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La publication de l’ouvrage Modern Italian Poets. Translators of the Impossible vient judicieusement combler un vide béant dans la construction d’un discours traductologique sur la reconnaissance et la compréhension d’une approche théorique détaillée des liens privilégiés qu’entretiennent la traduction et la poésie dans la culture italienne, principalement à partir de la seconde moitié du vingtième siècle. Ce domaine de recherche, généralement négligé par les traductologues[1] – hormis une poignée de spécialistes avertis –, constitue précisément le thème sur lequel se pencha Jacob Blakesley (né en 1978), jeune chercheur à l’université de Leeds (Leverhulme Early Career Fellow), dans la thèse de doctorat qu’il défendit à l’université de Chicago en juin 2011. Effectivement, dans l’ensemble, Modern Italian Poets est une version remaniée de sa thèse intitulée A History and Analysis of « Quaderni di Traduzioni ». Soulignons que tant dans la version universitaire que dans la version éditée par les Presses de l’Université de Toronto, une préoccupation manifeste de restaurer l’éclat d’antan nimbant la traduction en Italie prédomine. Force est de constater que, de nos jours, on a relégué trop hâtivement aux oubliettes un examen attentif du rôle et de l’importance de la poésie dans la culture italienne et, de manière plus générale, de la traduction de ce genre littéraire aux exigences si particulières. Par conséquent, une réceptivité accrue envers l’ensemble des productions théoriques provenant de l’Italie vient accroître d’une manière inestimable la somme des connaissances sur la traduction de la poésie et, en corollaire, sur l’importance de la traduction chez de nombreux poètes italiens. Le traductologue et philosophe français Jean-René Ladmiral, éminemment conscient de la valeur de la vie intellectuelle en Italie[2], a d’ailleurs souligné à maintes reprises l’importance de la traduction dans le pays de Dante :

Les pays latins ont longtemps été beaucoup plus exportateurs qu’importateurs en matière littéraire … Mais il est bien clair que, dans le monde où nous vivons, cette relative autonomie culturelle appartient maintenant au passé et que les choses ont sur ce point complètement changé.

C’est particulièrement net en Italie. C’est beaucoup moins vrai en France, où il subsiste quelque chose que l’on pourrait appeler une certaine inertie à la traduction. Au point que l’on se prend parfois à regarder avec envie de l’autre côté des Alpes, car on a l’impression que « les italiens traduisent tout… », et dans certains domaines, l’italien pourra être la langue-cible couramment utilisée pour avoir accès à des livres dont il n’existe pas encore de traduction française

Ladmiral 1980 : 38

Modern Italian Poets adhère sans réserve à ce mouvement de mise en valeur historiographique et analytique des apports théoriques contemporains typiquement italiens en traductologie. Outre l’importance des thèses énoncées et la justesse des analyses présentées, l’ajout d’une impressionnante annexe colligeant l’ensemble des traductions réalisées par cent-cinquante-quatre poètes italiens allant de Paolo Buzzi (1874-1956) à Flavio Santi (né en 1973) doit être loué (p. 223-270). Soucieux de respecter une méthodologie stricte, l’auteur énonce clairement les critères de sélection qui ont présidé de manière rigoureuse à l’élaboration de cette annexe. À elle seule, cette source documentaire contribue à faire du volume un apport inestimable à l’état des connaissances actuelles sur le rapport entre la poésie et la traduction de cette dernière en Italie.

L’ouvrage de Blakesley aspire, plus précisément, à rendre intelligible la singularité d’un genre littéraire novateur et typiquement italien, nommément les Quaderni di traduzioni : la traduction occupe une place de choix dans l’activité pratique et la réflexion théorique d’une catégorie de poètes qui entretiennent un lien étroit avec la traduction. Contrairement aux anthologies traditionnelles dans lesquelles la traduction de poèmes d’auteurs classiques (Grecs et Latins) était favorisée et réalisée par des intellectuels ou des lettrés, les Quaderni sont essentiellement l’oeuvre de poètes de renom qui ont traduit d’autres poètes, bien souvent contemporains, et qui s’expriment dans différentes langues nationales modernes (p. 12). Les poètes rattachés au genre des Quaderni di traduzioni sont désignés par le terme poeti-traduttori [poètes-traducteurs]. Le terme poeti-traduttori (poeta-traduttore au singulier) désigne spécifiquement des poètes, au sens strict du terme, qui cumulent également la fonction de traducteur – ne dédaignant pas, à l’occasion, traduire des textes de toutes sortes pour des raisons essentiellement pécuniaires – et surtout celle de critique littéraire. C’est cette conjonction tripartite – dans laquelle la notion de critique joue un rôle prépondérant – qui singularise la notion de poètes-traducteurs. Le réputé critique littéraire italien Pier Vincenzo Mengaldo (né en 1936) présente la définition suivante du poète-traducteur :

Ma il fatto è che molti dei maggiori poeti-traduttori […] sono stati poi grandi o importanti critici in senso stretto […] E infatti, un aspetto che distingue, globalmente o mediamente, l’Italia del Novecento da altri paesi non è tanto la frequenza di poeti traduttori d’ordine primo o massimo (ognuno può far subito nomi illustri per la Francia, la Spagna, La Germania e i paesi di lingua inglese), quanto per il fatto che tanti si collochino al centro del triangolo poeta-critico-traduttore, con tutte le osmosi, ma anche gli urti relativi.

Mengaldo 2007 : 3

De fait, bon nombre des plus grands poètes-traducteurs […] furent d’extraordinaires ou d’éminents critiques au sens strict. En fait, un aspect qui singularise, dans l’ensemble ou en moyenne, l’Italie du XXe siècle par rapport aux autres pays n’est pas tant la fréquence des poètes-traducteurs de premier ordre ou rang (chacun peut immédiatement en mentionner autant pour la France, l’Espagne, l’Allemagne et les pays anglo-saxons), que le fait que ces derniers se situent au centre du triangle poète-critique-traducteur, avec tous les rapprochements mais également tous les conflits que cela implique

Mengaldo 2007 : 3 ; notre traduction

Influencé notamment par les recueils de traduction de Giuseppe Ungaretti (Ungaretti 1936)[3] puis de Leone Traverso (Traverso 1942)[4], c’est toutefois à l’illustre poète-traducteur Eugenio Montale (1896-1991) qu’on attribua la paternité des Quaderni di traduzioni. De fait, c’est justement à partir du recueil de Montale intitulé Quaderno di traduzioni [Carnet de traduction][5], publié en 1948, que l’item lexical « cahiers de traduction » devint le terme canonique pour désigner des anthologies de poèmes lyriques en traduction réalisées par un poète de prestige. « It is certainly meant to indicate less an organic poetry book or a canzoniere, than a humble notebook of translation exercises, or “crumbs” (briciole) » (p. 69). C’est précisément dans la combinaison de la nature particulière du genre « cahier(s) de traduction » avec celle de l’anthologiste lui-même, nommément son statut de poète-traducteur hautement estimé, que réside la spécificité du nouveau genre littéraire. Blakesley énumère six attributs qui qualifient et identifient en propre le genre Quaderni di traduzioni : 1) un poète-traducteur unique participe à la traduction et au choix des poèmes traduits ; 2) uniquement des traductions et non pas un mélange de traductions et d’oeuvres originales entrent dans la composition de Quaderni ; 3) les Quaderni sont principalement composés de traductions de poèmes et, beaucoup plus rarement, d’extraits de pièces de théâtre ou de textes en prose ; 4) habituellement, on note le caractère multilingue des poèmes traduits ; 5) absence d’une prétention à l’exhaustivité ou au caractère canonique des poèmes traduits ; 6) finalement, on relève la présence d’une introduction dans laquelle un poète-traducteur expose clairement son projet de traduction.

Dans Modern Italian Poets, l’auteur analyse et commente les Quaderni de cinq poètestraducteurs italiens : Eugenio Montale, Giorgio Caproni, Giovanni Giudici, Edoardo Sanguineti et, finalement Franco Buffoni. La sélection nous semble équilibrée et représentative de la diversité des courants présents et influents en Italie : non seulement les poètes-traducteurs retenus appartiennent à différentes générations mais des styles poétiques qui leur sont propres les singularisent (p. 23). On ne saurait contester la présence de Montale tant son nom est lié à l’émergence des Quaderni di traduzioni. Le prestige dont il jouissait n’est pas étranger à l’influence qu’il exerça sur d’autres poètes-traducteurs qui, dans l’orbe de Montale, se mirent également à traduire des poèmes qu’ils publièrent dans des Quaderni. « It was Montale, indeed, whose title Quaderno di traduzioni gave the name to this new genre, and the same title was used not only by other poet-translators but also by editors of posthumous works. » (p. 18). Montale porta une attention particulière à la traduction de poèmes de langue anglaise qu’il s’efforça de domestiquer en italien. En outre, l’idéal, via la traduction, de la création d’une nouvelle oeuvre d’art indépendante du poème d’origine trahissait son adhésion à la philosophie de Benedetto Croce. « Montale strives to create a poem not a translation » (p. 88). Caproni, se mouvant pareillement dans le sillage de Croce, traduisit principalement des poèmes de langue française qu’il s’efforça également de domestiquer en italien par l’entremise d’équivalences imaginatives (c’est-à-dire par la création de vibrazioni (vibrations) similaires lorsqu’il s’agissait de poèmes rimés ou, en l’absence de rimes, par l’utilisation d’une technique de compensi (compensations). On observe chez Giudici une combinaison intéressante entre, d’une part, un grand nombre de traductions de poèmes anglosaxons et, d’autre part, la traduction de poèmes rédigés dans des langues mineures telles le russe et le tchèque. Contrairement à Montale et Caproni, Giudici cherche à exotiser la langue de la culture cible. Chez lui, l’esthétique de Croce où était proclamée l’impossibilité de la traduction cède sa place à une approche théorique s’alignant sur les principes constructivistes de Tynjanov. Les Quaderni de Sanguineti se démarquent de ceux des autres poètes italiens dans la mesure où il y a une nette prédominance de traductions de pièces dramatiques. À l’instar de Guidici, ses traductions visent à dépayser le lecteur. Le maître mot dans ses traductions exotisantes est celui de travestimento (parodie) et ses modèles théoriques sont Walter Benjamin et Bertolt Brecht (principe de Verfremdung [aliénation]). Franco Buffoni (né en 1948) est également influencé par Luciano Anceschi, mais surtout par Henri Meschonnic, car il soutient que toutes les traductions doivent être perçues comme des rencontres de différentes poiétiques. Un traducteur doit aspirer à

make the most of [valorizzare] the encounter / clash between the poetics of the translator and that of the translated author, with the consequence, in the happiest vases, of producing a text worthy of entering into the poet-translator’s Quaderni di traduzioni ; then of becoming part in every respect, of his work, of the canon.

p. 204

Pour un ouvrage de cette qualité analytique et historiographique, l’occurrence de coquilles dans la transcription de certains vers vient malheureusement légèrement ternir l’image de marque du volume. Pour un lecteur francophone, cela est d’autant plus regrettable que des coquilles apparaissent uniquement dans la transcription de vers en français. Nous observons notamment l’absence d’une virgule entre « confondant » et « et » dans la citation d’un vers du poème À la désespérade de René Char : « Poète confondant (sic) et sois heureux, » (p. 107). Du même poète, certains vers tirés du poème intitulé Tu es mon amour depuis tant d’années sont mal orthographiés : « Sans en répandré (sic) le secret » ; « Trouve enfin sa separation (sic) » (p. 109). Dans un vers d’Épitaphe d’André Frénaud, une virgule est omise entre « d’autres » et « il » : « Bienveillante avec d’autres (sic) il le faut croire » (p.114). Un vers mal orthographié apparaît dans la transcription d’un passage du poème baudelairien « Le voyage » : « O (sic) Mort, vieux capitain (sic) » (p. 118). Un vers de Victor Hugo tiré du poème « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » subit le même outrage : « Je vis venire (sic) à moi, dans les grands roseaux verts » (p. 122). Un extrait de « Chez la fleuriste » de Jacques Prévert est également mal cité : « L’argent roule a (sic) terre » (p. 123). Finalement, une citation de Ferdinand de Saussure est mal rapportée : « La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d’intelligence » (p. 191). Observons, que ces quelques coquilles se trouvent également dans la thèse soumise par Blakesley ; il faut en déduire qu’elles n’ont pas été relevées tant par les membres du jury que par les réviseurs des Presses de l’université de Toronto.

Finalement, nous nous interrogeons sur l’absence d’une conclusion générale. De fait, le livre se termine par le chapitre consacré au poète-traducteur Franco Buffoni (chapitre inexistant dans la thèse de 2011) et il en découle le sentiment que le volume se termine de façon trop abrupte.