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La retraite se dit en espagnol jubilación. Et quoi de plus réjouissant comme cadeau de départ que de voir célébrer le travail de toute une vie par des collègues et amis venant des quatre coins du monde ? Dix-huit collègues ont donc rassemblé les réflexions que leur avait inspirées l’oeuvre du professeur Michel Ballard dans ce livre traitant des aspects théoriques et pratiques de la traductologie.

Un livre sérieux qui ne se prend pas au sérieux, comme en témoigne le titre de certains articles : « Traduire les textes nobles, traduire les textes ignobles : une seule ou deux méthodes ? », « Eau de rose, eau de vinaigre, itinéraire de “vrais amis”, ou une écriture à quatre mains. »

Un livre illustrant le rôle de pont que joue la traduction non seulement entre différentes cultures et civilisations, mais également entre diverses époques au sein d’une même culture, ou encore entre différents médias comme le livre et le cinéma. Un livre qui souligne du même souffle que si les ponts rapprochent les hommes, ils rendent plus évidents ce qui les sépare et les contraintes qui en découlent.

Faute de place, il serait impossible de résumer, même en quelques paragraphes, chacun de ces articles. Nous les avons donc rassemblés sous quelques titres pour donner une vue d’ensemble des grands thèmes qui y sont traités.

Traduire la littérature ou les sciences ?

Claude Bocquet et Françoise Wuilmart s’intéressent tous deux à la traduction littéraire, le premier pour se demander s’il existe vraiment une différence fondamentale entre traduction littéraire ou « noble » et traduction technique ou « ignoble », la deuxième pour considérer la traduction littéraire comme source d’enrichissement pour la langue d’accueil.

Il devient de plus en plus évident qu’il ne peut se faire de traduction technique, que ce soit dans le domaine juridique, économique ou autre, sans une bonne connaissance des cultures dans lesquelles ces domaines ont pris naissance et ont évolué. La traduction littéraire, si elle fait, plus que la première, appel à la créativité du traducteur, exige une tout aussi bonne connaissance des cultures d’origine et de destination. Parler de « traduction créative » en l’opposant à « traduction mécanique » constitue donc un faux problème : l’une et l’autre expriment le même souci de rendre compréhensible, au lecteur enraciné dans sa propre culture, la pensée d’un auteur ayant vécu ou vivant dans un autre système culturel.

Comprendre les cultures, c’est donc comprendre ce qui se cache derrière les mots. Et Françoise Wuilmart de le démontrer par le mot français « pain » et son alter ego allemand « brot » qui, pour être une traduction fidèle l’un de l’autre, ne correspondent physiquement ni à la même réalité, ni mentalement au même contexte (beurre et café noir pour l’un ; charcuteries et bière pour l’autre). Comprendre ces différences sans chercher nécessairement à les occulter en les acclimatant à sa propre culture, c’est aussi comprendre l’Autre ; accepter ces différences, accepter que le texte en langue d’arrivée reflète l’étrangéité du texte original, c’est aussi devenir un véritable Européen.

Traduire les cultures

Mais voilà, nous rappelle Lieven D’hulst, il est des réalités, voir des sentiments, qui ne peuvent se traduire dans toutes les langues. Comment traduire l’expression « Agneau de Dieu » en lapon, langue de pays où ces animaux sont inconnus ? Comment communiquer les sentiments d’un survivant de camp de concentration à un lectorat qui n’a pas vécu lui-même cette expérience ? En rendant possible la communication intertextuelle dans le premier cas, interculturelle dans le second. D’hulst suggère d’y parvenir par l’élaboration d’une méthode d’analyse applicable à des traductions faisant simultanément l’objet de plusieurs disciplines et en intégrant la traduction dans une théorie du transfert comme le recommandait Itamar Even-Zohar.

Christine Raguet, pour sa part, ne se demande pas s’il peut y avoir une traduction transculturelle, mais plutôt qu’elles en sont les limites ? Celles-ci se trouvent souvent dans le jugement que porte la culture de destination sur la culture d’origine. Il peut s’agir d’un jugement de valeur, comme le fut longtemps le « langage petit-nègre » qui a dévalorisé et infantilisé en Europe les littératures africaines et antillaises ; ou encore d’un refus ou d’une incapacité de transcrire dans la langue cible la sonorité et la musicalité du texte source. Et de donner comme exemple la simple conjonction de coordination française « et », le ev hébraïque de la Bible qui donnerait une tout autre structure mélodique au texte de la Genèse : « Et Dieu dit… ; et Dieu créa… ; et les ténèbres couvraient la terre… », alors que celle-ci est généralement supprimée dans les traductions françaises où l’accent est alors reporté sur le mot « Dieu ».

Ahmed El Kaladi reprend ce thème sous l’angle de l’acculturation, plus spécifiquement dans le contexte de la littérature maghrébine d’expression française et du clivage culturel et identitaire qu’elle présuppose. Si Kafka écrivait en allemand et non en yiddish, si Oscar Wilde s’exprimait en anglais et non en gaélique, un Maghrébin peut-il exprimer son identité en français plutôt qu’en arabe ? À quels problèmes sera confronté le traducteur qui tentera de faire passer dans une troisième langue le biculturalisme de l’auteur ? Et de montrer à partir des traductions anglaise et arabe (égyptien, syrien) de La nuit sacrée comment celles-ci n’arrivent pas à transmettre la sensibilité culturelle de l’univers décrit par Tahar Ben Jelloun.

Traduire l’histoire

Si la traduction interculturelle jette des ponts à travers l’espace, la traduction historique le fait à travers le temps ; deux contributions y sont consacrées.

Dans le premier, Agnès Graceffa se demande s’il vaut mieux préserver l’historicité d’un texte ou au contraire l’actualiser pour en faciliter la lecture, problématique reflétant sur le plan historique l’éternel dilemme entre fidélité au texte ou à la pensée de l’auteur.

Ainsi, la problématique de l’historien-traducteur est double. Puisque celui-ci est, la plupart du temps, amené à traduire des textes d’une langue à une autre, il fait face aux problèmes interculturels mentionnés dans les articles précédents. S’y ajoute toutefois qu’à l’intérieur d’une langue, certains mots peuvent changer de sens ou de connotation psychologique d’un siècle à l’autre. Prenant comme exemple le concept allemand de Völkerwanderung (littéralement « marche des peuples ») utilisé pour décrire les déplacements de populations qui eurent lieu en Europe du iiie au vie siècle, elle montre comment ce terme, parfaitement neutre en allemand puisque le mot wanderung peut aussi bien décrire l’innocente promenade du dimanche qu’une invasion militaire, a été traduit en français par « les invasions barbares », syntagme où chacun des deux termes a une connotation péjorative. Certains auteurs allemands ont été amenés à abandonner la terminologie utilisée dans leur propre langue précisément parce que trop neutre, alors que certains auteurs français l’ont adoptée pour éviter la connotation péjorative du syntagme français.

Restant au Moyen-Âge, Fernando Navarro Domínguez s’attaque au domaine encore plus complexe de la traduction de la poésie et montre comment les quelque douze traductions espagnoles de l’oeuvre de François Villon qui en ont été faites de 1940 à 2002 sont le miroir de leur époque et de leur pays tout autant que de ceux du poète.

Le premier problème est celui du choix des textes sources. Diverses éditions critiques peuvent être utilisées : soit celle de A. Longnon publiée en 1892 et révisée en 1992 par L. Foulet et A. Lanly, celle de L. Thuasne (1923) ou de C. Thiry (1991). Il va de soi que les différences entre les textes proposés par ces éditions auront des conséquences pour la traduction. Mais les traductions elles-mêmes reflèteront aussi le contexte dans lequel évolue le traducteur. Les traductions faites en Espagne auront une autre aura que celles faites en Amérique du Sud. En Espagne, les traductions achevées immédiatement après la guerre civile, en 1940, portent la marque d’un désir d’ouverture au monde qui s’estompe dans les éditions subséquentes alors que l’Espagne s’intègre à l’Europe et adopte de nouvelles priorités.

Traduire un autre médium

Outre le passage d’une langue à l’autre, la traduction cinématographique comporte diverses difficultés techniques. Le sous-titrage pose le problème du passage du texte oral à l’écrit et se déroule par conséquent dans l’espace, alors que le doublage est soumis à la synchronisation et se déroule donc dans le temps.

Carmen Pineira-Tresmontant s’intéresse particulièrement à cette dernière en prenant comme exemple la série états-unienne bien connue, Friends. S’ajoute ici une autre difficulté, celle de traduire l’humour propre à une culture dans une autre.

Contrairement au sous-titrage, le doublage doit se conformer au mouvement des lèvres du comédien, à tout le moins lorsque celui-ci est vu de face. Ainsi, dans une séquence où Monica dira en anglais :

So, I’ll get the candles and my mum’s lace table-cloth.

le traducteur lui fera dire en français :

Alors, je fournirai les bougies et ma mère apportera sa nappe en dentelle.

Il est évident que cette traduction ne respecte pas l’original anglais. Toutefois, elle se justifie parce que Monica est vue en gros plan et que le syntagme « ma mère » a le même synchronisme que « my mum’s » tout en étant situé au même endroit dans la deuxième partie de la phrase.

Les écueils culturels sont nombreux et variés. Ainsi dans l’exemple suivant où Monica, chef cuisinière, veut éblouir ses amis avec un dessert exotique et explique :

It’s a traditional Mexican custard dessert.

Il est évident que dans une traduction espagnole, destinée principalement au public sud-américain, un dessert mexicain n’est pas très exotique ; la traduction devient ainsi :

Es un postre francés hecho a base de huevos.

À ce moment doit-on parler de « traduction » ou « d’adaptation » ? C’est à cette frontière très élusive et arbitraire séparant les deux notions que s’intéresse Michaël Mariaule.

L’adaptation peut s’entendre de deux façons, soit la transposition à la scène ou à l’écran d’une oeuvre d’un genre littéraire différent, soit la traduction libre d’une pièce de théâtre pour la mettre au goût du jour ou la rajeunir (Le Petit Robert 1986). On se souviendra que, de son temps, Cicéron recommandait déjà à ses élèves de transposer les grands orateurs grecs en les adaptant au monde romain. Plus près de nous, on peut penser à tous les procédés employés pour réduire l’altérité soit en rapprochant le lecteur de l’auteur, soit en rapprochant l’auteur du lecteur, tout en sublimant les différences culturelles.

Pour l’auteur, parler de « traduction-acclimatation », « traduction idiomatique », « traduction oblique » ou « traduction biaisée » ne fait qu’entretenir ce faux problème éternel qu’est celui de la fidélité à la lettre OU à l’esprit. Plutôt que de mettre ces deux démarches en parallèle pour mieux les opposer, l’auteur, reprenant en bonne part la démarche proposée par Bastin (1990), suggère quatre situations qui obligent pratiquement à « basculer » de la traduction à l’adaptation : l’inefficacité du transcodage lorsque certains jeux de mots, idiotismes ou parlers vernaculaires sont intraduisibles ; l’inadéquation des situations lorsque certaines réalités d’une culture sont inconnues dans la culture cible (pensons à la traduction d’Agneau de Dieu en lapon mentionnée plus haut) ; le changement de genre lorsqu’il y a passage d’un médium à un autre ; la rupture d’équilibre communicationnel lorsqu’il y a changement de destinataire, d’époque ou d’éclairage.

Si, dans l’esprit de certains, l’adaptation apparaît encore comme une trahison, il est certain qu’à notre époque, traduction et adaptation continueront de coexister, car elles sont toutes deux le reflet d’un monde en évolution où genres, médias et publics ont tendance à ne plus rester enfermés dans les limites étroites qui leur étaient fixées dans le passé.

Il arrive que la même oeuvre soit présentée presque simultanément au public dans deux médias différents. C’est le cas des Harry Potter dont Jean Peters analyse la réception en France. Pourquoi livres et films ont-ils « rassemblé » un si grand nombre d’individus par-delà les barrières culturelles ou de générations ? Ici, la traduction se fait outil sociologique. S’appuyant sur le courrier des lecteurs reçu aux Éditions Gallimard, l’auteur tente de comprendre pourquoi enfants, jeunes adultes, journalistes ou enseignants se retrouvent également dans cette oeuvre. Le lectorat de Harry Potter se compose, comme celui du Tintin d’hier dont il partage du reste plusieurs traits de caractère, de « jeunes » de 7 à 77 ans, en provenance de tous les coins du pays et de toutes les couches sociales. La grande différence est qu’alors que les jeunes lecteurs s’identifient à Harry dont ils veulent obtenir les pouvoirs magiques, les adultes acceptent d’entrer dans son univers merveilleux qui leur fait oublier la monotonie de leur propre existence.

Chez les enfants, l’identification au personnage d’Harry Potter se traduit par la liberté de ton employé à la fois dans les lettres envoyées à Harry, considéré comme un grand ami, et à K. Rowling, qui prend figure de mère putative. Chez les adolescentes, l’amitié se transforme en grand amour pour l’orphelin qui a perdu ses parents et manifeste déjà l’angoisse existentielle propre à cet âge. Mais, plus remarquable encore est le goût de la lecture, voire même de l’écriture, que Harry Potter a donné aux uns et aux autres.

Traduire et créer ou bien traduire ou créer

Les textes que nous avons résumés jusqu’à présent démontrent tous qu’il est impossible de rapprocher les cultures, que ce soit à travers le temps ou à travers l’espace, sans faire preuve de créativité.

C’est également le thème de la contribution de John D. Gallagher, « L’activité traduisante comme domaine de créativité ». S’il est difficile de définir le concept de créativité, il est en revanche relativement facile d’en constater les résultats et de cerner les procédés qui en sont l’expression. Après avoir constaté que la marge de manoeuvre du traducteur sera plus ou moins étendue selon la nature du texte à traduire (catalogue de machines-outils ou adaptation d’un roman étranger), l’auteur analyse les trois plans où le traducteur pourra déployer ses talents. Le plan lexical va des vides lexicaux (exemple : absence de terme français pour traduire le concept de beschäftigungswirksam) aux noms abstraits, en passant par les jeux de langage et les combinaisons syntagmatiques rares. Le plan syntaxique offre d’autant plus de place à la créativité qu’il est souvent nécessaire de faire appel à des procédés de traduction oblique ou à des modifications du rythme de la phrase. Enfin, le plan transphrastique oblige quelques fois à repenser complètement un texte, par exemple lorsqu’il s’agit de poésie ou de messages publicitaires devant être adaptés à des destinataires variés. La traduction ne peut ainsi être purement rationnelle ; elle doit être complétée par une approche intuitive et ludique où peut s’exercer à merveille l’imagination créatrice de personnes qui allient à une imagination fertile une connaissance poussée des règles et du génie propres aux langues qu’elles manipulent.

Désirs de traduire et contraintes, normes et subjectivité, constituent ainsi extrêmes entre lesquels le traducteur devra se tracer un chemin. Michel Ballard avait publié en 1993 un article intitulé Désirs de traduire qui visait à réhabiliter la traduction comme discipline universitaire et activité professionnelle. Lance Hewson consacre sa contribution à cet écartèlement auquel fait quotidiennement face le traducteur. Les contraintes s’exercent avant, pendant et après l’acte de traduire. Avant, elles résident dans la commande de traduction et les paramètres définis par le donneur d’ouvrage et l’éditeur. Pendant, elles sont présentes dans le texte à traduire et la lecture qu’en fait le traducteur, de même que dans le moule qu’impose la langue cible et la culture qui l’entoure. Après, elles concernent le support de publication et le public cible pressenti. Le désir de traduire, lui, se manifestera dans les choix que peut faire le traducteur : choix de ne pas tout traduire ou, au contraire, de faire des ajouts (notes de bas de page), à moins qu’il ne décide de manipuler le texte (passage du discours indirect libre au discours direct). Si la réécriture d’un texte en langue seconde peut être vue comme un geste mécanique, elle peut aussi s’avérer un geste créateur lorsque le traducteur, pourvu des connaissances linguistiques suffisantes, possède une métalangue qui lui permet de déployer ses talents et de prendre un réel plaisir à ce qu’il fait.

Myriam Salama-Carr approfondit l’une de ces contraintes, celle du traducteur dans une situation de conflit, et met en parallèle les traductions française et anglaise du récit autobiographique Ra’aytu Ramallah de Mourid Barghouti, poète et auteur palestinien. Les évènements du 11 septembre 2001 aux États-Unis de même que l’invasion de l’Irak ont mis en lumière la difficulté d’être traducteur ou interprète dans des zones de conflit et de guerre. Ce ne sont plus seulement les compétences linguistiques qui entrent alors en jeu dans le processus de communication, mais aussi le bagage idéologique et la subjectivité des uns et des autres. Et l’auteure de nous rappeler que si les ponts peuvent rapprocher les opposants, ils sont aussi la démonstration probante de ce qui les sépare.

L’ouvrage de Barghouti est ancré dans un conflit très actuel, celui de la Palestine. S’il évite de tomber dans le manifeste politique, il permet de jauger l’engagement des traducteurs. Ainsi, les notes de bas de page dans la version française et le glossaire dans la version anglaise suggèrent que l’on retrouve une tradition d’érudition beaucoup plus orientaliste dans le texte français alors que sur le plan du lexique on retrouve un souci de précision beaucoup plus poussé dans la version anglaise. Probablement par souci de fluidité, la traductrice française a simplement gommé diverses références à la perte de statut et d’identité, en parlant par exemple de « Palestiniens » là où la traductrice anglaise spécifie « the Palestinian Authority » ou encore a traduit par « à l’étranger » ce qui sera décrit comme « outside the homeland » dans le texte anglais. Ces écarts ne sont pas que le fait de conventions et de normes d’écriture ; ils font intervenir la subjectivité des traducteurs, soit par simple souci d’explicitation, soit par engagement à une cause idéologique.

Une autre contrainte, d’ordre purement linguistique cette fois, est celle des « faux amis » entre langues rapprochées comme le français et l’anglais et aux décalages connotatifs susceptibles d’en découler, soit sur le plan du registre de langue, soit sur celui de la modalité.

Corinne Wecksteen nous rappelle que l’anglais possède un double fonds lexical, l’un d’origine latine, l’autre d’origine saxonne et que les termes d’origine latine font partie du registre élevé. Employer pour les traduire un calque français risque, dans certains cas, de modifier le niveau de langue employé. Ainsi, le mot travail en anglais appartient au registre littéraire ou archaïque et se rend en français par le terme « labeur » également qualifié de « littéraire » ou « régional » par le Petit Robert. De même, le mot rapport en anglais non seulement se situe dans un registre soutenu, mais a également acquis un sème supplémentaire, à savoir celui d’harmonie. Il signifie donc un « bon rapport » ou un « rapport harmonieux ».

La deuxième connotation est celle de la modalité exprimant un jugement de valeur de la part de l’énonciateur. Ainsi, le mot populace, d’origine latine, a évolué différemment en anglais et en français. Non seulement appartient-il en anglais à un registre soutenu, mais il n’a pas obligatoirement ce sens péjoratif que lui donne généralement le français et correspond dès lors au terme de « foule ». Autre cas, plus près de nous, celui du terme appeasement qui, depuis Neville Chamberlain et l’accord de Munich, a pris en anglais un sens péjoratif que n’a pas le terme français d’« apaisement ».

Dans l’un et l’autre cas, le traducteur devra se montrer vigilant et se détacher du texte de départ pour conserver le registre adéquat ou éviter des jugements de valeur n’existant pas dans le texte original.

Teresa Tomaszkiewicz reprend ces contraintes découlant du niveau de langue et du registre lorsqu’elles s’appliquent à la langue parlée. Elle énumère sept contextes traductologiques où le traducteur doit affronter ces contraintes, allant de la traduction orale de la langue parlée, par exemple la traduction communautaire, à la traduction orale de l’écrit parlé comme l’interprétation consécutive des allocutions. Elle ne retient toutefois pour l’analyse que quatre variantes qui présentent chacune un problème particulier dans la traduction du français au polonais.

Ainsi, le texte du film Zazie dans le métro, qui choquait à l’époque tant par la forme du langage que par les sujets traités alors tabous, a été traduit cinquante ans plus tard en polonais et illustre les difficultés de traduire un texte écrit imitant la langue parlée. Un autre défi réside dans les variantes du français parlé dans différents pays francophones comme l’Acadie où se rencontrent le français, l’anglais et le chiac alors que le polonais ne possède que des variantes régionales. La traduction au cinéma offre non seulement des difficultés reliées au lexique et aux structures typiques de l’oralité, mais encore aux spécificités phonétiques réalisées oralement, surtout lorsque des termes, choquant à l’oral, deviennent inacceptables à l’écrit. Il en résulte une réception différente des registres par le public selon que l’on a affaire à une version orale ou à une version écrite. Témoin cette évaluation par un public espagnol et un public polonais du personnage d’un film, vu en version originale par le public espagnol et en version sous-titrée, et donc écrite, par le public polonais. Celui-ci était jugé crédible et son langage familier par les Espagnols, mais exagéré et vulgaire par les Polonais. Il en résulte une sorte d’autocensure de la part des traducteurs audiovisuels qui, déjà confrontés à de nombreuses contraintes techniques, auront tendance à « adoucir » le texte original.

Lorsqu’elle écrivit The Waves, Virginia Woolf voulait que l’on entende les vagues tout en lisant son roman. Aussi a-t-elle utilisé à outrance le processus de la répétition aussi bien lexicale que phonétique. Ce procédé, toléré par l’anglais, peut-il être maintenu dans la traduction française ? Pour y répondre, Cindy Lefebvre-Scodeller compare les traductions qu’en ont faites Marguerite Yourcenar en 1937 et Cécile Wajsbrot en 1993. Des quatre procédés de répétition lexicale, soit la répétition proprement dite, la réduplication, l’anaphore et la dérivation, elle n’analyse que la réduplication, c’est-à-dire la répétition d’un mot sans conjonction de coordination. En expliquant les motifs qui l’avaient amenée à présenter une nouvelle traduction, Cécile Wajsbrot affirmait qu’elle avait voulu restituer le rythme du texte original et redonner à chaque voix son écho intérieur. Du même souffle, elle soutenait que Marguerite Yourcenar avait remplacé le rythme de Virginia Woolf par son propre rythme et la vision du monde de l’auteure par sa propre vision. Or l’analyse des deux traductions montre sans doute possible que si Marguerite Yourcenar a conservé une bonne partie des répétitions à trois termes utilisées par Woolf (par exemple : For ever alone, alone, alone), Wajsbrot opte généralement par une répétition à deux termes ou occulte le problème. Si l’on s’en tient aux réduplications à deux termes (par exemple : One, two ; one, two : the heart beats in serentity,…), Wajsbrot s’est montrée beaucoup moins hésitante à conserver tous les termes de la réduplication, alors que Yourcenar tente plus souvent de conserver ces répétitions, mais sous une forme différente.

Au total, Cécile Wajsbrot élimine 47,8 % des occurrences de réduplication et Marguerite Yourcenar 42 %. Bien qu’une conclusion finale ne pourrait être tirée qu’après une analyse des quatre types de répétition, il semble bien que le français se refuse à utiliser ce procédé de façon aussi habituelle que l’anglais.

Dernière contrainte, bien différente des précédentes cette fois, celle d’une écriture et d’une traduction « à quatre mains » que nous présentent Henri Awaiss et Jarjoura Hardane. Dans leur livre, Eau de rose, eau de vinaigre, les deux complices sont tour à tour auteurs et traducteurs, à moins qu’ils n’écrivent et ne traduisent ensemble. Trois « divans » ou chapitres donc et trois thématiques différentes sous le triple signe d’écrire, de traduire et de jouir, sous-titre de l’oeuvre. Le premier chapitre, le « Divan du jasmin », fut écrit en arabe, puis fut traduit en français ; le deuxième chapitre, le « Divan du nénuphar », fut écrit parallèlement en français et en arabe ; le troisième chapitre, le « Divan du basilic », fut écrit conjointement par les deux auteurs s’exprimant tantôt en arabe, tantôt en français. On l’aura compris : cette dernière contribution, toute faite de contraintes, n’illustre pas celles-ci, mais plutôt le désir et le plaisir d’écrire et, à travers ces deux désirs, la joie de créer. Joie qui s’exprime non pas dans la maîtrise que le traducteur doit avoir des deux langues qu’il utilise, mais plutôt dans le fait qu’il doit vibrer avec chacune d’elles comme avec un instrument de musique. C’est dans cette vibration que s’effectuent la réécriture et la reformulation d’un texte en fonction du contexte intellectuel, culturel et sociologique du destinataire. C’est à cette heure du soir que « la traduction abandonne les dictionnaires pour se faire thé à la menthe ou café à la cardamome, que le bassin d’eau devient rivière ou fleuve et que les mots viennent d’eux-mêmes se reposer entre ciel et terre » tout en nous rappelant Alice au pays des merveilles. La traduction se fait création, ouvrage d’eau suspendu entre rose et vinaigre.

Traduire, demain

Il ne reste donc plus pour souhaiter de « bons jours » à Michel Ballard qu’à se poser la question : « Que sera la traduction demain ? » C’est ce que fait Antonio Bueno García. À l’ère de la mondialisation, la réponse à certains des dilemmes évoqués passe avant tout par l’évolution et l’adoption de nouvelles technologies de télécommunication qui modifieront les frontières traditionnelles entre supports oraux, écrits ou audiovisuels. L’auteur s’attache ainsi à trois secteurs susceptibles d’être modifiés en profondeur : la profession, la formation et la théorie.

En ce qui concerne la profession, nous sommes déjà en train de passer du traducteur artisanal et solitaire au professionnel technique et coopératif. Bien au fait des nouvelles technologies, faisant partie d’une entreprise, le traducteur de demain fait déjà aujourd’hui du monde entier son territoire à partir de l’ordinateur de son bureau. Si la profession de demain sera plus solide et jouira d’une plus grande reconnaissance, elle verra probablement aussi se résorber les associations professionnelles qui n’arrivent plus à unifier des gens aux profils extrêmement variés.

À l’intérieur de l’espace européen, un nouveau type de formation est en train de s’élaborer sur la base d’une homogénéisation des contenus et des méthodes dans les pays qui en font partie. Cela passe à la fois par l’implication de l’étudiant dans le processus d’apprentissage et par une transformation de l’université elle-même comme centre d’expérimentation et de recherche, au sein et non plus en marge de la société industrielle. L’université doit s’ouvrir aux professionnels qui, à leur tour, doivent être les bienvenus à l’université. La formation continue exige une nouvelle symbiose entre l’université et la société technologique.

L’heureux résultat de cela devrait être la mise au rancart du conflit séculaire entre la théorie et la pratique. Les polémiques entre écoles prônant telle théorie ou tel modèle unique devraient céder le pas à un souci pragmatique déterminé par le rôle qu’est appelée à jouer la traduction au sein du monde des communications. Selon Garcia (p. 278), « [l]’objectif premier d’une théorie de la traduction basée sur la théorie de la communication ne serait donc pas d’apprendre à traduire […] mais plutôt de comprendre la position de la traduction dans le système de la communication et d’analyser ses comportements à l’intérieur de celui-ci. » Conformément à leur philosophie pragmatique, les temps nouveaux seront à la recherche de l’efficacité et du rendement.

Certes, et le traducteur et l’interprète continueront à être soumis à une foule de contraintes, certaines d’entre elles étant liées, précisément, à ces technologies, d’autres aux langues qu’ils manipulent ; mais c’est par leur pouvoir créateur que traducteur et interprète participeront à la réussite de la communication humaine qui a été, est et demeurera le but de cette aventure plusieurs fois millénaire.