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Le lecteur attentif de Meta aura peut-être remarqué un changement dans les dates de publication des numéros : le 58(1) est paru en avril, le 58(2), en août et le présent numéro porte la date de décembre 2013. De fait, nous passons de quatre numéros à trois ! Il faut dire que le nombre d’articles a considérablement augmenté au fil du temps : en 1966, Meta publiait 4 numéros totalisant 160 pages, avec 16 articles auxquels s’ajoutent les rubriques « Les outils du traducteur » (10 textes) et « Problèmes et solutions » (3 textes) ; en 2012, sont parus 4 numéros totalisant 1092 pages, soit 59 articles (plus les présentations) et 18 recensions d’ouvrages, c’est-à-dire un volume de texte presque sept fois plus important. Depuis le début des années 2000, en fait, la revue flirtait régulièrement avec le millier de pages publiées par an et je suis heureuse de souligner une fois encore l’énorme travail de développement et de diffusion réalisé par André Clas au cours des quarante années qui l’ont vu à la barre de Meta (voir mon éditorial du premier numéro de 2009).

Depuis presque six ans, nous avons voulu renforcer les exigences de qualité de la revue afin qu’elle demeure un leader dans son domaine. L’ampleur du travail fait dans cette optique et les ressources disponibles imposent ainsi de diminuer le nombre d’articles publiés. Elles m’incitent par ailleurs à commenter la plus-value offerte aux auteurs autant qu’aux lecteurs par l’équipe éditoriale des revues, dans un contexte où l’accès libre est prôné dans différentes sphères de la publication savante – sujet sur lequel je compte revenir dans le prochain et dernier éditorial de mon mandat à la direction de Meta.

Tout commence, bien sûr, par la soumission d’articles admissibles dans une revue savante, tels qu’ils sont définis par les organismes subventionnaires. Ceux-ci reprennent, en fait, les pratiques d’excellence généralement admises dans la communauté universitaire : le contenu des articles doit être issu de travaux de recherches originaux et faisant référence à des sources primaires, ne pas avoir été déjà publié, et être soumis à un « rigoureux processus indépendant d’évaluation par les pairs[1] ».

Dans le cas de Meta, l’évaluation est assez complexe en raison du grand nombre de thématiques couvertes par les articles, de l’origine variée des auteurs et de la multiplicité des langues en jeu. Il faut parfois avoir recours à trois personnes pour s’assurer de couvrir l’ensemble des paramètres d’un article. C’est pour cette raison que sont sollicités un très grand nombre de chercheurs partout dans le monde, en plus des membres du comité éditorial et du comité scientifique. J’en profite pour les remercier chaleureusement, d’autant plus que le dernier numéro de l’année est l’occasion d’en publier la liste. Leur temps et leur expertise, dont profite la revue, sont d’une valeur inestimable.

Une fois l’article accepté – et de manière générale nous nous limitons maintenant aux articles ne demandant que des corrections mineures – les auteurs procèdent aux corrections demandées par les évaluateurs. Ensuite, la mise en forme des articles selon la feuille de style et les différentes étapes de vérification sont fondamentales, et c’est là que l’équipe éditoriale intervient. Le formatage des articles et leur vérification constituent un processus très exigeant. Au fil des numéros, nous avons dû adapter la feuille de style à toutes sortes de situations particulières, tant en ce qui concerne les langues utilisées dans les citations ou les exemples que la nature des exemples eux-mêmes. Ainsi, en plus des langues romanes et germaniques, sont également représentées les langues orientales, sémitiques ou indo-iraniennes. Cet état de fait a imposé l’usage de repères typographiques permettant de les identifier instantanément par rapport à la langue de l’article (italiques, souligné, gras ou combinaison, police Courier pour le latin). Parmi les exemples les plus complexes à formater, citons les dialogues de film avec sous-titrage, doublage ou voix hors champ, surtout s’ils sont accompagnés de gloses ou de rétrotraductions, voire de commentaires de l’auteur et même de translittérations.

Une attention particulière a été portée au mode de citation : quoi de plus étrange que de voir une oeuvre de Shakespeare dont le titre est traduit et qui est datée de 2005 ? Bien sûr, tout le monde est censé connaître Shakespeare, mais surtout dans certaines cultures et avec une certaine formation, et il faut penser aux étudiants. Le principe de fond, surtout, est qu’il faut faciliter la lecture savante, qui se caractérise par la mobilisation systématique d’une pensée critique et d’une mise en relation avec d’autres travaux : alléger ce travail en évitant d’avoir recours à des sources externes pour vérifier certaines informations est crucial. Nous avons ainsi adopté une méthode dans laquelle la date de l’oeuvre originale est citée, et si elle est n’est pas précisément connue, une période ou le siècle sont tout au moins indiqués. Meta étant une revue de traductologie, il était légitime de mentionner systématiquement le nom des traducteurs, avec la date de la traduction. La rédaction des références bibliographiques occasionne parfois de sérieux maux de tête, lorsqu’il s’agit de la réédition de la n-ième traduction de la troisième édition d’une oeuvre ! Nous avons aussi distingué les références aux travaux de recherche et celles aux corpus à l’étude, ces dernières étant indiquées dans des notes ou en annexe. Enfin, nous demandons aux auteurs d’éliminer les références non citées (ce qui est nécessaire pour un calcul « moins erroné » des facteurs d’impact, point sur lequel je reviendrai également dans le prochain éditorial). Tout ce travail a été mené en collaboration étroite avec les auteurs et les directeurs délégués des numéros spéciaux et nous les remercions également pour leur disponibilité et leur rapidité à nous répondre. Nous avons été, de notre côté, très sensibles à leurs remerciements pour le soin apporté à la préparation des articles.

En examinant de près ce travail à la fois chronophage et exigeant, j’en suis arrivée à envisager de plus en plus le formatage des articles et la conformité à un style non pas comme une tâche laborieuse, ou un mal nécessaire et coûteux, mais comme un dispositif à la fois esthétique et sémiotique dont la fonction est souvent sous-estimée. Esthétique d’abord, car il est vrai que l’oeil accueille favorablement la régularité de la présentation, la mise en page, les polices spéciales soulignant les titres, les sous-titres, les noms d’auteurs, etc. Sémiotique, surtout, car tout cet appareil correspond aux fonctions bien connues des différentes parties de l’article savant et donc facilite le repérage de la structure. L’importance de cette sémiotique particulière devient encore plus évidente lorsqu’il faut vérifier la reférenciation au sein de l’article lui-même ou vers des données externes. On mesure alors le caractère multidimensionnel d’un contenu savant, projeté à plat sur le papier – encore que le format électronique conserve dans une certaine mesure cette multidimensionnalité : l’article, muni de ses multiples renvois, bibliographiques ou intertextuels, avec ses exemples et ses citations, équivaut en fait à un graphe. Situé à l’un des extrêmes du continuum de communication entre les chercheurs et le public (le terme de continuum est emprunté à Jacobi [1985])[2], l’article savant constitue le support local et incarné d’une portion du vaste réseau du savoir en construction – ou des connaissances accumulées (selon les obédiences à saveur constructivistes ou positivistes de chacun), et toute incohérence au sein de ce réseau de renvois en affaiblit la portée.

Ainsi, le travail éditorial ne se limite pas à vérifier les virgules et les espaces (encore qu’il y aurait long à dire sur les conséquences sémantiques d’une virgule mal placée), mais bien à appréhender la cohérence du texte et sa signifiance, son sens émergent. Ce travail sur la cohérence commence avec l’évaluation par les pairs, lesquels, s’ils portent assurément un regard critique sur la cohérence interne du travail, jugent cependant en priorité la cohérence de l’article avec le domaine dont il relève : autrement dit, une cohérence que je qualifierais d’externe, qui s’intéresse à son originalité, sa pertinence, bref, sa place au sein du discours des chercheurs. Il se termine avec le travail éditorial mené au sein de la revue, qui se concentre davantage sur la cohérence interne de l’article, même si le travail au niveau de la cohérence externe est également présent, mais davantage en termes de vérification ultime que de jugement autorisant ou non la publication. C’est une autre forme de continuum, un continuum se situant au niveau du processus de publication.

Bien évidemment, le premier à mettre en place le réseau de référenciation rendant l’article signifiant, c’est l’auteur lui-même. Un article non publiable se repère en premier lieu par les ruptures de cohérence – non-pertinence, absence de nouveauté, référenciation à d’autres travaux insuffisante… tout cela, c’est la cohérence externe. Si la cohérence interne est affectée, ce sera en premier lieu par des manques méthodologiques – et là, ça se termine très vite. Un travail méthodologiquement invalide ne pouvant mener nulle part, il faut reprendre la recherche avant de publier. Si la méthode et les résultats sont là, il se peut que l’auteur doive reprendre la manière de présenter ces derniers, et surtout, de les discuter : on tombe alors dans les corrections majeures, qui peuvent aussi comprendre les améliorations des sections introductives, c’est-à-dire la mise en situation du travail, l’état de la question et l’exposé de la problématique. Si les modifications demandées sont ponctuelles ou n’ont pas trop d’ampleur, ou si le format doit être repris, il s’agit de corrections mineures (cela dit, l’expérience montre que les articles les moins soignés sur le plan du format et du suivi de la feuille de style sont généralement rejetés d’abord pour les raisons de manque à la cohérence explicitée plus haut).

Mais même si l’auteur suit au mieux la feuille de style, il est rare qu’il en maîtrise tous les arcanes, et tout particulièrement, comme nous l’avons évoqué plus haut, à cause de la nécessité d’innover régulièrement pour rendre compte de particularités émergeant au fil des textes. En fait, un article n’est jamais aussi bien édité que par un chercheur aguerri ou tout au moins sous sa houlette – et j’adresse ici mes remerciements aux assistant(e)s à l’édition qui n’ont pas ménagé leurs efforts, tant pour la communication avec les auteurs que pour le travail sur les textes.

La sémiotique particulière de ce genre textuel porte à conséquence et elle peut se révéler complexe à analyser. Je suis fermement convaincue que, dans un contexte où le financement des revues est soigneusement évalué par les organismes subventionnaires – et on ne peut que saluer cette exigence de rigueur dans la gestion des fonds publics – la plus-value apportée par le travail éditorial des revues doit être fortement soulignée et il est nécessaire qu’elle soit appuyée convenablement. Le problème, c’est qu’elle n’est pas clairement manifestée. D’une part, le travail est en très grande partie bénévole : les évaluations par les évaluateurs externes et les membres des comités, pour commencer, ainsi que celui des directeurs délégués. Le travail des directeurs de revue ou des éditeurs en chef l’est souvent également. Les coûts apparents concernent essentiellement les assistant(e)s – indispensables, surtout si leur formation est bonne, et quoi de mieux que des étudiants avancés formés en révision au sein d’un programme de traduction – et de la publication elle-même : mise en page et graphisme définitifs, impression, transfert en format électronique. Dans la poursuite des remerciements associés au présent éditorial, j’en profite pour remercier le travail de nos partenaires, les Presses de l’Université de Montréal pour la version papier et Erudit pour la version électronique.

Toutefois ce travail profond sur la sémiotique du texte passe relativement inaperçu, car il est souvent confondu avec un simple travail de vérification de la ponctuation et de la mise en page : autrement dit, que ceux qui pensent que l’on peut sans trop d’efforts convertir un tapuscrit prêt à l’emploi en document PDF pouvant être diffusé immédiatement se ravisent. Il ne s’agit pas d’une promenade d’une heure ou deux à travers le texte. Le travail de fond, le plus essentiel, n’est pas l’impression papier, ni même la diffusion en format électronique, même si les écueils techniques à surmonter pour mettre en ligne une revue aussi complexe que Meta sont importants, et que la maîtrise des paramètres multiples et changeants de l’édition numérique requiert des compétences approfondies autant que spécifiques. C’est avant tout celui de l’auteur, puis l’appareil critique de l’évaluation et, enfin, le processus éditorial, qui interviennent en tant qu’appui à la démarche de publication – plutôt que comme appareil de sanction : la rigueur n’exclut pas la bienveillance.

Bien sûr, je ne veux pas chercher à hiérarchiser les différentes composantes de l’édition d’une revue savante. Tous les maillons sont importants – depuis la rédaction de l’article par les auteurs, en passant par le travail d’évaluation et d’édition, jusqu’à la diffusion en version papier et en version numérique. Ce que j’ai essayé de faire, en fait, c’est de donner une voix à un travail obscur et ingrat qui sera presque totalement invisible une fois terminé. Car une fois embelli, paré pour la publication, l’article sera – et c’est légitime – l’expression de la voix de l’auteur. Tant il est vrai que tout travail éditorial, peut-être plus encore que la traduction, et cela qu’il s’agisse d’article savant ou d’oeuvre littéraire, est voué irrémédiablement à l’effacement.