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Nombre de lecteurs se souviennent peut-être d’avoir vu à la télévision des boules de loto s’entrechoquant dans un globe en plexiglas. Dans le livre sous recension, il y a trois boules portant chacune un mot : poésie, traduction, cinéma. Elles ont sans doute une masse différente, car celle de la traduction sort peu du lot. C’est après avoir considéré le documentaire Dreaming Murakami (2017) de Nitesh Anjaan[1], tentant de restituer l’acte de traduire de Mette Holm, qui venait de mettre en danois Kaze no uta o kike (1979)[2], premier roman de l’écrivain japonais Haruki Murakari, que les trois mots phares du livre en question ont fait déclic. Trois mots : quels pouvaient être le ou les liens entre eux – autrement qu’une jonction métaphorique ? Comment élaborer leurs « relations tangentielles » (p. 15) ? Les directeurs de l’ouvrage ainsi que les organisateurs du colloque à l’origine des réflexions ont eu conscience des ambiguïtés inhérentes au projet : comment en effet susciter, sélectionner les contributions ? Sur quels critères, si les trois mots sont des boules de hasard et prêtent à des définitions plurielles ? Certes, pour les trois, le montage joue un rôle-clé (voir ch. 2, 4. 8 à 10 et 17), il y a reconnaissance qu’on ne peut pas tout dire, tout comprendre, tout montrer, qu’il y a toujours forcément du jeu dans les interprétations de chacun et les combinaisons des trois, et enfin poètes, traducteurs, cinéastes sont des présences sensibles dans ce qu’ils réalisent. Une certaine approche pourrait aussi penser à la traduction comme des mots mis en images (ce serait l’adaptation conventionnelle), comme une thématique de films (du traducteur et de l’interprète comme personnages de fiction), ou encore comme moyen de diffuser de longs métrages grâce au sous-titrage et au doublage. Ces trois aspects de la traduction correspondraient-ils aux trois parties du livre ou ces dernières sont-elles articulées selon les trois mots-clés ? Ni l’un ni l’autre.

La première partie du volume (Approches historiques) est composée de trois textes qui cherchent à établir les rapports surtout entre écriture et cinéma (ciné-mots), ou comment un certain cinéma des années 1920-1930 (à peine parlant) et des années 1960-1970 (souvent expérimental) s’est pensé par le prisme du langage verbal. Mathias Kusnierz (ch. 2) insiste avec pertinence sur le montage comme raccord mais aussi comme discontinuité, les films ne devant pas nécessairement représenter un réel ordonné, fluide. Il reprend une idée de Walter Murch, monteur de Francis Coppola, à savoir que le montage est fondé sur la perception oculaire, au rythme à la fois régulier et syncopé. Ce que les expériences en oculométrie, en traduction audiovisuelle par exemple, confirment : notre vision ne se fait pas en continu, de manière linéaire, mais par saccades et fixations. À l’image, si l’on peut dire, des écritures de Ezra Pound, de Louis Zukofsky et de Stan Brakhage (aussi au centre du ch. 9) qui sont des formes de scansion, de ruptures agencées (avec syncopes, césures, apocopes, etc.) – le discontinu étant au coeur du continu. Ce travail du rythme serait un processus de traduction inversé (d’une langue familière vers une langue étrangère), dite aussi antraduction (p. 81), ou comment sortir de ses routines cognitives, de sa zone de confort. En clôture de cette première partie, on a le manifeste de Konyves (2011)[3] qui s’interroge sur la poésie visuelle, la vidéopoésie, non simple ajout d’images à un poème, non simple illustration de ce qui est dit mais genre de plein droit sur l’écran, libérant le texte de son immobilité sur la page. Il propose alors cinq catégories de vidéopoèmes, avec des références-exemples (p. 125). Cette première partie est l’occasion de questionner l’anglais dans tout l’ouvrage : on a de fait huit chapitres en anglais, quatre en français et deux présentés en anglais suivis de leur traduction en français alors que l’introduction en français est accompagnée de sa version anglaise. Quels lecteurs l’éditeur de Limoges visait-il ? Est-ce un coup de marketing ? En tout cas, la taille des caractères du titre sur la couverture est trompeuse puisqu’elle donne à lire une prédominance du français. Dommage que nulle part les directeurs de la publication ne justifient cette coprésence, ce déséquilibre entre les langues.

Dans la seconde partie (Propositions théoriques), avec trois chapitres en anglais et deux en français, les interrogations conceptuelles se multiplient mais sans s’approfondir. Ainsi, le chapitre 7 analyse deux travaux basés sur une ballade polonaise de 1926 traduite en un court métrage allemand (2012), qui lui-même a dû s’appuyer sur une traduction en anglais du poème original pour pouvoir participer à un festival de cinéma en 2014. Dans le premier cas, on a affaire à une traduction intersémiotique ou plutôt à une transmutation de son support (p. 154), tant le film prend ses distances avec le titre, la protagoniste, la dédicace, la perspective temporelle… du poème, source d’inspiration plus qu’origine même de ce film. Dans le second cas, la traduction interlinguistique suit de près la forme et la langue idiosyncrasique du texte polonais. Dans ces analyses, apparaît une conceptualisation de la traduction qui n’est pas creusée : le poème en anglais serait fidèle, adéquat par rapport à la ballade de départ mais ne prendrait pas en compte les aspects culturels, intertextuels qui font que le film produit et reçu hors du contexte polonais (tourné avec des acteurs et dans un environnement allemands) aurait été rejeté par le festival.

Le chapitre 8 propose l’analyse de la verbalisation d’une représentation visuelle ou kinephrasis (p. 169 et 171), forme particulière d’une intermédialité (changement de médium) et de traduction intersémiotique (changement de code) puisqu’elle inclut la critique cinématographique, les discussions entre cinéphiles, etc. L’exemple étudié est la lecture d’un poème de 1998 de Bob Perelman, qui décrit le film The Manchurian Candidate de John Frankeinheimer (1962)[4], diffusé à la télévision américaine en 1974, redistribué en 1987, puis en vidéo en 1988, avant de devenir un remake par Jonathan Demme en 2004[5]. Il y a ici double transmédiation, puisqu’on passe d’un scénario à un film, lui-même adapté du roman du même nom de Richard Codon (1959)[6]. Le poème de 1998 se donne comme une extension, un commentaire du film, tout en reconnaissant ses propres dimensions sémiotiques. Dans le chapitre 9, au même titre que d’autres chapitres, l’image n’est pas perçue comme mimétique d’une réalité : l’image lyrique ou poétique a ses tours, ses rythmes, ses matières qui chevauchent les frontières des arts, d’où la notion d’effrangement (p. 186-187) pour dire, décrire les relations faites de citations, d’emprunts, d’échanges, de frictions – la « traduction » du poétique au cinéma, ou le cousinage entre image filmique et image poétique, n’est pas calque mais augmentation, transformation.

Pour le chapitre 10, poésie, traduction et cinéma sont des arts du mouvement : tous « tournent » (à la fin d’un vers, on va à la ligne ; on tourne un film ; la traduction est parfois vertere ou version, manière de retourner un texte). La réflexion est ici alimentée par le road movie de Wim Wenders : Alice in den Städten (1974)[7] et le road poem Grand’route (1918)[8] de Paul Reverdy. À partir de deux longs métrages, Partie de campagne (1946)[9] de Jean Renoir et Playtime (1967)[10] de Jacques Tati, le chapitre 11 s’interroge sur la fonction poétique comme point de vue, avec son pouvoir de suggestion, son intensité émotionnelle. Le point de vue peut être optique, imaginaire, métaphorique, dans le cadrage, dans les mouvements de la caméra, etc. On notera ici l’impact de l’intersémiotique (verbal/visuel) puisque Renoir a adapté une nouvelle de Maupassant, et de l’intermédialité puisque Tati joue non sans surprise par exemple sur l’analogie entre lampadaires et fleurs.

La troisième partie (Pionniers, explorateurs et praticiens), en cinq chapitres en anglais et deux en français, est bien inégale dans sa teneur et reflète les ambiguïtés des trois mots-clés. Elle permet aussi de souligner une absence paradoxale dans le livre : on y renvoie à des films, à des vidéopoèmes, à de la cinépoésie, mais, à part quelques images statiques inégalement réparties entre les chapitres et quelques rares liens avec l’Internet, le lecteur ne pourra jamais se faire spectateur, comme si un DVD d’extraits avait été impossible ou au pire une référence à un site Web avec tous les extraits cités. Cette absence n’est pas compensée par les trois index de noms, d’oeuvres et de notions, pourtant bien fournis (p. 343-356). Si le chapitre 12 rapproche la langue des signes américaine de certaines techniques du cinéma, notamment pour décrire des images en mouvement, il ignore l’audiodescription. Le chapitre 13 sur des sous-titrages de pièces de Shakespeare méconnaît bien des études sur de tels sous-titres, tend à déprécier les sous-titres comme relais sémantique qui serait toujours chiche, tout en négligeant le temps de la réception par les spectateurs. À partir d’un document multimédia de 2014 où art visuel se mêle à performance vocale, à percussion, à poésie, à discours critique, l’auteure du chapitre 14 préfère des références savantes plutôt que donner à entendre le document de la poétesse anglaise Caroline Bergvall. On le regrette d’autant qu’un texte sonore peut donner lieu à une variété d’écoutes, à une variation dans une écoute et donc influencer les sous-titres possibles. Dans le chapitre 15, le vagabondage à travers diverses questions ne remplace sûrement pas le visionnage du document prétendu d’avant-garde sur Chomsky, réalisé en deux temps (2010 et 2012) et censé mêler documentaire avec fiction, science avec imaginaire. Que les dialogues soient en français en voice-over ou en sous-titres, les commentaires du réalisateur français Michel Gondry transcrits en anglais par lui-même n’ajoutent rien à la longue digression sur Alexander Pope et son Essay on Man (1733-1734)[11]. L’impression laisse croire à la transgression de quelques contraintes pour mieux, au final, catégoriser. Les trois derniers chapitres s’attardent sur des créateurs. Le chapitre 16 analyse de manière subtile deux films d’Andreï Tarkovski, incarnant une parole poétique. Le chapitre 17 poursuit la réflexion sur les films-poèmes : il porte sur Tony Harrison, né en 1937, homme de théâtre mettant en scène des tragédies grecques et des comédies françaises qu’il a lui-même traduites et homme de cinéma, qui a pensé sa propre pratique de traducteur : il y aurait continuité entre toutes ses activités, en particulier grâce à la prosodie et aux techniques du son, des renvois (on retrouve par ex. Зеркало [Le miroir][12] d’Andreï Tarkovski déjà cité dans le chapitre précédent). Ici, la traduction offre des variations, produit une nouvelle version – d’où deux métaphores référant plutôt au texte de départ, celle de « l’amnésie structurale » et celle du « mur en ruines » dont les pierres peuvent être recyclées pour d’autres constructions. Elle a aussi aidé Harrison à travailler avec d’autres. Fanny Howe, née en 1940, est l’objet du chapitre 18. Il est notamment question de sa collaboration avec l’ethnologue et documentariste Robert Gardner, qui, durant le tournage de Ika Hands (1988)[13], a pris 87 photos Polaroid dans le nord de la Colombie : photos de personnes, d’animaux, d’objets. Howe a recueilli ses images et a rédigé un ensemble de poèmes permettant de les agencer, de s’interroger sur le lien narratif entre ces clichés, sur la suite rapide des images. Le tout a été publié sous le titre In & Out[14], un recueil qui n’est ni une histoire exotique ni un témoignage. D’où la référence in fine à Walter Benjamin : toute traduction a son propre parcours et est davantage que la fidélité à un original.

Je ne conclurai pas sur les relations subtiles entre poésie, traduction et cinéma. Les boules continuent de s’entrechoquer et c’est peut-être bien ainsi, plutôt que de les figer dans un espace-temps absolu. Par contre, la boule traduction paraît toujours légère. On a vu pourtant que les traductions suivent souvent un parcours sinueux, qu’entre le supposé original et le produit final il y a bien des rencontres, que des questions autour et sur la traduction intersémiotique se posent et peut-être mon compte-rendu en donne un aperçu disproportionné car ces références et allusions sont finalement peu nombreuses, peu étayées. Dans tout ce volume, la traduction est souvent et implicitement considérée comme recherche d’équivalence, d’exactitude – conception que la traductologie a depuis quatre décennies foncièrement bousculée. L’ouvrage aborde ainsi nombre de productions où images, texte, sons interagissent mais n’approfondit pas le concept-clé de traduction : que différents systèmes de signes se combinent en des formats, des réseaux complexes, ce n’est pas nouveau, et le livre nous le rappelle ; par contre, peut-on dire qu’on a toujours affaire à une « traduction » dès qu’on réfère à des signes linguistiques et non linguistiques, qu’on les interprète ? L’enjeu est magistral puisqu’il s’agit de redéfinir l’objet même de la traductologie.