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1. Introduction

Le rayonnement de l’oeuvre de Victor Hugo dans le monde entier est aujourd’hui un consensus indéniable. En témoignent d’innombrables traductions et adaptations en film, en bande dessinée ou en comédie musicale, appréciées des publics de différentes origines. En tant que l’un des pays récepteurs de Victor Hugo, la Chine présente de riches traductions et recherches sur cet « homme océan », et ce, depuis plus d’un siècle. Dans les années 1980, en même temps que les études sur Hugo à l’étranger se développent en France, les chercheurs chinois commencent aussi à recenser la fortune de Hugo dans leur pays. En 1985, par exemple, Zhang Liankui et Cheng Zenghou consacrent chacun un article lors du centenaire de la disparition de l’écrivain (Zhang 1985 ; Cheng 1985). Dès lors, plusieurs chercheurs poursuivent cette entreprise. Pourtant, comme beaucoup d’autres recherches de traduction et de réception littéraires, les études existantes sur Hugo en Chine se contentent d’établir un inventaire chronologique des traductions et se limitent notamment au binarisme sino-français, ignorant plus ou moins la complexité linguistique, culturelle et géopolitique qui régit le même processus de réception. Nous citons, entre autres, « Les oeuvres de Victor Hugo en Chine moderne » de Yuan Diyong (1999), « Victor Hugo en Chine : traductions, recherches et autres problèmes » de She Xiebin (2002) et « La traduction et l’étude des oeuvres de Victor Hugo en Chine avant 1949 » de Wang Qiong (2005). En réalité, le voyage littéraire des oeuvres hugoliennes de France en Chine a pris de multiples détours. En consultant les études du rayonnement international de Hugo et en les rapprochant des recherches sur l’écrivain en Chine, nous observons le phénomène particulier de la traduction indirecte, non seulement par le biais de l’anglais, mais aussi par celui du japonais et du russe.

Malheureusement, pendant longtemps, cette pratique intermédiaire ne suscite que peu d’attention des hugoliens et des traductologues, comme si les oeuvres de l’écrivain étaient toutes traduites directement du français en chinois. Même dans l’ensemble des recherches traductologiques, la traduction indirecte est un domaine peu étudié. Comme Maialen Marin-Lacarta le souligne, les traductions indirectes « ne sont généralement pas prises en compte, comme si elles ne faisaient pas partie de l’histoire de la réception d’une littérature » (Marin-Lacarta 2011 : 11). Mais depuis la fin des années 1990, de plus en plus de recherches accordent une attention particulière à ce sujet. Selon la bibliographie établie par Hanna Pięta (Pięta 2017 : 211-216), en 2016, on compte déjà plus de 100 articles et monographies sur la traduction indirecte dans le monde entier. En 2017, la revue Translation Studies a consacré un numéro spécial à ce sujet, en essayant de faire un tour d’horizon des recherches existantes et d’explorer de nouvelles possibilités théoriques et méthodologiques (Marin-Lacarta 2017 : 133-149). Pourtant, malgré les efforts des chercheurs, la traduction indirecte est encore un domaine qui laisse à désirer. D’un côté, elle exige plus d’études de cas pour éclairer son mécanisme de fonctionnement. D’un autre côté, l’étude de cette pratique « reste très fragmentée et ce concept est donc encore largement sous-théorisé » (Assis Rosa, Pięta et al. 2017 : 113, notre traduction). 

En ce sens, la théorie du transfert culturel nous paraît un complément enrichissant à ce champ de recherche. Cette méthodologie, élaborée par Michel Espagne, tire son origine des études de l’histoire intellectuelle franco-allemande et se penche particulièrement sur les passages des biens culturels, sur leurs vecteurs et sur le contexte d’accueil. Elle insiste surtout sur les métamorphoses inévitables au cours des transferts et propose la notion de tiers, qui joue un rôle non négligeable. Selon Espagne, « un transfert culturel n’a jamais lieu seulement entre deux langues, deux pays ou deux aires culturelles », car « il y a quasiment toujours des tiers impliqués. On doit donc plutôt se représenter les transferts culturels comme des interactions complexes entre plusieurs pôles, plusieurs aires linguistiques » (Espagne 2013). Cette notion de tiers, dont la forme est au pluriel, est tout à fait révélatrice et nous offre une nouvelle perspective d’envisager la réception littéraire, car, en effet, on constate parfois plus d’une aire culturelle qui intervient dans un même processus de traduction et de réception. N’oublions pas que pour Hugo, comme pour beaucoup d’autres écrivains étrangers introduits en Chine au début du siècle passé, la traduction indirecte, ou plus précisément les traductions indirectes par le biais de textes sources en diverses langues, constituent une pratique importante qui contribue largement à la reconnaissance de leurs oeuvres par le public chinois.

Par conséquent, nous recourrons dans cet article à la fois aux outils méthodologiques existants des recherches sur la traduction indirecte et aux réflexions théoriques sur les transferts culturels pour faire émerger des textes importants qui mettront en lumière la complexité géographique, culturelle et linguistique de la réception de Hugo en Chine, et pour repenser à travers l’exemple de Hugo la façon d’écrire l’histoire des échanges littéraires, au cours desquels la traduction indirecte joue parfois un rôle décisif et constructif. Nous nous focaliserons sur un tiers souvent négligé mais déterminant dans la réception de l’écrivain français en Chine : la Russie soviétique.

En 1917, la victoire de la révolution russe et la fondation de l’URSS ont étonné l’intelligentsia chinoise et ont ainsi donné une impulsion inouïe à l’introduction de la littérature russe en Chine. Dans les années 1930-1940, « tous les débats littéraires, toutes les étapes de l’évolution littéraire de l’Union soviétique sont introduits en Chine à travers la traduction et ont exercé une grande influence » (Yang 2009 : 99, notre traduction). Ainsi, l’URSS devient une source importante pour la littérature chinoise moderne. Après la fondation de la République populaire de Chine, cette valorisation jadis partielle de l’Union soviétique s’avère désormais une opération générale et systématique dans les milieux littéraires chinois. Selon une enquête effectuée en 1960, le nombre d’oeuvres russo-soviétiques traduites en chinois entre 1949 et 1958 s’élève à 3 562, ce qui représente 65,8 % de l’ensemble des oeuvres étrangères traduites (Chen 2016b : 149). C’est dans ce contexte que la Russie soviétique exerce – comme nous le verrons – une influence profonde et durable sur la réception de Hugo en Chine. Dans cet article, nous montrerons que cette influence se manifeste sous deux aspects. D’une part, la Russie constitue un relais important des sources littéraires dans lesquelles puisent les traducteurs chinois. Grâce à des sources comme des bases de données bibliographiques, des catalogues en ligne et des paratextes de traduction, nous découvrons plusieurs traductions directes de Hugo ou sur lui, réalisées par le biais du russe[1]. D’autre part, cette influence se traduit par l’assimilation des théories littéraires marxistes de l’Union soviétique, qui donnent une tonalité politico-idéologique au discours critique chinois sur Hugo. Nous le prouverons à travers l’analyse de l’image romantique de l’écrivain français en Chine.

2. La fortune de Gavroche en Chine et sa source russe

Après 1949, la relation intime entre la Chine et l’URSS conduit à une application totale en Chine des expériences soviétiques. En novembre 1951, l’Administration générale de la presse et des publications convoque la première assemblée nationale de traduction, au cours de laquelle est adoptée la politique de prendre exemple sur l’URSS. En même temps que la littérature russe est massivement traduite en chinois, une partie des littératures d’autres pays sont aussi importées à travers l’aire culturelle russe. Nous citons, entre autres, Germinal d’Émile Zola, adapté en russe par E. L. Levgovič et annoté en chinois par Lin Qinming[2] (1964) ainsi que Recueil des nouvelles indiennes, publié en 1953[3], dont les noms des traducteurs russes sont tous indiqués dans la table des matières. C’est dans ce contexte qu’une oeuvre de Hugo est aussi transférée de l’Union soviétique en Chine, à savoir Gavroche, un extrait des Misérables.

Comme nous le savons, dans l’Hexagone, Les Misérables font aussi l’objet de nombreuses adaptations et versions abrégées destinées aux enfants. Des extraits des romans tels que Notre-Dame de Paris et Les Misérables sont étudiés au collège comme au lycée. Et selon une enquête des années 1980, « ce sont Les Misérables qui sont cités le plus souvent » (Puts 1986 : 66). Ainsi, les histoires de Gavroche et de Cosette sont familières aux enfants français. Pourtant, au lieu d’importer directement les adaptations françaises, les traducteurs chinois ont opté pour les adaptations soviétiques, qui connaissent un grand succès en Chine depuis les années 1950.

2.1. Une version bilingue de Gavroche destinée à l’apprentissage du français

Après 1949, du fait de la transposition du modèle soviétique, non seulement l’enseignement du russe connaît un développement incroyable, mais l’enseignement du français fait également preuve du statut imposant du système soviétique de l’enseignement. Au sein des départements de français de l’époque, on a non seulement importé de l’Union soviétique des manuels de français, parmi lesquels Fayu (法语, Le Français) et Meiri fayu (每日法语, Le Français de tous les jours) sont les plus utilisés, mais on a également appliqué sa didactique et son programme pédagogique (Cao 2014 : 254).

Outre des manuels, on a introduit de l’URSS une suite d’adaptations en français de la littérature française destinée à l’apprentissage de la langue. Les oeuvres hugoliennes en font certainement l’objet. Par exemple, en 1960, la maison d’édition Shangwu yinshuguan (商务印书馆, The Commercial Press) a publié une édition bilingue français-chinois de Gavroche intitulé Liulanger (流浪儿, Le Petit vagabond), traduit et annoté par Chen Zongbao (Hugo 1960). Dans le sommaire se trouvant au verso de la page de grand titre, le traducteur révèle que ce texte français, destiné aux débutants dans cette langue, vient justement de la Russie soviétique. Mais puisque son explication est en chinois et incomplète, on sait seulement qu’il s’agit d’une version française abrégée, publiée par une certaine « Sulian jiaokeshu chubanshe (苏联教科书出版社, maison d’édition pédagogique de l’Union soviétique) ». Dans la chronologie des traductions russes des oeuvres de Victor Hugo établie par Myriam Truel dans sa thèse intitulée L’Oeuvre de Victor Hugo en Russie et en URSS (2017), on a trouvé une seule adaptation en français, qui correspond à la description de Chen Zongbao et dont la publication précède celle de la traduction chinoise. Il s’agit d’une version en français adaptée et annotée par E. P. Kutyeva, publiée aux Éditions éducatives et pédagogiques d’État (Truel 2017 : 593).

En fait, le cas de Gavroche n’est pas le seul en son genre. En 1964, la même maison d’édition a proposé l’adaptation en français de Quatrevingt-treize (Hugo 1964), issue d’une version française abrégée des Éditions en langues étrangères de l’URSS, remaniée et annotée par Zheng Yonghui. Certes, ces adaptations en français visent un lectorat bien restreint, mais elles indiquent à quel point la réception de Hugo en URSS influence la lecture chinoise de l’écrivain français. Comme le souligne Truel, en Russie, ces adaptations en français « montrent combien ces épisodes sont devenus emblématiques de l’oeuvre de Hugo » (Truel 2017 : 403). Et ces derniers, déjà canonisés en Russie, gagnent plus tard leur notoriété en Chine. D’ailleurs, il convient de remarquer qu’au cours des années 1960, on ne recense aucune nouvelle traduction chinoise des oeuvres hugoliennes. Ce sont ces adaptations en français à des fins pédagogiques qui ont pu encore voir le jour dans une atmosphère politique de plus en plus tendue, grâce à leur nature non politique et à leur source politiquement correcte, à savoir l’Union soviétique.

2.2. Le Petit Héros français destiné au jeune public

Outre la version française qui vise pourtant un lectorat réduit, l’histoire de Gavroche suscite une autre traduction chinoise quand la Nouvelle Chine est à peine fondée. En 1951, Qiao Lin a publié aux Éditions Jeunesse sa traduction indirecte réalisée d’après une version russe et intitulée en chinois Falanxi xiaoyingxiong (法兰西小英雄, Le Petit Héros français) (Hugo 1951). Puisqu’à l’époque, on a l’habitude de préciser le tirage du livre sur la page de copyright, nous avons pu savoir que ce livre avait connu un grand tirage de 15 000 exemplaires. L’intrigue du livre est en réalité la combinaison de trois extraits sur Gavroche. On lit successivement la description de sa vie vagabonde, la bonté qu’il a d’héberger et de nourrir deux enfants, et sa participation dans le combat à la barricade. En 1955, ce petit livre a été réédité et réimprimé deux fois aux Éditions de littérature d’enfance, avec un tirage total de 20 180 exemplaires, ce qui témoigne de sa popularité (Hugo 1955).

On a pu comparer les informations de la page de copyright, sur laquelle figurent le titre, le nom de l’éditeur et la date de publication du texte intermédiaire, ainsi que la transcription phonétique chinoise du nom de l’adaptatrice russe, avec les titres dans la bibliographie établie par Truel. C’est ainsi qu’on a enfin déterminé l’origine de ce récit. Il s’agit de l’adaptation russe de S. Čackina, publiée en 1945 chez Detgiz, une maison d’édition spécialisée dans la littérature pour enfants (Truel 2017 : 587). D’ailleurs, en recourant au catalogue en ligne de la Bibliothèque d’État de Russie (Российская государственная библиотека), on remarque une notice bibliographique de cette adaptation russe précisant nettement qu’elle s’est appuyée sur l’édition française d’Ollendorff[4]. Grâce à ces sources diverses, on esquisse ainsi l’itinéraire complet du transfert de cet épisode des Misérables de France en Chine, en passant par l’URSS. Mis à part le voyage de ce texte, ce qui attire le plus notre attention, c’est que cette traduction indirecte au bénéfice de la lecture des enfants donne une nouvelle dimension à la réception chinoise de l’écrivain français. Comment et pourquoi a-t-on choisi de transférer cette adaptation russe destinée aux enfants ? Selon nous, c’est à la fois dû à la particularité de la réception de Hugo en URSS et au besoin de la Chine de développer sa littérature d’enfance dans les années 1950.

D’abord, l’Union soviétique était un grand pays producteur de cette littérature. Selon un recensement des années 1980, l’URSS disposait de plus de soixante-dix maisons d’édition spécialisées dans la littérature pour enfants. Elles en publiaient de divers genres en cinquante-deux langues nationales de l’URSS, pour un total s’élevant à dix milliards de livres. En plus, ces livres étaient abondamment traduits à l’étranger (Wang 2015 : 242). Parmi ces publications, les traductions des oeuvres littéraires nationales ou étrangères constituent une partie importante. Beaucoup de classiques littéraires sont alors adaptés pour convenir aux enfants. Depuis les années 1930, les oeuvres de Hugo font l’objet de cette tendance d’adaptation, ce qui présente une particularité de la réception de Hugo en Russie. Truel souligne que « la constitution d’adaptations et surtout leur immense succès fait figure de spécificité du domaine russophone », et « les textes les plus diffusés […] étaient les adaptations Gavroche et Cosette » (Truel 2017 : 436). À l’époque où les oeuvres soviétiques sont massivement traduites en chinois, si l’adaptation russe de Gavroche peut attirer l’attention des traducteurs chinois, c’est certainement influencé par la prospérité de la littérature d’enfance en URSS et grâce au prestige de ce récit en tant qu’oeuvre représentative de Hugo.

Quant à la Chine, bien avant 1949, elle prête déjà attention à cette catégorie de la littérature soviétique. Aussitôt que la République populaire est établie, l’État ne tarde pas à s’attacher à l’éducation des enfants et à la littérature qui leur est destinée. Étant donné que « les enfants se trouvent dans la famine ou la semi-famine en matière de la nourriture spirituelle », d’un côté, les écrivains sont appelés à « créer de bonnes oeuvres […] afin d’apaiser la faim spirituelle des enfants » (Guo 1950 : 3, notre traduction) ; d’un autre côté, la littérature d’enfance de l’URSS est traduite en chinois en grande quantité dans les années 1950 pour répondre à ce besoin spirituel. Par conséquent, ce n’est pas un hasard si Gavroche est traduit en chinois à cette époque par l’intermédiaire de l’URSS. Cette oeuvre qui, comme le résume la traductrice dans la préface de l’édition 1951, raconte l’histoire d’« un brave enfant qui participe à l’insurrection des ouvriers parisiens du 5 juin 1832 et qui finit par sacrifier sa vie comme un héros au bénéfice de la liberté et de l’indépendance du peuple français » (Hugo 1951 : 1, notre traduction) correspond évidemment aux critères d’une « bonne oeuvre ». Sa fonction pédagogique est ainsi explicitement accentuée.

Pourtant, il convient de noter que la publication de ce livre se limite à la première moitié des années 1950, et cela peut-être à cause de la rupture sino-soviétique déclenchée en 1958. Entre 1956 et 1966, on ne recense aucune réédition nouvelle. Mais après la Révolution culturelle, l’adaptation soviétique de Gavroche intéresse de nouveau les éditeurs chinois. D’un côté, la traduction de Qiao Ling réapparaît dans des publications destinées aux enfants, par exemple Sélection des contes étrangers, publiée par les éditions Beijing chubanshe[5]. Depuis lors, on recense au moins neuf anthologies de récits pour enfants, incluant ce récit, entre 1979 et 2016, ce qui témoigne de la vitalité de cette traduction et de la popularité de l’écrivain français. D’un autre côté, une autre adaptation soviétique de Gavroche est traduite en 1981 sous le titre Bali yi shaonian (巴黎一少年, Un gamin de Paris), avec un tirage de 37 000 exemplaires (Hugo 1981). Cette fois, le traducteur a choisi la version russe de N. Kasatkina, parue d’abord en 1948 puis rééditée à maintes reprises (Truel 2017 : 593).

À part ces deux traductions, on observe un phénomène assez typique de la réception de Gavroche en Chine. Grâce à la renommée de l’histoire, la traduction de Qiao Lin a même connu plusieurs adaptations en lianhuanhua (连环画, images enchaînées) dans les années 1980. Ce terme désigne la bande dessinée chinoise développée depuis le xxe siècle. C’est une sorte de bande dessinée de petit format à l’italienne, comportant normalement sur chaque page une seule vignette, accompagnée d’un petit récitatif à côté ou au-dessous du dessin. Dès son apparition, cet art de masse est chargé d’une fonction pédagogique et sociale, et est considéré comme « l’outil le plus fort et le plus répandu pour éduquer le peuple » (Mao 1932 : 209). En effet, par rapport aux textes littéraires, cette forme artistique touche un public plus large. Pour la réception de Hugo, ces « images enchaînées » contribuent largement à la popularisation et à la canonisation de cet épisode des Misérables en Chine.

La première bande dessinée adaptée de Gavroche est publiée en 1983[6]. Ce petit livre ne contient que 30 pages, soit 30 vignettes au total, chacune accompagnée d’un récitatif. Par rapport au Petit Héros français traduit par Qiao Ling, l’adaptateur a raccourci davantage l’intrigue et n’en a gardé que la troisième partie, à savoir l’engagement de Gavroche sur la barricade, ce qui renforce son image héroïque. Le but éducatif du récit est donc bien évident. D’ailleurs, en lisant les récitatifs, on a l’impression que ce n’est plus l’oeuvre de Hugo, mais une oeuvre réaliste socialiste qui s’efforce de décrire les caractères typiques dans les circonstances typiques. En voici quelques exemples :

Récitatif 2 : « […] Les ouvriers, les artisans et les “petites gens” qui vivent dans la misère sont tous prêts à lutter contre leur gouvernement. »

Récitatif 8 : « L’armée du gouvernement et les policiers ne sont pas encore apparus. Un capitaliste passe par hasard par cette rue. À peine voit-il les barricades, qu’il prend aussitôt la fuite. »

Récitatif 15 : « Les ennemis effrayés reculent jusqu’à l’autre bout de la rue. […] »

Hugo 1983 : 2, 8, 15, notre traduction

En établissant un parallèle entre la bande dessinée et la traduction de Qiao Ling, il est évident que les récitatifs sont souvent tirés directement de la traduction de Qiao sans beaucoup de modifications. Par conséquent, ils gardent dans une large mesure le style et la couleur de la traduction chinoise, et donc de l’adaptation soviétique de l’histoire de Gavroche. Par exemple, les personnages sont notamment caractérisés par leur classe sociale : les « ouvriers », les « artisans » et les « petites gens » qui représentent le prolétariat ; « l’armée du gouvernement », les « policiers » et « un capitaliste » qui représentent les « ennemis » capitalistes. Cette opposition entre deux camps, d’abord mise en relief par l’adaptateur russe, puis héritée par les deux adaptateurs chinois, témoigne d’une influence nette de l’idéologie soviétique instaurée en Chine depuis 1949. D’ailleurs, l’héroïsme ne manque pas dans cette bande dessinée. À l’instar d’autres oeuvres de ce genre, l’histoire finit par la mort de Gavroche, accompagnée par une vignette sur fond rouge, dans laquelle celui-ci repose dans les bras d’un combattant, ce qui donne un effet tragique à l’histoire. Ainsi, l’intention éducative est intégrée dans toute la présentation textuelle et visuelle.

Le succès de cette bande dessinée est attesté par sa réédition en 1984, en 310 000 exemplaires. La même année, les Éditions des beaux-arts du peuple de Tianjin en ont proposé une nouvelle adaptation avec un tirage de 76 900 exemplaires[7]. Par rapport à la première version, l’adaptateur a choisi cette fois-ci de réunir les trois parties de l’histoire en un seul grand volume. La personnalité de Gavroche y est ainsi plus riche. Outre l’aspect héroïque et révolutionnaire du personnage, on sent plus la compassion de l’enfant pour les faibles à travers sa bienveillance envers les deux enfants sans famille. En même temps, la tonalité révolutionnaire s’est beaucoup affaiblie dans les textes de cette adaptation.

L’exemple de la traduction indirecte et de l’adaptation en bande dessinée de Gavroche en Chine montre à quel point l’aire culturelle russo-soviétique participe à la réception de Hugo en Chine. Bien que Victor Hugo connaisse déjà une renommée auprès des lecteurs chinois avant 1949, il n’est guère un écrivain pour enfants. D’ailleurs, l’épisode de Gavroche n’a jamais été publié indépendamment avant la fondation de la Chine populaire. Par conséquent, la popularité de ce récit en Chine est largement due à ces traductions indirectes qui véhiculent la tendance soviétique d’adapter les romans hugoliens pour le jeune public.

3. L’image romantique de Hugo et son « gène » soviétique

La fortune de Gavroche soviétique en Chine montre bien le rôle de tiers de la Russie soviétique sur le plan de la circulation et de la traduction des oeuvres hugoliennes. En fait, l’importance de l’URSS se traduit aussi et surtout par son influence sur la critique chinoise de Hugo. Comme nous l’avons évoqué plus haut, les théories littéraires marxistes attirent de plus en plus l’attention des théoriciens littéraires chinois après la révolution russe. Comme Wang Jiezhi le souligne :

Pendant une très longue période historique, la réception chinoise des théories littéraires marxistes se réalise principalement à travers les ouvrages des premiers critiques marxistes russes, les propos des dirigeants soviétiques sur les problèmes littéraires et artistiques, leurs politiques littéraires et artistiques soviétiques d’une certaine époque et les opinions des tendances et des écoles littéraires valorisées en URSS pendant un temps.

Wang 2014 : 98, notre traduction

Autrement dit, la critique marxiste chinoise porte dès sa naissance un « gène » soviétique. C’est au prisme de ce marxisme soviétisé que les critiques chinois considèrent et interprètent les oeuvres littéraires, y compris celles de Hugo. Dans les pages qui suivent, nous essaierons d’éclairer ce versant de l’influence russo-soviétique à travers le devenir de l’image romantique de Hugo en Chine.

3.1. La critique soviétique et la lecture politico-idéologique du romantisme hugolien

Sur le plan de la conception de la littérature, la critique soviétique se caractérise par son « abandon presque complet de la poétique au profit d’une axiologie » (Zenkine 1996 : 24). Dans cette perspective, l’oeuvre littéraire n’est plus le « produit d’une culture historique, obéissant aux règles et aux normes d’une époque », mais plutôt le « reflet » d’une « réalité historique non littéraire », ou plus simplement d’« un système de postulats idéologiques » (Zenkine 1996 : 24). À mesure que les théories littéraires marxistes sont transférées massivement de l’URSS depuis les années 1930, ce caractère de la littérature russe est assimilé par les critiques chinois. L’interprétation chinoise du romantisme de Hugo en est un bon exemple. Au cours des années 1930 à 1950, la position politique et la classe sociale de l’écrivain français constituent les perspectives centrales à partir desquelles les critiques chinois commentent les oeuvres hugoliennes.

En 1935, Mao Dun, écrivain représentatif du réalisme chinois et futur ministre de la Culture de la Nouvelle Chine, a publié un article imprégné de la théorie des classes sociales de Marx, s’intitulant « Hugo et Les Misérables ». Ainsi, l’auteur explique-t-il la conversion de Hugo au romantisme :

L’évolution de la pensée de Hugo ne trouve pas ses racines dans l’individu même de l’auteur. Ce n’est pas parce qu’« il a reçu une formation classicisante et était pourtant muni d’un instinct romantique », mais parce qu’il est né au moment où la conscience de la bourgeoisie se réveillait et qu’il a su exprimer cette conscience finement et fidèlement.

Mao 1935 : 70, notre traduction

Selon Mao Dun, Hugo révèle « les caractéristiques d’un petit-bourgeois », alors que le romantisme qu’il mène est aussi « un mouvement littéraire de la bourgeoisie (industrielle) » (Mao 1935 : 72). Quant aux personnages sous la plume de l’écrivain, il en poursuit sa démonstration :

En tant que romantique, il a besoin de personnages et de choses singulières et exceptionnelles ; c’est pourquoi la vie des petits-bourgeois ordinaires ne l’intéresse pas. Par conséquent, il n’a pu choisir comme personnages que les nobles devenus traîtres à cause du déclin, ainsi que les prostituées, les bâtards et tous ceux qui sont marginalisés.

Mao 1935 : 72, notre traduction

On peut voir que l’auteur emploie ici la même logique, qui est la théorie des classes sociales. Par la suite, il développe cette idée en expliquant la relation entre l’évolution des classes sociales et les écoles littéraires, surtout celle entre le romantisme et le réalisme :

Pour que la bourgeoisie devienne l’héroïne des oeuvres littéraires et artistiques, ou autrement dit, pour que la littérature et l’art reflètent le monde entier de la bourgeoisie, il faut attendre plus tard (mais pas longtemps), au moment où la bourgeoisie a pu établir sa domination et sa propre culture, et qu’elle a créé enfin l’art réaliste. La forme artistique propre à la bourgeoisie, c’est le réalisme. Le romantisme n’est qu’une transition entre le classicisme et le réalisme, sa vocation principale est de déblayer le chemin pour le réalisme à venir. Dans l’histoire littéraire française, Hugo a accompli cette vocation. Pourtant, puisque le romantisme est la négation du classicisme, il peut être ainsi appelé la première phase du développement de la littérature de la bourgeoisie.

Mao 1935 : 72-73, notre traduction

Cette citation de Mao Dun nous transmet directement et intensément une compréhension marxiste de la littérature et de son évolution historique. La singularité de cette interprétation est en fait étroitement liée à la diffusion du marxisme soviétique en Chine. En tant qu’écrivain profondément influencé par ce courant idéologique, Mao Dun ne tarde pas à prendre la théorie des classes sociales comme l’outil prépondérant pour déterminer le romantisme de Hugo. En fait, parmi les contemporains de Mao Dun, nombreux sont ceux qui partagent ce point de vue. En 1942, un article intitulé « Biographie critique du grand écrivain français Victor Hugo » et signé Ti Er emploie la même perspective que Mao Dun :

Victor Hugo est un grand maître du mouvement romantique. Après la Révolution française, toutes les organisations sociales, politiques et économiques se sont engagées sur la voie du capitalisme. Dans cette circonstance, la naissance du réalisme est une nécessité. Mais avant que le réalisme ne voie le jour, il en manque un pont convenable, et c’est ainsi qu’est né le romantisme. Le romantisme est à la fois l’arme acérée pour balayer le classicisme et le précurseur de la construction du réalisme […]

Ti 1942 : 104, notre traduction

L’analogie entre ces deux critiques témoigne d’un consensus dans les années 1930-1940 sur la compréhension du romantisme hugolien, fortement influencé par le modèle critique soviétique. Après la fondation de la Nouvelle Chine, cette tendance d’interprétation devient de plus en plus notable chez les critiques. Comme Shen Dali le souligne, après 1949, pour répondre à l’appel de Mao Zedong de se ranger du côté de l’Union soviétique, certains critiques chinois orthodoxes ont tenu Victor Hugo pour un « écrivain bourgeois » (Shen 2001 : 54). À partir des années 1950, ce modèle d’interprétation se présente dans toutes les critiques sur Hugo et ses oeuvres. En 1952, Li Jianwu, ancien élève de la Sorbonne, a publié sa traduction de L’épée. Dans la longue préface du traducteur intitulée « Victor Hugo, combattant de l’humanité », Li a adopté un langage révolutionnaire et une vision littéraire toujours marxiste. Il considère Hugo comme un « combattant ». D’après lui, tout ce que fait Hugo, de même que le mouvement romantique, est au service de la lutte et du peuple (Li 1952 : 12). Il se réfère aussi à la préface de Cromwell et souligne que Hugo « a proposé une définition fiable du romantisme » qui est « la libération de la littérature. Un nouveau peuple. Un nouvel art » (Li 1952 : 12). Ainsi le poète Hugo devient-il « le propagandiste, l’éducateur qui doit être utile au peuple » (Li 1952 : 14). Cependant, du point de vue de la lutte des classes, Li critique le fait que l’écrivain français est emprisonné dans sa classe bourgeoise, qui est rétrograde par rapport au prolétariat, considéré alors comme la classe sociale la plus avancée (Li 1952 : 35-36).

3.2. La terminologie littéraire soviétique et l’image « romantisme actif » de Hugo

L’influence soviétique ne s’arrête pas à la conception littéraire générale, mais pénètre dans toutes les sphères de la vie littéraire, y compris dans le système terminologique. Quant à Hugo, on remarque l’étiquette typique qui lui est attribuée en Chine, celle du jiji langmanzhuyi (积极浪漫主义, romantisme actif), souvent accompagnée de son antonyme, à savoir le xiaoji langmanzhuyi (消极浪漫主义, romantisme passif). Remarquons que cette étiquette n’existe pas sous la plume des critiques français. En réalité, le binarisme de « romantisme actif / passif » est aussi transféré de l’Union soviétique. Dans son article publié le 15 septembre 1940 dans la revue Mensuel littéraire, Lin Huanping révèle déjà que la distinction de deux tendances du romantisme est proposée par Gorki dans son article « Comment j’ai appris à écrire », publié en 1924 :

C’est Gorki qui a avancé l’idée du romantisme révolutionnaire. Il divise la littérature en deux tendances fondamentales, le réalisme et le romantisme ; et au sein du romantisme, il distingue le romantisme passif réactionnaire du romantisme actif révolutionnaire.

Lin 1940 : 26, notre traduction

Il est à noter que les deux termes employés par l’auteur chinois, à savoir « le romantisme passif réactionnaire » et « le romantisme actif révolutionnaire », diffèrent de l’original russe chez Gorki. Les adjectifs russes utilisés par Gorki sont simplement « passif (пассивный) » et « actif (активный) ». Chez Gorki, la distinction se fait d’après les différentes attitudes des écrivains envers la réalité et se limite au plan littéraire. Il ne considère l’actif et le passif que comme deux aspects au sein d’un même romantisme. Tandis que l’opposition « progressiste/réactionnaire » ou « révolutionnaire/réactionnaire » révèle une tendance nette de juger un écrivain selon sa position politique et son attitude envers la révolution. En réalité, ce n’est pas non plus la métamorphose chinoise des notions gorkiennes. Comme Wang Jiezhi le souligne, cette distinction politisée résulte aussi de l’influence soviétique. Selon lui, ce sont les théoriciens soviétiques, entre autres I. S. Pidakov, « qui distinguent nettement les différents types de romantisme d’après la position politique et qui les nomment ainsi romantismes révolutionnaire, progressiste et réactionnaire » (Wang 2014 : 171, notre traduction).

Si ces théoriciens soviétiques peuvent exercer une telle influence sur la critique chinoise, c’est principalement grâce à la traduction chinoise de leurs ouvrages et les séminaires qu’ils ont donnés en Chine. Après la fondation de la Chine populaire, au moment où l’on y traduit abondamment des livres russes de toutes sortes, sont introduits dans les universités chinoises une série de manuels soviétiques de théorie littéraire, parmi lesquels l’ouvrage de Leonid Ivanovič Timofeev intitulé Théorie de la littérature. Principes fondamentaux de la science de la littérature est sans doute le plus influent. Publié d’abord en trois volumes distincts en 1953 et 1954, il connaît très vite une réédition réunie en 1955. Cet ouvrage compte trois parties : « Les principes fondamentaux de la théorie littéraire », « Comment analyser les oeuvres littéraires » et « L’évolution de la littérature », correspondant respectivement à la théorie, à la critique et à l’histoire de la littérature. Dans les années 1950, cet ouvrage devient le manuel classique dans les universités chinoises :

Cette compréhension de la littérature sous l’angle de l’épistémologie philosophique, ce statut orthodoxe accordé au réalisme, cette division triple de la théorie, de l’histoire et de la critique littéraires, même cette façon de citer les propos des leaders de la révolution tels que Marx, Engels, Lénine et Staline, ainsi que ceux des écrivains révolutionnaires comme Gorki, ont profondément influencé la rédaction des manuels chinois de la théorie littéraire des années 1960-1970 […].

Chen 2016a : 178, notre traduction

Dans L’Évolution de la littérature de Timofeev, dont la traduction chinoise est publiée en 1954, par exemple, l’auteur emploie déjà les adjectifs « révolutionnaire » et « progressiste » pour analyser les différentes tendances de romantisme. Après avoir fait référence à l’opposition « actif/passif » proposée par Goriki, Timofeev prétend que le romantisme peut aussi être progressiste et actif :

Il existe aussi une autre situation : l’écrivain se place dans une position révolutionnaire et destructrice pour lutter contre l’ordre établi, le contenu positif de son oeuvre témoigne de sa confiance dans la révolution. L’oeuvre de Gorki manifeste ce romantisme révolutionnaire.

Timofeev 1954 : 50, notre traduction

Ici, l’attitude de l’écrivain envers la révolution est déjà appliquée comme le critère pour identifier le romantisme révolutionnaire. Outre Timofeev, le nom de Pidakov cité par Wang Jiezhi joue aussi un rôle important dans l’institutionnalisation en Chine de la distinction politisée du romantisme.

Entre 1954 et 1955, le « spécialiste soviétique » Pidakov[8] est invité en Chine pour donner un séminaire sur les théories littéraires à l’Université de Pékin. C’est justement dans sa classe que se forment les premiers chercheurs chinois de la théorie littéraire. Les notes de son séminaire sont ensuite traduites et publiées sous le titre Introduction aux théories littéraires et artistiques en 1958. Dans cet ouvrage, ou plutôt lors du séminaire de Pidakov, on remarque une tonalité politique plus forte dans la distinction du romantisme :

Le romantisme réactionnaire était populaire dans les pays du camp capitaliste et oeuvre encore dans l’intérêt des classes réactionnaires qui s’accrochent à tous les mysticismes et toutes les religions qui servent à empoisonner l’esprit du peuple, à le tromper, à lui inculquer l’idée que le système d’exploitation est éternel, et à l’appeler à se soumettre à son destin […].

Pidakov 1958 : 459, notre traduction

Dans ce passage, la position de classe de l’écrivain romantique est essentielle pour identifier la nature de sa création. Si un auteur romantique est taxé de « réactionnaire », c’est parce qu’il se situe dans le camp capitaliste et écrit pour les classes réactionnaires.

Dans les années 1950, à mesure que les ouvrages de Timofeev, de Pidakov et d’autres théoriciens soviétiques se diffusent largement en Chine, la façon d’envisager le romantisme dans une perspective politique et révolutionnaire est acceptée par les milieux littéraires chinois et institutionnalisée ensuite à travers une série d’ouvrages et de manuels littéraires. Ainsi, en définissant la création hugolienne, le discours critique hésite entre « le romantisme actif », « le romantisme progressiste » et « le romantisme révolutionnaire ». En témoigne par exemple Documents de référence sur la littérature étrangère. Du xixe siècle au début du xxe siècle (Volume I)[9], livre dans lequel le romantisme français est naturellement considéré d’un point de vue politique. En 1958, dans la traduction chinoise d’une biographie russe de Hugo signée Nikolaev, l’auteur juge nettement que Hugo est un romantique de la campagne « progressiste » et oppose sa poésie aux « romantiques réactionnaires ». Selon le Russe, elle « n’a aucune similarité avec le conservatisme aristocratique et l’individualisme des romantiques tels que Lamartine et Vigny », ni avec « l’ultra-royalisme de Chateaubriand » (Nikolaev 1958 : 14, notre traduction). Tout comme les mots de Gorki sur le romantisme, le jugement de Nikolaev est aussi inscrit plus tard dans les manuels littéraires destinés à l’enseignement supérieur, ce qui renforce l’image chinoise du poète français en tant que romantique actif, progressiste et révolutionnaire. Même de nos jours, ces adjectifs sont présents sous la plume des chercheurs et des critiques chinois, et deviennent une particularité de la réception de Hugo en Chine. Dans des ouvrages de l’histoire littéraire, par exemple, Hugo est toujours qualifié de « romantique actif français » (Feng et Tan 2018 : 122), ou bien de « représentant du romantisme actif du xixe siècle » (Wen 2019 : 74).

4. Conclusion

En raison de la singularité de son histoire moderne et de sa position géographique, la Chine entretient depuis la fin du xixe siècle une relation de plus en plus étroite avec le monde extérieur au cours de sa quête de modernité et s’inscrit au fur et à mesure à ce que Pascale Casanova appelle la « République mondiale des lettres ». Elle importe dès lors d’abondantes oeuvres étrangères de différents pays du monde et les fait revivre dans un nouveau cadre spatio-temporel. Dans ce courant impétueux des échanges littéraires du siècle, la réception de Hugo en Chine nous offre un excellent étalon pour interroger les configurations complexes de la littérature mondiale, qui a pour vocation de « mettre en évidence des mouvements, une circulation, des échanges à voies multiples, des coïncidences de langues que le binarisme dans lequel se tient trop souvent la littérature comparée ne permet pas » (Pradeau et Samoyault 2005 : 8). C’est dans cette optique que nous avons accordé dans cet article une attention particulière aux traductions indirectes réalisées par le biais de la Russie soviétique, afin de reconsidérer l’histoire de la traduction et de la réception dans un espace littéraire plus large et plus complexe.

Comme nous l’avons montré, la réception de Hugo en Chine, que ce soit sur le plan de la circulation, de la traduction ou de l’interprétation, n’engage pas seulement la France et la Chine, mais aussi d’autres tiers comme la Russie soviétique. Contrairement au binarisme comparatiste, qui fait preuve d’un culte pour les textes sources et la langue source, cette perspective triangulaire relativise plus ou moins le statut central de la France en tant que pays émetteur dans ce transfert culturel. Remarquons que ce « triangle » littéraire ne se réduit pas à une simple relation géographique, mais se révèle plutôt comme un réseau géopolitique et culturel à travers lequel sont véhiculés non seulement les livres, mais aussi les connaissances, les concepts, les préférences et les préjugés littéraires venant du tiers soviétique, qui participent tous à l’interprétation chinoise de l’écrivain français. Qui plus est, ces biens culturels transférés ont connu inévitablement des métamorphoses dans le cadre spatio-temporel de la littérature chinoise. C’est ainsi qu’on a vu l’image de Hugo en Chine s’écarter de son interprétation en France et revêtir une certaine hybridité.

Ensuite, cet examen de la réception de Hugo en Chine nous a permis d’éclairer l’importance de la traduction indirecte et de mieux connaître son mécanisme de fonctionnement. Comme illustré dans cette étude, les traductions indirectes par le biais du russe prennent une part active dans le processus de réception chinoise de l’écrivain français. Elles n’apparaissent pas au début du xxe siècle, où l’oeuvre de l’écrivain vient à peine d’être présentée au public chinois. En revanche, elles sont nées après la fondation de la Chine populaire et cohabitent pendant longtemps avec les traductions directes, dont le nombre est alors considérable. Cette pratique de traduction indirecte ne s’explique donc pas par le manque de traducteurs sino-français ni par l’éloignement géographique et culturel entre la France et la Chine, qui pourrait empêcher l’accès aux textes originaux en français, mais résulte de la corrélation entre le besoin pour le pays d’accueil d’enrichir sa propre culture et, ce qui est essentiel dans cette étude de cas, le rapprochement politico-idéologique entre la Chine et l’URSS, dont la puissance devient si grande qu’il l’emporte sur les autres facteurs qui influencent la traduction indirecte. Cette conclusion est en réalité d’une valeur générale pour d’autres écrivains étrangers introduits en Chine après 1949, dont la réception est plus ou moins influencée par l’aire culturelle russo-soviétique. Pourtant, il convient de noter que les traductions indirectes réalisées par différents tiers ne présentent pas les mêmes configurations. Il serait donc intéressant d’examiner dans de futures recherches les autres tiers intervenus dans l’histoire de la traduction en chinois depuis le xxe siècle, tels que le Japon et le monde anglophone, et de réfléchir davantage sur le dynamisme géopolitique dissimulé dans le processus de réception littéraire à l’échelle mondiale.