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En cinquante ans à peine, la politique d’entreprise est passée du statut de réflexion pratique, synthétique et intégratrice à une juxtaposition de champs de recherche – management stratégique, gouvernance, RSE, entrepreneuriat… – disjoints, majoritairement analytiques, quantitatifs et positivistes. Cette (con)quête de scientificité a certes permis d’explorer une multitude de relations causales élémentaires mais a installé un déterminisme fort où « l’explication de ce qui est », bien que non prédictive, s’interdit « la prescription de ce qui pourrait/devrait être ».

S’ensuivent des corpus volumineux, volubiles, mais fragmentés, se satisfaisant de « résultats » peu articulables et peu activables, souvent triviaux ou peu robustes, peu contextualisés et a-historiques. Corpus dès lors peu à même de contribuer à la conception et au guidage des activités collectives comme d’en déconstruire les formes inefficaces, risquées, dangereuses, injustes que prennent en certains lieux et à certains moments les pratiques stratégiques et managériales dominantes. Et ce, à un moment du capitalisme financier où les grands opérateurs dits « privés » n’ont jamais concentré autant de pouvoirs pour façonner le devenir des sociétés, de la planète et de l’Homme lui-même. Le recul corrélé des Etats-nations ne rend que plus nécessaire la régénération du moral et du politique au sein… de la politique d’entreprise.

En lui appliquant le mot de Hayek, celle-ci ne peut être féconde que si elle s’intéresse, non à ce qui est de façon éternelle et universelle, mais à ce qu’il convient de faire advenir à partir des situations de référence. La politique et la stratégie d’entreprise ne peuvent se contenter de la description/explication de ce qui est (réalisé) mais doivent offrir des opérateurs de sens et d’agir pour guider, en plus grande sûreté intellectuelle, le déploiement des possibles… c’est-à-dire des libertés.

Il s’agit de permettre les dialogiques et les ago-antagonismes non seulement entre le réalisé et le possible (logiquement, techniquement…) mais aussi entre l’actuel et le virtuel (socialement, moralement…). Ou dans un langage leibnizien, à articuler le possible, le souhaitable, et le compossible (compte tenu de la situation).

Ainsi entendus, la gouvernance et le management stratégique deviennent une nouvelle science morale et politique du concevable. Intelligence de la contextualité et de la complexité des situations (des paysages) à déployer (et non des problèmes à résoudre); explicitation des implications possibles, formulation des souhaitables – selon quels critères ? Pour quoi ? Pour qui ? Sur quel horizon ?... –; élaboration des compossibles.

Cette science du concevable passe donc par, et englobe, du compréhensif (plutôt que de l’analytique), de la conception (« ingenium et disegno ») et du recevable (acceptable économiquement, socialement, écologiquement…).

Les conséquences pour la recherche, le chercheur et les institutions scientifiques en stratégie sont fortes : participations et interventions impliquées dans des situations problématiques (plutôt que le recueil et le traitement distancés de données); pluralisme et souplesse méthodologiques mais travail épistémique (plutôt qu’ imperium de « la » méthode et epistémé non questionnée); axiologie travaillée et soigneusement explicitée (plutôt que pseudo neutralité revendiquée); encouragements à la conjonction plutôt qu’à la disjonction, aux travaux d’articulation et aux efforts de synthèse plutôt qu’à la seule réduction analytique; à la production d’heuristiques génériques et procédurales (« framework ») plutôt qu’à la seule validation de relations substantielles simples (« Si A alors B »); réacceptation de la… pensée et de la réflexion; redécouverte du travail d’écriture et de la subtilité des langues porteuses de cultures différenciées, plutôt qu’exigence d’un langage de transmission réducteur de raisonnement (sujet, verbe, complément)…

C’est, entre autres, à ces conditions que le corpus pourra dépasser une double inhibition : celle qui le cantonne au microscopique et celle qui lui interdit le questionnement de philosophie morale et politique au motif de demeurer scientifique. Dépassement nécessaire pour qu’il ne dérive pas vers l’insignifiance ou le façonnement plus ou moins conscient d’un ordre organisationnel non questionné.

Cinquante ans de recherche en stratégie : vertus et vices de la discipline

La courte histoire de la stratégie

Admettons, à grands traits, ce qui a été étayé par ailleurs (Coté, 1996; Déry, 2001; Hafsi, 1996; Martinet, 2001; Hafsi, Martinet, 2007). Les pratiques stratégiques modernes de la grande entreprise deviennent réflexives au milieu du 19e siècle (Hoskins, 1990), l’enseignement de la politique générale (« Business policy ») est initié à Harvard Business School en 1908, la recherche académique se déclenche au début des années 60 si l’on excepte quelques textes avant-coureurs (Barnard, 1938; Simon, 1947; Selznick, 1957).

Le formidable bouillonnement de ces années là touche aussi la politique d’entreprise puisque se succèdent les contributions majeures de Chandler (1962), Ansoff (1965), Andrews (1971), alors que le même Ansoff livre déjà une anthologie en 1969. La stratégie d’entreprise, à peine éclose, devient un champ de recherche que favorisent associations savantes et revues tandis que le BCG, AD Little et Mc Kinsey créent l’industrie du conseil en la matière.

Ces deux sources se conjuguent sans trop de difficulté pour conférer au champ une raison d’être et un caractère praxéologiques : recours aux cas comme gisements de données empiriques, recherche-intervention, holisme instrumental, élaboration de cadres conceptuels et méthodologiques puisqu’il s’agit, de façon revendiquée, de guider l’analyse et la décision stratégiques des dirigeants, sans nier leur liberté de jugement et de choix et sans leur imposer de normes substantielles, si ce n’est celles qu’inspirent quelques lois simples (courbe d’expérience…).

Les années 70 voient contestée l’évolution du jeune champ vers la planification à long terme, accusée de cécité devant les évènements socio-politiques (1968) ou économiques (choc pétrolier de 73). Cette contestation est endiguée par les parties intéressées qui proposent tout à la fois l’élargissement et l’assouplissement de l’objet – « From strategic planning to strategic management », Ansoff (1973) – et un ambitieux programme de recherche – conférence de l’AoM à Pittsburgh en 1978 – censé asseoir la scientificité du champ.

La conquête de respectabilité académique s’opère au cours des années 80 avec le lancement corrélé de « Strategic Management Journal » et « Strategic Management Society » qui accueillent et légitiment des travaux de facture scientifique qui puiseront rapidement leur inspiration dans l’économie industrielle standard – la fameuse approche S.C.P. – exploitée de façon instrumentale par Porter (1981), mais surtout déclinée dans des travaux explicatifs des performances à partir de variables indépendantes diverses. Les « théories » des organisations vont ajouter à ce volet sur les « contenus », un second volet, d’ailleurs peu relié, sur les « processus », permettant d’explorer les facettes psychologiques, sociologiques, culturelles, politiques voire psychanalytiques des acteurs et de leurs jeux – et donc de leurs degrés de libertés – à l’occasion des décisions stratégiques.

D’un côté donc, la tentation déterministe de l’économie industrielle standard, prompte à louer les vertus du seul calcul économique comme le fera sans vergogne Williamson (1991) en renvoyant l’imagination et le jugement stratégiques du décideur au « rayon des farces et attrapes » ou, à tout le moins, des illusions dangereuses.

De l’autre, la tentation relativiste des « paradigmes » que livrent les sciences de l’homme et de la société, convoquées comme autant de grilles de lecture pour décrire ou au mieux interpréter, de façon analytique et positive le plus souvent, plus formelle parfois, les multiples processus cognitifs et organisationnels d’élaboration des décisions stratégiques.

S’ensuivent rapidement non seulement l’incommunicabilité entre les deux volets majeurs du champ, devenu officiellement management stratégique, mais aussi l’incommensurabilité des approches à l’intérieur de chacun, ou l’entretien de controverses aussi inéluctables que vaines, dès lors que s’affrontent des quêtes de vérités simples ou des attitudes monorationnelles là ou la moindre expérience suggère le caractère irréductiblement complexe, dialectique, pluridimensionnel de l’objet examiné. Que l’on songe par exemple aux efforts déployés pour démontrer la supériorité de la planification chez les uns, de l’émergence chez les autres – la controverse Ansoff/Mintzberg dans SMJ en est le point d’orgue – avant de conclure avec Brews et Hunt (1999) à la nécessité du « learning to plan and planning to learn ».

Les années 90 peuvent être vues comme celles de l’accomplissement et de la structuration d’une « science normale » -- au sens de Kuhn (1962) – via les revues et associations savantes qui imposent leurs standards méthodologiques et, plus implicitement, leurs choix épistémologiques. Mais elles expriment aussi tous les symptômes du scientisme qui font dériver le management stratégique vers une zone d’in-signifiance.

Vertus et vices de la (con)quête de scientificité

Le « mainstream », abondé sans relâche par le gros de la troupe des chercheurs soucieux avant tout de communiquer et/ou de publier dans les supports « internationalement reconnus » (cotés A, B, C…) semble attester de la vitalité du champ (Nag et alii, 2007), vitalité pourtant trompeuse – Lakatos (1986) a bien montré les modalités de résistance des paradigmes « dégénérescents » –.

Le travail récemment publié, justement dans SMJ (Nag et al., 2007) en est une éclatante confirmation. Ces chercheurs s’interrogent sur ce qu’est le management stratégique, par le truchement de deux enquêtes réalisées auprès d’auteurs de communications à l’AoM et d’articles dans des revues de référence (dont SMJ) qui expriment le courant dominant. L’objet, les frontières et le lexique que les auteurs assignent au champ ressortent comme parfaitement classiques : il s’agit d’une activité de direction générale, plutôt délibérée même si les émergences remontantes sont considérées. La focalisation sur le directeur général (CEO), les comités (« boards »), la relation d’agence et les actionnaires est claire. L’unité d’analyse est de façon peu différenciée la firme, la compagnie, l’entreprise, le « business ». La performance est signifiée classiquement par la croissance, l’avantage concurrentiel, le profit… l’environnement est restreint au marché, à l’industrie et à la concurrence. Cette restriction et ce classicisme constituent le facteur principal du consensus que les auteurs reconnaissent au champ (Martinet, 2008a). Il suffit de déconstruire chaque élément ainsi cristallisé pour obtenir, a contrario, un champ certes moins consensuel mais autrement plus ouvert, plus pertinent et plus intéressant. En amont des initiatives, la cognition et plus généralement ce qui se passe dans la tête des dirigeants méritent d’être explorés sans relâche. En inter-action avec le « top management », la co-construction des stratégies avec les « middle managers », l’importance des dispositifs organisationnels, la narration stratégique (« story telling »), le travail sur la culture (« cultural framing ») doivent trouver une place entière dans le programme de recherche. Au-delà bien sûr du seul intérêt des actionnaires, les théories des parties prenantes et la gouvernance partenariale ne doivent pas être tenues en lisière du champ mais constituent des problématiques centrales. Les critères de performance, les comportements des acteurs, la pluralité des rationalités doivent être vus comme des enjeux majeurs. De façon encore plus fondamentale, la notion d’entreprise ne peut plus être l’impensé paradoxal du management stratégique (Martinet, 2008b) et toutes les situations stratégiques, toutes les formes d’activités pérennes peuvent constituer des objets d’étude Réseaux, projets, action organisée, coopératives, mutuelles, associations, organisations publiques… méritent un examen attentif et différencié vu l’importance de la dialectique organisation/institution (Martinet, 2008c). Quant à la notion d’environnement, elle justifie plus que jamais un élargissement bien au-delà du marché, et des discussions ontologiques et épistémologiques approfondies. Bien entendu, et fort heureusement, nombre de chercheurs travaillent sur ces questions. Mais il est significatif que le courant dominant et les représentations des auteurs influents les tiennent pour périphériques, secondaires, voire « non scientifiques » au motif qu’ils seraient normatifs et feraient prévaloir des valeurs. Comme si la définition dominante du champ n’était pas, en soi, puissamment idéologique.

Mais les efforts réflexifs fournis par ceux qui ne réduisent pas leur raison d’être d’universitaire à des critères de performance court termistes et fragmentaires et qui jugent indispensable un travail épistémique régional (Bachelard, 1934) et endogène (Piaget, 1967), convergent largement pour révéler un malaise structurel.

S’accuse la normalisation scientiste du champ et s’affirment ses corollaires usuels : multiplication et fragmentation des question de recherche, incommensurabilité des résultats, sophistication méthodologique, survalorisation de la mesure, chasse à la normativité – surtout quand elle est explicite –, décontextualisation, a-historicité, refus des théories de moyenne portée et, a fortiori, des mises en perspective et des travaux de synthèse…

Quatre distanciations s’opèrent, dont la conjonction remet en cause la raison d’être même du champ : i) à l’égard d’une prise en compte et surtout d’une prise en charge des « terrains », le plus souvent réduits à des recueils de données superficielles et refroidies, plutôt qu’assumés comme destination lancinante mais aussi comme (res)source irremplaçable de la constitution de connaissances; ii) à l’égard d’une « actionnabilité » ou à tout le moins d’une « enseignabilité » de connaissances produites majoritairement « in vitro »; iii) vis-à-vis du holisme et de la réflexion synthétique; iiii) à l’égard des « grandes transformations » du monde qui commandent dans ce champ là des sciences de gestion bien plus que dans d’autres, un souci d’aggiornamento récurrent sans quoi la connaissance devient obsolescente, dérisoire voire dangereuse sitôt produite. Que dirait-on si les stratégistes militaires n’avaient pas opéré les ruptures paradigmatiques commandées successivement par la dissuasion nucléaire, la guérilla, le terrorisme non gouvernemental ou si les (géo) politologues ne se situaient pas sur le « choc des civilisations » (Huntington, 1996) ou « L’Empire de la Peur » (Barber, 2003); dans un monde multipolaire ouvert, ou au contraire, acquis à l’hyperpuissance américaine… en attendant la chinoise.

Cette (con)quête de scientificité a poussé à analyser et, parfois, a éclairé une multitude de relations causales élémentaires (« Si A alors B »), mais a globalement installé un déterminisme fort où « l’explication de ce qui est » – de préférence non situé dans le temps et dans l’espace – se clôt sur elle-même puisqu’en n’osant pas se dire prédictive, elle n’en explore pas pour autant les implications logiques et, a fortiori, axiologiques sur « ce qui pourrait/devrait être ».

Se constitue ainsi et se remplit constamment une volumineuse corbeille – certes désormais électronique – où des papiers volubiles, fragmentés, formatés, débouchent sur des « résultats » peu articulables, souvent peu robustes et triviaux, peu contextualisés, a-historiques. Si tout le monde admet le peu de pertinence et de rendement que leur lecture apporterait à des praticiens, il est de plus en plus fréquent que des chercheurs confirmés avouent (au moins « off record ») l’ennui qu’ils éprouvent à « devoir »– professionnalisme oblige – en prendre connaissance. Quant aux jeunes chercheurs, leurs « revues de littérature », souvent tout aussi fragmentées et réductrices, se substituent à l’étude approfondie de textes majeurs et à la culture sans lesquelles les spécialistes des sciences de l’homme et de la société sont au mieux insignifiants et au pire dangereux.

Arc-boutées sur une séparation totalement dépassée et inadaptée de la science et de la technique (Hottois, 2003), sur l’illusion d’objectivité que confère un maintien à distance de la praxis, sur la pseudo-neutralité que garantirait le renvoi dans la métaphysique de toute réflexion sur les systèmes de valeur, les sciences de gestion en général et, plus grave compte tenu de sa spécificité, le management stratégique, parviennent à être tout à la fois peu opératoires, rarement stimulantes (imaginantes), globalement peu critiques quant aux formes risquées, dangereuses, inéquitables, de rationalisation des activités organisées et peu à même de se situer dans l’histoire du monde. Et ce précisément à un moment du capitalisme financier et des sociétés hyperindustrielles qu’elles contribuent pourtant à faire advenir où les grands opérateurs dits « privés » n’ont jamais concentré autant de pouvoirs (Beck, 2003) de façonnement desdites sociétés, de la planète et de l’homme lui-même (Dufour, 2003; Melman, 2002; Stiegler, 2004a). Le recul corrélé des Etats-nations, le déclin de la loi et de la règle au profit de la norme privée…, la multiplication des hybridations privé/public (Martinet, 2008c)… ne rendent que plus nécessaire la réexplicitation du caractère politique… de la politique d’entreprise, fût-elle dénommée, d’une façon de plus en plus euphémisée, management stratégique.

L’occultation des grandes transformations

La réalisation du programme de Pittsburgh a certes permis des progrès significatifs, notamment quant à l’articulation stratégie/management. Mais en pratique, la première est devenue de plus en plus dépendante des structures de gouvernance, voire des tactiques de carrière des dirigeants, alors que le management s’est psychologisé (« coaching », « team building »…) pour mieux instaurer l’individualisation et gommer l’irréductible dimension politique de l’entreprise.

En conséquence, le corpus s’est en large partie découplé de l’évolution du capitalisme et des sociétés. En cohérence d’ailleurs avec le parti positiviste qui, en adhérant à l’illusion d’une science cumulative, rend illégitime tout travail metastratégique, tel que le font nos collègues en matière militaire ou de relations internationales, dont les plus cultivés et synthétiques offrent aux recherches positives et localisées un cadrage, un phasage historique, des configurations… qui les potentialisent et signalent errances, bifurcations et obsolescences (Charnay, 1990a, 1990b, 1992; Poirier, 1987).

Le capitalisme financier et « la fin de l’histoire »

Le 9 novembre 1989 n’est peut-être pas une date significative pour les chercheurs en management stratégique. Et pourtant ! L’effondrement du mur de Berlin et du bloc soviétique libère idéologiquement les forces de réalisation et de généralisation des marchés financiers que les 3D – désintermédiation, décloisonnement et déréglementation – concrétisent politiquement et techniquement.

Une nouvelle table de la loi s’installe qui asservit le management à des critères financiers et la stratégie à des figures imposées (Betbèze, 2004).

S’il fait peu de doutes que le capitalisme actuel, financier ou « fondiste », a pris le pas sur le capitalisme commercial et industriel – toile de fond sur laquelle se sont construits les corpus en sciences de gestion –, la question de son évolution future ne peut laisser indifférents les chercheurs en stratégie. Nombreux sont ceux qui, explicitement ou non, font comme s’il s’agissait d’une composante désormais indépassable de « la fin de l’histoire » mise en scène par Fukuyama (1992). Les historiens américains livrent régulièrement des successions d’étapes qui peuvent persuader que toutes les sociétés sont condamnées à rejoindre, avec plus ou moins de retard, le stade « actuel » auquel sont parvenus les Etats-Unis, qui devient dès lors le paysage souhaitable aux yeux de tous. Rostow en 1960 avec ses célèbres étapes de la croissance économique, Fligstein plus récemment sur les modes de contrôle des grandes firmes, Fukuyama sur les institutions politiques, ont ainsi offert des toiles de fond simplifiées et confortables pour les chercheurs en gestion, dès lors artisans, conscients ou non, de telles prophéties auto-réalisatrices.

Les stratégistes au premier chef ne doivent-ils pas, au contraire, considérer attentivement les approches fondées sur les interactions institutionnelles qui mettent en évidence la coexistence de plusieurs formes de régimes capitalistes concrets. Ainsi, Amable (2003) et Boyer (2004) proposent cinq configurations – anglo-saxonne, méso-corporatiste, social démocrate, intégration publique, méditerranéenne –. D’évidence, l’hypothèse de convergence vers le modèle anglo-saxon s’est trouvée confortée ces dernières années d’autant plus que les quatre autres ont emprunté, ou se laissent imposer, nombre de normes et d’instruments producteurs d’isomorphisme.

Toutefois il subsiste de grandes différences dans le fonctionnement concret des systèmes institutionnels quand on franchit le rideau de fumée que constitue la rhétorique de la mondialisation, et les entreprises restent beaucoup plus encastrées que ne le considèrent ou le souhaitent les modèles de management dominants.

Le recherche en stratégie ne saurait s’exonérer de sa responsabilité de fait dans ces dialectiques répétition/innovation, imitation/différenciation, homogénéisation/hétérogénéisation… Et ce d’autant plus que ces normes et instruments sont susceptibles de véhiculer des modèles de l’homme et de la société très contrastés.

Il faut savoir gré à Jensen et Meckling d’avoir explicité « la nature de l’homme » (1994) qu’ils retiennent. Elle doit justement être discutée (Ghoshal, 2005). Le modèle REMM-PAM (resourceful, evaluative, maximizer, pain avoidance model) n’est en rien naturel mais de nombreuses forces concourent à le faire advenir et à nous transformer tous et en toute occasion, en « homo oeconomicus » (Laval, 2007).

Une fois admises les propositions (Martinet, 2007a) selon lesquelles i) le devenir des sociétés humaines est aujourd’hui directement et massivement façonné par les activités des entreprises; ii) en pratique, les choix stratégiques sont le lieu géométrique où les arbitrages décident du sens de la nature et du niveau de ces activités, le chercheur en stratégie peut-il éviter indéfiniment de se situer dans les réflexions sur des modèles différents et les philosophies politiques qui les inspirent. Qu’elles invitent à convertir radicalement les axiomes capitalistes (Ansperger, 2005), à examiner sans relâche la complexité du don et des solidarités (Caillé, 2005; Godbout, 2007) ou, de façon sans doute plus réaliste mais néanmoins ouverte, à retenir l’intérêt élargi – le « conatus » de Spinoza – pour proposer une nouvelle anthropologie économique (Lordon, 2006). Ou d’autres encore…

La liquéfaction des sociétés

La financiarisation du capitalisme, largement analysée et critiquée (Aglietta et Rébérioux, 2004; Artus et Virard, 2005; Pastré et Vigier, 2004; Peyrelevade, 2005; Stiglitz, 2003…) tend à un nouveau désencastrement, cette fois en imposant ses normes à l’économique. S’est ainsi diffusée, ces dernières années, une panoplie obligée de (pseudo)stratégies, plutôt gestes-réflexes mimétiques, pour se conformer à ce que les « marchés financiers » sont supposés attendre. Il en va ainsi du triptyque « recentrage sur un métier unique – cession des activités dont le rendement est inférieur… à la moyenne – rachat de ses propres actions –. Nombre de normes (IAS/IFRS par exemple), de démarches (« benchmarking »), confortent ce triptyque et tendent à rendre les entreprises plus liquides ou volatiles. Ce qui n’est sans doute pas étranger au succès d’une rhétorique antonymique sur le développement durable.

Mais au-delà de l’entreprise, on peut aussi voir la liquéfaction affecter la société, la vie, l’amour, le temps, bref, l’homme, si l’on utilise comme heuristique les stimulantes mises en perspective de Bauman (2004, 2005, 2006, 2007). Les accélérations techno-informationnelles, le marketing qu’utilisent massivement les industries de programme et qui s’est étendu à la plupart des organisations mais aussi des institutions (politiques, éducatives, religieuses…) produisent pour certains philosophes et psychanalystes une société addictive, typique de ce capitalisme liquide qui engendre mécréance et discrédit, perte d’individuation – psychique et collective – l’individualisme se manifestant surtout à la marge, tout formaté qu’il est par des injonctions mimétiques et grégaires – et dès lors, désaffection et désaffectation des individus, trop occupés à subsister pour avoir l’énergie d’exister comme êtres libres et singuliers (Stiegler, 2004a). Nous avons dans un travail récent et complémentaire (Martinet, Payaud, 2007) montré que ces processus atteignaient peu ou prou toutes les parties prenantes et sollicitaient fortement le management stratégique dans sa production de sens ou de non-sens.

Au total, ces 60 années d’enseignement de la politique générale d’entreprise, suivies par 40 ans de recherche en management stratégique ont produit un corpus volumineux mais éparpillé qu’aucun chercheur ne peut plus embrasser. Le gain en scientificité apparente qui dérive fréquemment vers le scientisme, se paye d’une perte d’utilité, de pertinence et de capacité critique.

La liberté des chercheurs s’est progressivement réduite sous l’effet des normes épistémologiques et méthodologiques qui se sont imposées, aboutissant à réputer non scientifiques les recherches relevant d’autres postures et/ou d’autres démarches qui font porter leur exigence de rigueur sur d’autres aspects : richesse et finesse dans la constitution des données empiriques, implication contrôlée dans la recherche-intervention, diversification et profondeur des investigations théoriques, construction conceptuelle, souci de produire des savoirs d’action, travail épistémique chemin faisant, explicitation des systèmes de valeurs…

Ainsi, le doyen de la Sloan School du MIT n’hésitait pas écrire récemment et en substance : « aujourd’hui les professeurs des « business school » s’intéressent à des questions académiques comme la théorie des jeux ou l’économétrie plutôt qu’aux pratiques managériales ou aux problèmes des affaires. Dans le meilleur des cas, la description de ce que font usuellement les managers l’emporte sur le travail prescriptif – sur ce qu’ils devraient faire –. Le système de récompenses encourage la publication dans des revues cotées de travaux très spécialisés. Il n’est pas conçu pour évaluer ou apprécier un chercheur qui investit fortement pour étudier les problèmes d’une activité même si cela peut donner de magnifiques enseignements sur ce qui est en train de se produire. Les recrutements concernent très peu des enseignants-chercheurs orientés vers les pratiques. La résolution de ce problème requiert un effort majeur de toutes les écoles de management. En attendant, on ne peut que conseiller aux étudiants d’avoir des contacts directs avec les dirigeants et les gestionnaires ». Belle lucidité sur les défaillances du système et… belle résignation à ne rien proposer pour le changer (Schmalensee, 2006).

S’en est suivie une piètre contribution du corpus à l’ouverture du champ des possibles des praticiens. En laissant s’imposer, par carence critique, des critères, des injonctions et des instruments de gestion dérivés de la finance, du marketing communicationnel et des systèmes d’information, il a accepté le recul de la délibération politique et de la fonction imaginante de la stratégie.

En voulant produire une science a-morale et a-contextuelle, le management stratégique a fait retour sur Comte, Quételet ou Durkheim, soucieux de cantonner la liberté dans la métaphysique pour qu’elle ne dérange pas la régularité des lois. Alors même que la stratégie consiste largement à rouvrir en permanence le potentiel de déploiement de l’entité considérée. Et qu’elle est indissociable des mises en scène et marges de liberté des acteurs singuliers qui la façonnent dans des situations à chaque fois particulières.

Le travail politico-stratégique consiste fondamentalement à imaginer et à délibérer sur les mondes qu’il semble possible et souhaitable de faire advenir et sur les voies et moyens pour y parvenir.

La création des mondes habitables

« De quoi s’agit-il ? » Retour sur l’objet de la stratégie

La distinction exploration/exploitation proposée par March (1991) semble satisfaire beaucoup de chercheurs en stratégie, alors même qu’Ansoff (1965, 1984) en avait donné une explicitation beaucoup plus approfondie en proposant les deux modes fondamentaux du management : la (re)création de potentiel et l’exploitation de potentiel.

D’un point de vue cognitif, cependant, les opérations mentales du stratège sont plus complexes et se déploient dans un univers que l’on peut structurer autour de quatre pôles à partir des travaux du philosophe de l’intelligence artificielle Pierre Lévy (1997).

Le quadrivium stratégique

Le « réel » est constitué par les réalités concrètes, les produits engendrés effectivement par l’exploitation des capacités de l’entreprise. On est dans l’ordre de la substance, du matériel, des « outputs » constatables, comptabilisables, stockables éventuellement, vendables, réalisables, réalisés, liquidés… bref de l’ensemble des opérations réelles qui se déroulent dans une entreprise.

Le « potentiel » représente le champ des possibles, les capacités théoriques de production dont on a doté l’entreprise grâce aux investissements effectués. Il est en quelque sorte une forme, un réservoir prédéfini auxquels la réalisation va conférer une matière réelle. En ce sens, le réel « ressemble » au potentiel puisqu’il est déterminé par les contraintes techniques inhérentes à ce dernier.

L’« actuel » correspond à ce qui est là, hic et nunc, à ce qui arrive, à ce qui se manifeste, à ce qui est d’« actualité » tels qu’on les perçoit lorsqu’on se penche sur la situation considérée. Au-delà du réel, l’actuel est la solution, ou mieux, la résultante perçue de toutes les forces, manifestations, conflits qui pèsent sur l’entité, la construisent et la reconstruisent.

Le « virtuel » ressortit à l’ordre de la projection et de la création. Il est hors des contingences qui caractérisent au contraire l’actuel. Il est de nature conceptuelle puisqu’il formule et énonce la problématique dans laquelle on inscrit le devenir de l’entité. Il est donc tout à la fois question générale à laquelle il faut répondre, projection dans le temps et dans l’espace, but à atteindre, concept d’entreprise à accomplir.

A partir de ces quatre pôles, le stratège effectue des opérations mentales qui sont autant d’oscillations, de va et vient.

Figure 1

Quadrivium Stratégique

Quadrivium Stratégique

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Les transformations fondamentales

La réalisation (R) consiste donc à passer d’une capacité théorique à des productions concrètes. Elle est au sens strict exploitation du potentiel, gestion de « l’existant », affectées par les divers phénomènes d’usure, de dégradation, de dysfonctionnements, bref d’entropie. Il convient donc d’entretenir cette capacité, ce qui se passe rarement à l’identique et appelle donc des actions de restauration incrémentale de celle-là.

La potentialisation (P) consiste à produire des capacités nouvelles, en extension, en changement du potentiel antérieur. Ces investissements sont destinés à enrichir les capacités, les compétences de l’entreprise, à élargir le champ des possibles. Ils sont à la fois contraignants et habilitants au sens des théories structurationnistes.

La vitalisation (V) consiste à construire la question et la vision générales dans lesquelles on inscrit le devenir de l’entité, à faire muter celle-ci en direction de cette image, à créer en quelque sorte la réalité stratégique de l’entité. Il y a bien là pleinement « enacting » et « sensemaking » selon les vocables de K.Weick (1995).

L’actualisation (A) s’apparente à de la résolution de problème. Elle consiste à inventer des « réponses » appropriées à la problématique générale dans laquelle on a inscrit l’entreprise. Il s’agit bien de « revenir » du futur projeté, hors du temps et de l’espace, à l’actualité d’aujourd’hui, à faire « advenir » au présent ce futur souhaité par des actions stratégiques qui donnent chair à l’image virtuelle et motrice précédemment produite.

Naturellement, ces quatre transformations « font système » et les stratèges cheminent en permanence entre les quatre pôles : à partir du réel, par exemple, on cherche à définir la situation actuelle puis à énoncer la problématique générale sur la base de laquelle une création de potentiel nouveau pourra être opérée qui viendra à son tour modifier l’actuel etc. (Tannery, Métais, 2001).

Cette conceptualisation montre en quoi la stratégie diffère radicalement de la gestion opérationnelle et permet d’éviter les glissements, fréquents en pratique lorsqu’il s’agit d’élaborer des diagnostics (Martinet, 2000).

Possibles, impossibles, compossibles

A l’invitation de Leibniz et Deleuze en particulier, posons que l’entreprise vis-à-vis de son environnement n’est pas dans une configuration sujet/objet mais peut être considérée comme une monade constituée d’une multiplicité de monades – en première approximation l’ « unitas multiplex » de Morin – toutes plongées dans le jeu quadripolaire formulé plus haut.

Le monde est virtuel, une enveloppe de possibilités qui n’existent pas en-dehors de ce qui les exprime – gestes, signes, langages… – et qui s’effectuent plus ou moins à travers l’interaction de monades. La réalisation du potentiel « n’ajoute rien » au monde bien qu’elle soit vitale. La virtualisation, en revanche, étend, élargit, modifie l’enveloppe de nouveaux possibles dont certains vont s’effectuer, se développer, s’actualiser. En ce sens, actualiser signifie ex-pliquer ce que les mondes possibles im-pliquent, dé-velopper ce qu’ils en-veloppent (Lazarrato, 2004).

Ainsi, l’activité stratégique formalise des énoncés qui expriment, désignent un monde possible avant que de formaliser des objets qui vont le concrétiser. L’entreprise crée le monde où l’objet va exister – « Renault, créateur d’automobiles », « Honda, the power of dreams », « vous en avez rêvé, Sony l’a fait »…– et s’efforce de faire correspondre le maximum de monades avec ce monde : les personnels, les consommateurs, les prescripteurs, les évaluateurs de tout poil, bref les « parties prenantes ».

La production des objets stricto sensu ressortit à la réalisation et à l’exploitation. La production du monde où ces objets vont entrer en relation avec les monades ressortit au stratégique et à la création. Elle est de l’ordre de l’invention, de l’imagination, de l’affect, du désir, bref de l’énergie vitale et de l’esthétique (Carmagnola, 1989). C’est en cela que le stratégique est irréductiblement culturel, moral et politique puisqu’il a, plus ou moins, un pouvoir constituant du monde social en s’inscrivant dans le cycle de valorisation pensé par le génie de Tarde (1883, 1887) : création des mondes possibles, propagation dans les cerveaux et les âmes des travailleurs, des consommateurs, des publics, effectuation dans les actes et les corps. Création de différence et répétition, invention et imitation, production simultanée de valeur (richesses) et de valeur(s), d’individualités et de collectifs.

A travers le stratégique de plein exercice, chaque entité cherche à se constituer, à exister différemment des autres, à exprimer une singularité, à actualiser son monde préféré, en composant avec d’autres – luttes-coopérations, disjonctions-conjonctions, concurrences-coopérations… – afin de se donner davantage de puissance et d’autonomie. Toute invention est une co-création qui engage nombre d’entités individuelles ou collectives, un agencement nouveau de croyances et de désirs, une nouvelle rencontre qui fait sortir celle qui l’accomplit de l’imitation des routines et des normes ambiantes, et relance sa singularisation et son individuation.

A contrario, toute répétition, imitation, reproduction maintenues trop longtemps, toute acceptation résignée des normes en vigueur provoquent l’effacement de la distinction, la perte d’identité, l’entrée dans l’anonymat, ravale l’entité considérée au statut de « sosie dans une foule de sosies » ainsi que Perroux qualifiait la firme néoclassique.

Au-delà de l’indifférenciation, de telles pseudo-stratégies appliquées massivement peuvent produire un grégarisme hypersynchronisé par le marketing mondialisé et des comportements addictifs, voire une prolétarisation du consommateur qui perd tout savoir-vivre et toute existence singulière et ne fait que subsister d’un achat compulsif à l’autre (Stiegler, 2006a, 2006b).

La frénésie des consommateurs, l’hybris mimétique et sans vergogne de hauts dirigeants, la fatigue des managers et la résignation des personnels sont de nature à provoquer des ruptures de sens, voire un non sens généralisé et un fatalisme de fait mettant en danger les individus, les sociétés et la planète (Martinet, Payaud, 2007). Poser le problème en ces termes fait de la réflexion sur la responsabilité sociale de l’entreprise une question politico-stratégique majeure et non une annexe cosmétique au rapport d’activité (Martinet, Payaud, 2008). Car il s’agit bien de repenser l’agir de tous et de chacun à l’intérieur de systèmes d’interactions fortes, de le déployer grâce à une connaissance suffisante des déterminations (Benasayag, 2006) qui contraignent et habilitent, posent limites mais aussi appuis à la virtualisation et l’actualisation des possibilités d’agir, c’est-à-dire des libertés.

En rabattant les intérêts à agir sur le seul utilitarisme financier, le risque est de priver de son moteur fondamental dont on a besoin tout organisme auto poïétique pour persévérer dans son être – le « conatus » de Spinoza – produire cet effort pour exister au-delà de la seule subsistance, devenir et assumer ce qu’il est s’il s’agit d’un individu, construire et répondre d’activités sensées s’il s’agit d’une organisation.

Redonner à la stratégie son plein exercice consiste pour l’entité dans son ensemble (« unitas ») à conserver en permanence des possibilités d’actions et pour les hauts dirigeants des libertés dans la définition des problèmes. Pour les cadres intermédiaires à participer à cette définition et à contribuer à l’émergence de stratégies nouvelles ainsi qu’à leur rétention par l’organisation (multiplex). En ce sens, la responsabilité sociale de l’ensemble suppose responsabilité et responsabilisation de chacun (Martinet, Payaud, 2006), attributs de la liberté d’agir.

A suivre Leibniz, il s’agit bien pour chaque monade de déployer son agir en mettant en dialogue constamment le souhaitable, le possible (logiquement) et le compossible, c’est-à-dire ce que l’on peut articuler, composer avec la situation concrète et dans le monde actuel (Benasayag, 2006). On retrouve les deux dimensions cognitive et politique qui sont appelées à mesure que les interdépendances accroissent la complexité des situations. Nous avons argumenté et expérimenté dans des travaux antérieurs (Martinet, 1997; Claveau, Martinet, Tannery, 1998; Martinet, 2000) la puissance de la systémique ago-antagoniste proposée par Bernard-Weil (1988, 2002, 2003) pour les traiter.

Le quadrivium stratégique est formé de couples ago-antagonistes enveloppants qui ne peuvent jamais – sauf de façon pathologique – se résoudre en une quelconque synthèse. Ils impliquent deux autres ago-antagonismes majeurs : au plan cognitif, l’oscillation complexification/simplification permet à la fois une intelligence fine et cultivée des situations et la saisie globale et parfois rapide qu’exige l’action. Au plan politique, il s’agit de réguler la tension entre l’imposition du sens – par une autorité statutaire (dirigeant), technocratique (consultant) ou scientifique (modélisateur) – et la négociation sans fin d’un schéma commun totalement consensuel, qui survalorise la raison collective ou se délite en arène politique.

Il n’est pas certain que nous soyons entrés dans une « économie de singularités » (Karpik, 2007) car le marketing ne propose souvent que des différenciations infinitésimales pour des achats pulsionnels. Mais le politico-stratégique ne peut être qu’une pensée de la singularité, tant en termes de réponses synchroniques qu’en termes de cheminement diachronique.

Que ce soit « à l’intérieur » de l’entreprise – les interactions entre personnels, équipes, groupes qui vont produire de la cohérence et de la consonance, c’est-à-dire de la puissance d’agir ou non – ou vis-à-vis de « l’extérieur » – les parties prenantes qu’il s’agit de convaincre –, faire en sorte que la politique et la stratégie de l’entreprise prennent corps, que s’actualise un virtuel qui s’avère compossible avec la situation en cours… s’effectue par un intense travail intracérébral et intercérébral.

En ces domaines encore moins que dans d’autres, la raison ne peut se passer des affects, le « logos » ne peut se priver du « pathos ». C’est bien là « l’erreur de Descartes »; c’est bien en ce sens que « Spinoza avait raison » pour reprendre les titres des deux ouvrages du neurophysiologue Damasio (1995; 2003). Cela fait des études sur la gouvernance et le management stratégique une science morale et politique si l’on revient à un vocabulaire frappé de désuétude sinon de mépris. En termes plus actuels, on n’hésitera pas à considérer ce domaine comme relevant tout à la fois d’une « économie noo-politique » (Citton, 2008) et/ou d’une « noo-politique » (Lazzarato, 2004).

La lecture croisée de Spinoza et Tarde qu’effectue Citton l’amène à mettre au coeur des dynamiques sociales trois sources de raretés absolues : le temps d’attention des esprits, la capacité mémorielle, l’énergie désirante. Quel conseil en stratégie, quel pédagogue, quel chercheur n’ont-ils fait l’expérience que ces trois raretés constituent les éléments premiers avec lesquels il faut compter, sur lesquels il faut travailler. Une stratégie d’envergure ne peut être construite que sur l’activation de ces trois ressources chez ceux qui la conçoivent et lui donnent corps (vitualisation-actualisation) comme chez ceux qu’elles visent (les esprits des parties prenantes).

Reconnaître cela et l’exploiter « techniquement » (instruments et dispositifs de management et/ou de pédagogie) confirme le caractère moral et politique du domaine qui en fait l’étude. Lui dénier ce caractère, comme tend à le faire le courant dominant de la recherche en management stratégique, relève soit du scientisme naïf ou inculte, soit du dogmatisme cynique, tant il est clair que le discours managérial dès lors qu’il est diffusé, écouté, accepté sans être critiqué (puisque prétendument scientifique) et mis en oeuvre, contribue à former la réalité. Tarde avait déjà bien vu que la science économique dominante de son temps avait les effets d’un discours moral de justification et de légitimation en naturalisant les critères d’évaluation. Ainsi, le prix qui résulte de la confrontation de l’offre et de la demande sur un marché sera-t-il considéré comme normal ce qui permettra d’évacuer toute discussion sur le juste prix. Selon Tarde, ce prix « normal » ne sera pourtant que l’expression de la voix du plus fort. La déconstruction raffinée de la théorie néoclassique que Perroux opèrera tout au long de son oeuvre repose aussi sur les asymétries de pouvoir des offreurs et des demandeurs et sur la dénonciation du caractère implicitement normatif de cette « science » soi-disant objective.

La nécessaire ouverture épistémologique

Les formes concrètes dominantes aujourd’hui de la concurrence économique et de la démocratie représentative sont plutôt l’oligopole transnational et la réticulocratie (Cotta, 2001). Dès lors, la gouvernance et le management stratégique de la grande entreprise et des groupes sont bien un centre contemporain du politique. En tant que champs disciplinaires, ils ne peuvent plus s’exonérer de leurs responsabilités sociales en revendiquant une neutralité axiologique qui correspond à une vision ontologique et à un fantasme eschatologique de la vérité, tous deux aujourd’hui dépassés dans les technosciences de la matière et du vivant et, a fortiori, inadaptés aux sciences de l’homme et de la société. La technique et l’instrumentation sont déterminantes dans les sciences modernes qui ont quitté le détachement contemplatif de la science antique. C’est donc la philosophie des techniques qui devient englobante et fait de la philosophie des sciences classique un cas particulier (Hottois, 2004). A l’instar de la chimie, à peine tolérée par cette dernière, mais qui offre aujourd’hui avec la biochimie un objet majeur de réflexion épistémique et éthique, les sciences du management sont appelées à un tel statut dans les champs d’étude de l’homme et de la société.

Le management stratégique et la gouvernance ne peuvent selon nous sortir de l’insignifiance ou de l’irresponsabilité qu’à la condition de devenir une « nouvelle science morale et politique du concevable ».

Au-delà de la rentabilité du capital, de la profitabilité, de l’efficience, de l’efficacité… sans cesse revendiquées – et dont il faut interroger sans relâche les indicateurs et les critères de mesure –, les questions de pertinence, de justice, d’équité, de soutenabilité doivent être pleinement considérées puisque les énoncés des sciences de gestion constituent tôt ou tard le monde étudié.

Une philosophie morale et politique du management stratégique devient indispensable pour penser les places, les rôles et les effets que les concepts et dispositifs gestionnaires façonnent lors des rencontres – toujours problématiques – entre la logique économico-financière, abstraite, numérisée de la mondialisation et les contextes humains, sociaux, culturels, institutionnels, écologiques qui caractérisent le concret « in situ » des pratiques de management (Bibard, 2005).

Se voulant science… avec conscience… des activités collectives organisables et organisantes, le management stratégique postule la capacité de la connaissance qu’il produit à infléchir le cours, les formes, les dispositifs mais aussi les finalités et les effets de ces activités. Cette connaissance ne peut être féconde que si, au-delà de la compréhension de ce qui existe, elle s’attache à la conception de ce qu’il apparaît souhaitable, possible, compossible de faire advenir. Bref, « le concevable » en ce qu’il s’oppose à l’in-concevable, à l’inacceptable, à l’ignoble, à l’immonde, à l’inhabitable.

On réalise ce que cet « aggiornamento » a de logiquement comparable à celui que tente la science politique contemporaine confrontée elle aussi à une spirale du déclin. Sa construction en sociologie politique empirique, parcellisée, refusant toute réflexion philosophique lui a retranché sa capacité propositionnelle et l’a exclue du débat social. Les politologues les plus prudents (Favre, 2005) la pressent aujourd’hui d’intervenir via la constitution d’une théorie politique qui, tout en s’appuyant sur la science empirique, propose une réflexion rationnelle sur les conditions d’un fonctionnement social et d’une vie collective meilleure. La science pour la science, seulement justifiée par une accumulation de connaissances sans perspective, peine à conserver une quelconque légitimité. Elle questionne le chercheur sur sa raison d’être dès lors qu’il est payé par la société.

L’inquiétude axiologique doit se substituer à la neutralité axiologique Wéberienne en recentrant les recherches sur les bonnes pratiques ou, a contrario, les processus pathologiques, de domination ou de monopolisation des pouvoirs. Les questions de corruption, de pillage des entreprises par des dirigeants ou certains corps de métiers (Godechot, 2007), de lobbying, de collusions entre les sphères privées et publiques… dès lors qu’elles sont aussi (surtout) le fait des entreprises deviennent des objets centraux et prioritaires du champ. On ne peut que se réjouir de voir la Revue Française de Gestion consacrer son numéro spécial annuel RFG-AIMS à ces questions (J.P. Bréchet, P. Monin, A.L. Saives, coord. n° 183, avril 2008).

Ce regain réflexif doit être simultanément philosophique et épistémologique. Une telle politique d’entreprise régénérée se doit d’articuler épistémique, éthique et pragmatique pour rendre les activités collectives plus « intelligentes », c’est-à-dire au plus près de l’étymologie, qui relient mieux et davantage la connaissance, les valeurs et les expériences, la science, la conscience et l’action. Et finalement les hommes avec la nature, les hommes entre eux et avec eux-mêmes.

On comprend combien il est alors capital de donner droit de cité à une science du management, qui se fonde de façon dialectique sur une épistémologie de l’action (Hatchuel, 2005) autant que sur une épistémologie du savoir ou, pour reprendre un titre suggestif, sur « the generative dance between organizational knowledge and organizational knowing » (Cook, Brown, 1999).

La connaissance signifiante en management stratégique ne peut être produite seulement de façon confinée, « in vitro » ou « in computo » et stocké en attendant… le cas échéant… qu’elle soit appliquée dans l’action.

Le savoir produit dans/par/grâce à l’activité est tout aussi nécessaire, savoir qui ne se réduit pas au savoir tacite des acteurs (Martinet, 2007c). « Le vrai est dans le faire » disait Vico contre Descartes. Dewey précisera « knowing is literally something which we do, not something that we possess » (cité in Cook, Brown, 1999).

Au total c’est une double ouverture épistémologique qu’il convient d’opérer : en endogénéisant le questionnement de philosophie morale et politique de façon à mettre au jour sans relâche les valeurs, les modèles de l’homme et de ses rapports à l’Autre et à la nature que véhiculent les pratiques et les outils de gestion. De façon aussi à expliciter l’axiologie portée par de nouveaux concepts et dispositifs prescrits. En accordant plus de valeur à l’action et aux savoirs qu’elle sécrète, en la considérant comme une (re)ssource indispensable, en faisant de l’expérimentation pragmatique une procédure de validation moins suspecte que la validation empirique chère au positivisme. Ce qui revient aucunement à confondre praticiens, chercheurs et consultants (Calori, 1999).

Cette double ouverture, en direction de la philosophie et des humanités (Solé, 2000) comme de l’action effective suggère de conforter cette épistémologie par un réexamen critique de certaines contributions pragmatistes (James, Dewey, Putnam…) et néo-pragmatistes nord-américaines (Wicks, Freeman, 1998). Se distinguant i) du positivisme dominant – et de ses clivages aussi péremptoires qu’inadaptés : science/non science, faits/valeurs, explication/prescription, analyse/conception; ii) du technologisme – qui ne retient que le faire, le « ça marche »… –; iii) de la pure dénonciation qu’affectionnent souvent les « critical studies ». A ce stade, convenons au moins avec James (1912) que, dans nos domaines, une connaissance « intéressante » – en ce qu’elle aide les hommes à mieux vivre – l’emporte sur une connaissance dite « objective ». Ou, dit autrement, que la vérité scientifique que nous recherchons concerne l’action, le mouvement et la création là où celle du positivisme privilégie la représentation, le résultat, la réplication (Lapoujade, 2007).

Propos d’étape

Invité à risquer une parole sur la question de la liberté en sciences de gestion, nous y répondons par un effort réflexif sur 35 années de cheminement dans un domaine principal – le management stratégique et la gouvernance – marqué par une tension fondatrice : produire une connaissance d’intention scientifique afin de guider la conception d’actions inexorablement particulières voire singulières.

Nous avons, tout au long de ces années, tenté de traiter cette tension en privilégiant trois efforts soutenus : i) une implication régulière sur les terrains de l’action; ii) un travail épistémique consubstantiel à la recherche; iii) un appétit insatiable pour les sciences sociales et la question de l’Homme.

L’évolution du corpus et des contextes justifie une inquiétude quant aux libertés des acteurs comme des chercheurs qu’il nous semble possible de reconquérir par une triple ouverture : une ouverture de l’objet, longtemps cantonné au microscopique – « l’entreprise » – qui déborde aujourd’hui de tout côté en remettant en cause la division du travail des disciplines. De multiples formes d’entreprises, d’organisations et plus généralement d’activités justifient un effort scientifique et sollicitent les compétences des chercheurs en stratégie.

Une ouverture sur le projet puisqu’il s’agit de se défaire des oripeaux d’un positivisme étroit qui ne peut se prononcer qu’ « ex post » pour imaginer les formes, les voies, les moyens de « ce qui n’existe pas encore » dont Hayek faisait déjà une condition de fécondité pour les sciences sociales. L’aide à la conception soumise à la critique morale et politique – ici dénommée « le concevable » (ex ante) – nous semble devoir être le barycentre de cette nouvelle « politique d’entreprise ».

Une ouverture sur les méthodes puisque la méthode hypothético-déductive et la validation statistique ne sauraient constituer le critère universel de la science. En limite elles peuvent même détruire l’objet et rendre insignifiant le projet de recherche, comme François Perroux l’avait constamment et magnifiquement argumenté s’agissant de la théorie microéconomique standard.

Contre l’imperium, voire le totalitarisme inculte, pratiqué sans vergogne par certains évaluateurs de colloques et de revues qui semblent savoir définitivement ce qu’est « la » science, et en tous les cas, s’autoriser à déclarer « non scientifiques » certains textes qui leur sont soumis, redonnons-nous cette liberté du chercheur qui consiste à assumer ce qu’il est, à poursuivre son voyage, c’est-à-dire à exister plutôt qu’à pâtir de contraintes d’autant plus pénibles qu’elles sont épistémologiquement fragiles, philosophiquement discutables et socialement insoutenables.

Isaïah Berlin (1952) avait suggéré que la liberté « négative » – ne pas être entravé – constituait le premier pas vers la liberté « positive » permettant d’avoir un pouvoir d’action sur le monde.

L’on sait – malheureusement et a contrario par les « expériences » totalitaires du 20e siècle – combien la liberté de l’esprit, l’exercice de la parole et la possibilité de varier le langage ont partie liée. Il n’est pas une entreprise totalitaire qui n’ait pas tenté de « tailler la langue jusqu’à l’os pour empêcher que l’on puisse dire (et donc concevoir) autre chose et autrement ». D’où l’indigence des langues totalitaires où la diversité des registres est réduite à une tonalité unique (Dewitte, 2007) : Le « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » n’est en rien assimilable à la misère langagière – sujet, verbe, complément – que certaines instances d’évaluations (revues, colloques…) ont érigée en condition de recevabilité sitôt transformée en critère de scientificité.

On ne redira jamais assez que la réduction de la palette lexicale et de la complexité grammaticale appauvrit le champ sémantique et donc la capacité de penser comme d’éprouver.

Il est incontestable que les chercheurs dont la langue maternelle n’est pas l’anglais sont fortement défavorisés dans l’accès aux revues même s’ils le pratiquent honnêtement. Et le désir légitime, sinon la nécessité de publier dans des revues « internationales » cotées (c’est-à-dire anglophones voire américaines), les contraignent à une surenchère dans la simplification langagière – d’ailleurs conseillée dans les « ateliers d’écriture » (sic) – et donc de la pensée.

On peut, a contrario, trouver très stimulante la réflexion suivante : « on a coutume de dire que c’est parce que l’école mathématique française occupe dans le monde une position exceptionnellement forte qu’elle peut préserver cet usage [celui d’écrire en français]. Je suis persuadé que la relation de cause à effet est inverse : c’est dans la mesure où l’école mathématique française reste attachée au français qu’elle conserve son originalité et sa force […]. Le choix du français signifie […] qu’elle a la claire conscience de pouvoir faire autre chose que de jouer les suiveurs et qu’elle ne se pose pas a priori en position vassale […]. On écrit pour soi-même et pour la vérité avant d’écrire pour être lu […]. Une condition nécessaire [pour exalter la créativité des chercheurs français] est de faire résolument le choix de la singularité, de l’approfondissement de notre culture, qui s’est tant distinguée au cours des siècles, et dont le coeur est la langue française ».

Quand on sait que l’auteur de ces lignes est l’un des meilleurs mathématiciens mondiaux, L. Lafforgue, médaille Fields 2002, et qu’elles sont rapportées par C. Hagège (2006), professeur de linguistique au Collège de France, médaille d’or du CNRS et parfait angliciste, l’on ne peut qu’inviter les chercheurs francophones en stratégie à ne pas sacrifier leur originalité et leur avantage et à continuer à écrire… et donc… à penser (aussi) en français. Avant de diffuser leurs travaux en anglais sans (trop) les trahir.