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Les voeux de santé, formulés dans le dernier numéro, doivent malheureusement être réitérés ici. Après le répit de l’été, la deuxième vague de la COVID-19 a fait son apparition avec son lot d’inconvénients. Directeurs de revues, réviseurs, imprimeurs ont du mal à retrouver le rythme d’avant la pandémie. Seuls les auteurs semblent continuer avec enthousiasme leurs travaux de recherche. Et c’est tant mieux.
À nouveau, ce numéro comprend un In Memoriam. Il s’agit cette fois d’un collègue très proche, Gilles Bélanger, pionnier de l’enseignement de la traduction à l’Université de Montréal. Nous lui rendons un hommage mérité.
Le numéro s’ouvre sur la question du public cible des traductions modernes. L’étude de cas d’Omri Asscher de l’Université Bar-Ilan, concerne les traductions en anglais des écrits du Rabbin Abraham Isaac Kook (1865-1935), père du sionisme religieux, depuis les années 1980 et 1990. Selon l’auteur, qui analyse en détail le contexte théologique et politique de la pensée de Kook tant dans son contexte original (fin xixe, début xxe) que contemporain, les nouvelles traductions ciblent les communautés juives israéliennes et américaines se réclamant du courant moderne orthodoxe, en particulier les jeunes Juifs américains. L’auteur y découvre ce continuel « glissement à droite » que connaît le judaïsme moderne orthodoxe américain depuis quelques décennies.
L’article suivant soulève une problématique assez rarement abordée : celle du texte source. Les auteures, Laura Ivaska et Suvi Huuhtanen, observent que cinq traductions finnoises de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne ont en réalité des textes sources différents. Soulevant la question de la retraduction, de la traduction indirecte, de la pseudo-traduction et de l’auto-traduction, les auteures voient dans les « textes » des représentations d’une « oeuvre » et dans les « oeuvres » des créations littéraires impliquées par divers « textes ». Elles dévoilent ainsi la complexité des relations intertextuelles et montrent que le texte source ne correspond pas toujours au texte original.
La retraduction est également le sujet de l’article de Javier Ortiz García de l’Universidad Autónoma de Madrid. Il s’agira aussi d’un classique, The Business Man d’Edgar Allan Poe (1840) traduit en espagnol par trois traducteurs. Trois retraductions dont l’auteur cherche à retracer le parcours en Espagne. En particulier, déterminer les objectifs des traducteurs et évaluer la trajectoire de l’oeuvre et de l’auteur. L’article envisage les retraductions « passives » et « actives » de Pym (1998) et se fonde sur les critères énoncés par Venuti (2012) qui expliquent l’apparition des retraductions. L’examen des divergences entre ces retraductions met en lumière le rôle qu’elles jouent dans la canonisation des auteurs littéraires.
La place de la presse dans l’histoire de la traduction n’est plus à faire, tant les traductions dans ces périodiques de la première heure ont contribué à modeler les identités nationales. Aura Navarro de l’Université Concordia nous revient avec un article sur la presse. Il s’agit cette fois de l’un des premiers périodiques de la presse canadienne du XIXe siècle, La Minerve. Publié tout au long du siècle, ce périodique traduit énormément. Et l’analyse de ces traductions révèle un rapport d’inégalité politique entre le Canada anglais et le Canada français. L’auteure montre ainsi comment ce périodique emploie la traduction comme instrument de défense des Canadiens francophones.
L’article suivant, tout en restant au Canada du xixe siècle, prend, dans une certaine mesure, le contre-pied du précédent. L’auteure, Alexandra Hillinger de l’Université Laval, s’attaque à la traduction vers l’anglais de quatre romans canadiens-français. Avec une approche historique, l’auteure porte un regard critique sur la production et la réception de ces traductions qui, soit jouissent encore aujourd’hui d’une bonne reconnaissance, soit sont passées presque inaperçues. L’article offre également une mise en parallèle intéressante des concepts de diffusion, distribution et réception des oeuvres littéraires et des agents qui interviennent dans le cycle de production.
Dans un tout autre registre, deux chercheures de l’Universidad Autónoma de Barcelon, Laura Asquerino et Amparo Hurtado, se penchent sur l’acquisition de la compétence de traduction entre deux langues très éloignées, le japonais et l’espagnol. L’étude pilote s’inscrit, on le devine, dans le cadre des travaux de PACTE. Les objectifs sont de mieux cerner : la sélection des variables d’étude et de ses indicateurs, la pertinence des instruments (texte et questionnaires), la sélection de points riches (problèmes prototypiques de traduction) et les critères de correction de ces points riches. Les résultats s’avèrent prometteurs.
La traduction de chansons de comédies musicales, sujet assez rarement abordé, fait l’objet du travail de Béatrice Carpi de l’Université de Surrey. L’approche de l’auteure se distingue d’autres travaux par la priorité accordée à la multimodalité, à savoir la transmission du sens au moyen de ressources sémiotiques verbales, audio et visuelles. L’article développe un modèle d’analyse prenant en compte la complexité sémiotique des chansons, soit l’interaction entre les modes, l’objectif étant un modèle d’analyse multimodal, fondé sur les thèmes qui puisse s’appliquer à la chanson dans son intégralité.
Comparer le niveau d’abstraction entre l’espagnol et l’anglais est la tâche entreprise par Anna Espunya de l’Universidad Pompeu Fabra. Son hypothèse est que les textes anglais traduits sont moins abstraits que les textes de départ. Pour ce faire, elle choisit d’identifier et de classer, selon deux niveaux d’abstraction, le conceptuel (le contenu référentiel) et le grammatical (l’expression réifiée de propriétés), les substantifs en –idad dans deux romans policiers espagnols. Sa méthodologie combine une approche quantitative et une approche qualitative afin de sélectionner et analyser manuellement les éléments pertinents.
Maialen Marin-Lacarta et Mireia Vargas-Urpí, respectivement de la Hong Kong Baptist University et l’Universidad Autónoma de Barcelona, examinent les motivations des traducteurs bénévoles en traduction littéraire. Elles retiennent le bénévolat dans le contexte de ¡Hjckrrh !, une maison d’édition à but non lucratif gérée par des traducteurs qui autopublient des traductions littéraires sous forme de livres numériques. Quinze de ces traducteurs, qui sont d’ailleurs des professionnels expérimentés font l’objet d’entretiens semi-structurés approfondis afin d’explorer leurs motivations à collaborer à cette entreprise. Les auteures démontrent ainsi l’utilité d’une méthodologie inspirée de l’ethnographie pour étudier les traducteurs.
Dans le dernier article, le Vocabulaire européen des philosophies dirigé par Barbara Cassin est le corpus de Barbara Brzezicka de l’Université de Gdansk. Son objectif est de scruter les modifications éventuelles à ce Vocabulaire pour une version polonaise. Adoptant une perspective historique du polonais philosophique et du contexte politique actuel, elle suggère d’ajouter de nouvelles entrées pour les intraduisibles philosophiques polonais et de prendre en compte la spécificité de la langue polonaise dans les entrées consacrées aux langues. Elle commente également plusieurs problèmes de traduction, le tout dans une perspective pratique de mise en oeuvre du projet de traduction.
Le numéro se termine sur l’entrevue faite au « père » de Meta, André Clas, une entrevue réalisée malgré les soucis de santé de ce dernier. En l’absence d’une page Web ou d’un curriculum vitae versé sur l’une ou l’autre plateforme, nous avons privilégié les pages de « sa » revue pour lui rendre un hommage mérité.
Cinq recensions d’ouvrages de traductologie relativement récents ferment le numéro.
Avant de terminer la présentation de ce numéro qui coïncide avec le 65e anniversaire de la sortie du premier numéro de la revue, j’aimerais, pour une fois, remercier mes collaborateurs les plus directs. En premier lieu, Eve-Marie Gendron-Pontbriand, responsable des communications avec les auteurs et les évaluateurs, chargée du suivi des dossiers et de la mise à jour de la base de données, formatrice des assistants à l’édition, qui abat, depuis une dizaine d’années, un travail considérable, gage de la qualité et de la renommée de Meta. Ensuite, les assistants à l’édition qui mettent les articles et les recensions en page avec toute la méticulosité qu’exige la feuille de style de la revue. Étudiants de maîtrise et de doctorat, ils changent d’année en année. Actuellement, ils sont trois : Gaëlle Varnier-Brunet, Etienne Lahoux-Jobin et Daniel Ricardo Soto Bueno. Travailleurs de l’ombre, ils garantissent la survie d’une des grandes et rares revues de traductologie encore indépendante des grosses maisons d’édition. Qu’ils soient félicités et remerciés pour leur travail.
Bonne lecture !