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À quel type de document ai-je affaire ? On aura reconnu dans cette interrogation la première question qu’un traducteur doit se poser à l’abord d’un nouveau texte. Ce rappel est banal pour les praticiens, mais il vaut aussi, quoique plus rarement, en traductologie. Nous sommes ici dans le registre du pamphlet, ce qui est attesté de trois manières dès la première page de couverture : par le titre, tout d’abord, Contra Instrumentalism, par le sous-titre, A Translation Polemic, et enfin par la collection dans laquelle cet ouvrage est publié, « Provocations » (dont c’est le quatrième volume, et le premier traitant de traduction). Nous voilà prévenus.

S’agissant de rendre compte d’un ouvrage qui se proclame aussi ouvertement polémique, la plus grande injustice serait sans doute de rechercher – ou de feindre – une forme de distance clinique : il nous est clairement demandé, ici, de prendre position. Cela n’interdit pas, néanmoins, de décrire succinctement l’objet auquel nous avons affaire.

La structure de l’ouvrage est très claire. Celui-ci commence par deux pages programmatiques, intitulées, là aussi, provocations, numérotées en chiffres romains et invitant le lecteur à abandonner un certain nombre d’idées reçues sur la traduction : il faut arrêter d’envisager cette dernière à l’aide de la métaphore, dire adieu aux appréciations moralistes telles que fidèle ou infidèle, se défaire de l’idée que la traduction, en tant qu’opération, constitue une substitution mécanique, renoncer à vouloir évaluer les traductions en les étalonnant au texte source, et faire litière de l’hypothèse de l’intraduisibilité. En lieu et place de quoi l’auteur suggère d’appréhender la traduction comme une pratique qui allie indissociablement linguistique et culturel, qui doit être définie comme l’établissement d’une équivalence variable par rapport au texte source, cette équivalence procédant d’une interprétation exigeant à la fois sophistication intellectuelle et talents d’écriture. Le document ainsi produit doit aussi être apprécié dans ses relations par rapport à la hiérarchie des valeurs, des croyances et des représentations de la culture cible. Enfin, il faut prendre conscience que tout texte est traduisible puisque tout texte peut être interprété : tout est là (p. ix, x).

Lawrence Venuti englobe l’ensemble des hypothèses dont il faut, selon lui, se défaire sous l’appellation d’instrumentalisme (« a model […] that conceives of translation as the reproduction or transfer of an invariant that is contained in or caused by the source text, an invariant form, meaning, or effect », p. 1). C’est, pour lui, le paradigme dominant depuis deux millénaires, en commençant par Cicéron. Et c’est à cette vision des choses qu’il faut attribuer le statut inférieur de la pratique traductionnelle dans la hiérarchie des valeurs universitaires et littéraires. Il faudrait donc la remplacer par un paradigme concurrent, qu’il baptise (peut-être n’est-il pas le seul…) herméneutique – et qui est centré sur les paramètres de la culture de réception. Herméneutique, certes, mais certainement pas heideggérien : l’herméneutique est ici conçue comme reposant sur une interprétation toujours possible, et toujours différente. Il ne s’agit en aucun cas de prôner l’essentialisme (p. 3-5).

Suivent trois chapitres, paginés en chiffres arabes, déclinant ce programme dans différents domaines et intitulés respectivement « Hijacking Translation » (p. 41-82), « Proverbs of Untranslatability » (p. 83-126), et « The Trouble with Subtitles » (p. 127-172). Le premier questionne la place de la traduction dans la littérature comparée, s’en prend à la traduction anglaise de certains articles du fameux Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin (2004), revient sur le concept d’intraduisibilité, et sur l’opposition entre théorie et pratique, pour plaider in fine (p. 78-79) pour une approche de la traduction comme activisme politique. Le deuxième revient plus en détail sur le soupçon d’intraduisibilité, qu’il s’attache cette fois à démonter à travers quelques proverbes fréquemment colportés, en particulier le célèbre « traduttore/traditore », dont il fait, après d’autres, la généalogie, sous l’invocation de Michel Foucault, tout en revenant sur le rôle même des proverbes dans la constitution de la pensée (ou de la non-pensée) sur la traduction. Le troisième, que l’on pourrait penser avoir été écrit pour The Translator’s Invisibility (Venuti 1995), déplace la problématique dans l’audiovisuel, en posant le problème des sous-titres, dont il critique, là encore, l’idée selon laquelle ils consisteraient à transposer, fût-ce sous une forme écrite et condensée, un invariant (du sens, par exemple) contenu dans les dialogues du film original. Une conclusion vient enfin, qui est la symétrique des oppositions énoncées au début. Tout cet ensemble puise largement dans ce que la critique américaine a baptisé du nom plaisant de French Theory : Foucault, donc, mais aussi Deleuze, Derrida et un zeste de Bourdieu, sans oublier, dans un champ plus directement traductologique, un certain nombre de références à Berman.

Disons-le d’emblée, il s’agit d’un livre tout à fait recommandable par les objectifs qu’il se donne : le traducteur a très envie d’être d’accord avec les principes énoncés au début, et avec le désir de libération de la parole et de la pensée traductologique sur lequel l’ouvrage se termine. Autres caractéristiques remarquables, Lawrence Venuti est un lecteur attentif, qui cite ses sources de manière scrupuleuse. Y a-t-il lieu, ensuite, de faire le reproche à un ouvrage ouvertement polémique de se montrer polémique, c’est-à-dire, occasionnellement, de grossir le trait ? Pas obligatoirement, d’autant que la brièveté du format a également un rôle à jouer dans les procédés rhétoriques employés. Cela constitue néanmoins une faiblesse dans l’argumentation. Le problème, à vrai dire, n’est pas dans les préconisations auxquelles se livre l’auteur. Quels sont à vrai dire les traductologues qui s’y opposeraient ? Certains de ceux que l’on nomme sourciers, à la rigueur – et il est plaisant de constater que Berman leur est ici opposé… mais c’est le Berman de Pour une critique des traductions : John Donne (1995), qui défend le statut des traductions en tant que textes de plein droit, pas celui de La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain (1999), beaucoup plus attaché à un retour à la lettre de l’original. Le problème serait plutôt à chercher dans la manière dont Lawrence Venuti s’y prend pour prouver la justesse de ses vues. Et qui est systématiquement la même. Un esprit polémique pourrait juger que l’auteur place ici des auteurs extrêmement divers sur le lit de Procuste de la primauté de l’interprétation, et estimer que cette approche se montre en l’occurrence plus réductrice qu’amplificatrice. À chaque fois, en effet, l’auteur s’en prend aux rapports généraux entre un domaine du savoir (la littérature comparée, le problème des intraduisibles, le sous-titrage audiovisuel…) et la traduction, puis il extrait de ce domaine un ou deux auteurs, une ou deux publications, qu’il va considérer comme emblématiques, et dont il va s’attacher à démontrer et à démonter méthodiquement les travers « instrumentalistes » ou les contradictions internes au regard des critères qu’il a lui-même énoncés. Il ne lui reste plus, alors, qu’à généraliser ses conclusions à l’ensemble du domaine considéré. C’est poser le problème de la représentativité : en quoi les écrits de Mark Polizzoti (p. 27-31) sur la littérature comparée, ceux d’Emily Apter (p. 53-62) sur les intraduisibles ou d’Henri Béhar (chap. 3), chercheur, critique et auteur de sous-titres certes reconnu, mais dont les travaux commencent à dater et qui est loin d’être le seul de sa discipline, peuvent-ils être considérés comme représentant la totalité de leur domaine ?

La critique que l’on pourrait émettre à l’égard du traitement que réserve Lawrence Venuti au proverbe « traduttore/traditore », parmi d’autres (chap. 2), est un peu différente. Ici, l’auteur affirme vouloir remonter aux sources de ce dicton, en en reconstituant, dans une démarche ouvertement foucaldienne, « l’archéologie ». Là encore, c’est une excellente idée – m’y étant moi-même risqué récemment (Froeliger 2017 ; 2019), je serais mal placé pour le lui reprocher… – mais il le fait, d’une part, par l’intermédiaire d’une analyse fouillée de ce que les auteurs à l’origine de ce proverbe ont pu vouloir dire à la lumière de leurs écrits et, d’autre part, en nous démontant méticuleusement le mécanisme même des proverbes en général, accusés de stériliser la pensée plutôt que de permettre son envol. On ne peut qu’être d’accord avec la seconde partie de cette démarche ; on ne peut que louer la première pour son souci d’en revenir aux sources. Mais si ce proverbe répété à l’envi par-delà les siècles manifeste avant tout le refus d’une pensée, alors comment prêter une postérité au « vouloir dire » de du Bellay ou de Niccolo Franco lorsqu’ils ont rapproché, dans leurs langues respectives, les mots signifiant traducteur et traitre… ? Le problème est-il archéologique ou bien sociologique ?

Au final, cet ouvrage procure donc une sensation double : le lecteur est très tenté d’applaudir aux prémisses et aux conclusions, mais il est beaucoup plus gêné par les raccourcis qui mènent des unes aux autres. Nous ajouterons trois critiques à ce reproche. Premièrement, malgré son recours assez massif aux théoriciens français du poststructuralisme et à Berman, malgré un rappel de l’opposition entre centre et périphérie (p. 50), cet ouvrage reste très américano-centré, ce qui, là encore, affaiblit sa portée et est dommage de la part d’un auteur qui a cherché, dans ses autres oeuvres, à décentrer la traduction par rapport à l’hégémonisme culturel américain. Deuxièmement, malgré quelques évocations rapides (p. 78, notamment) du rôle que peut jouer la traduction dans la société et les sociétés au sens large, le propos, quoique général dans sa portée, reste en pratique limité à la littérature comparée, aux sciences humaines ou, à la rigueur, au cinéma, bref, à la sphère culturelle : c’est faire l’impasse (il n’est pas le seul dans ce cas, reconnaissons-le) sur 95 % des traductions réalisées dans le monde, dans un secteur en plein bouleversement, qui a besoin de réinventer ses paradigmes et pourrait bénéficier d’une telle approche. Il serait par contre très intéressant de faire sortir cette réflexion du domaine des studies à l’américaine pour la mettre à l’épreuve de la traductologie à l’européenne – voire de l’Übersetzungswissenschaft à l’allemande. Peut-être constaterait-on alors d’étonnantes parentés de pensée. Troisièmement, et en corollaire du deuxième point, ce que dit Lawrence Venuti dans cet ouvrage, il est loin d’être le seul à le dire : à aucun moment il ne cite Hans Vermeer et, plus généralement, les fonctionnalistes, ou encore la théorie interprétative de la traduction (même si celle-ci serait sans doute plus suspecte d’instrumentalisme à ses yeux, en tant que théorie « du sens »). Et pourtant, les idées qui sont développées par ces courants ne sont pas différentes, dans leurs principes, de celles que l’on trouve défendues ici. Si bien que l’on peut parfaitement y adhérer sans être un aficionado de l’approche herméneutique.

Les ouvrages polémiques sont des appels à la contradiction. Là où l’usage des proverbes et dictons tend à clore la réflexion, eux entendent au contraire la susciter et l’ouvrir. Celui-ci, de ce point de vue, atteint remarquablement son objectif, qu’il revendique d’ailleurs avec panache. Il faut espérer, maintenant, que d’autres s’en saisissent – soit pour lui porter la contradiction, soit pour consolider les aspects méthodologiques qui, à ce stade, en réduisent la portée. C’est dans les deux cas une bonne raison de le lire.