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Le recueil de textes publié en 2018 aux Presses universitaires de Liège tente d’éclairer, mais aussi d’aborder sous un angle nouveau, voire déconstruire, les notions d’explicitation et d’implicitation. Ces deux stratégies sont mises en oeuvre par les traducteurs lorsque l’écart entre les langues-cultures et les spécificités spatio-temporelles des textes à traduire s’avère trop grand. L’introduction de Letawe et de Willson recontextualise les deux concepts en soulignant d’abord que l’explicitation occupe une place de choix lorsque le « problème du “traduisible” » (p. 7) est soulevé. Face à l’intraduisible, le traducteur aura recours à cette stratégie universelle (Blum-Kulka 1986) ou déformante (Berman 1985). Puis l’implicitation viendra quand le traducteur pourra présupposer des connaissances du public cible ou lorsqu’il censurera le contenu de l’original pour des raisons idéologiques. Au coeur de l’ouvrage divisé en quatre axes (approches théoriques, productions artistiques, enjeux économiques et politiques et réflexions didactiques), deux questions implicites reviennent dans presque tous les textes : est-ce que l’interprétation du texte de départ effectuée par le traducteur affecte le produit final et quelles sont les conséquences de l’intervention du traducteur ? En somme et selon nous, les auteurs de l’ouvrage tentent de justifier, à juste titre, pourquoi les traducteurs désirent se soustraire à la sacro-sainte fidélité lorsque l’acte de traduire se matérialise au bout de leurs doigts.

Un seul texte par section sera recensé puisque bien que les articles soient regroupés en quatre axes de recherche, chacun d’eux explore un aspect particulier de l’implicitation et de l’explicitation et, par conséquent, il nous apparaît difficile de les faire dialoguer. Les textes retenus sont ceux qui nous semblent le plus avant-gardistes.

Le premier article à visée théorique rédigé par Hewson remet en question la validité de l’hypothèse de l’explicitation de Blum-Kulka pour qui cette stratégie semble inhérente à toute traduction. C’est en examinant la typologie de l’explicitation qu’Hewson s’intéresse à l’explicitation optionnelle dictée par les différentes manières de construire un texte et influencée selon les préférences stylistiques fondamentales des langues de départ et d’arrivée. Pour Hewson, les choix du traducteur, l’essence des traductions une fois publiées et la façon dont les textes sources et les traductions sont lus doivent se trouver au centre des préoccupations des traductologues. L’auteur souhaite ultimement poser les assises d’une théorie générale de la traduction au coeur de laquelle le texte source serait le point de départ d’analyses comparatives afin de déterminer les stratégies employées par les traducteurs. L’approche restrictive proposée par Hewson se concentre sur l’analyse de bonnes traductions (celles faites par des professionnels) dont des passages plus courts seraient extraits et qui formeraient un corpus cohérent. Le travail du traductologue s’opérerait manuellement et non selon un ou des algorithmes computationnels. Autrement dit, la comparaison des procédés créatifs présents dans le texte de départ et ceux choisis par le traducteur se révèle essentielle à l’approche de Hewson. Le but de l’approche restrictive n’est certes pas de stipuler comment le traducteur aurait dû accomplir son travail ni d’affirmer qu’il a failli à la tâche, mais bien d’illustrer ce qui a été fait et les répercussions qui en découlent.

La seconde section du recueil s’intéresse à l’explicitation et à l’implicitation dans les productions artistiques. Nous nous pencherons sur le texte de Bruneaud qui « aborde le défi majeur, tant sémantique que phonique et rythmique, qui consiste à recréer en français [de France] la langue d’une adolescente noire américaine » (p. 9), personnage principal du roman Push[1] de Sapphire publié en 1996 et traduit par Carasso[2] en 1997. L’étude de cas présentée par Bruneaud cherche à démontrer que les « stratégies rendent donc la démarche du traducteur explicite, pour le traductologue du moins, et pour le lecteur également, d’autant plus lorsque le traducteur recourt aux notes, à la préface ou à la postface » (p. 83 ; soulignement de Bruneau). L’auteure mettra en lumière les choix faits par Carasso qui a su conserver l’oralité du registre de Sapphire, mais qui a tout de même opéré des transformations dans le texte traduit. Bruneaud souligne que la traduction est quelques fois sujette à des incohérences référentielles et à des explicitations excessives qui soulèvent des enjeux traductologiques, linguistiques et stylistiques. À la lecture de l’article, nous nous sommes imaginé Carasso jonglant entre fidélité au texte de départ et recontextualisation socioculturelle pour le public cible. Comme le relève l’auteure, « face aux désignateurs de référents culturels, le traducteur a essentiellement deux choix entre deux stratégies opposées : préserver l’étrangéité des éléments concernés […], ou privilégier le sens […] » (p. 89). Le premier exemple de traduction de désignateurs de référents culturels mis de l’avant par Bruneaud concerne les anthroponymes des personnages qui, en règle générale, ne sont pas traduits puisqu’ils « indiquent, de façon plus ou moins marquée, l’origine géographique et socioculturelle des individus qu’ils désignent » (p. 89). Le traducteur de Sapphire prend un risque lorsqu’il choisit de traduire le nom Ms Rain par Mrs Avers. Pour Bruneaud, « le traducteur a donc amplifié l’implicite, cependant il a évité le piège de la traduction sur-“explicitante” qui aurait été de traduire par le francisant “Mme Pluie” ou même “Mrs Averse” » (p. 90). En poursuivant son analyse, Bruneaud remarque que le surnom d’un des personnages est Cornrow qui fait ici référence à la coiffure d’une secrétaire. Carasso en fait d’abord une traduction descriptive « une chevelure comme des rangées de maïs » pour ensuite la désigner comme étant une « femme avec une tronche en champ de maïs » (p. 90), qui s’avère une surtraduction déformante. La ligne est mince entre traduire et adapter, et c’est d’ailleurs cette dichotomie que met à nu Burneaud lorsqu’elle avance que « les décisions [du traducteur] semblent avoir été prises sans souscrire à une normativité externe que pourrait imposer le système d’arrivée, alternant entre explicitation et implicitation » (p. 107). À la lecture de cet article, nous nous sommes demandé si Carasso avait traduit cohéremment tous les référents culturels du roman de Sapphire selon la langue-culture du public cible, est-ce que le résultat final de son travail aurait été une tradaptation ?

Les enjeux sociétaux de l’implicitation et de l’explicitation en traduction sont traités dans la troisième partie du recueil. Antoine porte son attention vers la traduction des noms de marque (NM) dans la littérature et au cinéma. Dans un premier temps, il présente une typologie des NM – NM (Yahoo !), NM « connoté » (Rayburn), sous-générique (stylo à bille jetable/Bic) et nom commun générique/NM générique (mouchoir en papier/Kleenex) (p. 170) – en décrivant les effets et les ambiances que peuvent créer ces derniers lorsqu’on les retrouve dans la fiction. Antoine souligne que le NM révèle souvent un cliché temporel, marqueur du temps, qui peut s’apparenter à l’intraduisible. Face à un NM, le traducteur doit se transformer en archéologue afin de déterminer si le NM est connoté ou considéré comme un nom générique dans la langue-culture de départ. Ainsi, selon le rôle accordé au NM, le traducteur l’adaptera ou le laissera tel quel. Autrement dit, la traduction des NM oscille entre deux pôles : d’une part, l’implicitation obligée qui se matérialise dans les doublages lorsque le cahier des charges demande qu’aucun NM ne figure dans la traduction afin que le diffuseur ne soit pas taxé d’effectuer de la publicité clandestine et, d’autre part, l’explicitation. Parce qu’une image vaut mille mots, celle-ci devient obligatoire « lorsque le NM n’est pas simple accessoire, qu’il est fortement connoté ou générique et qu’il est porteur de sens, c’est-à-dire pleinement élément lexiculturel » (p. 174). Afin de conserver les intentions de l’auteur et de préserver l’étrangéité de l’oeuvre originale, Antoine plaide pour une solution médiane, un souci d’équilibre qui ne serait pas « une tentative d’être à la fois sourcier et cibliste, mais [servirait à] exprimer (presque au sens étymologique) tout ce que renferme l’objet dans la langue de départ tout en lui laissant une possible part de non-dit » (p. 176). Les choix du traducteur, son intervention, se manifestent dans cet équilibre qui donnera aux lecteurs cibles le plaisir de « voir » l’original tout en y trouvant des éléments familiers.

La dernière partie du recueil est consacrée aux enjeux didactiques de l’implicitation et de l’explicitation en traduction. Eriksen présente la méthode qu’elle a créée pour développer les compétences inférentielles des étudiants en traduction. Son outil d’explicitation lui a été inspiré par la théorie de la pertinence de Wilson et Sperber (2012) pour qui le communicateur veut réellement communiquer tandis que la responsabilité du récepteur « consiste à actualiser les implications qui rendent un énoncé pertinent » (p. 226), mais aussi par le modèle d’argumentation de Toulmin (1958/2003) duquel elle retiendra certaines fonctions émanant des structures argumentatives. L’outil d’analyse d’Eriksen comporte trois notions (affirmation, support et prémisse) qui, selon elle, permettront aux étudiants en traduction de développer le réflexe de souscrire à l’analyse de la cohérence argumentative d’un segment problématique ou, autrement dit, de « [re]monter dans la hiérarchie argumentative » (p. 228) en tenant compte du contexte et des conventions culturelles de l’énoncé à traduire. Selon cet outil d’analyse, pour produire une traduction cohérente, l’étudiant doit être en mesure de paraphraser chacun des segments. Pour y arriver, Eriksen suggère aux futurs traducteurs de déterminer qu’elle est l’affirmation implicite de l’énoncé, de détecter le support explicite qui soutient l’affirmation et, finalement, de relever la prémisse, le but de l’énoncé afin de le remettre en contexte dans la langue de départ afin de le traduire adéquatement pour les lecteurs du public cible. Selon l’auteure, « l’outil d’explicitation offre aux étudiants en traduction une approche qui peut faciliter une prise de conscience des opérations inférentielles » (p. 231). En décortiquant séquentiellement le texte à traduire, l’étudiant en tant qu’intermédiaire culturel sera outillé pour juger si le public cible est capable « d’actualiser les implications qui rendent un segment de texte pertinent » (p. 227) une fois traduit. Lorsque l’étudiant peut réénoncer dans ses propres mots l’affirmation, le support et la prémisse d’un énoncé pour lequel il n’existe pas d’équivalent dans la langue-culture cible, il peut déployer une stratégie traductive au coeur de laquelle les référents culturels donneront au texte traduit la cohérence espérée par les lecteurs cibles.

Nous devons aussi souligner que le recueil comporte un article de Nord dans lequel elle s’attache à la fonction référentielle implicite ou explicite du langage qui englobe le concept de présupposé (linguistique, culturel et pragmatique). Elle avance que le traducteur doit parfois « procéder à des ajustements, qui varient selon le skopos de la traduction et peuvent aller jusqu’à modifier la fonction du texte » (p. 9). Les lecteurs pourront aussi lire un texte de Schäffner qui se consacre à la traduction d’informations issues de situations de conflits, comme celles rapportées par les médias numériques occidentaux portant sur la Corée du Nord, par exemple. Elle met en évidence « les enjeux sociopolitiques et éthiques soulevés par la traduction » (p. 11). Pour conclure en beauté, le collectif partage un article de Ladmiral paru en 1984 et qui est aujourd’hui épuisé, donc difficile à trouver et à lire. Dans ce texte inspiré par sa traduction (1980) des Minima Moralia (1951) d’Adorno, Ladmiral revient sur sa propre méthode traductive, c’est-à-dire qu’il affirme que l’explicitation dénote l’interventionnisme du traducteur, mais aussi qu’elle est une stratégie universelle devant les intraduisibles.

Ce recueil nous apparaît incontournable puisque plusieurs questions émergèrent au fil de la lecture. Nous avons remarqué, par exemple, que chacun des auteurs présente sa propre définition de l’explicitation et de l’implicitation. Ces stratégies traductives n’ont pas les mêmes répercussions selon le genre de texte à traduire et selon la langue-culture du public cible. Par conséquent, nous nous demandons si, en définitive, l’explicitation est universelle. Toutefois, une chose s’avère certaine, le traducteur, peu importe son domaine d’expertise, joue un rôle de médiateur culturel et, qu’il le veuille ou non, il laisse transparaître l’interprétation qu’il a faite de l’original dans les textes qu’il traduit.