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Lorsqu’ils apparaissent sous telle ou telle forme dans le discours français, notamment par le biais de la traduction, les noms propres issus de textes russes (noms russes stricto sensu et ceux liés au monde russe) posent divers problèmes sur le plan pratique mais aussi sur un plan linguistique davantage théorique.

Il existe plusieurs façons de rendre les noms propres russes lors de la traduction vers des langues occidentales, notamment vers le français. La normalisation dans ce domaine reste un problème d’actualité, concernant en particulier le traitement sur Internet des noms issus des langues utilisant le cyrillique (Galenko 2002). Le passage du cyrillique à l’alphabet latin est lié à plusieurs contraintes et difficultés qui sont bien connues et décrites (cf. l’aperçu très complet dans Aslanoff 1986), mais jusqu’à présent insuffisamment systématisées. Certaines des particularités sont à étudier sur le plan d’une analyse proprement linguistique des noms propres (cf. Grass 2002 ; Superanskaja 1973).

Translittération(s) ou transcription(s) : Ah, ces Popoffs !

La simplicité des faits russes est souvent trompeuse. Dans son excellent ouvrage récent consacré à la traduction du nom propre, M. Ballard (2001 : 27) se sert du russe, en s’appuyant sur (Dubois 1973 : 498), pour illustrer la différence entre translittération et transcription : « Popov est une translittération du nom russe (elle suppose que le lecteur français sache que ‘v’ se prononce ‘f’ dans cette langue), Popoff est sa transcription. »

Cette formulation a besoin d’être nuancée. La lettre-consonne в translittérée par v ne se prononce [f] que lorsqu’elle est en position faible (finale du mot ou devant une consonne sourde). Si le nom en question se met par exemple au génitif (kniga Popova « le livre de Popov »), on entend [v]. Il en est de même dans la forme féminine de ce nom de famille au nominatif : Anna Popova. Par conséquent, la notation de Пoпoв[1] par Popov recouvre une réalité importante de nature phonologique : on peut considérer cette notation comme une sorte de transcription phonologique du nom russe en question. En effet, pour Пoпoв, la translittération Popov coïncide avec la transcription phonologique qui sera /popov[2]/.

D’un point de vue théorique, peut-on affirmer que la translittération Popov suppose que le lecteur français sache[3] que в rendu par v se prononce [f] en russe dans certaines positions ? Ce serait plutôt le contraire : dans la translittération, on se place du point de vue de quelqu’un qui ignore ou semble ignorer ce trait du russe. Ce principe explique en partie que la forme translittérée devient ensuite, sous l’influence de l’écrit, un fait du français : il arrive en effet d’entendre des francophones prononcer les noms russes en –ov avec un [v] sans l’assourdir[4]. Ainsi, Ivanov, le nom de l’ancien ministre russe des Affaires étrangères (en russe Игopь Ивaнoв), était souvent prononcé [ivanov] au lieu de [ivanof] par des journalistes français, y compris par des envoyés spéciaux à Moscou.

Notons encore un détail qui complique davantage le tableau : dans certaines prononciations régionales qui remontent à un État slave ancien (Ivanov 1990 : 177), le v final ne s’assourdit pas, car la consonne correspondante est une sonnante bilabiale [w], prononcée en finale et devant consonnes, proche de w en anglais. Пoпoв se prononcera donc [popow] ou, avec altération de la voyelle non accentuée, [pΛpow]. Ce trait caractérise également le biélorusse où ce nom sera écrit, en suivant le principe résolument phonétique de l’orthographe biélorusse, Пaпoў (transcrit en français Papoŭ, ou, de façon plus maladroite si on omet le diacritique au-dessus de u, Papou).

Quant à la forme Popoff, elle correspond bien à une transcription s’il s’agit de la consonne finale de ce nom. Mais dès qu’on tient compte des voyelles, Popoff relève en partie d’une translittération : phonétiquement, dans la prononciation standard (dite « de Moscou »), la voyelle de la première syllabe n’est pas le o de la seconde syllabe, car en position faible (hors accent), o subit une altération et se rapproche d’un a bref et fermé en devenant une voyelle centrale fermée [Λ] : [pΛpof] ou [pΛpo:f], en marquant l’allongement de la voyelle accentuée. Une notation comme *Papof ou *Papoff correspondrait davantage à une transcription phonétique compte tenu de la prononciation standard, alors que Popoff refléterait une prononciation régionale (notamment celle des dialectes russes du Nord qui assourdissent le v final).

Au regard de l’accent dynamique (appelé aussi accent tonique), la transcription courante se rapproche de la translittération : elle ne dit rien sur la place de l’accent dont le rôle en russe est considérable mais qui n’est pas noté dans l’écriture russe habituelle (exception faite d’ouvrages didactiques pour enfants et pour étrangers). On ne peut pas savoir a priori si Popov / Popoff reflète Пoпoв (comme c’est le cas dans la prononciation russe) ou *Пoпoв. La question n’est pas anodine : la variation de la place de l’accent dynamique peut avoir de l’importance. C’est ainsi que Ивaнoв Ivanov peut être accentué à la deuxième syllabe pour faire « distingué » (Ивaнoв) ou à la dernière syllabe pour faire « commun » (Ивaнoв). Dans Ивaнoв, la pièce bien connue de Anton Tchékhov ou Tchekhoff (Aнтoн Чexoв), le nom du personnage principal, qui est un universitaire aisé, se prononce bien Ивaнoв.

Un autre fait mérite attention. Comment expliquer que l’assourdissement des consonnes russes en finale[5] ne se reflète dans les transcriptions françaises traditionnelles que concernant v, y compris dans la toponymie (cf. Malakoff [6]) ? En effet, les toponymes comme Novgorod ou Volgograd ne sont connus des francophones que sous une forme qui coïncide avec leur translittération, sans tenir compte de la prononciation de d en finale comme [t]. Des notations phonétiques telles que *Novgorot, *Volgograt (ou *Novgarat, *Valgagrat, si on veut refléter l’altération du o non accentué) ne sont pas attestées.

Cela tient peut-être à la place particulière qu’occupe le couple /v/ - /f/ dans le système des consonnes russes. En effet, la lettre ф et la consonne correspondante /f/ sont historiquement marquées : à l’origine, le slave ne connaissait pas /f/ (Ivanov 1990 : 79). À l’époque du vieux russe, /f/ n’apparaissait que dans les emprunts savants au grec, au latin et au germanique, et il pouvait être remplacé dans la prononciation populaire par /p/, /x/ ou /xv/. L’existence d’un /f/ issu de l’assourdissement de /v/ est relativement récente (pas avant le xiiie siècle). Jusqu’à présent, la lettre ф qui visualise cette consonne confère au mot graphique un caractère allogène, souvent perçu comme « occidental » : aucun mot russe d’origine proprement slave ne comporte la lettre ф, à quelques rares exceptions près (hypercorrections ou onomatopées). Par conséquent, on peut penser que les Russes eux-mêmes percevaient les formes en -of(f) / -ef(f) comme « occidentalisées », partant plus prestigieuses, et ils tendaient à les privilégier, d’autant plus qu’elles rappelaient les noms allemands en -of(f), de type Ralloff, Markloff, Echterhoff, Lullof (relevés sur <www.durben-web.de/gedcom/surnames>).

Le doublement de f peut s’expliquer aussi par le souci de rendre la lettre muette « jer »(ъ) à la fin de ces noms dans l’ancienne orthographe : Поповъ[7].

Un autre facteur a pu jouer : cette graphie servait sans doute à se démarquer des noms allemands d’origine slave en -ow, de type Bülow, Modrow (où w ne se prononce pas).

Un Иванов peut se déguiser en Иванофф

La graphie en -of / -off (-ef ou -eff hors accent) est due à la tradition des xviiie et xixe siècles. Elle semble provenir de la transcription pratiquée par les Allemands ; en 1814, le général comte Михаил Воронцов écrivait son nom en France : Woronzoff (pas Vorontsov ni Vorontsof)[8]. L’écrivain Иван Тургенев (mort à Bougival en 1883) orthographiait son nom Ivan Tourguéneff (cf. Tourgueniev, forme actuelle). Cette graphie a été maintenue par l’état civil allemand et français (Aslanoff 1986 : 31), et elle est propre à la première émigration russe[9].

D’où son caractère connoté : en France, le nom Ivanoff sera souvent ressenti, d’une part, comme davantage « noble » et, d’autre part, comme plus intégré au contexte français (on pense à un Français descendant de la prestigieuse émigration « blanche ») par rapport à Ivanov, forme évoquant un Russe issu de l’émigration plus récente ou venant de la Russie actuelle. La différence peut être soulignée par la forme du prénom (francisé ou pas), ainsi que par l’absence de féminisation ou la féminisation du nom de famille en suivant l’usage russe. Les annuaires de France Télécom peuvent mentionner une Hélène Ivanoff à côté d’une Elena Ivanova : la distance connotative qui sépare les deux formes est patente. Voici la fréquence des différentes formes de ce nom sur <fr.yahoo.com> :

Ivanov (16 200), Ivanoff (1190), Iwanow (85), Ivanof (72), Iwanov (1), Iwanof (1). Les graphies en w sont dues au passage du nom par l’allemand. Cf. pour les formes féminisées : Ivanova (2120), Iwanowa (7), Iwanova (1). Ce nom de famille est parmi les plus répandus en Russie : selon un dicton récent, dû à l’écrivain Konstantin Simonov (Koнcтaнтин Cимoнoв), Ha Ивaнoвыx Poccия дepжитcя (La Russie s’appuie sur les Ivanov).

S’il s’agit d’un Russe de la Russie actuelle, la graphie en -off ou -of paraît aujourd’hui résolument vieillie : les résultats de notre recherche sur <fr.yahoo.com> montrent que le ministre russe Игopь Ивaнoв est mentionné comme Igor Ivanov (ou Igor S. Ivanov, avec l’initiale de son patronyme, cf. à propos du patronyme Chicouène, Sakhno 2002 : 213-214) dans 3420 documents, alors que la graphie Igor Ivanof n’a donné que 2 résultats. Aucun résultat n’a été obtenu pour la variante en -off : Igor Ivanoff.

Les Russes d’aujourd’hui considèrent parfois les noms d’origine russe en -of(f) / -ef(f) comme autonomes, distincts de leurs équivalents en -ov / -ev. Si un Occidental se nomme Ivanoff, ce nom sera souvent rendu par Иванофф lors du passage au cyrillique. Le moteur de recherche russe <rambler.ru> recense les cas suivants : Иванофф (645), Иваноф (129), Попофф (97), Попоф (7). Сertains contextes sont manifestement liés au souci (réel ou feint) de donner au nom une apparence plus imposante. Ainsi, une SARL domiciliée à Moscou, dont le directeur s’appelle sans doute Иванов, se nomme fièrement Иванофф.

Popov / Popoff ne sont donc pas des formes absolument équivalentes sur le plan sémantique.

Normes et variantes

La translittération des caractères cyrilliques en caractères latins est réglementée par la norme française homologuée NF ISO 9 : 1995 (cf. AFNOR 2000 : 269-285) qui reproduit intégralement la norme internationale ISO 9 : 1995. Ce système respecte les principes de translittération rigoureuse et réversible ; il est particulièrement destiné au domaine de l’information bibliographique, car il fait appel au jeu de caractères codés de la norme ISO 5426. Il a cependant du mal à s’implanter, dans la mesure où il est concurrencé par la translittération dite « des slavistes », proche de la norme ISO/R 9 : 1968, qui est largement utilisée par les russisants français (Aslanoff 1986 : 40-42). Cette dernière est moins rigoureuse : ainsi, les caractères cyrilliques щ, ю et я sont rendus par des combinaisons de deux caractères : respectivement šč, ju et ja (cf. en ISO 9 : 1995 : ŝ, û, â). En annexe, nous donnons le tableau comparatif des deux systèmes.

Certes, il ne faut pas confondre translittération normalisée et translittération approximative aboutissant à une déformation phonétique du nom : selon un autre exemple cité par M. Ballard (ibid.), un Slave nommé Čurčin risque de ne pas reconnaître son nom si un francophone l’appelle en partant d’une graphie simplifiée qui oublie les diacritiques sur c (cf. Curcin lu à la française). La perception par les locuteurs du nom transcrit ou translittéré est une vaste question qui doit être traitée à part : il existe une grande variété de situations qui va de la parfaite maîtrise du code par un utilisateur averti jusqu’à la méconnaissance totale du code. Voici un cas extrême du dernier type : un jour, l’auteur de ces lignes a eu la surprise de s’entendre appeler Monsieur Kakso ! par un francophone ayant vu son nom écrit en majuscules cyrilliques dans sa graphie d’origine : CAXHO. La coïncidence graphique (mais non phonétique pour C, X, H) entre caractères cyrilliques et caractères latins a permis au locuteur de traiter cette notation comme relevant du code qui lui était familier, et il l’a lue comme [kakso]. On peut remarquer que la translittération normalisée Saxno n’exclut pas une prononciation erronée [saksno] par un francophone ne connaissant pas ce système, et que la conversion courante Sakhno ne garantit pas la bonne prononciation de la consonne vélaire /x/.

Dans la pratique, on continue à faire appel à différents systèmes de transcription empirique (conversion courante) qui tiennent plus ou moins compte des contraintes orthographiques et phonétiques du français (Aslanoff 1986 : 31-36). Ainsi, le nom Xpyщëв (translittéré Xruščëv ou Xruŝëv) est couramment transcrit par Khrouchtchev, même si une notation de type *Khrouchiof rendrait mieux compte de la prononciation réelle de ce nom. À ce propos, notons que la transcription de щ par chtch (ch + tch) reflète une prononciation régionale et / ou vieillie [š’č’] de cette consonne, dont l’exact statut phonologique pose d’ailleurs un problème (cf. Garde 1980 : 39, mais Comtet 2002 : 36).

Les notations habituelles comme Khrouchtchev, Gorbatchev mélangent transcription empirique et translittération : sans parler du v final, soulignons que la dernière voyelle en russe n’est pas /e/ mais /o/. Ce phénomène (appelé parfois yokanié) est assez répandu en russe. Par exemple, le substantif neutre ceлo /s’elo/ « village » voit au pluriel son accent se déplacer de la désinence au radical. Du coup, E sous accent après une consonne molle (ou une ancienne molle, comme c’est le cas des chuintantes) et devant une consonne dure devient Ë /o/ : cëлa /s’ola/.

Il s’agit des traces d’une loi phonétique ancienne (qui a agi du xiiie au xve s.) : la voyelle /e/ placée après une consonne molle et devant une consonne dure se transformait sous accent en /o/, car elle subissait l’effet « durcissant » de la consonne suivante. En synchronie, le phénomène se présente de façon inversée : aujourd’hui, on a le sentiment que la voyelle accentuée /o/ désignée par Ë se change en voyelle /e/ notée par E dès qu’elle se trouve en position faible (hors accent). En effet, la description phonologique du russe suggère pour le nom Дягилев (fr. Diaguileff, Diaghileff, Diaguilev) une transcription phonologique /d’ag’il’ov/, alors que phonétiquement c’est [d’ag’ьl’ьf], avec un e non accentué altéré (se rapprochant de i[10]).

Le problème est que dans la grande majorité des textes russes, le tréma sur le e n’apparaît pas : on écrit très souvent Горбачев au lieu de Горбачёв, d’où la notation courante Gorbatchev face à une variante bien plus rare Gorbatchov – en synchronie, cette dernière relève au niveau de la voyelle finale à la fois de la transcription phonologique et de de la transcription phonétique.

Merci, Madame Gorbatchoff

Nous avons choisi de présenter ici les différentes variantes du nom du premier président soviétique trouvées sur <yahoo.fr> (sites en français uniquement), en y ajoutant les résultats concernant deux autres noms russes non moins connus. Rappelons que Бopиc Eльцин (Boris El’cin) commença sa carrière politique à Екатеринбург (Ekaterinburg), grande ville dans l’Oural fondée en 1723 et nommée en l’honneur de sainte Catherine (Eкaтepинa), l’homonyme et protectrice de l’impératrice russe Catherine Ire (cette ville s’appela Cвepдлoвcк (Sverdlovsk) entre 1924 et 1991) :

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Nous proposons un essai de classification provisoire qui tient compte des divers cas mixtes ou intermédiaires. Les exemples sont classés du point de vue de leur proximité de tel ou tel type. Entre parenthèses : le nombre des documents où la forme est attestée.

  1. Translittération a) exacte ou b) approximative (avec omission des diacritiques) :

    1. Ekaterinburg (1800) ; El’cin (2) ;

    2. Gorbacev (8), cf. la translittération normale Gorbačëv ; cette forme est d’ailleurs conforme aux normes orthographiques de l’italien pour la notation de /č/, mais l’italien transcrit Gorbaciov ; Elcin (1).

  2. Translittération + transcription phonétique :

    • Gorbatchev (9040) ; Gorbacov (2) ;

    • Eltsin (77) ; Eltsine (10 500) ;

    • Ekaterinbourg (1840).

  3. Transcription française quasi phonétique + translittération :

    • Gorbatchov (162) ; Gorbatchiov (1) ; Gorbatchef (16) ; Gorbatcheff (4) ;

    • Eltsyn (1) ; Eltsyne (1).

  4. Transcription française quasi phonétique rendant plus ou moins la prononciation :

    • Gorbatchof (5) : ex. : vodka Gorbatchof ;

      (L’exemple Gorbatchoff (1) est à part, car il s’agit d’une forme créée ad hoc, attestée dans la réaction d’une spectatrice ravie sortant du spectacle d’Anne Roumanoff : Merci, Madame Gorbatchoff !)

    • Ieltsin (7) ; Ieltsine (49) ; Yeltsin (562) ; Yeltsine (199) ;

    • Iekaterinbourg (340) ; Iekaterinburg (16) ; katerinbourg (1) ; katerinburg (1) ;

    • Yekaterinburg (448) ; Yekaterinbourg (15) : les variantes en Ye- sont sans doute suggérées par l’anglais.

  5. Transcription suivant les normes d’autres langues que le français :

    • angl. : Gorbachev (1430) ; Gorbacheff (1) ; Gorbachef (1) ; Gorbachov (43) ; Gorbachof (3) ;

    • all. : Gorbatchew (4) ; Gorbatchow (4) ; Gorbatschev (304) ; Gorbatschov (10) ; Gorbatschof (1) ; Gorbatschow (70, y compris Wodka Gorbatschow) ; Gorbatschew (3) ;

    • all. et / ou néerl. : Jelzin (7) ; Jeltsin (3), Jeltsine (2) ;

    • ital. : Gorbaciov (16) ;

    • angl. : Ekaterinburgh (1) : influencé sans doute par les toponymes de type Edinburgh.

  6. Transcription française aberrante (métathèse de la combinaison ts rendant l’affriquée russe) :

    • Elstine (466), Elstin (7), Yelstin (12), Yelstine (9), Ielstine (1).

  7. Transcription + translittération + quasi-traduction :

    • Ekatherinbourg (2), Katherinburg (1) – suggérés sans doute par les équivalents anglais, allemand ou français du prénom russe Ekaterina : Catharine, Katharina, Catherine (où th rend le θ de l’étymon grec supposé καθαροσ « pur »).

Les variantes les plus fréquentes sont observées là où le nom russe résiste le moins aux habitudes phonétiques et orthographiques du français. Les graphies en -bourg pour Ekaterinburg s’expliquent par l’analogie avec le mot bourg et les noms connus tels que Strasbourg. L’adaptation phonétique est alors probable (un francophone peut prononcer Ekaterinbourg sans g ou k final). Les graphies aberrantes de type Elstine (métathèse) sont dues à la rareté de la combinaison ts (surtout après une sonnante comme l) en français face à la fréquence de st.

Pour Ельцин, il n’y a que deux tentatives de rendre la spécificité de la variante postérieure du phonème russe /i/ après une consonne dure, phonétiquement [y], à cause du caractère inhabituel de cette voyelle russe pour un francophone.

La notation phonétique du E initial en russe comme Ie / Ié / Ye, correspondant à /je/, n’est pas rare, ce qui répond aux pratiques lexicographiques actuelles (ainsi, Le Petit Larousse 1999 fait apparaître Eltsine sans gloser et renvoie à Ieltsine). Mais elle est loin derrière la notation de type translittération (par E). D’ailleurs (Aslanoff 1986 : 48) préconise Ekaterinbourg au lieu de Iékatérinbourg.

En effet, cette particularité du système alphabétique russe, qui applique en partie le principe syllabique, est difficile pour un étranger : il existe deux séries de lettres-voyelles (а, э, о, у, ы / я, е, ё, ю, и), les lettres de la deuxième série indiquant a) la palatalisation de la consonne précédente, b) notant, au début du mot ou après une voyelle, la combinaison consonne /j/ + voyelle (cf. Chicouène, Sakhno 2002 : 43).

L’assourdissement du g final dans Ekaterinburg n’est jamais rendu, à la différence du phénomène analogue concernant le v dans Gorbačëv. L’altération des voyelles /e/, /o/ en position faible n’est jamais attestée. Il n’y a sur Internet rien qui ressemble p. ex. à *Ikatirinbourk, notation qui rendrait assez bien la prononciation réelle.

Noms de sites web russes : quasi-translittérations jouant sur la similitude entre caractères cyrilliques et caractères latins

Un exemple intéressant est fourni par le nom d’un site russe (d’inspiration nationaliste, détail significatif) sur Internet, que nous reproduisons en police Arial, car le graphisme est important : <http://pycckuu-gyx.ru>.

À première vue, ce nom (pycckuu-gyx), difficilement prononçable, paraît bien étrange si on le traite du point de vue de l’alphabet latin. En réalité, il s’agit d’un jeu graphique. Les auteurs du site ont réussi à rendre la locution russe pyccкий дyx (en translittéré : russkij dux), ce qui signifie « esprit russe, caractère russe, russité » en utilisant les lettres minuscules latines qui rappellent du point de vue graphique certaines lettres cyrilliques tout en ayant une valeur phonétique distincte. La ressemblance est certes moins évidente entre le cyrillique д (en translittéré : d) et le latin g, mais il faut savoir que la forme manuscrite du д coïncide avec la variante manuscrite du g, variante proche du caractère latin en police Arial (forme: 014336aro002n.png) ou en Courier (forme: 014336aro003n.png). Une autre simplification est liée au fait que la lettre cyrillique й (phonétiquement [j], yod) est privée de son diacritique qui le distingue du caractère и /i/, de forme proche.

Voici un autre exemple de jeu alphabétique dans le nom d’un site russe sur Internet : <www.ycc.ru>. Il s’agit de Eкaтepинбypгcкaя coтoвaя cвязь « Téléphonie mobile de Ekaterinburg ». La notation ycc apparaît, d’une part, comme l’abréviation d’une traduction anglaise possible du nom de cette société, en admettant que Eкaтepинбypг soit rendu par Yekaterinburg : Yekaterinburg cellular connection. Mais, d’autre part, le sigle cc peut être traité comme relevant du code graphique du cyrillique, et il correspond exactement à la locution russe coтoвaя cвязь « télécommunication cellulaire ». Notons qu’un sigle comme ecc serait plus cohérent du point de vue de la graphie cyrillique du nom de Eкaтepинбypг et de sa translittération Ekaterinburg.

Degrés de traduction

Certains cas ne sont pas clairement identifiables : ainsi, Heвcкий пpocпeкт, nom de la célèbre avenue qui traverse le centre de Saint-Pétersbourg, est rendu normalement en français par (la) perspective Nevski / Perspective Nevski[12]. Conformément à l’usage russe (omission possible du mot prospekt, subst. masculin), la perspective Nevski voisine dans la traduction (Dostoïevski, p. 13) avec le Nevski (article masculin).

S’agit-il, concernant prospekt – la perspective, d’une vraie traduction, d’un calque ou d’une transcription-adaptation du mot russe ? Le lien est basé sur un rapport de paronymie sur le plan étymologique (lat. pro-spect ~ per-spect-). Notons que jusqu’au début du xixe s., le russe avait utilisé une forme respektiva (<perspektiva < fr. perspective).

Les dictionnaires français donnent pour le mot perspective le sens d’ « avenue », tout en précisant que c’est un calque du russe prospekt et en faisant comprendre que cet emploi particulier ne s’applique qu’aux réalités russes. En français, le mot perspective n’a pas ce type d’emploi : quand on parle de la perspective des Champs Élysées, on pense à la perspective créée par l’avenuedes Champs Élysées. Généralement, la traduction de la toponymie urbaine russe évitera perspective en lui préférant avenue : cf. prospekt Vernadskogo (nom d’une grande avenue à Moscou) – avenue (*perspective) Vernadski[13]. Cela permet de dire que dans le rapport de traduction Nevski prospekt = perspective Nevski, le terme perspective apparaît d’une certaine manière comme une partie du nom propre.

Un autre problème classique est lié à l’existence de l’« aura » sémantique de certains noms propres, dont il est difficile, voire impossible, de rendre compte dans la traduction, concernant :

  • les prénoms russes et leurs nombreux diminutifs (Breuillard 2004) ;

  • les noms de famille « parlants » (connotés) ;

  • les patronymes et leurs variantes.

Les observations que nous avons faites à partir de l’analyse de quelques textes littéraires russes et de leurs traductions en français montrent que, très souvent, le contenu sémantique du nom propre russe se perd en partie dans le texte français.

Chaque cas pose des problèmes spécifiques : par exemple, les différences d’emploi entre la forme officielle du prénom (celle qui est acceptée par l’état civil) et toutes les formes diminutives, ainsi que les particularités de chaque forme diminutive (liée à une certaine fonction dans le code social) sont subtiles. Ainsi, un Александр (Alexandre) sera appelé par son prénom « plein » par son chef bien plus âgé que lui (qui, selon les circonstances, peut y ajouter le patronyme), Саша (Sacha) (forme de style neutre venant de Aлeкcaшa, forme désuète) par sa femme, Сашенька (Sachenka) par sa mère aimante, Сашуля Sachoulia par sa grand-mère, Саня (Sania) ou Санька (Sanka) par un ami d’enfance, Шура (Choura) (troncation de Сашура [Sachoura]) par un camarade de travail. Nous transcrivons ces formes en conversion française traditionnelle, selon le principe généralement appliqué dans les traductions des textes littéraires. Ensuite, chacune des formes diminutives peut donner lieu à d’autres diminutifs plus complexes Шура → Шypик → Шурка → Шурочка ; Саня → Санечка. On mesure la difficulté de la tâche liée à la traduction.

Dans les traductions, les diminutifs de prénoms russes sont parfois rendus tels quels, par transcription courante (coïncidant parfois avec la translittération). Les formes diminutives coexistent dans le texte d’arrivée avec les formes de style officiel, « neutre ». Cf. (nous citons d’abord les formes « neutres » ; les noms des écrivains sont aussi donnés en conversion courante) :

Bapвapa – Varvara : Bapя – Varia ; Bapeнькa – Varenka (Akounine) ;
Иpинa – Irina :Иpa – Ira (Erofeev) ;
Пëтp – Piotr : Пeтpyшкa – Pétrouchka ; Пeтpyшa – Pétroucha (Dostoïevski).

Un lecteur de la traduction française (d’ailleurs excellente) du Double de F. Dostoïevski aura du mal à comprendre pourquoi le personnage (Goliadkine) s’adresse à son domestique (mentionné comme Pétrouchka par l’auteur) en utilisant trois formes différentes du prénom, l’appelant tantôt Piotr, tantôt Pétrouchka, tantôt Pétroucha :

« – Non, non, Piotr ! Non, Pétroucha, (…) Tu vois bien que c’est rien ».

p. 166

Le lecteur peut-il saisir la différence entre Piotr, forme officielle qui peut marquer la respect ou la distance, et Pétroucha, forme familière et affectueuse ?

Un autre personnage, dont le prénom et le patronyme sont Емельян Гepacимoвич – rendus par Emélian Guérassimovitch, apparaît souvent dans le texte comme Гepacимыч – rendu par Guérassimytch :

« Au même instant, la porte (…) s’ouvrit et l’on vit entrer Gérassimytch, le vieux chambellan d’Olsoufi Ivanovitch.

– Voilà, Emélian Guérassimovitch, Monsieur veut entrer, et moi … ».

p. 45

La nuance risque d’échapper au lecteur, et il est vrai qu’elle nécessiterait un long commentaire du traducteur sur ce type d’usage des patronymes dans le discours russe (cf. Chicouène et Sakhno 2002 : 178).

Quant au nom Гoлядкин, il est simplement transcrit par Goliadkine, sans que le traducteur indique au lecteur sa profonde signification. Or, ce nom est marqué car il se rattache au mot russe familier гoлядь goljad’ « personne(s) de basse condition ». En revanche, le traducteur commente le nom de famille Bassavrioukov qui ne joue qu’un rôle épisodique : « Le nom rappelle celui de Bassavriouk, « le diable à image humaine » d’une nouvelle de Gogol, Le soir de la Saint-Jean » (p. 250). Ce commentaire semble en rapport avec le contexte immédiat, car Goliadkine, entendant ce nom annoncé par un laquais, pense : « Une famille de bonne noblesse, originaire d’Ukraine. » Certes, le commentaire du traducteur n’indique pas au lecteur (qui peut ne pas le savoir) que la nouvelle de N. Gogol (Гоголь) se situe en Ukraine et que Gogol lui-même était d’origine ukrainienne.

Outre la perspective Nevski, les autres toponymes célèbres de Saint-Pétersbourg sont transcrits avec une note du traducteur, p. ex. pour Litejnyj (prospekt) : le Litéïny (expliqué comme « une des principales rues perpendiculaires à la perspective Nevski », p. 14), même si le nom de cette avenue se traduit comme « avenue des Fondeurs / des Fonderies ». En revanche, le nom, bien moins connu, de la rue où habite le personnage principal, Goliadkine, n’est pas transcrit comme rue Chestilavotchnaïa (lourd et opaque pour le lecteur) mais traduit : rue des Six-Boutiques (p. 8), ce qui ajoute du pittoresque à la description du triste logement mal entretenu du héros.

Les exemples de traduction des zoonymes ou anthroponymes « parlants » sont assez rares. Dans la nouvelle de M. Boulgakov Coeur de chien, le personnage central s’appelle Шapик Šarik ; il s’agit d’un chien errant qui se transforme en être humain à la suite d’une opération chirurgicale, et son nom devient un nom de famille ordinaire en -ov : Шapикoв. Le traducteur rend Шapик par Boule, car ce nom signifie « (petite) boule », « (petit) ballon » et c’est un diminutif du mot шap « boule », « sphère ». On ne pouvait guère faire autrement, puisque le texte comporte un commentaire ironique sur le contraste entre l’apparence du chien et le sens du nom :

« Boule, l’a-t-elle appelé… Idée saugrenue, non ? Boule, c’est quelqu’un de rond, de replet et bête, qui s’empiffre de flocons d’avoine, possède un pedigree ; alors qu’il n’est qu’un animal hirsute, long comme un jour sans pain et tout couturé, clébard efflanqué et sans domicile fixe. »

p. 210

Ensuite, en toute logique, le nom de famille Шapикoв est traduit par Boulov. Le problème est que Шapик correspond à un nom de chien répandu en Russie et tellement banal (cf. Médor en français) qu’il en devient presque désémantisé : quand un Russe d’aujourd’hui l’entend, il ne pense guère à son sens étymologique, ce nom évoque pour lui surtout l’image d’un chien « de rue », d’apparence ordinaire, sans pedigree. Il est possible cependant qu’à l’époque décrite par Boulgakov (années 1920), la banalisation de ce nom était moins importante. N’empêche que pour un francophone, Boule est un nom très marqué, tout à fait inhabituel pour un grand chien errant qui ne ressemble pas à une boule. Par conséquent, la contradiction entre le physique de l’animal et son nom est radicalisée dans le texte français par rapport à l’original russe.

Le nom du petit chien du duc d’Enghien

La variabilité des noms propres russes est un autre problème de traduction, problème lié à :

  1. la coexistence dans le discours russe contemporain, à la suite de débaptisations et de rebaptisations successives, des différentes appellations, toutes plus ou moins connotées, d’un même objet toponymique (cf. Ballard 2001 : 143), p. ex. pour Saint-Pétersbourg : Sankt-Peterburg, Peterburg, Piter, Leningrad – formes translittérées) ; paradoxalement, la région administrative dont Saint-Pétersbourg est le chef-lieu se nomme toujours Leningradskaja oblast’ « région de Leningrad » ;

  2. l’« autochtonisation » des noms propres des ex-républiques soviétiques ; cf. le nom de le ville biélorusse de Moгилëв (orthographe russe, cf. en translittéré : Mogilëv) – fr. (conversion courante) Moguilev (<yahoo.fr> : 301), Moghilev (97) et Maгiлëў (orthographe biélorusse) – transcription attestée en français dans un ouvrage récent (A. Goujon, V. Simaniec, Parlons biélorussien. Paris : L’Harmattan, 1997) : Mahilou, cette dernière forme présentant pour un francophone moyen une apparence vaguement tahitienne ou hawaïenne plutôt que slave.

Voici d’autres variantes trouvées sur <yahoo.fr> : Mogilev (277), Moguilov (3), Moguiliov (3), Moghiliov (1), Mohilow (5), Mohilew (14), Mohiloff (8). La dernière forme, Mohiloff, servit de nom au célèbre chien du duc d’Enghien, qui l’accompagnait pendant son exécution en 1804. Sous la plume de Catherine II, cette ville avait été mentionnée comme Mohilow ou Mogilof (Davidenkoff 1997 : 255, 259). En revanche, Mahileu (1) est récent.

Un autre exemple est constitué par le nom russe de la capitale moldave Kишинëв (translittéré du russe Kišinëv) : Kisinev (<yahoo.fr> : 7), Kichinev (471), Kichiniov (3), Kichinov (2), Kichineff (15), Kichineff (9), Kishinev (477), Kishinov (2), Kishiniov (2) ; en moldave cyrillique Kишинэy, d’où Kichineu (1), Kishineu (1), mais moldave moderne (utilisant l’alphabet latin version roumaine) : Chisinau, d’où Chisinau (5240), Chishinau (5), ainsi que des formes hybrides Kichinau (13) et Chisineu (2 – à ne pas confondre avec Chisineu Cris, ville en Roumanie).

La variété de formes est impressionnante, tout autant que la distance entre Kichineff et Chisinau (qu’un francophone risque de lire [šizino]).

Conclusion

Ainsi, au-delà de la trompeuse simplicité des « règles » de transcription et de translittération et en dépit de son apparente banalité (« il sert à désigner / identifier telle personne, ou tel lieu, etc. »), le nom propre russe pose de multiples problèmes de traduction et nous donne souvent l’occasion de réfléchir sur le système linguistique du russe et sur le statut du nom propre en général.