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L’édition d’Interpréter pour traduire qui paraissait en 2014 chez Les Belles Lettres est la cinquième mouture de cet ouvrage qui présente les fondements de la Théorie interprétative de la traduction (TIT). Publié en 1984, puis réédité en 1986, en 1993 et en 2001 aux Publications de la Sorbonne, l’ouvrage était depuis peu épuisé, et c’est pour le rendre de nouveau accessible aux étudiants, chercheurs et pédagogues que les codirecteurs de la collection Traductologiques, Jean-René Ladmiral et Jean-Yves Masson, présentent l’ouvrage revu et corrigé. Il n’est pas inintéressant de souligner que c’est pour la même raison que l’ouvrage avait été publié la première fois en 1984. En effet, Interpréter pour traduire est une collection d’articles parus dans des revues et de textes de communications, dont certains avaient été publiés dans des actes de colloque. Ces textes, qui datent de 1965 à 1982, sont regroupés en trois parties, sous les thèmes Qu’est-ce que traduire ? (1973-1982), L’enseignement de l’interprétation (1965-1981) et La traduction et le langage (1978-1982). La première partie, dans laquelle les auteures posent les assises de la TIT, aussi appelée Théorie du sens, ou encore Théorie de l’École de Paris (Herbulot 2004 : 307), compte pour presque la moitié du livre. Quelque 110 pages sont par la suite consacrées à la didactique de la traduction, et finalement ce sont environ 70 pages qui ouvrent sur les applications possibles de la TIT au-delà des paramètres de la traduction à proprement parler. Cette mise en situation permettra au lecteur de replacer chaque chapitre-article dans le contexte historique qui lui est propre, car si la traduction est millénaire, les origines de la traductologie ne remontent qu’à quelques décennies, et les avancées qu’a connues cette science interdisciplinaire sont remarquables compte tenu de la relative jeunesse de notre discipline.

De prime abord, il convient de saluer l’idée de vouloir rendre ces textes encore une fois accessibles aux étudiants en les publiant de nouveau, mais chez un nouvel éditeur. Toutefois, si nous accueillons favorablement l’idée, on peut se demander si les principaux intéressés ont discuté de l’idée de republier ces articles, ou encore l’ouvrage entier, en format numérique, ce qui aurait pu en faciliter davantage la diffusion. Cependant, une édition numérique aurait pu nous priver de la préface (29 pages) de Jean-René Ladmiral et de la postface (4 pages) de Marianne Lederer.

Étant donné qu’il s’agit d’une réédition, je me contenterai d’en analyser les ajouts qui y ont été apportés ou qui, à mon avis, brillent par leur absence. En commençant par la fin, donc par la postface, Marianne Lederer présente rapidement certaines des avancées les plus récentes de la TIT, notamment son application à la traduction littéraire ; effectivement, Interpréter pour traduire est remarquablement muet sur ce sujet, ce qui tranche nettement avec les autres traités de traduction de la même époque. La traduction de textes pragmatiques y occupe donc la place de choix. En outre, la TIT avait pour particularité, à l’époque de sa fondation, de se détacher nettement de la linguistique et de l’analyse du langage (il n’était guère alors question de pragmatique). L’inclusion de la traduction littéraire dans le giron de la TIT contemporaine est des plus salutaires, car si à l’origine de la TIT les auteures soutenaient que le sens du texte se limitait essentiellement au discours, sans tenir compte de la forme, au fil des années, Fortunato Israël a été admis dans le cercle étroit de la TIT, où il a pu mettre la TIT au banc d’essai de la traduction littéraire. Ces travaux ont donc révélé que la forme aussi « fait sens » et, perceptible, ce contenu sémantique doit donc être transmis, notamment par la forme dans la langue d’arrivée. Or, si la forme fait sens, cette forme doit tout autant être prise en compte dans une théorie de la traduction qui se réclame être celle « du sens ». Également dans sa postface, Lederer précise que le modèle interprétatif du processus de traduction s’applique « à tous les domaines où il y a transfert de sens, notionnel et émotionnel » (p. 424). Elle souligne également que ce modèle a permis d’étudier une multitude d’aspects de la pratique traductionnelle, aspects qui ont fait l’objet de thèses, d’ouvrages et de nombreuses communications savantes. Malheureusement, la mise à jour bibliographique que Lederer promet dans sa postface n’a pas été faite, l’ouvrage le plus récent de cette bibliographie remontant à 2006 (et, de surcroît, il s’agit en fait d’une réédition d’un ouvrage de 1994). On aurait souhaité voir paraître dans une « bibliographie recommandée » les travaux d’ésitiens d’hier et d’aujourd’hui, comme Delisle et Hurtado Albir (pédagogie de la traduction), Séro-Guillaume (langue des signes), Plassard (lecture), Laplace (interprétation), Israël et Roux-Faucard (traduction littéraire), Gile (théorie de la traduction), voire Simoneau (audiodescription pour non-voyants), pour n’en nommer que quelques-uns. Le lecteur déterminé se reportera au site web de l’ÉSIT, haut lieu de la TIT. Malheureusement, ses efforts ne seront pas pour autant récompensés, car la bibliographie qu’on y trouve accuse elle aussi un besoin criant de mise à jour.

La plus grande part de nouveauté que contient la nouvelle édition d’Interpréter pour traduire se résume donc à la contribution de Jean-René Ladmiral, dont l’ouvrage phare, Théorèmes pour traduire, paraît finalement dans la bibliographie de cette nouvelle édition. L’absence de Ladmiral des éditions précédentes trouverait son explication dans le long texte que l’auteur des Théorèmes présente en préface. Et Ladmiral ne déçoit pas. On peut lire que ses Théorèmes, l’ouvrage de Lederer et Seleskovitch, et les Problèmes théoriques de la traduction de Mounin constituent la base d’une science nouvelle (du moins pour les langues européennes) dont l’objet est l’étude de la traduction-opération et des traductions – la traductologie – terme dont la copaternité lui revient avec Brian Harris. La préface relate la petite histoire de l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ÉSIT), et le rôle crucial qu’ont joué les fondatrices de la TIT. Ladmiral relate également de façon succincte l’illustre carrière de Seleskovitch, et se questionne enfin sur les raisons qui ont motivé cette dernière à le repousser, avec d’autres traductologues comme Berman. Mais, néanmoins, Ladmiral se porte à la défense de l’ÉSIT en dépit des rapports difficiles qu’il entretenait avec Seleskovitch. Cet aveu teinte d’objectivité les motifs qui ont mené à la réédition d’Interpréter pour traduire, au coeur même de la collection qu’il codirige. Ladmiral y passe également en revue les conflits qui ont opposé l’ÉSIT à d’autres institutions, notamment à l’ISIT, de même que les branches qui ont poussé de par le monde et qui ont vu la TIT franchir les frontières de l’Hexagone. La préface est, par ailleurs, riche en références bibliographiques supplémentaires. On s’explique d’ailleurs assez mal que les oeuvres qui y sont mentionnées ne paraissent pas dans bibliographie, à la fin de l’ouvrage. En dépit des indices qui laissent entendre une divergence d’opinions entre Ladmiral et les fondatrices de la TIT, la préface se veut d’abord et avant tout la démonstration d’une convergence des idées qui dépasse les divergences personnelles.

Tantôt louangée, mais aussi souvent critiquée pour son intégrisme, l’École de Paris s’est formé, au fil des décennies, une réputation enviable. Si l’on reproche parfois à la TIT d’être non pas une théorie, au sens classique du terme, mais plutôt une méthode, il faut néanmoins avouer qu’elle demeure un modèle inéluctable en traductologie. Toute théorie digne de ce nom doit pouvoir franchir l’épreuve du temps et des changements de conjoncture et, on ne peut le nier, la TIT passe la rampe. Cependant, si Interpréter pour traduire pose les bases de cette théorie, notons que les spéculations qui sont à la source de la TIT découlent d’observations faites a posteriori à partir de traductions et de textes traduits. Alors que l’on s’apprête à célébrer les cinquante ans de la publication du premier article reproduit dans Interpréter pour traduire, l’avenir devrait nous révéler si les héritiers de cette école de pensée ouvriront la TIT à la critique pour démontrer sans l’ombre d’un doute, avec Lederer, que « la TIT compte parmi les bases solides sur lesquelles continuer à construire » (p.424).

En conclusion, il faut remercier les codirecteurs de la collection « Traductologiques » pour avoir mis à la disposition des générations actuelles les textes de Lederer et Seleskovitch et toutes les richesses qu’ils recèlent.