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Carol Maier et Françoise Massardier-Kenney ont réalisé un collectif en deux parties dont l’objectif est de sensibiliser les universitaires américains à la spécificité du texte littéraire traduit.

Dans la première partie de ce collectif, l’accent est mis sur les principes généraux.

Carol Maier propose une méthodologie permettant aux enseignants de sélectionner une traduction parmi d’autres. Elle leur recommande de prendre tout d’abord conscience de leurs préférences personnelles, puis de consulter l’ensemble des traductions existantes et leurs critiques, de repérer les projets de traduction, de replacer les traducteurs dans leur contexte traductif et éditorial, et enfin de sélectionner la version traduite en fonction du type de cours enseigné. La richesse de ces multiples versions permettra d’alimenter le débat sur l’empan interprétatif et de susciter, chez les étudiants, une prise de conscience du rôle et de la responsabilité du traducteur, ainsi que du statut qui lui est accordé (notamment à partir des indices éditoriaux).

Rejoignant souvent les propositions de Carol Maier, Isabel Garayta suggère des stratégies visant à souligner l’extranéité du texte traduit. Selon elle, le texte poétique constitue le genre le plus à même d’exemplifier la multiplicité des axes traductifs auxquels les traducteurs se trouvent confrontés (style, temporalité, niveau de langue, toponymes…), incitant les étudiants à dépasser le stade du simple jugement de valeur.

Françoise Massardier-Kenney se propose quant à elle d’expliquer l’alarmante situation de la littérature traduite aux États-Unis. Héritier d’un paradigme aujourd’hui désuet, voulant que le langage constitue l’expression d’idées préexistantes, l’acte traductif est encore trop souvent envisagé comme « simple » transfert. Une telle conception a permis l’avènement de binarités faciles, telles que celle opposant sourcisme à ciblisme. Par ailleurs, on oublie que les languescultures font – encore et toujours – partie de l’arsenal servant à définir zones dominantes et zones dominées. Les déséquilibres occasionnés par ces rapports de force se reflètent dans les flux de traduction et privent le « centre » de réflexions nées ailleurs. Paradoxalement, les textes issus de la périphérie n’accèdent à une certaine notoriété dans leur contexte d’origine qu’après avoir été traduits vers une culture centrale. Massardier-Kenney souligne encore que, si la culture d’une société donnée a longtemps été jaugée à l’aulne de sa littérature, celle-ci n’y joue plus qu’un rôle très marginal aux États-Unis, et la part de la littérature traduite est négligeable. En 2005, elle représentait moins de 4 % (contre plus de 40 % en France) une indigence qui se reflète tant dans le milieu universitaire que dans celui de l’édition.

Fort de son expérience d’éditeur, Ronald Christ fait remarquer que la traduction ne constitue pas un frein à la publication, dont elle ne représente que 13 % à 30 % des coûts (pour les maisons d’édition Dalkey et Lumen, respectivement), les traducteurs ne percevant qu’un revenu de misère. Plutôt que de solliciter davantage de subventions à la traduction, Christ suggère de stimuler la demande, dont il explique l’extrême faiblesse par l’insuffisante consommation d’ouvrages de fiction, le manque de notoriété des auteurs étrangers et le fait que la littérature traduite soit considérée comme un pis-aller. Cette situation n’est pas sans rapport avec l’état alarmant de l’enseignement des langues et de la traduction. À leur tour, ces constats légitiment la discrimination économique et sociale dont souffrent les traducteurs littéraires.

C’est en s’appuyant sur Borges, pour qui les concepts de texte définitif et d’auteur original sont aussi absurdes que fallacieux, que Sergio Waisman invite ses lecteurs à penser le texte traduit en dehors du paradigme de fidélité envers un original. Sur le plan pédagogique, la perspective borgésienne incite à comparer différentes versions sans référence au texte de départ. Les étudiants sont ainsi encouragés à repérer les axes de signifiance du texte, à discuter des motivations (tant poétiques qu’idéologiques) du traducteur ainsi qu’à situer le texte traduit dans son contexte historique et éditorial. Borges présente d’ailleurs plus d’un atout sur le plan pédagogique ; partant, on aurait tort de négliger la valeur de sa fiction, affirme Rosemary Arrojo. En témoigne Pierre Menard, courte parodie mettant en scène un traducteur français recopiant mot pour mot le Quixote, tout en prétendant surpasser Cervantès. Suprême invisible, la traduction n’est jamais nommée, mais toujours devinée, et Menard se ridiculise dans son absurde quête de fidélité et de littéralité. Dans les autres ouvrages savamment sélectionnés par Arrojo, un traducteur abuse de sa toute-puissance masculine après avoir accédé au statut d’auteur, Calvino souligne la stérilité des entreprises de son traducteur volage (qui ne [se re]produit pas), un autre se voit rejeté lorsqu’il « améliore » un original (et enfreint un tabou). Ces illustrations du traducteur inféodé à un original à sens stable et unique, de l’autorité divine du créateur et du paradigme de hiérarchie nontransgressable (sous peine de punition babélienne) incitent les étudiants à intégrer la nécessaire position auctoriale du traducteur et à prendre confiance en leur propre autorité de lecteurs respectueux d’interprétations divergentes.

Le chapitre de Yunte Huang nous invite plutôt à réfléchir à la question générique, exemplifiée par la traduction des poèmes d’Angel Island. Ces poèmes, inscrits par des travailleurs chinois sur les murs des baraquements de leur centre de détention, témoignent de la politique d’exclusion raciale pratiquée aux États-Unis entre 1910 et 1940. La première traduction, parue dans une anthologie bilingue, avait mis l’accent sur le référentiel, vidant ces textes de leur dimension artistique. Dans la mesure où ces poèmes appartiennent au genre tibishi (« inscrits sur les murs »), Huang fait valoir la pertinence d’une médiation traductive faisant appel aux graffitis, de par la symbolique de la transgression et de la résistance de marginaux qui leur est associée, que délégitime une anthologie imprimée et vouée à une lecture individuelle.

Les auteurs de la seconde partie s’appuient sur des contextes littéraires plus délimités pour suggérer des textes à proposer en traduction ou pour les articuler à une réflexion théorique.

Brian James Baer s’intéresse à l’hybridité dont sont empreintes les littératures russe et esteuropéenne et qui reflète la grande diversité culturelle, linguistique et religieuse de ces régions. Le choix des textes à traduire a longtemps été guidé par la mise en avant d’une image de sous-développement par rapport à l’Ouest, puis par la diffusion d’une idéologie antisoviétique, expliquant le fait que les traducteurs aient traité – encore une fois – ces textes comme documentaires. Partant, Baer évoque ce risque d’« orientalisation », tout en localisant les difficultés propres à ces textes : vocabulaire de l’affect, de l’irrationnel et de la résignation ; multiplication des diminutifs (tous connotés) et onomastique allégorique. Ces identités russes et européennes, fortement marquées par des actes traductifs en tous genres, générés tant par leurs histoires impériale et coloniale, que par leur rapport au soi et à l’autre (oscillant entre désir national et aspiration cosmopolite), offrent par conséquent une certaine résistance à la traduction et confirment que la culture n’est pas ce monolithe lisse et stable que les traditionalistes nationaux voudraient bien laisser entendre.

Kathleen Ross remet elle aussi en question les mythes relatifs au concept d’identité nationale dans la culture sud-américaine hispanophone, dont elle fait valoir la nonhomogénéité, bien que le canon de cette littérature ait toujours renforcé ces stéréotypes culturels. Ross propose quelques textes rompant avec les rôles traditionnellement joués dans la famille et la collectivité. Citons ici Album familiar, de Claribel Alegría, assorti de plusieurs traductions britanniques et américaines, qui permet d’aborder la question de l’idéologie traductive, notamment à travers le choix des termes non traduits, et celle de l’impact des notes de traduction sur l’expérience lectoriale. Las genealorías de Margo Glantz, traduit par Susan Bassnett, est un récit d’immigration de minorités juives russes confrontées à un Mexique monolingue et catholique, qui donne l’occasion de discuter du traitement des emprunts linguistiques (russes et yidiches) et de l’ajout d’un glossaire dans la traduction. Le chapitre de Kelly Washbourne constitue une autre forme de critique du canon littéraire latino-américain. Les nouvelles littératures d’Amérique latine, notamment celles des groupes McOndo et Crack, viennent brouiller les frontières géographiques et rendent obsolète leur superposition à des découpages linguistiques précis puisque l’on trouve aussi bien une littérature hispanophone « originale » publiée aux États-Unis que des écrivains latino-américains adoptant l’anglais comme langue d’écriture. La récente anthologie de Cristina Garcia, réunissant textes hispanophones traduits et textes anglophones, d’auteurs tant mexicains que chicanos, écrivant sur ou depuis les États-Unis, sur ou depuis le Mexique, illustre bien ces propos et vient démentir les affirmations traductologiques d’EvenZohar, voulant que les littératures marginales aient besoin de la traduction (mais pas celles du centre), ou encore que la sélection des textes à traduire soit liée à une lacune dans la littérature d’arrivée.

C’est le paradigme d’écriture-en-traduction que Paul Bandia fait valoir à propos de la littérature africaine, en majorité europhone. Lors de son apparition dans les universités américaines, elle a été présentée comme monolithique, sans tenir compte des politiques coloniales divergentes, et enseignée pour sa valeur documentaire (assouvissant la soif d’universitaires eurocentriques) et non comme objet littéraire, souvent traduit, qui plus est. Or, il convient d’insister sur l’individualité et la valeur orale de ces écritures, dont les enjeux langagiers (plurilinguisme, sociolectes) correspondent à des formes esthétiques de résistance et de contestation qui appelleraient, selon Bandia, un cadre critique afrocentrique. Bandia soutient ainsi la proposition d’Appiah (thick translation) visant à rendre la traduction visible, bien qu’elle aussi comporte un risque d’anthropologisation littéraire.

Dans le contexte traditionnellement multilingue d’Asie du Sud (favorisant une surconscience traductive ?), la traduction est évaluée non pas en sa capacité à reproduire un original, mais à le revitaliser, indique Christi A. Merrill. La plupart des communautés de cette région ont dû disputer leur statut linguistique en traduisant/régénérant l’un ou l’autre des grands textes sacrés. Ces différentes interprétations permettent de repérer relations de pouvoir et tensions (caste, sexe) ainsi que les valeurs sociolectales attribuées aux différentes langues à l’oeuvre dans le texte (perdues dans la traduction monolingue anglaise). Merrill souligne encore les efforts de Katha, maison d’édition indienne militante, qui reconnaît tant ses auteurs que ses traducteurs, met un point d’honneur à associer choix esthétiques et considérations idéologiques, et tente de désamorcer le potentiel de violence des divisions linguistiques en Asie du Sud.

Aoyama et Wakabayashi abordent la complexe représentation de l’individu dans la littérature japonaise et sa problématique réactivation en traduction anglaise. Si le système confucéen prônait un effacement de l’individu par rapport à l’identité collective, le côtoiement des littératures occidentales a néanmoins contribué à l’avènement de négociations cherchant un équilibre. Les premières traductions en anglais, optant pour le I (unique et neutre), ont oblitéré la complexité identitaire que permet la langue japonaise, les pronoms personnels singuliers étant fonction des hiérarchies, classe, genre… Les quelques textes suggérés par les auteurs permettent de commenter des stratégies traductives plus récentes, notamment celles parvenant à restituer les relations hiérarchiques entre personnages et l’onomastique signifiante.

C’est de fiabilité qu’il est question pour Chana Bloch, dont l’approche exégétique vise à dénoncer la manipulation de textes religieux. À partir de l’exemple du Cantique des Cantiques – à l’origine, un récit poétique amoureux – Bloch montre la récupération religieuse opérée lors de la traduction. Selon Bloch, la terminologie hébraïque du Cantique des Cantiques n’est pourtant pas équivoque : elle véhicule la sensualité, la sexualité et l’agentivité de la femme (égale de l’homme). Ce modèle d’érotisme séculaire a inspiré la poésie hébraïque moderne, notamment celle du grand poète Amichai, qui récupère la teneur initiale de ce texte détourné. Si Amichai s’appuie sur des références religieuses pour critiquer la place de la femme dans la société israélienne, Bloch souligne la difficulté de la tâche pour la traductrice confrontée à une intertextualité biblique très susceptible d’échapper aux lecteurs de la traduction.

Les trois auteurs qui suivent proposent un recensement littéraire et traductif. Michelle Yeh commence par une rétrospective de la littérature chinoise. Elle fait notamment valoir que la Chine possède la plus longue tradition littéraire au monde, dont elle souligne le caractère laïc. La poésie, institutionnalisée, a prédominé jusqu’au xxe siècle, jusqu’à la légitimation de la fiction. Aujourd’hui, les best-sellers sont en grande majorité des romans traduits. Aux États-Unis, si la poésie chinoise (traduite) jouit depuis longtemps d’une certaine notoriété, la fiction gagne néanmoins du terrain depuis les trente dernières années, stimulée par une série d’adaptations cinématographiques à succès. Yeh conclut par une sélection de textes traduits, et encourage à lire les différentes versions comme autant de regards possibles sur une oeuvre qui ne livrerait pas immédiatement toutes ses facettes. Niels Ingwersen et al. offre un panorama commenté des différents genres de la littérature scandinave, qu’il ponctue de remarques sur les difficultés traductives (termes « intraduisibles », stratégies pour restituer la hiérarchie des formules d’appel perdues dans le you anglais). Il signale par exemple que la poésie a longtemps été orale et chantée, incitant les traducteurs à mettre l’accent sur les structures audibles et que la teneur orale est également valable pour les textes d’Andersen, ou encore l’importance des références culturelles et des techniques narratives (euphémisme) dans les sagas et récits épiques. Ingwersen souligne également la place importante des femmes, tant comme auteures (notant au passage le cas de Blixen [Dinesen] qui s’est auto-traduite) que comme personnages de fiction, et conclut en insistant sur la grande individualité des écritures du xxe siècle. Allen Hibbard recense les principaux ouvrages de littérature arabe traduits en anglais, souligne la progression des traductions depuis les années 1990, tant sur le plan qualitatif qu’éditorial, et aborde au passage quelques problématiques traductives, notamment la diglossie entre langue écrite (fusha) et orale (‘ammiya) et la nécessité – ou pas – de davantage contextualiser pour le lectorat anglophone (dans la mesure où cette contextualisation pourrait être associée à une stratégie exotisante). À l’issue d’une sélection personnelle, il souligne l’engouement particulier envers la littérature arabe féminine, qui offre un large éventail d’ouvrages pouvant être étudiés de manière interdisciplinaire.

Ce collectif, qui ne s’adresse pas à des traductologues, est riche d’une pluralité d’approches. Si le souci du pédagogique constitue un fil directeur indéniable (confirmant l’objectif annoncé par les directrices de publication), on y trouve des essais théoriques et complexes côtoyant des chapitres proposant plutôt un inventaire d’une région littéraire donnée. Ce large registre répondra sans doute à la diversité des lecteurs ciblés, des moins sensibilisés au « fait traductif » aux plus rompus à ses paradigmes.