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Actes d’un colloque franco-autrichien qui s’est tenu à l’Université de Lorraine en octobre 2018, Les traducteurs, passeurs culturels entre la France et l’Autriche a l’immense mérite de mettre en lumière « une catégorie de médiateurs qui occupent encore souvent “la part de l’ombre” et ne sont pas toujours reconnus comme des acteurs à part entière des échanges interculturels » (p. 7)[1]. Le volume s’inscrit dans un vaste projet de Dictionnaire des échanges culturels austro-français (DECAF), qui est né il y a une dizaine d’années et qui comptera entre autres des portraits de traducteurs et de traductrices.

Après une brève introduction, c’est d’ailleurs sur quatre portraits de traducteurs que le livre s’ouvre : Joseph Laudes (1742-1793), Carl Treumann (1823-1877) et K. L. Ammer (1879-1959) vers l’allemand, Xavier Marmier (1808-1892) vers le français. Le premier portrait surprend parce qu’il est le seul texte du volume rédigé en allemand – vingt-cinq pages résumées en une demi-page seulement pour le public cible francophone. Cette présence s’explique probablement par le fait que le volume est publié par la maison d’édition berlinoise Frank & Timme et dans la collection « Forum : Österreich », où dix des quatorze volumes parus à ce jour sont en allemand. On peut néanmoins regretter l’absence d’une traduction française de ce portrait. Cette première partie de septante pages intitulée « Portraits de traducteurs » est certes intéressante pour le projet de dictionnaire, mais elle comporte finalement peu de réflexions dépassant l’étude de cas. Nous nous pencherons donc sur les deux autres parties, intitulées « Questions de réception » (cent trente pages) et « Approches, stratégies et choix traductologiques » (quarante-cinq pages).

« Questions de réception » contient six contributions, qui tournent chacune autour d’une oeuvre et de sa réception en traduction. Nous retiendrons surtout la passionnante contribution d’Irène Cagneau sur la réception française de Leopold von Sacher-Masoch (p. 103-125), qu’elle retrace en quatre phases. La première (jusqu’au décès de l’écrivain en 1895) est la plus riche en traductions, principalement dues à deux traductrices, Thérèse Bentzon puis Catherine Strebinger, qui « font le triage et se gardent de ramasser ce qui sonne trop faux » (Barine 1879 : 996) dans cette oeuvre parfois jugée trop sulfureuse. La sélection qu’elles opèrent contribue fortement au succès de l’auteur auprès du public français à l’époque. À partir de 1902, la publication de La Vénus à la fourrure[2] éclipse les oeuvres précédentes, réduisant Sacher-Masoch à un auteur masochiste, occultant le texte « au bénéfice du ‘nom conceptualisé’ de l’écrivain (masoch-isme) » (p. 105). Irène Cagneau commente :

Dans ces conditions, ce n’est pas le travail sur le texte de l’écrivain qui est au premier plan, mais la manière dont l’éditeur va promouvoir la traduction en tant qu’« objet marchant », susceptible de plaire à un public soigneusement préselectionné […]. Dans cette perspective, le titre du livre, mais aussi le format, la qualité du tirage, la couverture, l’avant-propos, les illustrations et l’intégration éventuelle à une collection jouent un rôle essentiel.

p. 113-114

De 1910 à 1950, l’oeuvre de l’Autrichien sombre dans l’oubli, et « c’est seulement à partir des années 1960 que l’on peut observer une certaine renaissance de Sacher-Masoch en France » (p. 105). Irène Cagneau épingle bien sûr la Présentation de Sacher-Masoch[3] de Gilles Deleuze en 1967, mais elle s’arrête surtout sur les contributions plus récentes (2010 et 2011) de Vianney Piveteau, psychanalyste et docteur en psychologie clinique. Ce dernier montre, dans son article en allemand sur les éditions françaises de Sacher-Masoch ainsi que par sa nouvelle traduction de Marzella ou le conte du bonheur[4], que les textes originaux ont été « malmenés […] afin de satisfaire aux pratiques et aux exigences éditoriales de l’époque » (p. 119), ce qui pose la question de la réévaluation de l’oeuvre.

Nous retiendrons également la contribution d’Audrey Giboux sur la réception française de Freud (p. 127-158). D’abord traduites par des philosophes ou des médecins, les oeuvres de l’inventeur de la psychanalyse tombent rapidement entre les mains des psychanalystes, « quand bien même leurs compétences en allemand seraient sujettes à caution » (p. 129). Marquées par de nombreuses imperfections, ces premières traductions acclimatisantes ont engendré des interprétations biaisées, auxquelles de nouvelles traductions souhaitent remédier après-guerre. Alors que les « Traductions nouvelles » de Gallimard sont réalisées par une majorité de germanistes, les versions des Presses Universitaires de France se démarquent « par une technicité ainsi que par un certain “forçage du français” justifié par la fidélité, y compris syntaxique, à l’allemand, dans le refus de tout enjolivement traductif » (p. 149), ce qui n’est pas sans entraîner de sévères critiques. Dans Traduire Freud, les traducteurs s’expliquent :

On comprend le trouble qui s’empare de certains milieux, confrontés non plus à leurs confortables certitudes, mais à un Freud « tout nu », un Freud […] déshabillé de tous les oripeaux dont il avait été affublé : vêtements rigides ou sophistiqués des idéologies, prêts-à-porter paresseux de la traduction « ethnocentrique ».

Bourguignon, Cotet, et al. 1989 : 22

En 2010, alors que les oeuvres de Freud rejoignent le domaine public, on voit soudain apparaître une avalanche de retraductions, souvent réalisées par des germanistes. Dorian Astor, un des retraducteurs, estime que cette « concurrence des traductions permet un travail critique qui oblige à revenir au texte » (p. 154) et conclut à juste titre : « [D]ire qu’une traduction est définitive, c’est un acte totalitaire » (p. 154).

On le voit : une des qualités du volume est qu’il n’a de cesse de mettre en évidence « l’hétérogénéité des pratiques de traduction » (p. 9). Comme le formule d’ailleurs joliment l’introduction, les différentes significations du mot traduire « font du traducteur une figure qui tient à la fois du juge, du metteur en scène et du linguiste » (p. 9). Plusieurs contributions rappellent également que le traducteur n’est jamais l’unique responsable d’une traduction mais qu’il fait partie d’un ensemble d’acteurs (p. 10). Un bel exemple est donné par Caroline Pernot quand elle décrit, toujours dans cette deuxième partie du volume, les interactions entre l’éditeur et le traducteur de Kafka en France : la maison Gallimard et Alexandre Vialatte. Pernot explique l’intervention de la maison d’édition, qui rappelle au traducteur les enjeux économiques du projet et le pousse ainsi à produire une traduction cibliste, par « l’asymétrie fondamentale entre un texte-source et un texte-cible » :

Un texte original est souvent un projet autonome, qui ne se situe pas d’emblée dans une stratégie éditoriale, tandis qu’un texte traduit n’est quasiment jamais un acte autonome. Au contraire, il est un texte secondaire qui est d’emblée paramétré par le projet éditorial.

p. 189

La troisième et dernière partie, « Approches, stratégies et choix traductologiques », contient trois contributions, qui analysent en détail des choix de traduction. Alors qu’Elisabeth Kargl se penche sur la traduction d’un des poèmes les plus célèbres d’Ernst Jandl et Aurélie Le Née sur les nombreuses traductions de Schachnovelle[5] de Stefan Zweig, Martina Mayer étudie un exemple étonnant de transfert culturel à travers la traduction du livre jeunesse Les P’tites Poules[6] en allemand standard autrichien, puis en allemand standard allemand, pour conclure en défendant « la nécessité d’appliquer avec régularité une politique provariétale de traduction, surtout quand il s’agit de littérature d’enfance et de jeunesse » (p. 240-241). Elle rappelle ainsi que la traduction est aussi un acte éminemment politique.