour mieux comprendre et maîtriser les outils de recherche fournis par la sociologie.