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Lorsque le lecteur prend pour la première fois l’ouvrage collectif dans les mains, il lui est difficile de savoir ce qui l’attend exactement. Le thème annoncé par le titre, Culture et traduction, est vaste. Très vaste. Le large éventail des problématiques potentiellement abordées semble d’ailleurs en porte-à-faux avec l’épaisseur de l’ouvrage, qui s’étend sur un peu moins de deux cents pages. C’est que, comme résumé à la fin de l’introduction, le but est d’offrir non pas un exposé exhaustif de la question, mais « un panorama certes partiel, mais contrasté, des divers points de vue traductologiques sous lesquels est étudiée aujourd’hui la vaste problématique de la traduction de la culture » (p. 14). Les contributions sont réparties en quatre grandes sections : « Faits culturels », « Questions de genre », « Postcolonialisme » et « Hybridation ».

Le premier texte, signé par Marianne Lederer et intitulé « La culture, pierre angulaire du traduire », permet d’entamer le sujet par une réflexion générale sur la traduction du culturel. L’auteure rappelle notamment qu’un texte ne contient jamais une culture entière mais qu’il présente des éléments de cette culture. Du reste, le culturel n’affleure pas seulement dans les textes littéraires mais également dans tous types de texte, et il peut se concrétiser linguistiquement tant par des termes que par des structures, des argumentations, etc. Par ailleurs, il est possible de dissocier la langue et la culture, ce qui est en ligne avec l’étape de déverbalisation postulée par la théorie interprétative de la traduction. Finalement, Marianne Lederer suggère que les éléments culturels doivent être traités en fonction du contexte (ici textuel) et de la finalité de la traduction.

Dans l’article « La traduction de la métaphore comme acte de médiation culturelle », Isabelle Collombat se penche plus particulièrement sur la manifestation du culturel par le biais des métaphores. Elle pose que la métaphore ne se réduit pas à un artifice esthétique : elle a un rôle cognitif et permet de faire sens du monde et de transmettre des savoirs, notamment dans les textes de vulgarisation scientifique. Partant, traduire des métaphores, c’est gérer une double interaction : une interaction interlinguale et une interaction intralinguale (la métaphore pouvant être conçue comme la rencontre entre deux systèmes). Pour illustrer cette dimension particulière de la métaphore, Isabelle Collombat présente certains résultats d’une analyse qui a été effectuée sur un corpus constitué des versions anglaise et française de numéros de Pour la science / Scientific American et de enRoute (une publication d’Air Canada).

Les métaphores font également l’objet de la contribution suivante, intitulée « La traduction du culturel vue à la lumière du conceptuel ». Toutefois, l’auteure, Antin Fougner Rydning, adopte ici une approche différente. S’appuyant sur la théorie de la métaphore et de la métonymie conceptuelle ainsi que sur la théorie de l’intégration conceptuelle, elle se penche sur les mécanismes cognitifs à l’oeuvre lors de la construction (et reconstruction) du sens. Pour ce faire, elle a mis en place une étude expérimentale, au cours de laquelle elle a demandé à trois traducteurs de proposer une version norvégienne d’un article de presse en français et a récolté des données grâce à des protocoles de verbalisation (think-aloud protocols) et à l’enregistrement des claviers (Translog). Elle montre ainsi qu’une approche cognitive contribue à une meilleure compréhension de la construction du sens lors de la traduction d’expressions culturellement marquées.

La deuxième partie de l’ouvrage, qui traite des « questions de genre », est composée de deux articles. Dans le premier, « Traduction et canon littéraire. La généalogie féminine de Maria-Mercè Marçal », Caterina Riba nous invite à une plongée dans l’oeuvre de Maria-Mercè Marçal. Elle nous montre comment la féministe, écrivaine et traductrice catalane a intégré dans ses écrits des traductions de citations ou même de poèmes entiers. Ces liens intertextuels viennent à l’appui de son travail de militante et permettent de remettre en question la définition du canon littéraire et le caractère patriarcal du système littéraire.

Le second article, « Traduire un sexe et un genre autre. Récit d’une expérience de l’empathie », aborde la thématique du genre sous un angle totalement différent. Comme l’annonce d’ailleurs le titre, l’auteur, Benoit Laflamme, puise dans une expérience personnelle de traduction pour offrir une réflexion sur l’éthique du traducteur : s’attaquant à Eating matters, de Kara-lee MacDonald, il s’est trouvé face à une identité très différente de la sienne, ce qui l’a amené à s’interroger sur sa légitimité en tant que traducteur. Il expose comment les notions d’allié, qu’il emprunte au domaine des luttes minoritaires, et d’empathie, conçue non pas comme une posture passive mais comme un travail actif, lui ont permis d’aborder la tâche et de résoudre le dilemme posé par la rencontre de deux identités guère semblables.

La troisième section du recueil, « Postcolonialisme », s’ouvre sur « Traduire la Caraïbe. Étude sur les modalités de la traduction des textes caribéens plurilingues », de Corinne Mencé-Caster. À partir de la notion de relation d’Édouard Glissant, il s’agit ici de poser un cadre de référence pour « traduire la Caraïbe », dont le fondement consiste à mettre en avant le caractère mythique de la pureté et de l’homogénéité des cultures et des langues. Cette « sacralisation de l’origine » (p. 90) se retrouve en traduction, avec le statut généralement accordé au texte-source. Corinne Mencé-Caster suggère de ne pas concevoir la traduction comme une reproduction de texte par la recherche d’une identité entre les textes, mais comme une réécriture qui permet de créer un nouvel objet sémiotique, comme une « alternative polymorphe et revivifiante du texte originel » (p. 98).

Le texte suivant s’intitule « La traductologie au risque de la créolisation. Approche de la Relation traduisante d’Édouard Glissant ». Loïc Céry y expose un développement théorique de la notion de relation selon Édouard Glissant. La discussion met en évidence dans quelle mesure la proposition de Glissant se démarque de certains courants de pensée traductologique traditionnels (et notamment de la pensée de Berman, de Benjamin, de Du Bellay et de Heidegger) et ce qu’elle peut apporter de novateur à la discipline.

Le thème « Postcolonialisme » se clôt par une contribution de Chiara Denti intitulée « Traduire l’hétérolinguisme ou aller au-delà du public monolingue. Réflexions à partir des textes postcoloniaux francophones ». Sur la base d’un corpus d’oeuvres postcoloniales en langue française et de leurs traductions, l’auteure attire l’attention sur le fait que ces écrits passent souvent par un système éditorial qui conçoit le public cible comme un lectorat monolingue avant tout, ce qui se manifeste par exemple par un surplus d’explications pour ces oeuvres en particulier (y compris pour les textes sources). Finalement, les institutions éditoriales existantes semblent peu adaptées à la nature même des oeuvres postcoloniales, qui posent la question des caractéristiques du lectorat et des multiplicités de réception, et qui cherchent justement à reconsidérer les asymétries de pouvoir.

La quatrième et dernière partie du recueil, « Hybridation », regroupe essentiellement des études d’oeuvres littéraires italiennes marquées par l’hétérolinguisme.

Dans la première contribution, « Hybridation linguistique et traduction. Entre « défamiliarisation » et standardisation », Gerardo Acerenza et Anke Grutschus se penchent sur les traductions françaises, allemandes et espagnoles de trois romans qui se caractérisent par le mélange des langues (italien standard, variantes dialectales et langues étrangères), mais aussi par les commentaires métalinguistiques contenus dans les textes. Les auteurs montrent qu’il y a peu d’éléments de défamiliarisation dans les traductions et que la standardisation est une stratégie largement utilisée, et ce quelle que soit la langue cible.

Vient ensuite un article de Florence Courriol-Seita intitulé « Les dialectes ou la pensée de l’écart en traduction. L’exemple italien », qui offre une réflexion sur l’insertion des dialectes dans un texte en langue standard et les implications pour la traduction vers le français. L’auteur souligne que l’hétérolinguisme peut toucher une oeuvre entière et se manifester non seulement dans les dialogues mais également dans la partie narrative elle-même. Le traducteur est alors amené à gérer un double écart : celui inhérent à la traduction et celui dû au positionnement des dialectes face à la langue standard. Il devra interpréter l’utilisation du dialecte dans le texte et cherchera à atteindre une correspondance de perception (selon la notion d’Antonio Prete). Au bout du compte, la traduction de telles oeuvres permet de « repenser les contours de la langue du traducteur, de dépasser, pour le cas de la France, le prétendu monolinguisme national » (p. 153).

Enfin, une contribution signée par Adriana Orlandi et intitulée « Plurilinguisme et traduction. La traduction française de La Vedova scalza de Salvatore Niffoi » vient achever l’ouvrage collectif. L’auteure montre ici comment la traductrice, à l’heure de traduire ce roman mêlant sarde et italien, a eu recours notamment au lyonnais dans la version française. Or elle souligne qu’il n’y a pas eu un remplacement systématique du sarde par le lyonnais, mais que l’on est davantage en présence d’un dosage subtil, le recours au lyonnais étant complété par d’autres formes marquées en français, comme des archaïsmes, des néologismes, des éléments tirés du français familier ou des expressions idiomatiques. Cette façon de procéder, selon Adriana Orlandi, permettrait de ne pas se borner à un nouvel ancrage de l’oeuvre dans un espace géographique autre, mais de recréer un effet de dépaysement.

La présentation relativement détaillée que nous avons faite des différentes contributions confirme que les sujets sont variés et assez hétéroclites. De ce fait, nombreux seront les chercheurs dont la curiosité sera satisfaite par au moins un des articles : les traductologues qui font des processus cognitifs leur champ d’expertise se tourneront vers l’étude d’Antin Fougner Rydning, les personnes intéressées par les enjeux de positionnement du traducteur trouveront dans le texte de Benoit Laflamme plusieurs éléments de réflexion fort enrichissants, etc. Corollaire de cette profusion de problématiques, il est vraisemblable que le lecteur se contentera de ne lire qu’une partie, plus ou moins importante, du recueil en fonction de ses intérêts, et ce encore davantage que ce qu’il se passe généralement lors de la lecture d’un ouvrage collectif. À y regarder de plus près, ce sont les chercheurs curieux du phénomène de l’hétérolinguisme qui sont ici les plus choyés : celui-ci est abordé tant dans la partie « Postcolonialisme » que dans celle consacrée à l’« Hybridation », ce qui représente plus de la moitié de l’ouvrage collectif (on peut identifier de nombreux liens entre les deux parties, comme l’attestent du reste les références explicites à certains auteurs tels que Chamoiseau ou Kourouma).

Cette constatation nous amène à proposer une dernière réflexion sur l’équilibre des problématiques tel que proposé dans l’ouvrage, comparé à ce qui est annoncé par la quatrième page de couverture et l’introduction. Premièrement, Madeleine Stratford, dans son introduction, signale que, dans le recueil, « […] les liens entre culture et traduction sont envisagés […] tous genres de textes et discours confondus […] ». Nous aimerions souligner ici que trois parties sur quatre portent essentiellement sur le genre littéraire. Deuxièmement, la quatrième page de couverture prévient le lecteur que la majorité des contributions traitent des relations de pouvoir entre dominants et dominés, mais affirme toutefois qu’il serait peu à propos de réduire la question à cette perspective et que « c’est un peu l’idée que cet ouvrage cherche à relativiser ». De notre point de vue, cette relativisation n’apparaît que de façon marginale dans l’ouvrage, et surtout au début ; elle disparaît complètement au fil des contributions. Bien sûr, on ne peut jeter le blâme uniquement sur les directrices de l’ouvrage : celles-ci sont tributaires des études qui se font concrètement dans la discipline. Toutefois, nous regrettons que le recueil n’inclue aucune conclusion, qui aurait pu développer ce point et mettre en avant une programmatique pour la traductologie. (Notons qu’il s’agit vraisemblablement d’un choix des Éditions Garnier, puisqu’aucun ouvrage de la collection concernée ne se clôt par une conclusion.)