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Les alliances[1] ne cessent de se multiplier et un montant croissant du chiffre d’affaires de bon nombre de firmes relève directement de leur portefeuille d’accords. Ainsi, en 2009, plus d’un tiers du chiffre d’affaires de la société pharmaceutique Sanofi-Aventis a été réalisé dans le cadre d’alliances[2]. Et les 25 firmes européennes étudiées par Hoffmann (2005) au tournant du 21e siècle ont un portefeuille moyen de plus de 100 alliances qui contribue à 20 % de leurs ventes en moyenne.

Pour autant, les alliances font fréquemment long feu. En 1988, Harrigan, s’appuyant sur l’observation de 880 accords, constatait que 40 % des alliances ne survivaient pas au-delà de la quatrième année. En 2010, il est toujours fait mention d’un taux d’échec de l’ordre de 50 % (Kaplan et al., 2010).,

L’arrêt d’un accord n’est toutefois pas toujours synonyme d’échec (Meschi, 2003). Il peut en effet correspondre à :

  • la fin programmée de l’alliance, comme suite à l’atteinte des objectifs que les partenaires s’étaient fixés. C’est notamment le cas des consortia constitués pour des grands chantiers (type réalisation du tunnel sous la Manche) et qui prennent fin avec la livraison du chantier;

  • l’acquisition de l’un des partenaires par l’autre. C’est assez fréquemment le cas des partenariats asymétriques voire des partenariats internationaux. Dans ce cas, l’alliance n’est qu’une étape, programmée ou non, vers la prise de contrôle;

  • La rupture entre les partenaires qui peut résulter (i) d’un changement de stratégie de l’un des partenaires, (ii) de l’insatisfaction de l’un au moins des alliés et/ou (iii) de l’occurrence d’un différend entre les alliés.

Dans ce papier, nous nous focalisons sur les ruptures liées à l’émergence d’un conflit entre les alliés, qui débouchent sur une dissolution non planifiée et la non atteinte des buts visés. Une meilleure compréhension des sources possibles des conflits et leur prise en compte dès les premières étapes d’une alliance devraient permettre de réduire sensiblement le nombre des ruptures conflictuelles porteuses de conséquences dommageables pour les partenaires.

De nombreux travaux de recherche se sont penchés sur les causes d’échec des alliances, notamment des joint-ventures ou des partenariats asymétriques (Franko, 1971; Kogut, 1989; Park et Russo, 1996; Park et Ungson, 1997, 2001; Meschi, 2003; Cheriet, 2009, etc.), et, plus généralement, sur les facteurs de performance des alliances. L’objectif est ici de (a) s’appuyer sur ces travaux pour proposer une grille d’analyse des ruptures conflictuelles.; (b) analyser 4 cas de ruptures conflictuelles à partir de cette grille. A la différence de travaux récents qui se focalisent sur une variable spécifique ou une catégorie d’accords[3], l’approche retenue vise à proposer une grille de lecture englobante de l’émergence du conflit dans les alliances.

Dans un premier temps, nous présentons les éléments constitutifs de la grille d’analyse proposée (1.). Puis nous étudions, à la lumière de cette grille d’analyse, quatre cas d’alliances de dimension internationale, qui se sont traduits par une rupture conflictuelle entre les partenaires (2.). Enfin, nous discutons les résultats obtenus pour les étalonner à d’autres études similaires et, en évaluer les apports pour améliorer la réussite des coopérations (3.)

Une grille d’analyse des ruptures conflictuelles dans les alliances

La grille d’analyse proposée repose sur les quatre facteurs principaux évoqués dans la littérature comme ayant une influence sur le succès ou l’échec d’une alliance : le contexte de l’accord (1.1), le profil des partenaires (1.2), les attributs de l’alliance (1.3) et le pilotage de la coopération (1.4). Nous posons comme hypothèse que dès lors que les facteurs de succès habituellement recensés ne sont pas réunis, le risque de rupture est élevé.

L’influence du contexte de l’accord

Divers travaux théoriques suggèrent les situations où le recours aux alliances se justifie, en lieu et place du marché (transactions de marché) et de l’internalisation (croissance interne et fusions-acquisitions). Parmi ceux-ci, on trouve notamment la théorie des ressources et des compétences, la théorie des coûts de transaction, la théorie de l’indigestibilité et la théorie de l’innovation.

La théorie des ressources et des compétences (Wernerfelt, 1984; Barney, 1991) suggère la supériorité de la coopération entre firmes dans le cas d’un manque de ressources et de capacités, notamment quand celles-ci sont difficilement imitables et transférables. La coopération constitue une structure adaptée pour combiner des ressources tacites et complémentaires (Hennart, 1988) et en facilite l’acquisition et l’échange dans la mesure où l’interaction répétée et personnalisée entre les partenaires renforce les capacités d’apprentissage (Combe, 1998).

La théorie des coûts de transaction suggère que le recours à un partenaire se justifie tant que les actifs requis pour la réalisation d’une activité ne sont pas spécifiques. Précisément, l’alliance ne devrait céder la place à la hiérarchie que lorsque les actifs requis sont idiosyncratiques et les transactions récurrentes (Williamson, 1991).

Selon la thèse de l’indigestibilité (Hennart et Reddy, 2000), une alliance est supérieure à une acquisition lorsque les ressources requises sont inséparables de la firme qui les détient tout en ne constituant qu’une partie limitée de ses ressources et/ou compétences. Das et Teng (2000) soutiennent, de manière à la fois proche et complémentaire, que les alliances sont préférables aux acquisitions quand deux conditions sont remplies : lorsque toutes les ressources de la cible potentielle ne sont pas valorisables (souhaitées) par l’acquéreur potentiel et lorsque les ressources non valorisables (non souhaitées) devraient être revendues à perte en cas d’acquisition de la cible.

Dans le prolongement des théories de l’innovation, les alliances sont réputées accélérer les rendements croissants d’adoption (Arthur, 1989) dans un contexte de course à la standardisation (Combe, 1998). La détention d’un portefeuille d’alliances bien structuré est un atout déterminant pour voir sa technologie érigée en standard et la course technologique s’accompagne souvent d’une course aux alliances (Guillouzo, 1999).

Ce que suggèrent tous ces travaux, c’est que si l’alliance n’est pas l’option la meilleure (la plus efficiente, la moins risquée, la plus créatrice de valeur) dans un contexte donné pour l’un et l’autre des partenaires, la tentation sera forte de recourir, très rapidement ou dès que possible, à une autre option, ce qui peut expliquer le caractère fragile de certaines alliances.

L’influence du profil des parties prenantes

Plusieurs travaux suggèrent que les alliances les moins problématiques sont celles où les partenaires sont complémentaires et compatibles.

Tout d’abord, il est important qu’une situation d’interdépendance des ressources et capacités existe car plus la dépendance mutuelle est forte, plus chaque partenaire redoute le conflit et cherche à l’éviter ou à le gérer (Das & Teng, 2003). Bien entendu, si un partenaire n’apporte pas de contribution significative à l’alliance, on peut douter que l’alliance perdure, soit parce que les objectifs visés ne peuvent être atteints, soit parce que l’utilité (ou potentiel de création de valeur) de l’alliance est rapidement mise en cause. Par contre, un déséquilibre dans la taille des firmes n’est pas pénalisant dès lors que la contribution de la plus petite est spécifique et significative.

Ensuite, il doit y avoir compatibilité au niveau des objectifs et des intérêts (Parkhe, 1991). Dans le cas contraire, des conflits risquent d’intervenir rapidement dans le management de l’alliance. La rivalité ou la compétition entre alliés est souvent considérée comme source de conflits, dérivant sur des dysfonctionnements de l’opération conjointe (Das et Teng, 2003; Park et Ungson, 1997). La réussite (ou l’échec) d’accords entre concurrents est souvent dépendante du degré de complémentarité entre les partenaires comme le montrent Doz et Hamel (2000).

Enfin, la capacité et la compatibilité relationnelles jouent également un rôle déterminant. La capacité relationnelle fait ici référence aux aptitudes des partenaires à gérer une coopération en général et leur(s) alliance(s) en particulier. La compatibilité relationnelle renvoie au « fit » organisationnel et culturel entre les partenaires. Ce sont des facteurs qui influencent la qualité de la relation et le potentiel de création de valeur, indépendamment de la complémentarité stratégique des partenaires. La qualité relationnelle repose sur la confiance mais aussi sur la compatibilité des cultures, la convergence des visions du monde, etc. Elle contribue à la rapidité des prises de décision et à la recherche d’opportunités créatrices de valeur. L’expérience en matière de coopération constitue un facteur important à cet égard. Si les firmes disposant d’une expérience réussie de coopération sont jugées dignes de confiance, on peut s’attendre à ce qu’elles continuent d’adopter un comportement coopératif pour préserver leur réputation qui constitue un actif intangible de valeur[4] (Saxton, 1997). Les firmes qui disposent d’une fonction dédiée au pilotage des alliances réussissent généralement mieux leurs coopérations (Kale, Dyer et Singh, 2002). Plus généralement, tous les facteurs stimulant la confiance contribuent au développement de la qualité relationnelle et à la performance des alliances (Inkpen et Currall, 1998). En particulier, l’homologiedes trajectoires socioprofessionnelles des acteurs de la coopération peut constituer un vecteur de confiance et de stabilité (Detchessahar, 1998). D’un point de vue différent, la capacité de rétorsion ou la menace crédible peut créer de la confiance mutuelle quand elle est réciproque. Ainsi, les coopérations résistent mieux quand il existe d’autres JV ou accords de licence en parallèle entre les partenaires (Kogut, 1989)[5]. De même, l’encastrement dans un même réseau social crée une pression pour que les firmes partenaires respectent leurs engagements (Gulati, 1998). En effet, toute suspicion d’absence de loyauté dans une relation particulière peut engendrer des effets dévastateurs au sein du réseau relationnel de la firme. La dimension culturelle doit également être prise en compte et une proximité à ce niveau est aussi parfois considérée comme un facteur de confiance dans les alliances (Inkpen et Currall, 1998). Mais c’est avant tout un facteur influençant la compréhension mutuelle qui, elle-même, constitue un terreau pour la confiance. Réciproquement, la diversité inter-firmes (en termes de culture nationale, de contexte national, de culture d’entreprise, de pratiques de management et d’organisation) est souvent perçue comme source de tensions (Parkhe, 1991).

L’influence des attributs de l’alliance

L’issue d’une alliance dépend aussi des attributs, c’est-à-dire des caractéristiques, des modalités ou du contenu de l’alliance.

Ainsi, il s’avère que l’alliance est moins problématique quand il existe un faible recouvrement entre le champ de l’alliance et celui des partenaires (Park et Ungson, 1997). Quand, au contraire, le domaine de l’alliance empiète sur le champ d’activité de l’un et/ou l’autre des partenaires, son potentiel de création de valeur peut être contesté au sein de l’une et/ou l’autre des firmes, ce qui détériore l’implication et accroît les conflits. Mais le domaine de l’alliance ne doit pas non plus être trop éloigné de celui de ses parents, une diversification non reliée limitant la valeur de la contribution des partenaires (Harrigan, 1988; Luo, 2002) et la capacité d’absorption de l’éventuelle JV (Lane, Salk et Lyles, 2001). Autrement dit, une alliance a d’autant plus de chance d’être performante qu’elle peut s’appuyer sur les compétences des partenaires.

La performance est également liée à l’étendue du champ de la coopération (Kim et Park, 2002). L’étendue de l’alliance influe sur le potentiel de création de valeur d’une alliance, d’une part, sur l’interdépendance et les coûts de sortie de la relation, d’autre part, ce qui favorise la coopération. Khanna et al. (1998), montrent que plus le champ de la coopération est étroit pour un partenaire, moins celui-ci est susceptible d’être coopératif.

Par ailleurs, il est préférable que les contributions des partenaires ne soient pas de même nature, c’est-à-dire qu’elles soient complémentaires (Park et Russo, 1996), dans la mesure où une spécialisation réciproque est facteur d’interdépendance (Garrette et Dussauge, 1995) et peut aussi augmenter les bénéfices d’une coopération (Parkhe, 1991; Luo 2002), de sorte qu’une rupture de la relation constitue un coût d’opportunité accru. Au demeurant, les partenariats de complémentarité sont réputés réussir mieux que les alliances de similarité.

La structure des équipes influence aussi la manière dont les acteurs vivent leurs différences culturelles et, ce faisant, influence la qualité relationnelle. Lorsque les frontières culturelles coïncident avec des clivages d’ordre structurel (rapports hiérarchiques et division du travail), le risque existe que les sous-groupes se polarisent, que les relations interpersonnelles se gâtent par des conflits ouverts ou larvés et que les communications et le climat se tendent (Chevrier, 1996). Toutefois, le principe d’un partage des postes sur le strict critère de l’égalité entre partenaires, plutôt que sur celui de la compétence, entretient les divisions entre groupes culturels et favorise les tensions et conflits (Salk, 1997).

Enfin, les caractéristiques de l’interface (type d’interactions retenu) influencent la faculté d’apprentissage des partenaires et la capacité de ces derniers à effectuer les ajustements requis pour maintenir ou accroître le potentiel de création de valeur de l’alliance (Doz, 1996). D’après les travaux de Doz (1996), ces aptitudes sont réduites quand :

  • l’interface est figée dès le départ plutôt que considérée comme évolutive dans son ampleur et son rôle au fur et à mesure que la confiance et la compréhension mutuelle s’accroissent,

  • l’interface est étroite et très formelle ou, au contraire, aucunement structurée,

  • le personnel jouant le rôle d’interface change fréquemment.

Le rôle de la structure du capital d’une JV sur la dynamique de l’alliance a été assez souvent étudié. La question centrale est de savoir si une répartition égalitaire est préférable à une situation inégalitaire et, le cas échéant, si celle-ci doit être fortement déséquilibrée ou plutôt de type 51/49. Cette question est légitime dans la mesure où la répartition du capital peut influencer le comportement des partenaires. Dans les faits, les résultats des recherches ne permettent de dégager de tendance (Blanchot et Mayrhofer, 1997).

L’influence du pilotage de l’alliance

Piloter une alliance, c’est évaluer régulièrement l’alliance et ajuster ses attributs objectifs dans la perspective de modifier les perceptions et comportements non souhaités, d’améliorer la performance de l’alliance.

Les concepteurs et pilotes d’une alliance peuvent activer divers leviers managériaux dans la perspective de favoriser la réussite des alliances. Le traitement de l’information et les modes de communication, les processus de décision, les mécanismes de résolution des conflits, les systèmes compensatoires, d’allocation des ressources et d’incitation constituent des éléments particulièrement importants parce qu’ils influencent les représentations mentales et, donc, les comportements. Ces leviers peuvent être mobilisés pour gérer aussi bien la relation entre les partenaires que les équipes communes et/ou les entités communes mises sur pied.

La manière dont est traitée l’information et se déroule la communication constitue un premier facteur important. Dans les alliances performantes, les dirigeants ajustent la richesse des mécanismes de traitement de l’information aux besoins de réduction d’incertitude et d’ambiguïté (Thomas et Trevinot, 1993). La manière de communiquer influence aussi l’efficience. La résolution des multiples problèmes non routiniers qui peuvent résulter d’une intégration de deux organisations différentes est facilitée lorsque le recours aux réseaux électroniques est associé à l’existence de relations personnelles fortes (Kraut et al., 1999).

Le processus de prise des décisions constitue une autre dimension importante. L’implication des acteurs d’une alliance est plus forte quand ceux-ci ont le sentiment que les décisions qui les concernent ont été justes ou légitimes (Johnson et al., 2002; Luo, 2007), qu’il y a eu justice procédurale et interactionnelle. En particulier, il s’avère que la satisfaction des partenaires est accrue quand les partenaires font usage d’une technique de résolution conjointe (discussion ouverte) des problèmes (Mohr et Spekman, 1994). Trois autres types d’approche sont envisageables mais apparaissent insatisfaisantes voire destructrices : le compromis qui consiste à adopter une solution se trouvant à mi-chemin entre les positions des partenaires, la domination fondée sur le pouvoir (qui peut être le pouvoir de l’expert) et le recours à des arbitres privés ou publics.

Enfin, le rôle des systèmes compensatoires, d’allocation des ressources et d’incitation doit également être pris en compte. Dans tous les cas, il ne faut pas perdre de vue que, si les alliances sont des relations inter-organisationnelles, ce sont les individus qui coopèrent au quotidien et qui contribuent, par leur implication forte ou faible, leur volonté ou non d’apprendre, leur adhésion ou résistance, à l’échec ou au succès de l’alliance (Wacheux, 1996). Dans le domaine des alliances, l’équité constitue une norme de justice distributive dont la violation est préjudiciable (Luo, 2007).

Bien entendu, les quatre facteurs d’influence évoqués ci-après peuvent interagir entre eux et venir renforcer le contexte conflictuel, accélérant par là-même la rupture de la coopération. Par exemple, une inadéquation dans le profil des partenaires risque d’interférer dans le pilotage de l’alliance.

Tableau 1

Principaux facteurs clés de succès évoqués dans la littérature

Principaux facteurs clés de succès évoqués dans la littérature

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La rupture au sein des alliances : études de cas

Nous mobilisons la grille élaborée ci-dessus pour analyser quatre cas d’alliances qui constituent des échecs directement liés à des différends intervenus entre les partenaires et qui se sont soldés par des ruptures dommageables pour au moins l’un des partenaires. Nous avons retenus ces exemples de coopération car ils reposent sur des accords de portée internationale, présentent des modalités et des contenus différents, et ont été noués à des périodes différentes.

Les secteurs concernés sont ceux de l’industrie informatique et de l’industrie agro-alimentaire.

La rupture de l’alliance IBM Apple

A fin 1992, la coopération entre IBM et Apple était matérialisée par un bouquet de quatre accords qui étaient tous orientés vers une activité de recherche et développement conjointe. Les deux principaux acteurs, après s’être opposés dans une concurrence frontale pendant une décennie, avaient donc entrepris un rapprochement significatif en se positionnant d’emblée très en amont du marché sur des innovations d’impulsion.

Le premier accord, Entreprise Network Initiative, avait pour objectif d’améliorer l’interopérabilité entre les solutions proposées par les deux constructeurs, notamment dans le domaine des réseaux locaux : la connectivité et l’intégration matérielle (et logicielle) supposait en effet le partage d’informations et le développement d’interfaces. 

Le second, l’accord Power PC, intégrait un troisième partenaire, Motorola, et s’était donné pour mission le développement d’une nouvelle ligne de microprocesseurs Risc à hautes performances, fondés sur les technologies IBM et Motorola, lequel participe au capital de la joint venture à hauteur de 15 %.

Le troisième, Kaleida, se présentait également sous la forme d’un joint venture et était orienté vers le développement de technologies logicielles destinées au marché des ordinateurs multimédias.

Enfin, le quatrième, Talligent, était une joint venture détenue à parts égales par IBM et Apple qui était chargée du développement d’un système d’exploitation orienté objet, destiné à équiper la future génération d’ordinateurs. L’accord visait également à contrecarrer les positions dominantes de Microsoft dans le domaine des systèmes d’exploitation. Les deux fondateurs ont été rejoints, en 1993, par Hewlett Packard qui entrait au capital de Taligent Inc. à hauteur de 15 %.

C’est la dynamique de ce dernier accord qui est analysée ci-dessous pour mieux cerner le cheminement de la rupture entre les partenaires.

L’explication de cet échec relève de deux éléments principaux. Le premier est à rechercher dans les attributs de l’alliance. En effet, si l’on fait abstraction du rôle marginal joué par Hewlett Packard, il est clair que l’alliance induisait un fort recouvrement d’une technologie clé pour les deux leaders de la micro-informatique. Chaque partenaire détenait son propre système d’exploitation (OS/2 pour IBM et System 7 pour Apple), des systèmes propriétaires incompatibles entre eux mais aussi avec le standard du marché, MSDOS puis Windows de Microsoft. Le système d’exploitation projeté devait donc entrer en compétition avec le système commercialisé par Microsoft mais également avec ceux d’Apple et d’IBM, et risquait donc de « cannibaliser » les produits des parents de la joint venture. D’ailleurs il s’est avéré que les deux alliés n’ont pas détaché leurs meilleurs chercheurs au sein de l’entité commune. D’autre part, malgré leur forte imbrication liée à la signature de quatre accords majeurs, les partenaires ne sont pas parvenus à dépasser leur positionnement de concurrents directs et leurs cultures d’entreprise (organisationnelle et professionnelle) différentes. Ils n’ont pu surmonter une tension non dissipée et de réelles dissensions sont apparues conduisant à un management erratique de la joint venture. Le profil des parties prenantes et leur trajectoire récente étaient bien trop similaires.

Malgré un investissement de 50 millions de dollars, cette joint venture fut mise en stand by dès fin 1995 et définitivement dissoute en septembre 1997 sans avoir atteint bien entendu les objectifs fixés.

La rupture fut lourde de conséquences pour les partenaires qui se séparèrent non sans heurts et affaiblis. Leurs positions respectives s’étaient dégradées par rapport au concurrent Microsoft et cet échec sonna le glas des autres volets de ce quadruple accord (effet domino).

La rupture du consortium Unidata

Au sein du consortium Unidata, les ambitions des partenaires étaient encore bien plus importantes. Créée en janvier 1973, à l’initiative du français C.I.I.[6]et de l’allemand Siemens rejoints en septembre 1973 par le néerlandais Philips, cette entité avait vocation à susciter l’émergence d’une grande industrie informatique européenne et assurer une indépendance technologique vis-à-vis des Etats Unis[7].

Unidata s’était donné pour objectif principal l’harmonisation des produits et la définition d’une nouvelle gamme unique. Il s’appuyait sur une répartition des tâches en lien avec compétences respectives de chacune des entreprises membres. Assurant la maîtrise d’oeuvre, le français CII assurait les parties architecture des machines et logicielle, Philips était chargé de la technologie électronique tandis que Siemens se voyait confier les périphériques mécaniques.

À l’instar d’un programme similaire développé au Japon par le MITI (Ministère de l’industrie et de la recherche), il était prévu que ce projet ambitieux bénéficie d’aides publiques substantielles. Par ailleurs, l’activité de ces groupes privés dépendait également des stratégies industrielles menées par les Etats qui favorisaient généralement leurs « champions nationaux » via les commandes publiques.

Si les premiers produits sont sortis au bout d’un an, des conflits ont rapidement surgi et la structure Unidata fut officiellement dissoute dès décembre 1975. Comment expliquer cet échec de l’alliance qui, à sa création, avait suscité tant d’espoirs pour l’industrie informatique européenne naissante ?

L’alliance apparaissait comme une forme adaptée à ce projet qui visait à additionner les compétences de trois grands groupes européens. Cette structure a d’ailleurs été adoptée avec le succès que l’on connait dans l’industrie aéronautique (Airbus). En outre, il y avait complémentarité des contributions, élément important dans les alliances entre concurrents (cf supra). Mais, en ce qui concerne les attributs de l’alliance, la décision d’implanter une filiale dans chacun des pays n’a pas facilité la mutualisation des compétences. Elle était source de clivage entre les équipes et porteuse de lourdeurs administratives. A cela s’ajoutaient les difficultés rencontrées au niveau du pilotage de l’alliance, comme le souligne Pierre Brulé, ancien PDG de Bull : « Unidata cumulait les handicaps : les différences d’appréciation quant à l’urgence d’une nouvelle ligne, la complexité de la structure de prise de décision, l’absence de connaissances du sujet au niveau où les arbitrages remontaient, enfin, des conflits d’intérêts permanents »[8]. Par ailleurs, le profil desparties prenantes posait problème. Le déséquilibre était réel entre l’entreprise française CII, de taille limitée et minée par des querelles internes entre ses deux principaux actionnaires Thomson et la CGE,[9] le groupe Philips et surtout le géant allemand Siemens, qui venait de racheter Telefunken. Sans oublier la dépendance de CII vis-à-vis des pouvoirs publics qui allaient pousser à la fusion de CII avec Honeywell Bull, sonnant le glas de cette coopération pourtant prometteuse.

L’échec d’Unidata n’a pas permis à l’industrie informatique européenne de dupliquer les réussites de l’industrie aéronautique (Airbus) et de l’industrie spatiale (Ariane). Un gouffre technologique sépare aujourd’hui les rares firmes européennes survivantes des grands groupes américains ou japonais.

La rupture au sein du réseau ACE

Avec le réseau ACE, nous entrons dans le cadre d’une course à la standardisation de la technologie Risc au sein de l’industrie informatique. Cinq configurations se trouvèrent engagées dans une compétition technologique : elles étaient proposées par Mips, Sun, Hewlett-Packard, IBM et Digital. Chaque architecture réunissait ses « sponsors » au sein d’un consortium dont l’objet était d’assurer la promotion de la dite technologie. Les partisans de l’architecture développée par Mips se sont regroupés au sein du réseau Ace, créé en 1991.

Le consortium ACE, qui regroupa plus de deux cents firmes à son apogée, a contribué incontestablement, par sa dimension et sa composition, à une reconnaissance de la technologie de Mips.

Toutefois, des dissensions graves apparurent au sein de ce réseau. Elles se traduisirent par le départ de plusieurs membres (comme Digital ou Compaq), la marginalisation de cette solution technologique et in fine le rachat de Mips, en proie à des difficultés financières, par Silicon Graphics qui dut déployer de nombreux efforts pour maintenir la technologie Risc, avant de disparaître à son tour.

Aussi, la question se pose de savoir pourquoi ce consortium a implosé alors qu’il défendait la technologie qui fut la première à être commercialisée et qu’il rassemblait le nombre le plus important de membres. La structure de l’alliance était une forme adaptée dans ce contexte de course technologique et elle fut d’ailleurs retenue par les tenants des solutions concurrentes. En revanche, Ace regroupait des firmes en situation de concurrence frontale et des comportements opportunistes apparurent assez rapidement, caractérisés par le ralliement en parallèle de certains membres à d’autres solutions concurrentes (Guillouzo, 1999). Cette poly-appartenance était surtout le fait d’entreprises en difficulté (Bull, Wang, Olivetti, …) et de firmes japonaises (NEC, Seiko, Toshiba, …). Par ailleurs, dès le départ, des intérêts contradictoires étaient représentés au sein du consortium en lien avec une délimitation insuffisante des objectifs de l’accord. En effet, les partenaires soutenaient deux solutions technologiques : celle de Mips (Risc) et celle d’Intel (Cisc). Enfin, créé à l’initiative de Compaq, le consortium ACE semblait échapper à tout contrôle direct, en particulier au contrôle du principal acteur Mips, entreprise de création récente et de taille modeste. Le pilotage du réseau s’est avéré déficient en l’absence d’une firme pivot capable d’impulser une dynamique et d’imprimer une trajectoire tout en assurant une diffusion complète de l’information, sur les nouvelles spécificités et les nouvelles solutions (matérielles et logicielles) développées.

L’alliance Danone-Wahaha : chronique d’une rupture annoncée

En 1996, le français Danone et le chinois Wahaha nouent une alliance dans le domaine des boisssons non alcoolisées. Elle prend la forme d’une filiale commune, initialement détenue à 49 % par Monsieur Zong, fondateur de Wahaha, et à 51 % par Jinjia Investments, une société singapourienne détenue à 72 % par Danone et à 28 % par la banque d’affaires asiatique Peregrine. En 1998, Danone récupère les parts de Peregrine qui a fait faillite. Le contexte d’origine explique la création de cette alliance. D’une part, les crédits bancaires en Chine étaient rares au milieu de la décennie 90, de sorte que Wahaha cherchait un partenaire étranger pour son développement. D’autre part, le marché chinois était attrayant pour les firmes agroalimentaires occidentales, mais les autorités chinoises conditionnaient les implantations étrangères à une association avec un partenaire chinois.

La filiale commune (dénommée Wahaha Group) comprend un ensemble d’entités juridiques (dénommées Filiales) dirigées par Monsieur Zong jusqu’à sa démission en date du 6 juin 2007. Elle correspond à un investissement initial de 60 millions de dollars pour Danone. Au 31 décembre 2007, la valeur comptable des titres détenus par Danone s’élève à 334 millions d’euros[10]. En 2006, Wahaha était la première marque chinoise d’eau en bouteilles[11] et assurait 8 % des revenus mondiaux de Danone[12].

Le 10 avril 2007, Danone publie un communiqué de presse où il « confirme être en négociation avec son partenaire chinois, Monsieur Zong, dans les boisson s». Cette annonce est la première d’une longue série, concernant un conflit qui couve depuis plusieurs années et qui oppose Danone à son partenaire chinois Hangzhou Wahaha Group.

Le groupe Danone « estime que les actionnaires minoritaires, avec d’autres personnes qui leur sont liées, ont constitué de façon irrégulière de nombreuses sociétés produisant et commercialisant des produits similaires ou identiques à ceux commercialisés par les Filiales, et utilisent de manière illégale les marques, distributeurs et fournisseurs de ces Filiales »[13]. D’après Danone, ils ont notamment violé le contrat de transfert de marque signé en 1996, en vertu duquel la propriété de toutes les marques Wahaha était transférée à la première des Filiales[14]. En outre, selon la presse française, Monsieur Zong « a souvent imposé ses idées contre l’avis des cadres français, pourtant majoritaires dans les coentreprises. En 1998, il avait ainsi, contre l’avis ferme du groupe de Franck Riboud, créé son propre «Future Cola» pour concurrencer Pepsi et Coca en Chine. Jaloux du succès de certaines boissons lancées par Danone avec d’autres partenaires chinois, il n’a pas non plus hésité à lancer sous sa marque des produits concurrents »[15]. Par ailleurs, à la suite de la baisse des ventes de Wahaha en 2006, les investigations de Danone lui ont permis de découvrir que « le quart des ventes de Wahaha est le fait de produits fabriqués par des sociétés extérieures au joint-venture et contrôlées par Zong… En regardant de plus près, on s’est aperçu qu’une vingtaine d’usines était détenue par Zong ou ses proches via un réseau compliqué de sociétés écrans basées dans les îles Vierges »[16].

Mais les doléances de Monsieur Zong sont aussi longues :

  • il reproche à Danone de vouloir mettre la main sur leur coentreprise : « Danone détient déjà 51 % de la joint-venture et cherche à acquérir d’autres actifs de Wahaha à prix réduit »[17]. L’entreprise française aurait « pressé le groupe chinois de lui céder une part des sociétés d’embouteillage travaillant exclusivement pour des marques de la co-entreprise franco-chinoise mais toujours détenues exclusivement par Wahaha »[18].

  • Il considère que les accords initiaux, comportant engagement à ne pas concurrencer les produits commercialisés par les joint-ventures et à ne pas utiliser la marque Wahaha sans l’accord de Danone, ne sont « pas justes », car ils restreignent la croissance de Wahaha tout en autorisant le groupe français à acquérir d’autres entreprises en Chine (Echos du 10/4/2007). De fait, Danone ne s’est pas contenté de Wahaha pour se développer en Chine.

  • Il n’a pas digéré le rapprochement de Danone avec d’autres firmes chinoises, en particulier sa prise de contrôle de Robust en 2000: « Danone a tenté de limiter le développement de Wahaha et l’a forcé à partager son savoir-faire avec Robust… Danone a poursuivi ses aventures extraconjugales en prenant le contrôle de quatre sociétés chinoises, dont une de jus de fruits, Huiyan, en 2006. » [19]

  • Il se plaint « de la gestion à distance de Danone » : « Avec ses rencontres tous les trois mois et ses rapports de faisabilité nécessaires pour chaque investissement, le français n’est pas en phase avec la cadence du marché chinois, juge-t-il. « Il faut réagir beaucoup plus vite aux opportunités », nous raconte Zong, qui lui les saisit, passant outre aux procédures trop lourdes. Il dit aujourd’hui qu’il a pris tous les risques »[20]

  • Il n’a pas apprécié l’arrivée de Monsieur Faber à la tête de la division Asie-Pacifique de Danone, en remplacement de Simon Israël, en poste depuis 1996 : « Agé de 41 ans, l’ancien directeur financier de Danone est l’homme qui monte au sein du groupe. Ce financier au profil de jeune loup exaspère le patron de Wahaha. « Simon connaissait l’Asie et notre culture. On pouvait discuter avec lui. Emmanuel Faber pourrait être mon fils, et ne me respecte pas. J’ai commencé à travailler à 17 ans, il n’était pas né », s’emporte Zong »[21]

Depuis avril 2007, l’affaire a évolué en un conflit juridique à rebondissements multiples. Au 1er juillet 2007, les comptes de Wahaha ont été « déconsolidés », Danone considérant qu’il était plus en mesure d’exercer son contrôle sur Wahaha[22]. Fin mai 2008, Franck Riboud déclarait qu’il était prêt à rompre ses liens avec la coentreprise, sous forme d’une sortie de son capital, que c’était l’option privilégiée[23].

En septembre 2009, Danone cédait les 51 % qu’il détenait dans la coentreprise à son partenaire chinois, mettant un terme à une longue bataille juridique.

Dans cette « chronique d’une rupture annoncée », la dégradation inéluctable des relations entre les deux partenaires s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs de notre modélisation.

Le cas Danone-Wahaha corrobore l’hypothèse du rôle clé du pilotage et du profil des parties prenantes dans la dynamique de la relation. Avec le choix de Monsieur Zong comme pilote, les « dés étaient pipés » dès le départ, le décideur opérationnel étant à la fois juge et partie. En outre, il semble, mais les données manquent à ce niveau, qu’il n’y ait pas eu mise en place de mécanismes visant à sonder, au cours du temps, les représentations mentales des acteurs clés de la coopération, qui auraient peut être permis d’identifier rapidement les insatisfactions mutuelles et de rechercher des solutions satisfaisantes pour tous (Blanchot, 2008). Le cas illustre aussi le rôle déstabilisateur du changement des acteurs à l’interface de la coopération générant une rupture dans la confiance interpersonnelle, dont la reconstruction entre les nouveaux protagonistes n’est pas évidente compte tenu de leur différentiel d’expérience dans le projet concerné. Par ailleurs, le choix de Monsieur Faber comme nouvel interface n’était pas des plus judicieux dans un contexte culturel où l’âge force le respect et où la jeunesse des interlocuteurs est un signal de peu d’intérêt accordé au partenariat. Enfin, le contexte, qui était favorable à une alliance au départ, a évolué et pousse davantage aujourd’hui à des stratégies de cavalier seul. D’une part, Danone a acquis un savoir-faire important et une position significative en Chine. D’autre part, Wahaha est désormais capable de « voler de ses propres ailes ». En conséquence, l’alliance n’est plus forcément l’option la meilleure.

Comment anticiper la rupture dans une alliance ?

Incontestablement, la survenance d’une rupture conflictuelle au sein d’un accord repose sur un faisceau d’éléments qui, progressivement, entravent et paralysent son fonctionnement (3.1). De ce constat, il importe d’envisager les dispositions qui permettraient d’éviter ces ruptures, ou tout au moins d’en limiter les effets négatifs (3.2).

La rupture dans les alliances : une perspective multidimensionnelle

La dynamique d’une coopération et la rupture d’une relation, comme issue particulière, dépendent de plusieurs facteurs. La revue de littérature suggère que ceux-ci peuvent être regroupés en quatre catégories. Les deux premières – le contexte et le profil des partenaires – ne sont guère maîtrisables en dynamique. Il en résulte que l’échec d’une alliance n’est jamais exclu, quels que soient les efforts managériaux déployés. La modification des conditions environnementales, le rachat de l’un des partenaires, etc. peuvent conduire à une situation où les intérêts en présence deviennent incompatibles et la rupture quasi inéluctable. Comme le soulignent Prévot et Meschi (2006), la rupture peut également résulter de contraintes environnementales évolutives. Ainsi, l’interventionnisme de l’Etat français a contribué à la rupture du consortium Unidata.

Mais il est essentiel de bien vérifier avant de s’engager si les conditions sont réunies pour une coopération fertile. Les cas analysés laissent penser que la réflexion en ce sens n’a pas toujours été suffisamment poussée (cf tableau 2 ci-après).

Tableau 2

Principaux éléments vecteurs de rupture recensés

Principaux éléments vecteurs de rupture recensés

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La première observation est que les quatre cas analysés confirment certains résultats enregistrés lors de recherches antérieures. Ils viennent notamment valider les travaux de Lorange et Roos (1992) qui affirment le rôle déterminant des conditions initiales dans la réussite des alliances. Il est clair que les situations de concurrence frontale entre les partenaires ont largement pesé sur le déroulement de l’alliance IBM-Apple et du réseau ACE. La concurrence était certes moins directe mais sous-jacente dans les deux autres cas étudiés. Comme le soulignent de nombreux auteurs, les alliances de similarité sont plus instables que les alliances de complémentarité (Garrette & Dussauge, 1995). Engager une coopération dans un climat de défiance hypothèque largement sa pérennité, un constat qui confirme les conclusions de nombreux travaux qui soulignent le rôle déterminant de la confiance (Ring et Van de Ven, 1994) et l’appartenance à un même réseau social (Gulati, 1995) dans la réussite d’une alliance.

Les deux dernières catégories de facteurs d’influence – les modalités de l’accord et le pilotage – peuvent être mis sous contrôle managérial. Le champ des possibles est infini. Mais l’observation de la réalité des affaires suggère que certaines approches sont vouées à l’échec. En particulier, l’usage de la force et l’exercice de la domination apparaissent peu compatibles avec la construction d’alliances pérennes, comme le montre le cas Danone-Wahaha. A l’opposé, une coordination et un contrôle défaillants génèrent désintérêt et menées opportunistes (cas du réseau Ace).

Au total, les cas analysés confirment le rôle clé du pilotage et du profil des parties prenantes dans la dynamique de la relation tandis que la rupture s’explique généralement par plusieurs éléments qui se cumulent.

Implications théoriques et managériales

D’un point de vue théorique, nous avons pu constater que, tout comme il n’existe pas, à ce jour, de théorie standard de la coopération inter – firmes, l’explication de la rupture d’une alliance, appréhendée sous un angle conflictuel, relève d’éléments mobilisés dans des cadres théoriques divers. A notre connaissance, aucun corpus théorique n’est à même d’englober toutes les sources de ruptures et d’expliquer l’émergence de différents entre les partenaires. Toutefois, les apports de la théorie des coûts de transaction, de la théorie des ressources et des compétences, de la théorie des réseaux sociaux, etc. sont de nature à contribuer à expliquer l’instabilité des alliances et le processus qui conduit à leur rupture.

Par ailleurs, la littérature économique qui s’appuie sur la théorie des contrats explique souvent l’opportunisme des agents comme la conséquence de l’incomplétude des contrats. Il nous parait possible de l’enrichir en envisageant que l’opportunisme peut également se révéler être la résultante de clauses initiales « léonines » qui créent un sentiment de frustration chez l’un des partenaires et le poussent à ne pas respecter des engagements contractuels. Le cas de Wahaha Group qui développe de manière autonome, malgré les termes du contrat fondateur de la coopération, des activités similaires à celle de la joint venture avec Danone en est l’illustration.

D’un point de vue managérial, cette étude apporte plusieurs enseignements. Tout d’abord, l’exercice du pouvoir accepté au sein d’une organisation hiérarchique l’est beaucoup moins entre des entités autonomes. Les dirigeants qui l’oublieraient seraient, tôt ou tard, conduits à constater que même les alliances les plus prometteuses peuvent échouer. Les modalités et clauses initiales ne doivent pas être considérées comme constitutives d’un contrat définitif et figé. Il convient donc de les ajuster au cours du temps, au gré de l’évolution de l’environnement et des apprentissages réalisés, de telle sorte qu’elles restent compatibles avec les intérêts et objectifs de chaque allié. Le bon fonctionnement de la coopération et la création de valeur passent par le maintien d’un équilibre entre les parties prenantes, un équilibre mouvant qui nécessite des adaptations régulières. Le pilotage occupe dès lors un rôle central et il est essentiel de mettre en place des dispositifs permettant de sonder régulièrement le climat relationnel et de proposer les changements qui s’imposent avant que la coopération ne soit « gangrenée » par des comportements erratiques ou des menées opportunistes. Dans ces conditions, le choix du pilote est déterminant et toute modification dans l’interface doit se faire en totale concertation, en tenant bien compte des engagements pris par les prédécesseurs.

Par ailleurs, certaines firmes, parties prenantes, se sont engagées dans des alliances stratégiques sans grande expérience des pratiques de coopération. C’était le cas notamment de Philips, Siemens, CII, Silicon Graphics, Wahaha Group voire Apple au moment où ces firmes ont nouées les accords étudiés. Une firme doit d’autant plus approfondir la réflexion avant de nouer un accord qu’elle est inexpérimentée tandis que des engagements répétés contribuent à la constitution d’une capacité en management des alliances, qui agit comme un effet de levier pour améliorer la performance des accords suivants (Dyer et Singh, 1998). Ce processus cumulatif qui s’accompagne parfois de la création de structures dédiées laisse augurer d’un meilleur management des alliances et d’une réduction du taux des échecs.

Enfin, les accords analysés montrent qu’un « bon positionnement » de l’accord sur l’une seule des catégories de facteurs clés de succès n’est pas suffisant pour en garantir la pérennité et l’atteinte des objectifs. Encore faut-il que la coopération soit ancrée solidement sur les « quatre piliers » identifiés, qui sont, en quelque sorte, les quatre pôles d’un « balanced scorecard » des alliances.

Conclusion

Au total, cette étude nous a permis de mieux cerner certaines causes de rupture au sein des alliances, en nous appuyant sur une grille de lecture basée sur les apports d’une littérature foisonnante. Elle vient confirmer les conclusions de certains travaux antérieurs qui mettent en évidence le rôle de la confiance, de la complémentarité, etc. dans la stabilité et la réussite des accords.

Mais elle montre également qu’il est réducteur de ramener la rupture d’une coopération à un seul élément. L’explication réside bien plus dans le cumul de plusieurs facteurs qui minent la collaboration. De même, s’il est attesté qu’un comportement opportuniste à un effet dévastateur sur l’alliance, il nous est apparu que l’opportunisme ne relève pas uniquement de l’incomplétude des contrats mais peut également émaner de contrats figés et contraignants pour l’une des parties.

S’engager dans une alliance suppose une réflexion préalable approfondie et la grille proposée pourrait constituer l’un des outils sur lesquels pourraient s’appuyer les alliés potentiels pour évaluer l’opportunité et les chances de succès d’un accord projeté. Le développement de tels outils, l’accumulation de l’expérience dans la pratique des alliances et l’acquisition de capacités de management d’un portefeuille d’alliances, sont de nature à contribuer à une réduction sensible du taux d’échec des coopérations.

Des recherches complémentaires basées sur des études qualitatives fouillées sont souhaitables, pour mieux identifier les mécanismes générateurs des comportements destructeurs dans les coopérations. De même, une étude statistique des cas de ruptures, à partir d’un échantillon solide et de variables reconnues, serait d’un apport précieux pour asseoir et renforcer la dimension analytique et prescriptive de notre recherche.