DocumentationComptes rendus

Mann, Bonnie et Martina Ferrari, dir. (2017) : On ne naît pas femme : on le devient : The Life of a Sentence. Oxford : Oxford University Press, 362 p.[Record]

  • Hélène Buzelin

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  • Hélène Buzelin
    Université de Montréal, Canada

Dans le champ des études beauvoiriennes, les positions sont bien campées, chacun(e) défendant son interprétation. Mais l’idée brillante des éditrices de ce volume est d’avoir élargi les débats en privilégiant le prisme de la traduction. Car si l’énoncé original recèle un riche potentiel interprétatif, le travail de transfert linguistique en est sûrement le plus puissant révélateur. L’histoire se déroule en quatre actes, quatre sections de tailles inégales. La première, très courte, comprend deux chapitres. Dans le premier, Karen Offen montre que le concept de gender/genre, en vogue dans les cercles féministes américains depuis les années soixante-dix et qui résiste à la traduction dans le champ intellectuel français contemporain, était bien présent dans les écrits des féministes françaises, et ce, dès la Renaissance. Dans le second, Bonnie Mann propose une lecture nuancée de Beauvoir, qui intègre, tout en les dépassant, les deux grandes orientations interprétatives. La deuxième section retrace l’histoire des traductions en anglais du Deuxième Sexe. Elle s’ouvre sur l’essai de Margaret A. Simons publié en 1983. Ce texte est le premier à fournir une critique étoffée de la traduction du zoologue américain H. M. Parshley, parue trente ans plus tôt. Simons souligne d’abord le caractère abrégé de cette traduction, une décision de l’éditeur ayant contraint le traducteur à couper 15 % de l’original (lequel comprend deux tomes totalisant près de mille pages) pour que la traduction rejoigne le grand public. Ainsi, les passages sur l’oppression des femmes font souvent l’objet de coupures, tandis que ceux qui portent sur la position de supériorité des hommes sont plutôt traduits intégralement. La cohérence de ces coupes témoigne des biais du traducteur. Privée de sa profondeur historique et de sa polyphonie, l’essai perd aussi ses fondements philosophiques, Parshley étant passé à côté de la plupart des concepts existentialistes qu’il méprend pour des mots de la langue commune. Au final, Simons affirme l’urgence de produire une nouvelle traduction. Il faudra toutefois attendre encore près de trois décennies pour que ce voeu soit exaucé. Le texte de Simons est suivi de deux chapitres signés par Toril Moi. Dans le premier, datant de 2002, l’auteure poursuit le travail amorcé par Simons, brossant un portrait plus sombre encore de la première traduction. Au-delà des omissions et faux-sens, Moi révèle que le travail de réécriture et de paraphrase réalisé par Parshley a détruit toute la cohérence argumentative, sabotage qui explique en partie les critiques américaines (dès lors injustifiées) adressées à Beauvoir. Pourquoi donc attendre plus longtemps pour une nouvelle traduction ? Le récit des échanges répétés entre les maisons d’édition et les spécialistes de Beauvoir ouvre un autre volet instructif : celui de la politique éditoriale, visiblement dominée par une logique commerciale. Il appert que la traduction se vendait bien, mais pas assez pour justifier une nouvelle édition. En 1983, Simons en appelait à une retraduction intégrale. Près de vingt ans plus tard, Moi spécifie que celle-ci devrait être produite par des expertes et accompagnée d’un appareil critique. On comprend donc la réception mitigée qui a accompagné la publication en 2010 de cette retraduction tant attendue, dont la tâche fut finalement confiée non pas à des spécialistes de Beauvoir ni même à des philosophes, mais à Constance Borde et Sheila Malovany-Chevallier, deux traductrices et professeures d’anglais américaines résidant à Paris. Dans son second chapitre, Moi porte un jugement sévère sur cette retraduction. Si Parshley avait pris trop de libertés, celles qui lui ont succédé affichent une servilité totale. Leur traduction mot-à-motiste serait truffée de faux-amis (ex. : traduction systématique de féminin par feminine, de viril par viril) mais aussi de calques syntaxiques et typographiques. Alors que …