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Le présent ouvrage, le soixante-neuvième de la série consacrée par la Benjamins Translation Library à la recherche et à la formation en traduction et interprétation, regroupe des textes rédigés de 1977 à 2004 par le professeur José Lambert. Né en 1941 dans le village de Wingene en Belgique, pays aux confins, mais aussi participant à trois cultures littéraires (française, néerlandaise et allemande), José Lambert passera une bonne partie de sa carrière à étudier les influences qu’elles ont exercées et exercent encore l’une sur l’autre par le truchement de la traduction. Tout en pouvant se réclamer de chacune de ces trois cultures, il savait aussi qu’il ne pouvait chercher son identité propre dans aucune d’elles, ce qui l’amènera à remettre en question le concept même de « littérature nationale ».

Après avoir étudié la philologie romane à la Katholieke Universiteit Leuven, il obtint en 1972 un doctorat en littérature comparée, domaine qu’il continuera à enseigner à la même université. Le point tournant de sa carrière fut sans doute le colloque qu’il organisa en 1976 à Louvain sur le thème « Littérature et traduction » où, en compagnie de collègues comme André Lefevere, Raymond Van den Broeck, James S. Holmes, Susan Bassnett, Itamar Even-Zohar, Gideon Toury et Hendrik Van Gorp, il affirma que la traduction était pour le moins autant question de culture que de langage et qu’on ne pouvait l’étudier du seul point de vue de la conformité entre les textes de départ et d’arrivée.

Poursuivant sur ce thème, il lança dans les années 1980 un projet de recherche sur les relations entre traduction et littérature dans la France du xixe siècle, projet qu’il étendit, dans un premier temps à l’influence de la France sur l’émergence de la littérature belge et, dans un deuxième temps, à l’influence de la littérature française sur celles de pays récemment décolonisés. En 1989, il fonda avec Gideon Toury la revue Target qui devait avoir une énorme influence sur le développement des études reliées à la traduction. La même année, il mit sur pied la chaire CERA pour la traduction, les communications et la culture, laquelle prendra plus tard le nom de CETRA.

Les treize textes, regroupés dans ce volume selon leur ordre chronologique, constituent un compendium de l’évolution conceptuelle et méthodologique de celui à qui revient l’honneur d’avoir fait entrer la traduction littéraire dans le domaine de la littérature comparée.

1977 : Traduction et technique romanesque

Lambert s’élève ici contre le concept selon lequel une traduction se fait en fonction de petites unités comme la phrase, plutôt qu’en fonction de l’ensemble d’un texte ; s’il en était ainsi, la traduction de Bacon, par exemple, ne poserait guère de problèmes différents de celle de Shakespeare. Les décisions prises par un traducteur dépendent de la nature du message à transmettre et, par conséquent, de l’interprétation globale de l’oeuvre d’un auteur. Plutôt que de comparer les textes de départ et d’arrivée sous leur seul aspect linguistique, il propose d’appliquer aux textes une grille de référence ou « système intermédiaire » qui traquera les glissements entre les deux textes, donnant ainsi une identité propre au texte traduit. Dans une deuxième étape, il tentera d’identifier les causes de ces glissements, c’est-à-dire les conceptions divergentes du récit que se feront l’auteur du texte original et le traducteur. On constatera ainsi que « traduction », « imitation » ou « adaptation » ne sont en réalité que la rationalisation des rapports entre le lecteur, l’auteur et le contexte socioculturel dans lequel chacun d’eux travaille ; les solutions données par le traducteur aux conflits entre exigences linguistiques et esthétiques s’expliqueront autant par la fonction romanesque du récit et la toile de fond culturelle des lecteurs que par des facteurs linguistiques.

Comparant quelques textes allemands et néerlandais et leurs traductions française ou néerlandaise, Lambert illustrera ensuite la première étape de cette approche : comment en passant du style indirect conjonctionnel au style indirect libre ou au style direct, en modifiant le titre d’un chapitre ou même le titre principal, en remaniant les temps du récit ou la mise en page du texte, le traducteur modifie en fait le sens du récit et, partant, l’ensemble des relations entre personnages, auteur et lecteur.

1980 : Production, tradition et importation : une clef pour la description de la littérature et de la littérature en traduction

S’opposant aux analyses de traduction traditionnelles basées sur les théories statiques des années 1950 (niveau des textes, lexiques, syntaxe, procédés de traduction), Lambert propose d’envisager les littératures, tant en langue originale qu’en traduction, comme des systèmes constitués de sous-systèmes à l’intérieur desquels l’équilibre est fonction des relations entre le centre (le système dominant) et les sous-systèmes environnants. Le fonctionnement et l’évolution de l’ensemble sont orientés par les interférences entre ce qu’il appelle la production (l’ensemble des messages produits par les membres du système), la tradition (ou l’ensemble d’une littérature dite nationale) et l’importation (absorption, souvent mais non exclusivement grâce à la traduction, de systèmes venant d’autres traditions).

La littérature traduite (comme du reste la poésie, les actes juridiques, la publicité, etc.) doit être considérée comme un système à part entière qui s’intégrera progressivement à la littérature traditionnelle. On verra ainsi que, loin d’être un facteur de renouveau, la littérature traduite aura plutôt tendance à confirmer les traditions nationales. Ainsi, la littérature belge du XIXe siècle, autant en français qu’en néerlandais, a combattu les importations des pays voisins pendant la période où se créait une conscience nationale ; en France, Shakespeare traduit par Ducis et Voltaire rappelle étrangement Racine ou Corneille. Ce n’est que lorsqu’une société éprouve un besoin de changement que les textes sélectionnés pour traduction contribueront à créer un nouveau genre littéraire. Dans le triangle production-tradition-importation, la traduction pourra ainsi jouer un rôle différent selon les époques ou les circonstances, et remplir une fonction dépaysante (importation non voilée), une fonction traditionnelle (soumission aux conventions de la littérature d’arrivée) ou une fonction a-systémique (lorsque le caractère conventionnel ne peut être attribué ni à la littérature de départ ni à celle d’arrivée).

Cette approche systémique permet d’intégrer les études en traduction au domaine des études littéraires en associant à la fois leur aspect linguistique et culturel.

1983 : L’éternelle question des frontières : littératures nationales et systèmes littéraires

Lambert reprend le concept de « système littéraire » pour l’opposer ici à celui de « littérature nationale », dont il rejette les limites théoriques et le caractère statique.

Tant sur le plan synchronique que diachronique, le concept de « littérature nationale » s’appuie sur des caractéristiques qui relèvent plus du politique ou de la linguistique que de la littérature. Peut-on parler de « littérature italienne » avant l’atteinte par l’Italie de son unité politique et linguistique ? Ou encore, existe-t-il une « littérature française » lorsque l’on compare le parler parisien et les dialectes régionaux, ou encore la littérature de la France et celles de la Belgique, du Québec ou d’Afrique ?

L’étude des littératures selon une approche systémique plutôt que nationaliste permet d’intégrer ces différences et de les organiser en fonction de cartes géographiques qui peuvent s’entrecouper ou se déplacer aussi bien dans le temps que dans l’espace, s’adaptant aux contours changeants de la « haute littérature » et de la littérature populaire, de la littérature périphérique et centrale, d’une littérature supranationale et régionale, tout en incluant des genres connexes comme le théâtre ou la chanson.

Prenant comme exemple la littérature en Belgique, il souligne que ce même concept d’une « littérature belge », devenu désuet aujourd’hui, ne l’était nullement au XIXe siècle alors que le nationalisme entendait mettre les lettres au service de l’État nouveau. Depuis, les « lettres françaises de Belgique » et la littérature flamande (qui revendique son autonomie face à la littérature néerlandaise) se sont la plupart du temps tourné le dos, la littérature flamande cherchant son inspiration au nord (Grande-Bretagne, pays nordiques) alors que la littérature wallonne la cherchait au sud.

1985 : On describing translations

Près de dix ans après le colloque de Louvain en 1976, la publication du volume The Manipulation of Literature, Studies in Literary Translation (auquel appartient la présente contribution) sous la direction de Theo Hermans (1985) devait marquer une autre date charnière dans le développement des études en traduction.

Selon l’approche systémique à laquelle Lambert demeurera toujours fidèle, la traduction se définit comme un processus de communication au sein du système cible, relié à un processus similaire au sein du système source.

Dans cette perspective, l’aspect proprement linguistique de la traduction ne constitue que l’un des aspects de la recherche. Lambert propose ainsi d’aller au-delà des concepts traditionnels de fidélité (qui met forcément l’accent sur le texte-source) ou de qualité (bonne ou mauvaise traduction du texte-cible), concepts essentiellement normatifs, pour étudier plutôt les relations existant entre le texte, l’auteur et le lecteur dans chacun des deux systèmes, les priorités se dégageant à l’intérieur de chaque système (linguistiques, littéraires, économiques, moraux, etc.) et de constater s’il y a adéquation ou équivalence entre ces relations à l’intérieur de chaque système. À cette fin, l’article comprend une procédure pratique d’analyse proposant un certain nombre d’étapes et de points de contrôle destinés à aider le chercheur à décrire et à classer ses données, à analyser les caractéristiques micro- et macrostructurelles d’un texte, de même que le contexte structurel global dans lequel elles s’inscrivent.

Une telle approche, qui donne une vie autonome au texte traduit, conduit à délaisser l’analyse de textes au cas par cas en faveur d’une approche touchant des ensembles de textes ou problèmes de traduction existant à l’intérieur de genres littéraires ou de périodes historiques déterminés. Considérée sous cet angle, l’étude de la littérature en traduction s’avère dynamique et fonctionnelle et permet de mieux comprendre les interférences littéraires ou historiques entre cultures différentes.

1988 : Twenty years of research on literary translation at the Katholieke Universiteit Leuven

Alors que les premières contributions constituaient la description d’une approche systémique en traduction littéraire, le présent article s’intéresse surtout à son évolution historique.

C’est en 1963 que Jiří Levý proposa de délaisser la simple juxtaposition de textes en faveur d’une approche qui incorporerait divers paramètres historiques, linguistiques, etc. Sur cette base, qui n’était pas sans rapport avec les travaux de l’école formaliste russe et de l’école structuraliste tchèque, Itamar Even-Zohar, par son approche polysystémique, et Gideon Toury, par son concept de « normes », développèrent au début des années 1970 une « théorie ouverte » permettant à la recherche historique descriptive de saisir les modèles de comportement que l’on retrouve dans le processus traduisant ainsi que leurs relations avec les cultures et littératures cibles.

Le colloque de Louvain en 1976 fut non seulement l’occasion d’une prise de contact entre les tenants de cette approche, mais aussi le point de départ d’une série de plusieurs colloques qui devaient proposer l’abandon de l’approche normative et l’adoption d’une approche descriptive ayant pour but d’en arriver à élaborer diverses théories servant de modèles plutôt que de fins en elles-mêmes. Les recherches en traduction délaissèrent ainsi ce qui n’était qu’une accumulation de faits et de dates en faveur d’une analyse du processus traductif à travers les âges et les cultures, et permirent de comprendre pourquoi divers traducteurs, confrontés à des concepts peu familiers dans leur propre culture, se voient forcés de reconstruire les textes et les messages en fonction de leur propre public.

Exigeant l’analyse de tous les paramètres entrant en jeu dans une traduction, la recherche devint rapidement à Louvain un processus d’équipe dont Lambert fut l’âme dirigeante pendant plusieurs années. Débutant par les traductions littéraires allemandes des années 1800-1850 en France, le travail s’étendit aux littératures grecque et latine. Les résultats, publiés dans The Manipulation of Litterature, permirent de constater l’importance accordée aux règles de genre dans le développement de la littérature française du dix-neuvième siècle, tant sur le plan des textes choisis pour traduction que des méthodes employées par les traducteurs. Une étude statistique démontra également qu’en Belgique (tant en Flandre qu’en Wallonie), ces règles étaient soumises à des critères très différents de ceux utilisés en France ; que ces règles, comme l’utilisation du parler populaire ou du langage soutenu, étaient assez facilement prévisibles et qu’elles s’appliquaient également aux littératures voisines pour peu qu’il y ait interpénétration. Par la suite, les projets furent étendus à d’autres aires géographiques (littératures européennes et sud-américaines) et à d’autres genres (adaptations pour le cinéma entre autres).

1991 : In quest of literary world maps

À la suite de ces recherches, il était logique de vouloir en arriver à la production de « cartes » du monde littéraire évoquées plus tôt. Toutefois, tel qu’il est démontré dans L’éternelle question des frontières : littératures nationales et systèmes littéraires, on ne peut y arriver en se basant sur les cartes linguistiques ou politiques existantes. Comment tracer le profil littéraire de pays où coexistent plusieurs langues comme la Russie ou l’Inde, sans parler de la multitude des langues à répertorier sur certains continents comme l’Afrique ? La chose eût-elle été possible, comment tenir compte des migrations historiques qui redéfinissent constamment les frontières linguistiques ? De plus, ces cartes linguistiques se basent sur la production littéraire sous sa forme écrite et publiée sous forme de livres, délaissant ainsi la production purement orale de divers peuples ou encore ces nouvelles littératures non écrites que sont le film, la télévision et la chanson populaire. Enfin, elles ne peuvent plus rendre compte de ce phénomène homogénéisateur que sont les langues dominantes de l’Internet et dont les productions littéraires virtuelles ne coïncident plus avec les frontières politiques.

Non seulement le concept de « littérature nationale » est-il un phénomène relié à l’émergence du nationalisme au XIXe siècle et n’est plus adaptable au nôtre, mais encore marginalise-t-il les peuples n’ayant pas de langue propre, comme les Belges ou les Suisses, par rapport aux peuples de la « métropole » (Britanniques, Français, Allemands, Espagnols).

La solution pourrait résider dans la superposition d’un certain nombre de cartes linguistiques, politiques, religieuses et économiques incorporant l’ensemble des paramètres qui influencent la littérature d’une société, à condition de tenir compte du fait que langage, nation et littérature sont des notions rarement synchronisées et qu’on ne peut espérer qu’elles se recoupent parfaitement à chaque période historique.

1991 : Shifts, oppositions and goals in translation studies : towards a genealogy of concepts

Dans cet article, Lambert passe en revue les différentes appellations utilisées pour décrire les études sur la traduction soit sur le plan théorique (théorie de la traduction, traductologie, Übersetzungwissenschaft, translation theory) ou pratique (translation studies), rappelant que l’absence d’unanimité sur cette question ne fait que refléter l’absence d’unanimité sur ce qui constitue le sujet même de la discipline.

Rédigé dans le cadre du deuxième symposium « James S. Holmes » tenu à Amsterdam en 1990, cet article suit de près la thèse fondamentale de ce dernier, à savoir qu’avant d’élaborer une théorie sur ce qui pourrait devenir une science de la traduction, il importe d’étudier tous les phénomènes qui s’y rattachent.

Pour Lambert, comme pour Holmes avant lui, il doit y avoir une relation étroite entre théorie et recherche descriptive. Sans recherches, la théorie n’est qu’une entreprise vaine et stérile ; la recherche, pour sa part, n’a de sens que si elle est orientée vers l’élaboration de théories dont les hypothèses seront le sujet de nouvelles recherches. S’agissant de la traduction en particulier, ces recherches ne peuvent se concevoir sans référence à la période historique dans laquelle elles ont été élaborées, d’où la nécessité de prendre en considération les phénomènes culturels qui leur sont reliés.

Dans la deuxième partie de l’article, Lambert montre comment l’oeuvre de Holmes s’inscrit au coeur du conflit entre la définition et la portée des études en traduction, conflit coïncidant avec celui opposant l’aspect linguistique et l’aspect proprement littéraire de ces mêmes études.

1995 : Literatures, translation and (de) colonization

Cet article revient pour l’approfondir sur la question des cartes littéraires et culturelles du monde ainsi que des littératures nationales en insistant cette fois sur la dimension politique de la traduction.

Lors de périodes de changements sociaux et politiques brutaux, comme l’ont été les périodes de colonisation et de décolonisation, les activités traductrices ont tendance à hiérarchiser leurs valeurs et leurs règles de conduite en fonction de l’environnement dominant, devenant ainsi partie du système politique d’une nation plutôt que de son système littéraire comme le révèlent non seulement le choix des textes à traduire, mais encore plus peut-être celui des textes qui ne sont pas traduits. Dans ce cadre, les oppositions entre systèmes ne sont plus simplement des difficultés techniques de communication, mais également des oppositions entre valeurs différentes que l’on retrouve dans le traitement des noms étrangers, des dialectes, des langages archaïques ou techniques, etc. Dans la sélection et le transfert des messages importés, la culture cible tend à faciliter la lecture de ces messages sur la base de ses propres principes. Les normes, modèles et traditions qui informent tout système culturel sont généralement établis par les forces politiques qui dirigent ce système.

Après avoir montré comment la culture occidentale et les grands maîtres français ou allemands étaient parvenus au public japonais par l’intermédiaire du chinois classique au dix-neuvième siècle, cette langue faisant office de langue de référence, Lambert cite le cas des traductions faites par les producteurs d’Hollywood pour le public européen, le doublage des films ne se faisant que pour les langues les plus importantes (i.e. payantes), les autres devant se contenter de sous-titrage. Approfondissant l’exemple belge, Lambert souligne qu’au cours des dernières années, ni les Flamands ni les Wallons n’ont traduit les grands auteurs internationaux écrivant en français ou en néerlandais, ces traductions leur parvenant par l’entremise de la France et des Pays-Bas qui choisissent les textes devant être traduits, alors qu’au dix-neuvième siècle, s’il ne se faisait pratiquement pas de traduction de textes français vers le flamand, la plupart des textes flamands traduits en français l’étant par des Belges francophones pour leurs compatriotes.

1995 : Translation, systems and research : the contribution of polysystem studies to translation studies

Probablement le plus long des treize articles du volume, c’est aussi celui qui décrit le mieux les concepts théoriques qui ont inspiré José Lambert au cours de sa carrière.

Élaborée en Israël par Itamar Even-Zohar et présentée au public européen lors du colloque de Louvain en 1976, la « théorie des polysystèmes » ou « approche systémique » retint immédiatement l’attention de Lambert, tant parce qu’elle ouvrait toute grande la porte aux recherches multidisciplinaires que parce qu’elle permettait à la recherche en traduction de se tailler une place dans le domaine de la littérature comparée.

L’article n’essaie pas de définir ce qu’est cette approche, mais plutôt de montrer comment, en visant non pas l’élaboration d’une nouvelle théorie, mais plutôt la production de modèles méthodologiques pour la recherche, ce concept a non seulement ouvert la voie à la recherche systématique en traduction, mais l’a ouvert aux autres disciplines. Elle offre ainsi un certain nombre d’outils aux chercheurs en littérature, en traduction ou en communication, sans prétendre résoudre tous les problèmes ni être la seule voie pour y parvenir ; son existence se justifie par le seul fait qu’elle permet de résoudre de façon satisfaisante plus de problèmes que les autres approches qui l’ont précédée.

Bien que le modèle systémique ait été utilisé dans plusieurs domaines, ce fut le seul à prendre la traduction comme point de départ. Cette dernière y est conçue comme une forme de communication tant au sein de la société et de la culture cible qu’entre ces dernières et celles de la société et de la culture de départ. Il est nécessaire de rechercher quels sont les paramètres que l’on retrouve chez les unes et les autres, lesquelles, sous forme de normes, expliquent la compétition que l’on trouve sur le plan de la littérature, du langage et des communications. Ce sont ces hypothèses (plutôt que ces thèses, ce qui impliquerait l’existence d’une théorie) qui deviendront des sujets de recherche.

Dans un deuxième temps, Lambert étudie l’évolution historique de cette approche, particulièrement en fonction des approches « descriptives » et « normatives » de la traduction, et de celles qui s’ordonnent en fonction du texte-source ou du texte-cible. Adoptée par plusieurs chercheurs aux quatre coins du globe, souvent sans référence directe aux principes de ses fondateurs, l’approche systémique constitue plutôt un mouvement qu’une école. Pendant longtemps, la formation des traducteurs et des interprètes a été confiée à des institutions spécialisées et non aux universités où la traduction n’était guère vue comme un domaine propice à la recherche. L’approche systémique développée à partir des travaux de James S. Holmes a permis de rapprocher institutions spécialisées et universités comme en témoigne la création de l’EST (European Society for Translation Studies) et de la SFB (Sonderforschungsbereich – Göttingen).

Au fur et à mesure que progresse la recherche en traduction et que de nouvelles normes apparaissent sur les divers continents, ces dernières tendent à confirmer certaines hypothèses formulées grâce à l’approche systémique, comme le rôle du prestige, du pouvoir et de la politique dans les traditions reliées à la traduction ; l’importance au cours des siècles du principe des « belles infidèles » en tant qu’aspect du conflit entre la source et la cible, etc. Depuis l’avènement de la mondialisation, on constate non seulement que la traduction ne se réduit pas à une question de « qualité », mais encore qu’elle doit être étudiée en fonction du rôle qu’elle joue non plus seulement dans le monde littéraire où elle fut longtemps confinée, mais également dans l’ensemble des nouveaux médias de masse et des communications.

Certes de nombreuses questions ont été soulevées à l’endroit de cette approche, des malentendus ont surgi lorsque le terme « système » n’a été utilisé que pour couvrir des notions comme celles de « nation », « littérature » ou « langage ». Depuis les années 1980, le vocable même d’ « approche systémique » a eu tendance à s’estomper. Toutefois, si elle n’existe plus guère soit en tant que mouvement ou même en tant que groupe organisé, les méthodes et les hypothèses sur lesquelles elle s’appuie ont transformé le champ des études reliées à la traduction.

1997 : Problems and challenges of translation in an age of new media and competing models

L’avènement des média et la mondialisation ont profondément transformé le monde de la traduction ; la notion de « qualité », traditionnellement associée aux notions de « similitude » ou de « symétrie », n’est plus compatible avec celle de « communication ».

La traduction à l’âge des nouveaux médias devient une activité socio-culturelle qui doit intégrer toutes les complexités du comportement humain. Une des premières questions que se posera le chercheur face à un texte est celle de l’identité des partenaires, de leur fonction et du rôle que cette fonction est amenée à jouer dans le processus de traduction. En deuxième lieu, si la traduction est une forme de communication verbale, elle s’inscrit dans un processus qui n’est pas exclusivement verbal ; l’observateur, le chercheur ou le critique devra tenir compte de tous ces éléments pour apprécier la qualité de la communication. Enfin, la traduction est à la fois texte et processus de communication textuel, c’est-à-dire qu’elle se conforme à un certain nombre de normes telles que celles du langage, de la tradition rédactionnelle, du genre et du public récepteur.

Marqué par l’explosion des médias, notre monde a repoussé les frontières de bon nombre de paramètres traditionnels. C’est ainsi que les frontières entre l’oral et l’écrit ne sont plus hermétiques : les techniques de transfert de la voix permettent de transformer un texte oral en texte écrit ; les techniques de sous-titrage et de doublage au cinéma obéissent à des règles qui n’ont plus rien à voir avec la fidélité entre les textes de départ et d’arrivée ; la traduction pour les aveugles et pour les sourds a ses propres normes. Sans parler de la traduction assistée par ordinateur que l’on a longtemps voulu ignorer, mais qui se perfectionne continuellement. La localisation sur Internet implique que plusieurs textes sont en fait des traductions qui ne mentionnent jamais l’existence d’un texte original dont, souvent, seuls quelques passages sont traduits.

Si l’on accepte que la traduction est une question de communication, il faut aussi accepter qu’elle n’est pas seulement une question de langage et que la recherche en traduction se devra de prendre le virage multidisciplinaire. La grande question est de savoir qui va planifier et organiser cette recherche dans le monde universitaire contemporain où les mérites de la multidisciplinarité sont constamment loués mais rarement mis en pratique.

1998 : From translation markets to language management : the implications of translation services

Longtemps apanage exclusif des mondes culturel et universitaire, la traduction doit de plus en plus être considérée dans le contexte du monde des affaires dont les critères sont différents des premiers. Même si les budgets consacrés à la traduction croissent rapidement, il n’en reste pas moins que les traductions s’effectuent souvent au marché noir et que les traducteurs, traités comme des subalternes, sont rarement consultés dans la planification d’un produit. La traduction étant partie intégrante de la stratégie de communication d’une société, elle devrait être considérée au chapitre de ses actifs plutôt que de son passif ; elle devrait être incorporée dans les objectifs stratégiques des sociétés et les traducteurs faire partie de l’équipe de conception d’un produit.

Ce qui est devenu l’industrie de la localisation a démontré l’avantage qu’il y a à considérer séparément le concept de langue de communication au sein de l’entreprise (devenue dans la plupart des multinationales l’anglais), et de celui de « langues des acheteurs » dans un marché multilingue. C’est à tout le moins les conclusions d’une enquête faite auprès de compagnies nationales et multinationales installées en Belgique et dont les hypothèses de départ, la conduite et les conclusions font l’objet de cet article. Ses conclusions toutefois dépassent le cadre national belge : le monde économique aussi bien que le monde politique vont devoir s’ouvrir aux réalités que le monde des affaires impose à la gestion des langues.

2000 : Cultural studies, the study of cultures and the question of language : facing/excluding the new millenium

Cet article revient sur la dimension culturelle du langage dans l’élaboration d’une identité nationale. Prenant comme point de départ un essai de Doris Sommer publié en 1996 sur le rôle de la langue dans l’identité portoricaine, Lambert se penche d’abord sur l’étude des langues dans le monde universitaire pour constater que, sauf en sociolinguistique, peu de disciplines reconnaissent un lien entre langue, culture et identité nationale. La raison en est que la norme en matière d’identité réfère à un territoire et que ce territoire est lié à l’idée d’identité. On parle de « littérature nationale » en fonction d’un territoire national où règne une langue nationale, sans se demander s’il peut exister une littérature nationale dans les pays bilingues ou trilingues ou entre pays voisins partageant une seule langue.

Dans la deuxième partie de l’article, Lambert se penche à nouveau sur la situation dans le monde des affaires, de la diplomatie et même des voyages internationaux. Force est de constater que, même dans les pays unilingues et quoi qu’en dise leur Constitution, la question linguistique est de plus en plus complexe. L’hétérogénéité linguistique et culturelle sera un des phénomènes marquant du nouveau millénaire comme le montre l’éclosion de l’enseignement des langues étrangères aux adultes. La proximité géographique de deux peuples parlant des langues différentes n’est plus nécessaire pour justifier l’apprentissage de nouvelles langues. Qu’il s’agisse d’apprendre la lingua franca du monde des affaires ou, au contraire, de rejoindre des publics cibles par la voie des nouveaux moyens virtuels de communication, le lien que l’on établissait traditionnellement entre langue et identité nationale est sérieusement remis en question et l’émergence de « sociétés de communication » signifie que les modèles qui ont existé aux siècles précédents risquent fort, dans cet environnement multilingue, de ne subsister que dans un imaginaire correspondant rarement à la réalité.

2004 : La traduction littéraire comme problème belge ou la littérature comme traduction

Le dernier article, rédigé par José Lambert sur la base des travaux d’une équipe du CETRA, se présente comme le résumé des contributions précédentes, reliant les concepts de littérature, d’identité nationale, de culture, de langue et de traduction.

Sans poser la question ouvertement, l’auteur se demande s’il peut exister une littérature nationale belge, alors que l’on continue à associer littérature et langue nationale (au singulier), l’une et l’autre conçues comme expression d’une culture unique existant au sein de frontières géographiques bien définies. Le premier constat est que, qu’elle s’exprime en français ou en néerlandais (voire en allemand et, probablement dans l’avenir aussi en anglais), il existe une telle chose qu’une littérature belge qui ne peut être confondue, par exemple, avec la littérature d’Afrique du Sud avec laquelle elle partage au moins une langue commune.

La traduction joue ainsi un rôle fondamental dans le processus de communication permettant d’affirmer l’identité d’une culture unique même lorsque celle-ci s’exprime dans plus d’une langue. « Il n’est pas difficile d’imaginer que les sociétés, littéraires et autres, méritent d’être analysées dans leurs rapports internes comme dans leurs rapports externes et que, si la littérature est pour une bonne part liée à la communication verbale, le problème des langues et donc des traductions peut difficilement être un aspect marginal. » Or, en dépit de cette thèse qui affirmerait l’existence d’une Belgique dont l’identité se « traduirait » dans deux langues, on constate en même temps que les traductions se font non plus en Belgique, mais en France et aux Pays-Bas, en fonction des priorités de ces deux pays, confirmant plutôt la thèse de deux solitudes, ou plus exactement d’un rapport exclusif entre langue et culture s’exprimant non plus sur le plan national mais bien supra-national.

La prolifération depuis la deuxième guerre mondiale d’institutions commerciales, politiques ou sociales à vocation internationale, pour ne rien dire des politiques linguistiques de l’Union européenne, vient encore compliquer les choses et montrer à quel point il est nécessaire d’en arriver à des cartes du monde littéraire qui montreraient comment les cercles concentriques représentant les différentes cultures se déplacent dans le temps et dans l’espace en fonction de centres géographiques et d’intérêts qui, eux aussi, se modifient sans cesse.

Fascinant pour quiconque veut suivre le cheminement intellectuel de l’un des pionniers des études en traduction, ce livre ne répondra probablement pas aux attentes de ceux qui voudraient y trouver un exposé complet et systématique de la pensée de José Lambert.

Même si nous avons tenté ici de suivre la trame qui relie ces articles entre eux, il n’en reste pas moins que chaque contribution se situe aux frontières de la recherche existant au moment de la rédaction tout en tenant pour acquis le bagage des connaissances antérieures. Il s’ensuit que quiconque n’est pas familier avec la théorie des polysystèmes ou même avec l’oeuvre de spécialistes comme Itamar Even-Zohar, Gideon Toury ou James S. Holmes, aura de la difficulté à en rassembler les différents éléments en un tout cohérent.

S’étendant sur une période de près de trente ans (1977-2004), ces contributions rédigées pour des colloques ou revues scientifiques montrent toutefois l’immense chemin parcouru dans le secteur des études portant sur la traduction et comment, grâce aux chercheurs réunis autour du CERA/CERTA et à partir d’une approche purement normative portant sur la comparaison de textes autonomes, on en est progressivement arrivé à une approche multidisciplinaire descriptive de systèmes et de sous-sytèmes s’interpénétrant mutuellement tant sur le plan historique que géographique et culturel.

Certes, on est encore loin d’en être arrivé à cette « carte des littératures mondiales » que souhaitait José Lambert ; toutefois, on conçoit beaucoup mieux maintenant les influences réciproques de la langue, de la culture et de l’identité nationale au sein de nos sociétés de communication ; seule une recherche multidisciplinaire où la traduction pourrait jouer le rôle catalyseur peut maintenant nous permettre d’en comprendre les ramifications.