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1. Introduction

La traduction des interjections semble plus délicate que celle d’autres mots « pleins[1] » ou « lexicaux » (Ameka 1992 ; Cuenca 2006). Ces « phrasillons impulsifs » (Tesnière 1959/1996 : 98) se situent à la lisière du langage (Goffman 1981), en « dispositifs paralinguistiques » (Cuenca 2006 : 20). Les traducteurs peinent à en partager la valeur, comme si, réduits à des « signifiants de ponctuation ou de respiration » (Richet 2001 : 89), les interjections n’avaient pas d’équivalents. Pour Masiola (2018 : 16), « human emotion prioritizes conceptualization, as an individual may feel [an] emotion and then have a “concept” for it : but, in want of a precise word that expresses it, they resort to some interjections and pass the burden of the interpretive process to the hearer ».

La forme condensée de l’interjection complexifie d’autant la « mise en scène de son sens implicite » (Richet 2003 : 94). « Lieux de passage des affects », les interjections sont « émotives » (Kleiber 2006 : 16, 20) et situent l’émotion « dans l’énonciation même » (Ducrot 1984 : 200), ne lui sont pas extérieures.

Après avoir clarifié le cadre et les attributs propres aux interjections onomatopéiques coréennes, nous examinerons par des exemples empruntés à la littérature les diverses stratégies qui permettent d’en restituer en français l’expressivité la plus condensée.

Nous proposerons des solutions de rechange qui rendent sensibles au lectorat francophone leur rôle dans l’énoncé, ainsi que la prosodie, l’attitude ou la gestuelle qui accompagnent leurs composantes sonores et propriétés signifiantes.

2. Cadre et objet de notre étude

2.1. Définition et caractéristiques des interjections : à la lisière du langage

L’étude des interjections, comme les études de traduction, a longtemps été soumise aux disciplines plus classiques de la rhétorique, de la stylistique et de la lexicographie (Burkhardt 1998). Poggi (2009) analyse les dispositifs qui caractérisent leur nature et leur statut en tant que système de communication. Pour elle, les interjections sont des « holophrastes » (mot fonctionnant comme une idée ou une phrase complexe), des « lexies-phrases », les « signes-énoncés » de Saussure (1915/1976 : 101).

À la différence des simples manifestations sonores que sont les onomatopées (p. ex. : boom), Ballard (2003 : 235) définit en effet les interjections comme « mot [ou] groupe de mots pouvant constituer à eux seuls un énoncé et ayant une fonction expressive ou injonctive », et donc discursive. Tesnière (1959/1996 : 98) les qualifie de « phrasillons d’appel ou sensitifs ». L’interjection se distingue de l’onomatopée en ce qu’elle est exprimée en « réaction à une situation vécue » (Ballard 2003 : 237). Cette lexie-phrase s’adresse à un interlocuteur, pour l’appeler (hé !, pst !), le contredire (ta ta ta !), réclamer le silence (chut !), l’encourager, le huer (hou !), l’exhorter ou exhorter le locuteur lui-même[2] (hop, hop !, ho hisse !) (Enckel et Rézeau 2003/2005 : 16).

Sierra Soriano (1999 : 583) distingue les « interjections expressives » (Oups !, Berk !) des « interjections appellatives » (Hep !, Chut !) – ou « phrasillons d’appel », « apostrophes vocatives », ou encore « appellatifs d’apostrophe » (Vincensini 2006 : 105). Souvent accompagnées d’un geste ou d’une affliction, les interjections constituent des « adjuvants » (Bally 1965 : 51) de l’acte de communiquer (Ameka 1992 : 107 ; Poggi 2009).

Cependant, si elles relèvent d’une intention communicative, leur statut dans le langage pose question. Sémantiquement riches (Wilkins 1992 : 120), les interjections seraient pour Goffman (1981 : 100) « a ritualized [speech] act in something like the ethological sense of the term », « analyzed in terms of socio-communicative roles they play rather than any linguistic content they may have » (Wharton 2009 : 71). En recevant un cadeau, on affiche un sourire, on dit « Oh, merci, c’est gentil », mais un seul Oh ! ou Wouah ! ne revêt pas tous les attributs du langage, et l’interjection pour Goffman (1981 : 82) « falls short of language proper ». Kleiber (2006 : 16-17), en revanche, voit dans les interjections des « signes linguistiques » qui relèvent du « langage » (voir Wilkins 1992 : 120), « exprimés » (Fauré 1997), et non seulement donnés à entendre. Wharton (2003 : 39) développe un modèle de « continuum » : les interjections ont un élément naturel et un autre codé, comme entre montrer (Oh + sourire) et dire « merci ».

Distinguons d’abord les interjections « primaires », imitatives ou mimétiques (onomatopéiques), des interjections « secondaires » (Richet 2001 : 83), issues d’une « forme lexicale privée de son sens original » (p. ex. : Flûte !, Mince !) (Serria-Serrano 1999 : 583). Ballard (2003 : 236) observe que les secondes peuvent être composées d’un nom, seul (Ciel !) – accompagné d’un adjectif (Juste ciel !), d’un déterminant (Mon Dieu !) –, ou constituées de courtes locutions figées (Ma foi !, Dis donc !, Tant pis !). Padilla Cruz (2009) souligne combien les interjections secondaires sont ouvertes aux innovations constantes. Quant aux interjections « primaires », elles sont pour la plupart monosyllabiques (Ah !, Hein !, Bof !) ou dédoublées (Hé hé !), et contrairement aux « secondaires », lorsqu’elles sont maintenues dans la traduction, autorisent une liberté d’interprétation au lecteur, car elles ne livrent pas immédiatement la valeur implicite communément comprise dans leur culture d’origine.

Comme les onomatopées (ou plus généralement les mots mimétiques), les interjections onomatopéiques se manifestent d’abord par leur enveloppe sonore, certaines peuvent évoquer un mouvement (Zou !) ou une sensation physique (Aïe !). Accompagnées d’un mouvement, elles peuvent encourager un interlocuteur (Allez, zou !), présenter « a codified signal, whose meaning corresponds to complete speech acts including a specific performative and propositional content » (Poggi 2009 : 74).

Graphiquement valorisée dans la bande dessinée, cette matérialité est accentuée dans les arts scéniques comme le théâtre ou le pansori (판소리 ; voir ci-dessous) qui, dans ses interactions lyriques avec l’auditoire coréen, fait un large usage des interjections.

2.2. Variété et polysémie des interjections coréennes

Certaines interjections peuvent avoir une fonction d’adverbe (Kim 2010 ; Choi 2015). Les dictionnaires de référence, comme le Pyojun Gugeo Daesajeon (표준국어대사전)[3] (stdict.korean.go.kr), en répertorient simultanément en différentes catégories du discours, selon la fonction syntaxique qu’elles assument, d’adverbe ou d’interjection (Kim 2010 : 16). Le contexte énonciatif dote une même interjection de diverses fonctions : heo heo heo ! (허허허 !) peut être employé comme un adverbe dans heo heo ut-da (허허 웃다) [rire « à gorge déployée »], ou comme une interjection (Heo, heo, heo ! ; voir l’exemple 9). Il en va de même de l’interjection cham (참) [vraiment] fonctionnant tantôt comme adverbe dans Cham yeppeo ! (참 예뻐 !) [C’est vraiment beau !], tantôt comme interjection dans Cham ! (참 !) [Ça alors !] pour exprimer l’inquiétude, l’incrédulité ou l’insolite (Kim 2010 : 27). En fonction des relations entre locuteur et interlocuteur, certaines secondaires (contenant un verbe) peuvent subir des changements morphologiques par l’ajout d’un suffixe de déférence : yeobo ! (여보 !), yeobo-ge ! (여보게 !), yeobo-si-o ! (여보시오 !), yeoboa ! (여봐 !), yeoboa-yo ! (여봐요 !) [Dis/Dites donc !], littéralement : « Regarde(z) ici ! » (Choi 2015 : 224). Pour souligner leur valeur discursive, certains auteurs (Shin 1988) préfèrent les qualifier de kantusa (간투사 / 間投伺) [« mot jeté entre », d’inter-jection[4]].

Tant en français qu’en coréen, il est possible de moduler une interjection pour en accentuer le sens, de la dédoubler par exemple (hop hop), de l’allonger (Euuuuh…). Par exemple, l’interjection aigo (아이고) et ses nombreuses variantes qui, selon le contexte, peuvent traduire la surprise, la peine ou la tristesse (exemples 4, 5, 6 et 18). Aigo (아이고) peut être doublée en aigo aigo (아이고 아이고), allongée en aigoo (아이고오) ou encore voir sa dernière syllabe dupliquée en aigo-go (아이고고). En coréen, il est également possible d’en augmenter l’intensité pour accentuer sa prégnance, en passant d’une occlusive vélaire voisée (aigo (아이고)) à une occlusive vélaire sourde : aiko (아이코), ou par l’ajout de na (나) ou de -meoni (머니), voire une combinaison des deux, aigo-meoni-na (아이고머니나).Aigo (아이고) possède, outre ses variations d’intensité, une palette de variantes régionales : aigu, oigu, oiku, egu, aigo-me (variante dialectale de la province du Jeolla du Sud de aigo-meoni, voir l’exemple 5), etc.

Certaines interjections ne s’emploient qu’envers un subalterne. C’est le cas de l’acquiescement Onya ! (오냐 !) qui, avec condescendance, indique à un interlocuteur que l’on est à son écoute, mais qui ne peut être adressé à une personne plus âgée ou hiérarchiquement supérieur. Plus encore, Ya ! (야 !), parfois dédoublée, sert à interpeler ou attirer l’attention de plus jeunes ou d’un statut hiérarchique « comparable ». Selon le contexte, l’intensité ou l’intonation, Ya ! (야 !) induira le désintérêt, l’exaspération, la véhémence même. D’autres formes sont connotées plus féminines, telle Eomeo ! (어머 !) qui exprime la surprise.

La fréquence des interjections est forte en coréen et de nouvelles formes apparaissent régulièrement, portées par la créativité des jeunes locuteurs (Heol ! (헐 !) [Ça alors ?], Daebak ! (대박 !) [Super !]) et des réseaux sociaux (ㅋㅋㅋ [hé hé hé]), composées d’éléments étrangers (acronymes : OMG, 나이스 ! [nice], 오케버디 ! [ok Buddy], 콜 ! [call]).

Les exemples présentés ci-dessus n’abordent qu’un bref ensemble des interjections coréennes et se limitent aux formes onomatopéiques, récurrentes et polysémiques. Observons maintenant les approches[5] retenues par les traducteurs littéraires.

3. Stratégies de traduction appliquées aux interjections onomatopéiques coréennes

3.1. Le « maintien » à l’identique

Par souci d’authenticité, considérant certaines comme d’irréductibles « realia » (Vlahov et Florin 1969), une option est d’adopter ce que Delisle (1993) nomme un « report », et Grit (2004) « handhaving » [maintien]. Cette stratégie consiste, par la transcription littérale, à reporter un signifiant tel qu’il se prononce. Le terme maintien, que nous préférons ici, s’emploie lorsque l’interjection est adaptée selon des critères phonologiques, orthographiques ou morphologiques propres à la langue cible.

Dans l’exemple 1, l’auteur formule la méfiance d’une adolescente confrontée aux propositions suspectes d’un vieil homme. Les traducteurs ont maintenu Ae-gae-gae ! (애대개 !), sorte de bégaiement pour traduire la défiance de la jeune fille, comme le ferait Taratata !

Ici maintenu, l’usage coréen de Aegaegae ! (애개개 !) semble objecter (Ouais, ouais, ouais ! Mon oeil !). Peu d’ambiguïté dans le discours, mais, si le sens se devine en l’absence de contexte et sans connaître la prosodie du coréen, la prononciation conforme reste inconnue.

En 2), la situation et la proximité phonologique de cette interjection Pi-i ! (피이 !), translittérée en début de phrase, avec Et puis ?, de sens proche, peuvent laisser entendre au lecteur francophone que le locuteur impétueux fait fi des remontrances !

Le maintien paraît compréhensible pour un francophone : Et puis ?, Et alors ?, Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? !. Cependant, la prosodie romanisée du hangeul reste délicate à prononcer, et confie au lecteur la liberté d’une oralisation hasardeuse. Comment prononcer Ae-gae-gae ! (애개개 !) et Pi-i ! (피이 !) « à la coréenne » et les interpréter comme expressions de défiance ou de défi ? Ces interjections sont-elles maintenues pour conférer une couleur exotique (a « foreignization » ; Venuti 1995) ? Des interjections équivalentes françaises (Taratata/Ta ta ta, Pff(t)) rendraient le texte plus naturel et en faciliteraient la compréhension. Nous comprenons que le maintien de certaines interjections en restitue l’authenticité, la musicalité, mais quels critères justifient cette option lorsque ni le contexte ni les conventions alphabétiques ne permettent d’en deviner l’intensité, la prononciation, ni même le sens ?

Dans le passage suivant (3), un courtier, M. Seok, manifeste une bienveillance intéressée envers le vieux Yun (voir les exemples 7 et 16), un possible client. Les traducteurs ont choisi ici de maintenir l’interjection Che-e ! (체에 !) :

À d’autres ! !, Tu parles ! !, semble rétorquer le vieux, qui doute de la mansuétude du courtier qu’il raille d’une exclamation sèche. Contrairement à Pii-i ! (피이 !), Che-e ! (체에 !) n’évoque aucune ressemblance phonologique avec une interjection française de sens proche, comme Tiens (donc) ! Elle contraint le lecteur non coréanophone à trouver d’autres indices pour en percevoir la fonction moqueuse.

Plus fréquente et typiquement coréenne, une interjection comme Aigo ! (아이고 !) aurait-elle plus volontiers droit au maintien ? Fréquemment employée comme lamentation, aigo possède toute une variété de prononciations régionales, de graphies et de nuances de sens (voir la section 2.2.). Il n’est pas rare de la retrouver translittérée, comme dans l’exemple ci-dessous où une retraitée réalise soudain qu’elle a oublié de rincer sa saumure. La stupeur qu’elle manifeste par l’interjection qu’elle utilise semble explicite :

Voici un autre exemple de report à l’identique en 5), où le locuteur exprime son étonnement devant la vitalité d’une vieille femme. Par précaution, le traducteur a pris soin d’ajouter une note à l’interjection qu’il a choisi de maintenir, pour lever une possible difficulté d’interprétation.

Dans le cas d’Aigo (아이고) et de ses variantes, plusieurs équivalents français conviendraient selon la situation 4) : Bonté divine !, Bon sang !, Où avais-je la tête ?… ; et 5) : Mon Dieu !. Le maintien apporte cependant une saveur étrangère, voire provinciale, ici du Jeolla du Sud pour le lecteur averti : Aigome ! (아이고메 !).

Ci-dessous, en 6), une « mère courage », qui a tout sacrifié pour se rapprocher des meilleures écoles, constate avec effroi que la bâtisse, pour laquelle elle se saigne, est infestée de punaises :

Aigo exprime ici explicitement le dégoût. Il faut donc que l’expressivité soit aussi explicite. Dans une traduction antérieure, Kang et Lebrun (1993 : 94) avaient suppléé à Aigo une interjection française équivalente (« Pouah ! »). Quelques années plus tard, Mun et Maurus ont choisi de maintenir la forme coréenne dans le texte français. Le maintien laisse alors au lecteur une certaine liberté d’interprétation et sollicite son imagination auditive.

Il arrive que les traducteurs maintiennent des interjections, non qu’elles soient exclusivement coréennes ou difficiles à déclamer en français, mais pour en restituer la musicalité. Dans le pansori (판소리), fables et récits chantés en public, l’interprète et quelques instrumentistes orchestrent « rythmiquement, dramatiquement et graphiquement la narration » (Vincensini 2006 : 110).

Les interjections sont une forme curieuse de la combinaison des « mots » et du « chant ». Ces formes affectives du langage ont bien des articulations pour support, mais cette base est étroite et d’autant moins considérable que le sentiment est intense au point que parfois l’orchestration est tout, les sons presque rien.

Bally 1965 : 42, cité par Vincensini 2006 : 104

Ainsi Han et Péjaudier (1985/2004[15]), dans leur traduction d’Un pays aussi lointain que le ciel, disent avoir « laissé volontairement toutes ces interjections bizarres, les hé hé, hò hò, ha ha, qui peuvent prendre des significations très variées selon le contexte [et conserver] une petite musique coréenne en contrebande dans le texte français » (Han et Péjaudier 2004 : 204 voir note 14). Ils les ont maintenues pour « laisser glisser le trouble » et pour les lire, disent-ils, il faut « se laisser porter par le souffle des siècles[16] ».

Au théâtre, et plus encore dans le pansori, le sens des interjections s’estompe. La stratégie du maintien y donne libre cours à l’imagination, les interjections y apparaissent généralement dans l’aniri (아니리) ou le sori (소리), en fin de phrase. Leur fonction est de prendre le public à partie, de rythmer la mélopée, de susciter la joie des spectateurs, de les galvaniser. À bout de souffle, les eolssu (얼쑤), eolssigu (얼씨구) appuyés par les percussions servent à scander et à entretenir l’entrain et l’attention de l’auditoire.

3.2. Interjections (vocaliques) et tentation du « calque »

Au maintien s’ajoute le calque phonétique, une stratégie qui remplace une interjection primaire de la langue source par une de même type de la langue cible. Elle est pratiquée lorsqu’il existe des interjections phonétiquement proches dans les deux langues (notamment vocaliques : Ah !, Oh !), plus volontiers polysémiques (Richet 2001 : 83). Ainsi, un A ! (아 !) apparaît comme un équivalent de A, Ah !, modulable à souhait.

Pour de nombreuses interjections vocaliques, la solution de calquer une forme sonore proche semble aller de soi, comme dans l’exemple 3 du vieux Yun qui ne se laisse pas duper par les flatteries du courtier Seok. Ci-dessous, le calque de A par Ah possède une valeur identique dans les deux langues.

Dans l’exemple de calque suivant, une femme confie un peu de son quotidien à un collègue de son mari, dont elle est sans nouvelles :

Le calque phonétique, ici justifié, présente toutefois des limites, comme l’observe Richet (1994). Dans une étude sur la traduction des interjections vocaliques anglaises et françaises, il montre par exemple qu’il peut être préférable de reformuler des Ah français par des Oh anglais, et même de ne pas les transcrire du tout. Dans l’exemple 7, par ce simple A (아) laconique, le courtier réaffirme son intention d’offrir un bon repas à un possible client ; en français, il équivaut à un Je vous assure, d’insistance. En 8), le Ho-o enthousiaste, du collègue qui encourage l’épouse délaissée, signifie : Voilà qui est encourageant ! Continuez !

Communément pratiqués, le calque ou la substitution par une interjection phonétiquement proche de la langue cible peuvent apporter des solutions semblant évidentes. Ainsi, Heo heo ! (허허 !) devient fréquemment Ho ho ! ou Ha ha ! ; le sens de l’interjection vocalique Heo heo dépend pourtant du contexte dans lequel elle est formulée : tantôt un rire franc (Ha ha ha !), tantôt une lamentation (Ha-a !).

Dans l’extrait 9, un ancien détenu, né en Corée du Nord, souhaitant rendre hommage à la mère de M. Heo, un gardien avec lequel il s’est lié d’amitié, se rend dans le village de celle-ci. Sur place, il apprend qu’elle est décédée.

L’ancien détenu a alors une pensée émue pour son ami qui, comme lui, n’a plus personne vers qui revenir. Le choix de Hélas ! ou de Ah ! Quelle misère ! semblerait approprié pour décrire les émotions du personnage. La valeur expressive de l’interjection Heo heo heo ! (허허허 !) en 9) étant différente dans les deux langues, le calque semble inapproprié dans ce contexte, prépondérant pour l’interprétation de ces interjections vocaliques, laconiques et polysémiques (voir ci-dessous).

De même que Heo heo ! (허허 !) n’est pas toujours l’expression de la jovialité, l’interjection laconique Heung ! (흥 !) est fortement polysémique. Ainsi, en 10), le vieux Yun s’indigne de ce qu’on lui reproche de protéger son adolescent.

La fonction de Heung ! (흥 !) est donc ici de manifester la désapprobation du père. Chun n’a pas souhaité ajouter un complément pour préciser sa traduction. Il choisit de fondre deux questions en une affirmation, signe de la liberté que le traducteur s’autorise parfois avec le texte source.

Autre exemple des limites posées par l’usage du calque, dans l’extrait suivant où la locutrice s’attriste d’une même interjection Heung ! (흥 !) des injustices répétées dont elle se dit victime.

Pour cette femme, ce Heung ! (흥 !) a une fonction différente, de la perplexité de l’exemple 10, elle a une valeur d’indignation. Dans le troisième exemple, en 12), de ce même Heung ! (흥 !) une serveuse raille intérieurement une cliente qui la considère avec condescendance.

Heung ! (흥) devient dépréciatif, presque injurieux. Enfin, en 13), dans le même récit, par cette même interjection, la serveuse, qui jalouse aussi secrètement l’insouciance des étudiants qui fréquentent son établissement, dénigre les compliments dont l’un d’eux fait l’objet.

En 13), l’interjection Heung ! (흥) traduit alors le désintérêt. Les interjections primaires Peuh ! ou Pff(t) !, renforcées par les secondaires Etalors ! ? ou Tu parles !, et en 12) la périphrase exclamative Tu crois que tu m’impressionnes !, auraient précisé la valeur de cette forme inconnue des lecteurs francophones. Pour l’exemple 13, la traduction de Heung (흥) par un Et après ? semble d’ailleurs plus naturelle en fin de phrase (et non en tête comme dans le texte source). La structure de l’énoncé subit en effet de fréquentes modifications et le traitement des équivalences autorise certaines libertés syntaxiques. Richet (2001 : 4, nous soulignons) observe à ce sujet que « l’interjection est souvent, mais pas exclusivement, syntaxiquement isolée dans l’énoncé qui l’accueille », généralement au début d’un énoncé (Fauré 1997 : 127, notre soulignement), qu’au coeur d’un échange « la ponctuation code régulièrement ce trait à l’écrit et représente ainsi l’isolement prosodique nettement perceptible à l’oral ».

Comme on vient de le voir, Heung ! a servi tout à la fois à exprimer l’indignation, la désapprobation (10), l’autodérision, l’affliction (11), le dédain (12 et 13), voire une sorte de minauderie souffletée : Heung !

Il apparaît donc délicat d’attribuer à une interjection un sens qui ne dépend que de l’« ancrage situationnel » (Richet 2003 : 90), de l’interprétation de l’intention discursive. Il n’existe pas d’« équivalence formelle » (Nida 1964 : 159) ou « directe » (Ballard 2003 : 77) qui permette d’associer de manière univoque et systématique deux interjections de langues-cultures différentes. Rapportant les propos de deux traductrices professionnelles (Colin du Terrail et Bell), Richet (2001 : 90) note que « Rien n’est plus difficile – et plus risqué – que d’essayer de créer de nouvelles interjections françaises qui traduiraient toute la gamme de ce qui existe dans d’autres langues », et ajoute : « les traducteurs refusent quasi unanimement l’idée d’un dictionnaire des interjections » :

The last thing I would do is to devise an interjection dictionary. It all depends on the circumstances : on the tone of the original. […] To translate every interjection by a rigid equivalent would be ludicrous.

Propos de Bell rapportés par Richet 2001 : 88

Ajoutons que la spécialisation d’une interjection n’est pas permanente, comme le note Kleiber (2006 : 17), une interjection exprime différentes émotions, selon l’intonation qui la porte. Plus qu’une polysémie, Kleiber y voit une « sous-détermination sémantique ». L’interjection jjeu[t]-jjeu[t] (쯧쯧) fait entendre un tintement de la langue sur les dents qui souvent exprime la réprobation, une acceptation qui aurait un équivalent français : Tst tst ou encore Tt tt ! Elle exprime, selon le contexte, le scepticisme, l’incrédulité, la mise en garde, la réprobation, voire la compassion.

En 14), une commerçante débusque enfin l’employée qui l’a dérobée. Émue par les raisons que la pauvre avance pour expliquer son geste, la patronne lui fait grâce de la somme, se reprochant :

L’interjection Jjeu-jjeu-jjeu (쯔쯔쯔) possède une fonction empathique, mais traduite en français par « Tst tst tst », nuance qui ne perturbe guère la lecture, elle donne cependant au propos une valeur de désapprobation.

3.3. Reformulations non interjectives et synthèse des diverses stratégies

Enfin, aux côtés de la suppression, du maintien et du calque, d’autres stratégies offrent des structures non interjectives de sens similaire (Cuenca 2006 : 27).

Les éléments non interjectifs jouent la plupart du temps remarquablement leur rôle de représentation d’une interjection dont ils épousent la valeur en contexte. La traduction révèle ce qu’il y a de « normal » dans l’interjection autant qu’elle souligne la dimension interjective dans les mots « normaux », et ce faisant, elle valide doublement une conception en continuum du langage.

Richet 2003 : 88

Ces solutions de rechange peuvent se fondre et se combiner. Quoique dépourvu de la densité expressive du terme d’origine, le recours à des structures non interjectives (« équivalence » de Vinay et Darbelnet 1958/1977 : 49 ; « équivalence fonctionnelle » chez Nida 1964 : 159) est toujours explicite. Cette stratégie accorde aux traducteurs la liberté de recourir à des formulations plus complètes pour préciser la valeur de l’interjection (Richet 2001 : 84).

Ainsi, en 10), outre les interjections secondaires Ça par exemple ! ou Ah, ça alors !, pour rendre l’indignation du grand-père, une solution serait de substituer au Heung ! (흥) une périphrase exclamative comme On aura (vraiment) tout entendu ! ou C’est le comble ! En 14), l’exclamation Quelle pitié ! rendrait nettement, pour un lecteur non coréanophone, la compassion de la commerçante qui constate avec un énigmatique Jjeu-jjeu-jjeu (쯔쯔쯔) pour quelles raisons son employée l’a volée.

Pour clore, voici quelques cas dans lesquels les traducteurs ont eu recours à des combinaisons de stratégies alliant expressivité concise et reformulations plus explicites. En 15), rappelons que Ya ! (야 !), comme sa variante Yae ! (얘 !), ne peut être employée qu’envers un « subordonné ». Ici, le locuteur intime un ordre d’un vif Yae ! (얘 !) à une employée de maison, rendu en français par une association de deux interjections, l’une primaire () suivi d’une secondaire (Dis) : « Hé, dis ».

Le même Yae (얘) est ensuite traduit par l’interjection secondaire « Dis donc », puis par une périphrase : « Écoute un peu ». Par ailleurs, le choix de registres dépréciatifs (« un truc à boire » pour물 [eau]) renforce l’impression de subordination. En 16), contrairement à Yae (얘) de l’exemple 15, l’interjection Ya (야) manifeste la pression psychologique du vieil homme sur l’adolescente. En réponse aux Ya ? (야 ?) (Hé ! [Je te parle !]) du vieil homme, la jeune fille redoute et fuit l’échange par une suite de réponses monosyllabiques : Ye ? (예 !) [Oui ?, Pardon ?].

Pour rendre explicite la tension croissante de l’échange (voir l’exemple 1), ici renforcée par l’interjection oppressante, Ya ? (야 ?), et les réponses craintives de la jeune fille, Ye ? (예 ?) [Oui ?], une traduction possible associerait les interjections primaire (Hé !) et secondaire (Dis !) à une tournure non interjective (Comment dire ?), des signes de ponctuation (… ? !), voire une éventuelle reformulation sémantique (Tu vas être gentille ?) au lieu de la traduction littérale (Tu vas m’obéir ?).

Ces marques de langage sont fréquemment appuyées d’un mouvement (Rézeau 2006 : 91), parfois explicité dans le texte source. Les gestes qui accompagnent une interjection différente d’une langue-culture à l’autre, et nécessitent des adaptations à la culture cible. Dans l’exemple 17, un personnage s’indigne devant un reportage policier.

Ici, les traducteurs ont rendu la mention explicite du geste par ce mouvement (« secoua la tête comme s’il était choqué », un équivalent « fonctionnel » dans la langue-culture d’accueil de 한심한듯 혀를 찼다 [en claquant sa langue de dépit]. Pour rendre la déploration du personnage plus explicite encore, les traducteurs ont repris l’interjection « Tss… tss… », complétée de sa valeur sémantique : « C’est lamentable ! ».

De même, en 14), dans l’exemple de la serveuse qui jalouse les étudiants, pour clarifier la description du mouvement qui dans la culture coréenne accompagne habituellement Heung ! (흥), nous proposerions d’appuyer l’interjection primaire Pfft !, d’une part par une interjection secondaire Et alors ! ?, et d’autre part d’un mouvement de tête ou d’un revers de la main. L’adjonction d’un mouvement permet de clarifier le sens de l’interjection.

Terminons sur un paradoxe. Une dernière manière de rendre une interjection étrangère est enfin de la faire disparaître. Il en est ainsi ci-dessous avec oigu (어이구) variante régionale de aigo (아이고, voir supra). Comme dans ce dernier exemple où une cliente ne semble pas émue outre mesure par la trace de sang d’une coupure, sur son bol :

L’impassibilité de la cliente apercevant la trace de sang pourrait être interprétée par un léger Tiens ? ! Ah, oui ! Les traducteurs ont tout simplement préféré la faire disparaître, non par une omission, mais par un choix assumé, une « suppression » (Ballard 2003 : 48) qui prend ici une valeur d’atténuation.

4. Conclusion

L’analyse des traductions en français d’interjections onomatopéiques coréennes souligne d’abord la difficulté de synthétiser en langue étrangère tout ce qui en « colore » l’énonciation d’origine, puis d’y trouver une équivalence « pragmatico-fonctionnelle » ou « d’effet » (Nida 1964 : 159) dans la langue-culture cible.

L’ancrage situationnel (Richet 2001 : 88) et ses facteurs implicites (prosodiques, éthologiques, somatiques), dont les traducteurs devraient idéalement avoir fait l’expérience dans les deux cultures, se révèlent déterminants pour en reformuler le sens et la sonorité de manière sobre et expressive.

Au-delà du sens et de la forme sonore d’une interjection, le défi consiste bien à rendre sensibles l’intention et l’intensité de l’interjection (Kleiber 2006 : 20) : un sentiment, une émotion ou un affect (Ducrot 1984 : 200). Pour cela, le traducteur peut choisir de la maintenir, par translittération (justifiée, dans les traductions lyriques du pansori), de calquer une forme équivalente, ou de la rendre plus explicite par une périphrase, une structure non interjective, des registres lexicaux, un niveau de langue, des marques typographiques ou de ponctuation, d’y associer un ou plusieurs éléments gestués (voir note 4), voire enfin de la supprimer intentionnellement.

Les traducteurs naviguent entre des options laconiques, synthétiques et expressives, et d’autres plus disertes, explicites mais diluées. Leurs efforts et leur créativité conduisent non seulement à « envisager le sens des mots comme objet de la traduction, mais [aussi] la fonction du langage dans le texte, son éventuelle relation au support et l’impact que l’élément traduit doit avoir sur le récepteur » (Ballard 2003 : 84-85).

C’est souvent le soin porté à des « détails » tels que les interjections, ou d’autres, qui fait la différence entre une traduction honnête et une traduction saluée par la critique comme « remarquable », et il est clair que le temps passé à s’interroger sur leur statut ne saurait être du temps perdu.

Colin du Terrail, traductrice citée par Richet 2001 : 91