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Avec le Guide du sur-titrage au théâtre, publié et mis en ligne en 2016 (Bataillon et al. 2016), la Maison Antoine Vitez fait l’inventaire détaillé des outils électroniques et informatiques dont disposent aujourd’hui techniciens et traducteurs pour donner en temps réel aux spectateurs un accès commode à un texte dramatique joué dans une langue qui leur est étrangère.

Les rédacteurs de ce manuel – un informaticien et deux traducteurs, Pierre-Yves Diez, Laurent Muhleisen et Michel Bataillon – y décrivent aussi comment la rédaction d’un sur-titrage s’inscrit dans le champ de la traduction littéraire et dérive de la traduction pour la scène d’une oeuvre dramatique. De leurs expériences, aussi nombreuses que variées, ils déduisent des règles empiriques dictées par la fonction même du sur-titrage et affirment, notamment, que l’objet d’un sur-titrage n’est pas l’oeuvre dramatique mais le spectacle qu’elle inspire, constatation initiale, élémentaire mais essentielle, qu’il faut avoir présente à l’esprit à chaque instant du sur-titrage et dont il faut tirer toutes les conséquences.

Voici l’illustration concrète de cette vérité d’évidence, telle qu’elle s’est vérifiée et confirmée d’étape en étape au cours du sur-titrage de Faust I & II, un spectacle créé par Robert Wilson au Berliner Ensemble le 22 avril 2015 et présenté par le Théâtre de la Ville sur la scène du Châtelet à Paris du 23 au 29 septembre 2016.

1.

Avec Don Quichotte et Hamlet, Faust compte parmi la petite dizaine de monuments littéraires dont le héros a acquis le statut d’un mythe. Si le nom de Faust est connu, celui de Méphisto l’est tout autant, voire plus, ils sont inséparables, tels Don Quichotte et Sancho Panza. Mais, en France du moins et en cette seconde décennie du xxie siècle, rares sont les lecteurs de Goethe et de Faust. Rares ceux qui ont feuilleté le Faust II, et plus rares encore ceux qui ont eu la chance de voir jouer la pièce en langue française.

Qui se souvient encore de l’inauguration de la « baraque » du Théâtre des Quartiers d’Ivry en 1972 où Antoine Vitez donna de Faust une version étonnante, sans doute son oeuvre scénique la plus radicale ? Certains instants théâtraux alors déroutants – démultiplication des personnages, répétition de segments poétiques, rôle moteur de Méphisto, gémellité de Faust et Méphistophélès, etc. – avec un demi-siècle d’avance ouvraient la voie à l’actuel spectacle de Robert Wilson, qui jouait alors Le Regard du sourd.

Qui se souvient du Faust-Salpêtrière où Klaus Michael Grüber, en 1975, pour la première fois sans doute offrait en français quelques tableaux du Faust II, un surprenant voyage dans l’espace architectural à la fois de l’hospice et du poème dramatique ? Qui se souvient du montage des deux Faust en 1982 par Daniel Bénoin, sous réserve d’inventaire le premier et seul metteur en scène français à donner de Faust une solide version condensée mais qui embrassait les deux parties de l’oeuvre ? Daniel Bénoin avait eu l’heureuse idée de s’adresser au poète Eugène Guillevic pour transposer les quelques pièces lyriques, d’ordinaire si mièvres. Ses traductions de la Ballade du Roi de Thulé ou de la Chanson de Gretchen au rouet ont résisté au temps. Enfin, qui se souvient encore d’un Jeu de Faust « à la Kantor » de François Tanguy en 1987 ?

Pas de sur-titrage, quand, au milieu des années 1950, le Schauspielhaus de Bochum jouait Faust au Théâtre Sarah-Bernhardt/Théâtre des Nations dans la mise en scène de Hans Schalla ! On se contentait de parcourir en hâte les pages d’un programme bien conçu pour être lu avant le lever du rideau et durant l’entracte. Dans le genre, les cahiers du Berliner Ensemble pour Mère Courage et ses enfants et pour La Vie de Galilée étaient des objets dramaturgiques exemplaires. Après 1960, on vous proposait même parfois des écouteurs et un doublage par boucle magnétique, technique encore en usage en 1972 au Théâtre de la Ville quand Peter Brook y donna un Songe d’une nuit d’été légendaire.

Le sur-titrage n’existait toujours pas quand, en 1982, Klaus Michael Grüber et la Freie Volksbühne de Berlin-Ouest présentèrent au Théâtre de l’Odéon/Festival d’Automne un condensé, une essence de Faust réduit à quatre personnages, Faust/Bernhard Minetti, Mephistopheles/Peter Fitz, Gretchen/Nina Dittbrenner et Wagner/Gerd David, qui hante encore nos mémoires.

L’ère du sur-titrage, tel qu’on le pratique aujourd’hui, a vraiment commencé en juillet 1996 au Théâtre municipal d’Avignon avec La Résistible Ascension d’Arturo Ui mise en scène par Heiner Müller. Vingt ans après, le Festival d’Avignon 2013 propose, cette fois à la FabricA, trois soirées d’un Faust I & II par le Thalia Theater de Hambourg. Puis le Théâtre de la Ville à Paris ouvre sa saison 2016/2017 par six représentations de Faust I & II joué au Châtelet par les comédiens allemands du Berliner Ensemble. Sans le sur-titrage, de tels échanges internationaux seraient inconcevables.

2.

Mais qu’est-ce donc que le Faust I & II de Johann Wolfgang von Goethe ? C’est, par excellence, l’oeuvre d’une vie en constante évolution, un « work in progress ». Quand, en 1771, le jeune poète donne parole et vie au Docteur Faust, universitaire apprenti sorcier, mage érudit et nécromancien de la première moitié du xvie siècle devenu diabolique héros populaire des récits de colportage, il ne peut ni savoir ni même imaginer que cette créature de théâtre empruntée à la légende et nourrie par son imagination l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle en 1832. Pendant soixante années, entre le poète Johann Wolfgang von Goethe et son compagnon de route, chair de sa chair, Heinrich Faust, jamais le charme ne fut brisé. Jamais les périodes d’éloignement, d’apparente désaffection ne mirent un terme au dialogue créatif.

Le Faust I & II, c’est un archipel, un chapelet d’îlots qui forment un continent de 12 111 vers. Publié en 1808, Faust. Première partie de la tragédie, universellement connue comme Faust I, comporte 4612 vers. Pour mémoire, Andromaque de Racine compte 1692 vers et Le Tartuffe de Molière 1962 vers. Vingt ans après, au printemps 1831, Goethe met sous pli cacheté le manuscrit de la seconde partie de la tragédie de Faust, un édifice dramaturgique fantastique en cinq actes et 7 499 vers rimés. Ce Faust II paraît l’année même de sa mort, premier volume de ses oeuvres posthumes.

Par l’époque, le mode poétique, la durée de sa genèse, par son ampleur cosmique, Faust I & II est une oeuvre unique dans la littérature dramatique européenne, dont la réalisation à la scène est toujours un défi pour les interprètes, le scénographe, le metteur en scène… et les spectateurs. Les intégrales de Faust sont rares et mémorables. En 1977, la version de Claus Peymann au Schauspiel Stuttgart durait neuf heures en deux soirées. À Milan, Giorgio Strehler commence sa Recherche en octobre 1987 et, à la fois metteur en scène et principal interprète, il présente son Projet Faust par étapes en quatre années et demie pour aboutir en janvier 1992 à la présentation de la seconde partie en deux journées et jouer finalement environ 6 500 des 12 111 vers du texte intégral. À Hanovre en 2000, Peter Stein présenta en vingt et une heures sur deux jours une véritable intégrale des 12 111 vers. À Hambourg, la version de Nicolas Stemann, que les spectateurs du Festival d’Avignon découvrirent en 2013 à La FabricA, durait huit heures.

3.

La version scénique de Faust, établie par Jutta Ferbers pour Robert Wilson et Herbert Grönemeyer, est délibérément fragmentaire. Le spectacle se présente comme une tragi-comédie musicale de quatre heures avec entracte, dont le livret retient environ un quart des 12 111 vers. La vie institutionnelle des scènes allemandes fondée sur l’alternance a pour conséquence heureuse que ce Faust I & II est inscrit au répertoire et que chaque mois quelques représentations sont encore proposées à l’affiche du Berliner Ensemble.

Le texte de cette version scénique est accessible à tous, publié dans le programme du spectacle mis en vente à la « table de littérature » du théâtre. Impressionné par la Collection du répertoire du TNP de Jean Vilar au début des années 1950, Claus Peymann, dans tous les théâtres qu’il a dirigés, à Hambourg, à Stuttgart, à Bochum, à Vienne et enfin à Berlin au Berliner Ensemble, s’est donné pour règle de proposer au public le texte des pièces au répertoire. Réunies, toutes ces brochures publiées au cours de sa vie de directeur de théâtre constituent une impressionnante bibliothèque classique et surtout contemporaine. Depuis son arrivée au Berliner Ensemble en 1999, un demi-million d’exemplaires de  160 brochures ont été ainsi vendus.

Enfin, le Berliner Ensemble réalise pour ses archives des captations intégrales de ses spectacles, très soignées, le plus souvent plein cadre, qui sont pour le sur-titreur un outil de travail idéal et indispensable. Sans cette trace matérielle du spectacle, il serait impossible de le sur-titrer, à moins d’assister aux répétitions et d’être présent sur place pendant les enchaînements et les filages. À défaut d’une telle captation de l’image, un sur-titreur pourrait éventuellement travailler à l’aide d’une bonne prise de son.

Chaque sur-titreur développe empiriquement sa méthode de travail, toutefois, des réalités communes s’imposent à tous. Par exemple : c’est le jeu scénique et la langue jouée qui commandent l’envoi des titres, ils sont à la source du topage, comme disent les régisseurs. On conduit un sur-titrage, à l’oreille et à l’oeil, dans la langue source. Pendant des années, le texte présent sur l’écran de l’ordinateur était celui de la langue cible, celui qui s’affiche sur les écrans de la salle. On recommandait donc aux régisseurs débutants de travailler « à l’ancienne » comme l’ont toujours fait les régisseurs de plateau, de la lumière ou du son, avec une conduite sur papier portant les tops inscrits dans le texte source. Le regard du régisseur circule alors de la scène au papier et à l’ordinateur. Un familier du spectacle, assistant à la mise en scène par exemple, peut parfaitement, s’il dispose d’une conduite écrite précise, conduire un sur-titrage dans une langue qu’il ne maîtrise pas.

L’une des commodités, parmi bien d’autres, qu’offre aujourd’hui le logiciel de sur-titrage Opus, développé par Pierre-Yves Diez à partir de Torticoli, c’est une fonction d’affichage juxtalinéaire. De même qu’il existe, dans la tradition des belles-lettres, des éditions juxtalinéaires des textes antiques, grecs et latins, ou des poètes contemporains, on peut légitimement considérer un sur-titrage comme une édition juxtalinéaire éphémère dans le temps et l’espace de la représentation. Ce pourrait être une assez bonne définition du sur-titrage de spectacle. Le logiciel Opus matérialise cette donnée car il permet d’afficher à l’écran, côte à côte, le texte source et le texte cible, voire plusieurs textes cibles car désormais le sur-titrage peut être plurilingue. Un dispositif d’alerte décèle tout décalage de structure entre les diverses langues.

Le rôle source du texte joué guide l’ordre des démarches. Ainsi est-il préférable de commencer par découper en titres le texte source selon le rythme du jeu et de l’élocution. Mais il faut avoir défini auparavant les règles de rédaction des titres et ces règles sont d’abord dictées par les réalités matérielles de l’affichage, que ce soit par vidéoprojection sur un écran, ou que ce soit par un panneau graphique.

La forme typographique d’un titre résulte de la combinaison de plusieurs facteurs et elle tend à une lisibilité optimale. La distance à laquelle les spectateurs les plus éloignés de la scène doivent lire au vol, la qualité de la police typographique, ainsi que la luminosité du titre sont primordiales. Intervient aussi une règle pragmatique qui définit la longueur d’une ligne. On sait d’expérience qu’au-delà de cinquante signes, espaces comprises, une ligne ne peut plus être perçue en lecture globale à la vitesse de l’affichage. On sait qu’il faut éviter d’écrire sur trois lignes et que deux courtes lignes sont préférables à une seule ligne longue. Ainsi, pour le sur-titrage de Faust I & II au Châtelet, la dimension réduite de panneaux Naotek, obsolètes et peu lumineux, et la distance de lecture, imposaient de saisir les titres sur deux lignes, chacune de quarante-cinq signes, espaces comprises.

Le découpage en titres du texte joué révéla peu à peu tous les secrets de l’adaptation scénique élaborée par Jutta Ferbers pour le metteur en scène Robert Wilson et le musicien Herbert Grönemeyer. Du désespoir du vieux savant à la tragédie de Marguerite, le fil narratif du Faust I est intact. Le spectacle respecte même la succession des trois « hors-d’oeuvre », Prélude sur le théâtre, Dédicace, Prologue dans le ciel. Le Prélude sur le théâtre souvent évacué est ici pris au pied de la lettre comme un échauffement de la compagnie sur scène et traité comme une ouverture de comédie pop-rock qui énonce les exigences ludiques de toute la soirée.

D’emblée, le musicien compositeur Herbert Grönemeyer prend en main les vers de Goethe et tire parti de leur richesse métrique pour les rythmes de ses musiques et joue avec toute la gamme des rimes qui va du pur lyrisme à la bouffonnerie. La nature musicale du spectacle s’impose donc au rédacteur des titres, tout comme le rôle prépondérant de Méphistophélès porté par Christopher Nell, comédien, chanteur, danseur, un meneur de jeu épatant dont la virtuosité fait pendant à un bloc de quatre Faust, trois Gretchen, trois Valentin. Cette règle du jeu dramaturgique permet à Wilson de développer les structures textuelles et gestuelles répétitives qu’il aime tant et qu’il a jadis explorées dans Doctor Faustus Light The Lights de Gertrude Stein. Excepté la suppression franche du tableau des diableries dans la taverne de Leipzig, la réduction du texte de la première partie est obtenue par de nombreuses coupes « chirurgicales ».

Le texte de scène du Faust II est un montage – un collage ? – infiniment complexe de très nombreux fragments choisis pour que Wilson déploie sur scène un univers fantasmagorique foisonnant proche de celui de ses premières grandes oeuvres des années 1970. Le travail dramaturgique de Jutta Ferbers repose sur des coupes, des ellipses, des permutations, des courts-circuits et, paradoxalement, il aboutit pourtant à un texte d’apparence cohérente qui exploite peut-être un tiers du matériau de cette jungle exubérante qu’est le Faust II.

La saisie et le découpage en distiques du texte joué exigent une confrontation de chaque seconde avec le témoin essentiel qu’est la captation vidéo. C’est ainsi que l’on contrôle la pertinence des coupes et des retours à la ligne qui sont d’autant plus justes qu’ils suivent la rhétorique de la phrase et respectent les articulations grammaticales. On constate qu’un distique bien centré et bien articulé dégage une harmonie typographique qui contribue à la lisibilité et à la lecture synthétique d’un carton.

C’est également ainsi que l’on identifie les passages où la vitesse de l’élocution excède la capacité de lecture du spectateur lecteur. On doit alors repérer où et comment contracter le texte en établissant une hiérarchie dans les informations pour aboutir à des titres cohérents et lisibles. Et c’est alors que surgit la perte, qui est bien plus qu’un concept mais une réalité douloureuse constitutive du geste de traduire. Rédiger et découper des titres, c’est en permanence décider quel fragment d’information peut disparaître et quelle sera la perte la moins douloureuse. Et c’est prendre garde de ne jamais livrer à l’écran une information avant que l’acteur ne l’ait fait. En sur-titrage, anticiper est un péché mortel.

Plus l’on soigne le découpage du texte joué, en titres qui soit se succèdent dans la foulée soit s’effacent quand le temps de lecture souhaité s’est écoulé et font place à des noirs, et plus il sera facile de saisir en regard le texte destiné à être lu par le spectateur.

4.

Le commanditaire du sur-titrage – nommons-le « donneur d’ordres », c’est-à-dire celui qui s’engage à atténuer, voire lever l’obstacle de la langue pour satisfaire le plus grand nombre possible de spectateurs – souhaite légitimement que le rédacteur des titres puisse travailler à partir d’une traduction existante pour s’épargner un travail coûteux qui ne dure jamais moins de quatre semaines et souvent le double. Or il s’avère que pour des raisons d’abord linguistiques, il est rare qu’une traduction existante puisse servir de base à la rédaction d’un sur-titrage.

La pièce de Thomas Bernhard, Simplement compliqué[1], jouée par Gert Voss dans une mise en scène de Claus Peymann, est l’exemple idéal d’un cas d’exception. La nature même de la prose dramatique de Bernhard, le ressassement du vieil acteur shakespearien, l’absence de toute modification apportée au texte original de ce qui est en fait un monologue… permettent d’afficher posément en regard de l’allemand la traduction française de Michel Nebenzahl. La tâche du rédacteur des titres se limite alors au découpage en cartons et à de petits ajustements quand la mise en scène et le jeu éclaircissent des points obscurs du texte. Mise en scène et jeu sont déjà des traductions du poème dramatique que le sur-titrage ne doit pas contredire. Le traducteur perçoit des droits d’auteur pour la diffusion éphémère de son texte, en l’occurrence édité à L’Arche. Le rédacteur des titres, lui, négocie une somme forfaitaire pour son travail de découpage et, s’il assure la régie des titres, des cachets quotidiens pour les services de topage.

Avec le Faust I & II, c’est précisément l’inverse. Alors qu’on dispose de très nombreuses traductions de ce classique des classiques – au moins une cinquantaine en deux siècles –, aucune ne répond vraiment à toutes les contraintes du sur-titrage.

La plus ancienne, ou presque, la traduction de Gérard de Nerval (1828)[2], dont Goethe a pris connaissance et qu’il a appréciée, recèle mille bonheurs mais elle est incomplète. Outre le Faust I, Nerval n’a traduit que quelques tableaux du Faust II. Et poète, il a traduit en toute liberté. Pour établir sa version scénique, Antoine Vitez a eu recours à la poésie de Nerval. Mais sa liberté rhétorique ne permet pas de faire avancer en parallèle l’allemand et le français et, pour répondre au calibrage de 45/50 signes par ligne, il faut, comme chez Procuste, sacrifier bien des pieds.

C’est en cela que la traduction pour le sur-titrage diffère de la traduction pour la scène et l’acteur, qui elle-même diffère de la traduction littéraire. Au cours de la représentation, le texte original proclamé s’impose à tous, et de plus, il est souvent compris par une fraction non négligeable des spectateurs, du moins quand il s’agit des principales langues indo-européennes. Le sur-titre vient comme en filigrane, comme une ombre et, quand texte joué et texte lu suivent des chemins divergents, un malaise est perceptible dans la salle. Les noms de personnages, par exemple, sont pour tous des repères auditifs qu’il est préférable de ne pas trop décaler.

À l’autre extrémité de la chronologie éditoriale, la traduction publiée par Jean Malaplate en 1984[3] jouit d’une très bonne réputation pour sa fidélité philologique et pour l’utilisation virtuose de l’alexandrin classique. Or l’alexandrin est contraire à l’exigence de brièveté et interdit d’emblée son utilisation pour y découper un sur-titrage. L’alexandrin, en outre, apporte une solennité générale bien étrangère à l’énergie ludique de la versification faustienne.

Plus récente encore, la traduction intégrale publiée en 2009 par Jean Lacoste et Jacques Le Rider[4], séduisante au premier regard, présente exactement le même inconvénient, le manque de concision. Et puis un examen comparatif plus détaillé fait apparaître que dans bien des cas et surtout pour le Faust II, les auteurs n’ont pas innové et se sont rangés à des solutions simples, apportées par deux germanistes au début du xxe siècle, qu’on peut consulter avec profit.

Entre 1903 et 1908, Suzanne Paquelin proposa à l’éditeur Lemerre[5] une traduction intégrale des deux Faust, philologiquement sûre et assez sobre qui lui valut en 1910 le prix Langlois de l’Académie française et qui fut choisie pour l’édition du premier volume du théâtre de Goethe dans la Bibliothèque de la Pléiade. Exactement dans les mêmes années, en 1905, Ralph Roderich Schropp publiait chez Perrin[6] une traduction intégrale des deux Faust, assez inventive tout en étant proche de l’original. C’était un bon connaisseur de l’oeuvre et de l’imaginaire goethéen. L’androïde Homunculus du Faust II, dont Robert Wilson tire une séquence fantastique, lui avait inspiré dès 1880 une nouvelle, L’Automate[7], que l’on considère aujourd’hui comme l’un des textes fondateurs de la science-fiction française. Le caractère assez littéral de sa traduction la rend bien utile au traducteur sur-titreur.

Entre ces deux « anciens » et les « modernes », la référence en matière de Faust intégral fut depuis les années 1930 et pendant plusieurs décennies la traduction d’Henri Lichtenberger[8] en présentation bilingue juxtalinéaire aux éditions Aubier. Ce bon outil de travail se révèle aujourd’hui aussi peu exploitable pour la scène que pour le sur-titrage.

Toujours en quête d’un modèle utilisable sans trop d’interventions, le sur-titreur pourrait toutefois s’arrêter à la traduction publiée par Jean Amsler en 1995[9]. Elle est très exacte, concise, sèche, nerveuse, sans fausse complaisance « poétique ». Elle tient compte de la variété des mètres utilisés par Goethe dans la masse versifiée du Faust et de la variété des humeurs et des tons. Mais, hélas, elle ne concerne que le Faust I !

5.

À l’issue de cet examen comparatif, un autre fait, déjà énoncé, revient en force : aucune traduction ne se prête au sur-titrage de cet objet scénique – qui est et n’est plus le Faust I & II de Goethe – car c’est maintenant l’oeuvre de Wilson, Grönemeyer et Ferbers. C’est maintenant cette comédie musicale littéralement « endiablée », c’est cet enchaînement de numéros musicaux pop-rock composés avec la matière des vers de Goethe, souvent allègres et ironiques, parfois sentimentaux et déchirants, par instants terrifiants. Le texte de Goethe offre une gamme d’une amplitude insoupçonnée qu’exploitent les maîtres d’oeuvre du spectacle. Le rédacteur des sur-titres ne peut s’en tenir à la lettre du texte, il doit sur-titrer à la fois les mots, les situations et les images. Quant aux rimes, si présentes dans le poème dramatique de Goethe, elles sont essentielles dans la structure sonore des songs de Grönemeyer mais il est en pratique impossible d’en faire une contrainte de plus pour le rédacteur des titres. C’est une perte pour l’oeil mais les rimes sont d’abord pour l’oreille.

La fameuse réplique devenue locution courante : « Das also war des Pudels Kern ! » doit faite rire à l’écran autant que sur scène la transformation du caniche de foire d’un mètre quatre-vingt en un Méphisto de music-hall. Traduire, comme il le faudrait, Pudel par barbet, ne sera pas compris. Alors, pourquoi ne pas écrire littéralement : « C’était cela le noyau du caniche ! » Puis l’essayer en représentation et l’adopter si ça marche. Et si ça ne marche pas, tenter : « C’était cela dans la peau du caniche ! »

Autre exemple : il est impossible de traduire avec les mêmes titres la conversation du Seigneur avec son valet Méphistophélès chez Giorgio Strehler et chez Robert Wilson. Le sur-titreur se met donc à l’ouvrage et saisit, carton après carton, des titres qu’il construit de toutes pièces ou qu’il emprunte à une traduction ancienne, puis qu’il rabote, qu’il transforme en un distique calibré, bien ajusté à la situation. La bonne longueur se gagne signe par signe, souvent en jouant avec les synonymes plus courts, à condition qu’ils disent et les mots et l’action.

Tout ce travail se fait d’abord à l’aide du logiciel de traitement de texte Word pour être importé ensuite dans le logiciel de sur-titrage où les corrections se font maintenant en direct. Dans le cas d’Opus, immédiatement la machine détecte les lignes trop longues, les décalages de titres par rapport au découpage du texte source. De correction en correction, on aboutit à une version parallèle du texte source et du texte cible. Il devient alors possible d’éprouver le sur-titrage par une succession de filages pour rectifier les longueurs et les tempi mal évalués. Pour finir, force est de constater que le texte cible s’est peu à peu affranchi de tous les modèles qui l’avaient peu ou prou inspiré. C’est maintenant un « original », adapté uniquement à ce spectacle et qui va être encore modifié, amélioré chaque soir ou presque en fonction des réactions des spectateurs et des variations du jeu, débarrassé de scories encombrantes… des fautes d’orthographe qui toujours échappent. Mais allez faire comprendre que les fautes sautent au visage du spectateur et qu’il serait préférable de faire contrôler le texte à la dernière seconde par un correcteur professionnel vigilant !… Jusqu’à la dernière représentation, les régisseurs des titres, les topeurs, modifient des détails, anodins ou très importants, car un sur-titrage se gagne titre par titre. Dans le cas de ce Faust I & II, il y avait en première partie 800 titres et 881 en seconde partie, ce qui est bien peu pour un spectacle de quatre heures, mais ce chiffre reflète l’écriture scénique de Robert Wilson.

6.

« Un titre est un coin que l’on fiche dans la chair vive du spectacle », dit Mauro Conti, maître incontesté du sur-titrage, qui nous invite à pratiquer délicatement cette brutalité devenue aujourd’hui nécessaire. La décision de sur-titrer, la forme et l’emplacement du sur-titrage, son ampleur, son rythme, tout doit être décidé avec l’artiste metteur en scène. La rédaction et le découpage d’un sur-titrage sont des opérations longues et délicates dont le coût réel semble excessif aux donneurs d’ordres. Deux mois de travail pour quelques soirées ! La régie des titres, le topage, est analogue aux autres régies de spectacle, régie de scène, du son, de la lumière, à une chose près : le topeur est en permanence sur le qui-vive. Une seconde d’inattention, un décalage se produit qui trouble toute la salle. Le topage est une régie lourde à part entière.

À tous les niveaux de son insertion, le traducteur-rédacteur-régisseur est trop souvent contraint de négocier rudement son juste salaire parce que le sur-titrage n’intervient pas dans la création du spectacle. Il intervient tardivement dans le processus, on le commande au dernier moment, on décide le plus tard possible s’il est imputable au budget de la création ou au budget de l’accueil… Mais en deux décennies, au cours de milliers de sur-titrages, des traducteurs littéraires, amoureux des langues, du théâtre et des acteurs, se sont formés au découpage raffiné et à la régie précise et, grâce à l’évolution rapide des outils techniques, ils savent aider les spectateurs avec des sur-titrages suffisamment présents et suffisamment discrets, à condition que les directions des théâtres et des festivals leur en donnent le moyen. Et ce moyen est le temps.