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L’expatriation demeure une pratique courante au sein des entreprises multinationales, même si l'ampleur du phénomène est actuellement soumise à débat. D'un point de vue qualitatif, en y regardant de plus près, on constate l'émergence de nouvelles carrières, celles par exemple initiées par les expatriés eux-mêmes (Howe-Walsh L. Schyns B., 2010) et de nouveaux types d'emploi. Pour mémoire, nous citerons les « pendulaires internationaux » (ou international commuters) et l'apparition d'un nouveau prolétariat « d'expatriés » sous contrat local, dont les conditions de vie semblent nettement moins avantageuses que par le passé. De nouvelles modalités contractuelles liées aux expatriations proches voient également le jour, notamment sur le territoire européen. Pour cette catégorie d’expatriés, les politiques de mobilité internationale sont nettement moins favorables comparées à l'expatriation lointaine.

Quelle que soit la forme de mobilité internationale, pour les entreprises une préoccupation essentielle demeure, celle de réduire le nombre de dysfonctionnements et d'échecs et notamment en ce qui concerne les retours anticipés, coûteux.

Ce souci est tellement prégnant que la Recherche s'en est emparée en donnant lieu à de nombreux travaux dont nous résumons ci-dessous la diversité des approches.

En partant du nombre important d'échecs lors de l'expatriation, les chercheurs soulèvent la question de comment les éviter (Mendenhall, Oddou, 1985; Tung, 1987; Black, Mendenhall, Oddou, 1991; Black, Gregersen, Mendenhall, 1992; Harvey, Buckley, Novicevic, Wiese, 1999; Cerdin, 2002). Ils attribuent majoritairement ces échecs à une insuffisance des capacités adaptatives du salarié et/ou de sa famille à son nouvel environnement (Tung, 1995). Parfois, c'est le rôle central occupé par le conjoint dans la réussite ou l'échec de la situation d'expatriation qui est mis en exergue (Black, Stephens, 1989; Riusala, Suutari, 2000).

Dans le même article de 1991, Black, Mendenhall et Oddou ont distingué des modes d'adaptation différents selon qu’il s’agisse de s’accommoder au lieu au travail, aux conditions générales (nourriture, logement, santé…) ou à l’interaction (vie sociale). Ils ne sont pas les seuls à s’être intéressés au caractère multidimensionnel de l’adaptation : d'autres auteurs y font référence en parlant de dimensions psychologique, socioculturelle et professionnelle (Aycan, 1997).

Un autre courant de recherche porte sur l'étude des antécédents des expatriés comme élément de prédiction de la réussite de l'adaptation (Aycan, 1997; Selmer, 2001). Il y est particulièrement question de la sélection des expatriés, faisant appel à des facteurs de nature psychologique (Q.I., styles d'apprentissage, de pensée…) (Harvey, Novicevic, 2001).

D'autres recherches empiriques se sont concentrées sur les compétences communicationnelles des expatriés, concluant que des critères tels que la résistance au stress et les compétences relationnelles, par exemple, n'étaient ni significatives ni déterminantes pour assurer le succès de l'expatriation (Holopainen, Björkman, 2005).

Toujours dans le but d'identifier les critères assurant la réussite de l'expatriation, un autre corpus examine comment l'entreprise peut faciliter l'expatriation. Les réponses apportées vont du coaching à des mesures de soutien, jusqu'à des systèmes d'accompagnement et d'assistance plus élaborés (Feldman, Bolino, 1999; Mezias, Scandura, 2005).

La question de la sélection des expatriés

Par rapport à la question de la sélection des expatriés, nous postulons qu’elle est déterminante et constitue l'un des enjeux majeurs dans la réussite de la future expatriation. Il convient d'envisager cette sélection à la fois de façon fonctionnelle, dans la correspondance entre les caractéristiques du poste et le profil de l'expatrié, mais également au regard de la gestion des carrières des individus concernés par la mobilité au sein de l'entreprise.

En matière de mobilité internationale, on peut aussi chercher à comprendre la démarche de l'expatrié lui-même. Une lecture de la construction d'une trajectoire professionnelle permet de révéler les motivations et les représentations qui sous-tendent la décision de se porter candidat à l'expatriation.

Dès 1988, Borg se penche sur les raisons qui motivent les dispositions à envisager une expérience internationale. Plus tard, Stahl et Cerdin (2004) identifient des motifs positifs et négatifs et montrent leurs influences sur la réussite ou l'échec de l'expatriation.

En matière de représentations et de leurs catégories symboliques (valeurs, croyances, idéologies) des sociologues (Sennett, 1998; Viard, 2004) ont montré l'évolution de la perception du travail pour les individus des pays économiquement développés. Cette évolution se manifeste notamment par une recherche grandissante de la satisfaction personnelle (vs. utilité sociale) dans le travail (Baudelot, Gaullac et alii, 2003) Les candidats à l'expatriation, population en général fortement qualifiée, présentent particulièrement cette caractéristique.

Nous émettons donc l'hypothèse que cette recherche de satisfaction personnelle se trouverait au coeur du conflit entre représentations positives liées au passage à l'expatriation et expérience négative issue de la pratique. Les discours dominants qui défendent une expérience internationale comme étape indispensable pour la construction d'une carrière « réussie »[1], nourrissent les représentations et croyances fortement positives liées au passage à l'international.

Ainsi, peut-on lire dans la presse professionnelle française « sans expatriation, pas d'évolution de carrière »[2]. Les pratiques de management et de gestion des ressources humaines[3], impliquant « […] la systématisation de l'expatriation, notamment pour les trentenaires et non seulement pour certains spécialistes ou des cadres très expérimentés […] »[4] renforcent encore ces représentations. Ce type de discours est également dominant dans la presse professionnelle des pays anglo-saxons. On peut y lire, de façon constante « working as an expatriate will supercharge your career »[5] (Fischer, 1997). Une décennie plus tard le discours demeure inchangé : « Offshoring could boost your career »[6]. Ceci conduit Stahl et alii (2002) à constater que 59 % des expatriés croient qu'un passage à l'expatriation va leur permettre de progresser dans leur organisation.

Concernant les expériences négatives issues de la pratique, on remarque des appels à la prudence. Citons comme exemple Bolino (2007), qui affirme que nombreux sont les anciens expatriés qui considèrent que leur période d'expatriation, au lieu de la favoriser, a nui à leur carrière. S'ils sont peu entendus, ils devraient pourtant conduire à relativiser la portée des injonctions laudatives de la doxa journalistique professionnelle. Or, les croyances sur les bienfaits des expériences d'expatriation sur les carrières ne s'en trouvent pas altérées.

Partant de ces constats, nous souhaitons ici interroger le point de rencontre entre le besoin d'utiliser des expatriés par les entreprises et la perception par les salariés de la nécessité du passage à l'expatriation. Ce lien peut-être révélé lors des processus de recrutement et/ou du mode de désignation des cadres à l'expatriation.

Il nous faudra alors mettre en relation deux perspectives : d'un côté, celle de l'entreprise, dont les sélectionneurs[7] construisent, tout au long du processus de désignation, des représentations de l'identité des candidats; d'un autre côté, celle des futurs expatriés, qui possèdent eux-mêmes une représentation de leur propre identité.

Nous désirons tout d'abord valider le fait que le mode de désignation des cadres expatriés s'effectue bien selon le modèle du « garbage can » (Huault, Romelaer, 1996) et qu'à l'intérieur de celui-ci l'absence d'analyse approfondie des trajectoires sociales et professionnelles amène à des décisions en situation de rationalité limitée et située.

Puis nous montrerons qu'au sein de ce processus, des critères comme l'apparence physique, l'origine ethnique, le nom, la nationalité, forment une représentation identitaire stéréotypée.

Enfin, nous mettrons en évidence que même lorsque le salarié ne se reconnait pas dans la représentation identitaire que lui renvoie l'entreprise, poussé par les promesses implicites d'une trajectoire réussie (conception prométhéenne de la carrière), il accepte néanmoins la mission à l'étranger qui lui est confiée.

Le point focal de notre travail se situe donc dans le questionnement des modes de sélection et de désignation des expatriés, en révélant les mécanismes qui conduisent aux dysfonctionnements décrits plus haut.

Après avoir précisé le cadre méthodologique, nous présenterons les concepts mobilisés dans cette étude et la revue de la littérature qui s’y rattache. L’exposé des résultats obtenus sera suivi d'une discussion.

Terrain d'investigation et cadre méthodologique : une approche socio-anthropologique

Ce présent travail a été effectué à partir du matériel recueilli lors de la réalisation d'une thèse. De nature socio anthropologique, la méthode utilisée (qui est décrite avec précision dans l’annexe n° 1) était celle de la recherche-participante, souvent décriée à cause des biais épistémologiques auxquels elle peut donner lieu.

En effet, les difficultés engendrées par une trop grande proximité entre le chercheur et le terrain ont abondamment nourri la littérature épistémologique et méthodologique (Malinovski, 1922; Mayo, 1933; Levi Strauss, 1950; Crozier, Friedberg, 1977; Girin, 1990; Dubost, 1996; Wacheux, 1996; Kilani, 2009), notamment en sociologie et en gestion. D'autres auteurs, à l'instar de Plane (2000) ont, également, souligné, pour les travaux en management, les apports positifs de cette co-construction des données et la richesse des analyses partagées résultant d'une collaboration entre le chercheur et son terrain.

Vers un cas idéal-typique

Nous présentions ici l'étude d'un cas isolé portant sur un expatrié parmi ceux qui ont été rencontrés à l'occasion d'un ensemble d'entretiens menés au cours de l'élaboration d'une thèse (voir annexe n° 2).

Dans ce cadre, notre terrain a été une multinationale française en forte phase d'internationalisation[8] que nous nommerons Fin-Amor. Elle comportait à l'époque de l'étude (entre 2000 et 2004) 450 personnes avec le statut d’expatriés sur des effectifs totaux s’élevant à 48 000 salariés, dont 11 695 cadres. Ces expatriés représentaient 3,85 % des effectifs de cadres. En forte progression, ils avaient augmenté de 32 % en quatre ans.

Pour conduire notre étude, l’accès au terrain s’est effectué par trois voies concomitantes : la conduite d’entretiens semi-directifs, l’observation participante in situ et l’analyse des documents collectés par le chercheur.

Il convient de préciser que chaque entretien a été précédé d'une analyse de trajectoire individuelle professionnelle et familiale, qui lors de l'analyse de contenu a permis de croiser les faisceaux d'information et de vérifier les données.

Compte tenu de la pratique majoritaire dans le groupe étudié, nous avons été amenés à nous intéresser exclusivement aux cas d'expatriations en mobilité interne. Il s'agit donc d'expatriés qui ont été choisis à l'intérieur de l'entreprise avec une expérience moyenne de 3 à 5 ans dans le groupe.

Tous les entretiens ont donné lieu à un enregistrement et ont été transcrits in extenso. Conformément à la méthode anthropologique utilisée, nous avons complété le dispositif par de l'observation dans l'entreprise, auprès des familles, lors de rencontres informelles entre expatriés hors du cadre de l'entreprise. Ces observations ont également fait l'objet d'une « description dense » (Geertz, 2003) et d’un compte-rendu détaillé.

Alors que les méthodes dominantes dans les études sur la mobilité internationale sont généralement de nature quantitative, nous avons pris le parti d'employer des méthodes anthropologiques inductives (notamment recherche participante). En effet, alors que les premières utilisent principalement des questionnaires et des « déclaratifs » portant davantage sur les opinions que sur les pratiques, notre méthodologie, par le repérage des faits, permet de percevoir les micro-pratiques et les « phénomènes en situation », tout en croisant les faisceaux d'indices et les perspectives d'observation. Les informations ainsi collectées nous semblent d'un foisonnement et d'une précision tels qu'elles permettent un meilleur approfondissement dans l'analyse des perceptions et des représentations des personnes interviewées.

Ainsi, le cas que nous avons sélectionné dans le présent travail l'a-t-il été car il permet d'illustrer des pratiques régulières dans l'entreprise étudiée. Ces dernières, souvent présentes de manière isolée, se trouvent réunies ici de façon archétypale sur un seul individu, l’expatrié codé E05[9]. Par ses caractéristiques exemplaires, issues du réel, ce cas peut être rapproché d'un idéal type wébérien. Ainsi, paraphrasant Weber (or. 1922, 1965) l’idéal type serait « un système de propositions à partir duquel on pourrait déduire la réalité ».

Nous l’utilisons ici comme un ensemble d’éléments singuliers, extraits de la réalité empirique, construits de façon heuristique, pour former un tableau de pensée homogène. Il rassemble, dans un bloc cohérent, les thématiques que nous avons repérées dans notre population et qui nous ont amenés à réfléchir, plus particulièrement dans nos travaux principaux, sur la première période d'expatriation.

Il ne s'agit donc pas d'une approche statistique, au sens représentatif du terme, mais bien d'une démarche qui permet de relier un ensemble d’éléments singuliers, extraits de la réalité empirique, qui forme un construit de façon limpide : « une esquisse », afin de dessiner un « tableau de pensée homogène » wébérien dans lequel la quasi-totalité des difficultés recensées lors des huit premier mois d'affectation sont présentes.

En d'autres termes, c'est dans la faible probabilité de rencontrer réunis en un seul individu toutes les caractéristiques identifiées dans l'ensemble de notre population que réside l'intérêt du cas de l'expatrié codé E05, le rendant de ce fait, à notre sens, idéal-typique.

Cadre théorique

Nous mobilisons dans ce travail différents concepts et théories : depuis la perspective interactionniste symbolique qui est la nôtre, nous présenterons tout d'abord les notions d'identité, en faisant une distinction entre l'identité pour soi et l'identité pour autrui. Nous en arriverons ainsi à celle de trajectoire, de carrière et de rôle. Puis, en matière de prise de décision dans les organisations, nous résumerons le modèle du « garbage can » à partir duquel nous questionnerons notre cas.

La notion d'identité

Le thème de l’identité est l’un des thèmes centraux développés par les psychologues pour caractériser la construction du sujet. Très riche dans sa production, cette science s’intéresse, parmi d’autres, aux tensions existantes dans les processus de « différenciation » et de « continuité » ou de « conversion » et « conservation ». Pour notre part, nous délaisserons ces approches psychologiques pour nous concentrer sur les thèses défendues par les sociologues.

Dubar (1966) définit l’identité comme étant « le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions[10] ».

Dubar (2000) distingue deux positions par rapport à la notion d’identité; la première, essentialiste, postule à la fois une singularité, essentielle [ontologique], possibilité de dire qui on est « en soi », et une appartenance, également essentielle [donc a priori, héritée à la naissance]. Il s’agit d’une vision déterministe, qui aboutit à l’idée que chacun devient ce qu’il est. En somme, l’individu accomplirait son destin. La deuxième vision, nominaliste ou existentialiste, est perçue comme le résultat d’une identification contingente. La thèse défendue est qu’il y a des modes d’identification variables au cours de l’historie collective et de la vie personnelle. Mais, ces modes d’identification se manifestent sous deux formes, les identités attribuées par les autres (identité pour autrui) et les identités revendiquées par soi-même (identité pour soi). C’est dans la relation entre ces deux processus que se trouve le fondement de la notion de « formes identitaires ».

Cet auteur considère « l’identité pour soi » comme le fruit d’une dialectique entre identité héritée et identité visée. L’« identité pour autrui » lui apparaît comme le résultat de la confrontation entre une identité revendiquée et d’une identité reconnue.

Se référant à « l’identité pour soi », Elsbach (2002) préfère parler de « processus d’identification », qu’elle définit en tant que « processus par lequel des individus se définissent eux-mêmes comme partageant une identité collective ». Le sujet signale ainsi son appartenance à un groupe et se rattache aux normes et valeurs communes. En effet, Duton, Dukerich et Harquail (1994) démontrent que les personnes s’identifient aux groupes ou organisations qu’ils considèrent congruents avec leur propre « image de soi ».

Des « systèmes d’appellation » (Dubar, 2000), historiquement valables, relient les identifications « par » et « pour » autrui et les identifications « par » et « pour » soi. Il y a un mouvement historique de passage d’un certain mode d’identification à un autre. Ces processus historiques, à la fois collectifs et individuels, modifient la configuration des formes identitaires définies comme modalités d’identification.

Mais il ne faut pas voir là une opposition entre « individuel » et « social », car toute identification individuelle fait appel à des mots, des catégories, des références, socialement identifiables. Il convient aussi de noter que « les appartenances sont multiples et qu’aucune ne peut plus s’imposer, a priori, "objectivement" comme principale »[11].

Les notions de carrières et de trajectoires

Abordons à présent les notions de carrières et de trajectoires, deuxième point d’ancrage de notre cadre théorique.

Arthur, Hall, et Lawrence (1989) proposent une définition du concept de carrière comme « […] the evolving sequence of a person work experiences over time »[12]. Cette évolution d'expériences se fait à travers des choix qui révèlent différentes stratégies. À la suite des travaux de Schein (1978), Mercure, Bourgeois et Wils (1991) conceptualisent ces choix selon deux logiques : les « étapes » et les « ancres de carrières ».

Pour la sociologie des professions, les carrières sont comprises en tant que « trajectoires liées à une organisation de l'activité professionnelle, à des contextes sociaux et à des stratégies individuelles et/ ou collectives » (Hirshhorn, 1999).

Mais le concept même de carrière est questionné, notamment par Chanlat (1992). Si on entend par carrière « une stabilité de l’emploi, une bonne rémunération, un avenir professionnel relativement tracé et prévisible, une formation adéquate et une éthique du travail », force est de constater, insiste Chanlat, qu’aujourd’hui ces conditions ne sont plus réunies. Pour y voir plus clair Cadin, Guérin, Pigeyre (2003) tentent d’identifier des périodes marquantes dans les pratiques managériales des entreprises. Alors que les années 1980 ont vu ériger l’entreprise comme une valeur sociale, influençant de ce fait les modalités de gestion des ressources humaines, les années 1990 ont représenté le début de la crise économique, entraînant une crise de l’emploi. Toutes les catégories professionnelles ont été touchées par cette crise, y compris les cadres, catégorie traditionnellement favorisée.

C’est surtout à partir de cette date qu’apparaît ce que Cadin, Guérin, Pigeyre (2003) nomment « la ligne brisée des trajectoires professionnelles »[13], pour souligner les parcours chaotiques et hachés que prennent de plus en plus souvent les carrières.

Néanmoins, Arthur, Hall, et Lawrence (1989) ayant procédé à une recension des différentes définitions du concept de carrière, nous rappellent que la carrière est un domaine d'étude multidisciplinaire par excellence, qui fait appel à l'ensemble des sciences sociales : psychologie, psychologie sociale, sociologie, anthropologie, économie, sciences politiques, histoire et géographie...

Nombreux sont également les courants d'analyse au sein de ces disciplines de sciences sociales qui se sont penchés sur l'étude des carrières. Notre posture est celle de la sociologie interactionniste symbolique.

La vision interactionniste symbolique des carrières et des trajectoires

Il faut comprendre par interactionnisme symbolique un ensemble d'approches qui explique les formes, les structures des situations et des systèmes par les interactions entre acteurs. Au sein de ces situations[14], les acteurs, « en modelant leurs environnements et leurs futurs » (Strauss, 1992) en élaborent spontanément le sens.

Dans ce courant de la sociologie, les travaux de l'École de Chicago mettent en avant deux exigences dominantes. La première sera d'abord la prise en compte des significations subjectives attribuées par les individus à leurs propres actes et aux situations vécues, la seconde sera la saisie des pratiques en relation avec l'environnement qui leur donne sens.

En conséquence, cela conditionne la méthodologie spécifique, qui a largement recours aux récits de vie, aux entretiens et à l'observation directe. Les monographies et les études de cas ont donc été largement utilisées (Graffmeyer, Joseph, 1994).

Les chercheurs de cette École ont distingué la représentation subjective qu’a l’individu de sa trajectoire personnelle (les points de vue des acteurs dans ces processus), en tant qu’évolution sociale, et les éléments objectifs des différents changements qui sont intervenus dans sa vie professionnelle (les conditions factuelles de leur occurrence). Ainsi, deux principales acceptions de la notion de carrière sont identifiables, celle de nature sociologique, définie par (Barley, 1989) comme « the succession of social experiencies lived by an individual as well as the identitary changes that follow »[15], et celle se rapportant au travail, qui la considère comme la « progression d'un individu danssa vie professionnelle ». Cette dernière reprend l'idée d'étapes, de seuils, c'est-à-dire d'un enchaînement de phases (Hugues, 1959).

Comme on vient de le voir, cette approche interactionniste symbolique met l'accent sur le lien entre les vécus objectifs et les répercussions identitaires. De ce fait carrière, rôle et identité deviennent indissociables dans leur analyse.

C'est ce que formule Barley (1989) lorsqu'il fait la distinction entre le « rôle » et « l'identité »[16], en définissant le premier comme un processus d’interactions entre l’individu et la structure sociale au sein d’une situation et la seconde comme des définitions stables du « soi » qui permettent aux personnes de s’approprier des rôles, compris comme « attente des autres ».

Cette dualité « rôle » et « identité » avait déjà été évoquée par Mead G.H. (1963) : « Les types de relations que nous entretenons varient suivant les différents individus; nous sommes une chose pour un homme, et une autre pour un autre. […] Nous nous scindons ainsi en toutes sortes de différents "soi" suivant nos amis. […] Il existe une grande diversité de "soi" correspondant aux différentes situations sociales. ».

Ainsi, selon les attentes des partenaires de l'interaction et de l'environnement, les identités, soumises au phénomène des « prophéties auto réalisatrices » s'en trouveront modifiées (Watzlawick, 1988).

Troisième point d’assise de notre cadre théorique, nous présentons désormais le modèle du « garbage can ».

Le modèle du « garbage can » et la désignation des cadres expatriés

À la suite d’une étude approfondie sur la gestion internationale des cadres, Huault et Romelaer (1996) ont constaté que dans les multinationales, en matière de désignation des futurs expatriés, le modèle de décision qui s’appliquait était celui du « garbage can ». Ce modèle contredisant la « rationalité absolue » propre au modèle économique dit de l’Homo economicus, propose un examen radical du processus de décision. Il rend compte des processus de décision au sein d’organisations qui y sont qualifiées « d’anarchies organisées ». Elles sont caractérisées par une forte ambiguïté des préférences des décideurs, par l’importance des tâtonnements, ainsi que par un degré d’engagement fluctuant des participants. Dans ces organisations, « une série de choix et de solutions sont en quête de questions et de problèmes auxquels ils pourraient répondre, des questions cherchent des situations où s’exprimer et des décideurs sont à la recherche d’objectifs. La métaphore de la corbeille à papier, ou de la mise au panier, illustre le caractère quelque peu fortuit – tributaire de circonstances imprévues – du processus de décision, assimilé à un empilement de choix, de problèmes, de solutions et de participants » .

Revenons à présent au modèle du « garbage can » appliqué à la gestion du personnel à l’international. Afin d’en retenir l’essentiel, nous rappellerons que dans la proposition de Huault et Romelaer (1996), un cadre est « choisi », à un moment donné, selon un concours de circonstances plus ou moins logiquement « bordé ». En d’autres termes, la hiérarchie n’affecte pas n’importe qui à n’importe quel poste, ni à n’importe quel endroit, mais la décision de mobilité, s’accordant sur une personne, tient davantage du choix le plus satisfaisant (compte tenu des circonstances contingentes répondant, au mieux, à un cahier des charges qui lui-même peut évoluer tout au long de la procédure) que d’un processus qui se voudrait rationnellement formalisé.

Résultats et discussion

À présent abordons dans le détail notre cas « idéal typique » qui concentre un ensemble de dysfonctionnements, marqueurs du mode de fonctionnement de l'organisation Fin-Amor.

Il s'agit du cas E05 que nous nommerons, par effet de réalisme, Monsieur SUN. Nous présenterons tout d'abord un bref récapitulatif de sa trajectoire personnelle (sociale, académique, professionnelle) avant d'aborder la description de son mode de sélection au sein de l'entreprise Fin-Amor.

Monsieur SUN est un cadre du groupe Fin-Amor de 35 ans, de nationalité allemande, avec une ancienneté de 10 ans, il occupe un poste à forte responsabilité. Monsieur SUN est né en Allemagne d’un père coréen et d'une mère chinoise continentale. Ses parents sont donc des immigrés de première génération. Bien que de mère chinoise (cantonaise), sa langue maternelle est l’allemand. En effet, ni la langue coréenne ni la langue chinoise n’étaient autorisées dans son foyer. Monsieur Sun passe sa petite enfance à Hambourg. Après le collège, ses parents l’envoient dans un pensionnat au Royaume Uni pour y effectuer ses études secondaires. Il choisira d’apprendre en deuxième et troisième langue vivante l’anglais et le français.

Il poursuit sa formation en enseignement supérieur dans une école de commerce, dont le cursus se déroule sur trois ans et sur trois sites différents (Royaume-Uni, France et Allemagne). Lors de ses études, il effectue un stage de courte durée[17] en Corée dans le groupe Samsung, un de longue durée[18] au Royaume-Uni dans une banque internationale, ainsi qu’en France.

Lorsqu’il est diplômé, il postule auprès de la filiale londonienne de Fin-Amor. Après un entretien dans un cabinet externe londonien[19], il suivra une sélection dans un « assessment center »[20] du groupe Fin-Amor au Royaume Uni, qui lui permettra d'être recruté à Londres. Il y deviendra rapidement[21] directeur marketing pour une ligne de produits de grande consommation.

Au bout de deux années dans cette fonction, il apprendra[22] qu’il fait partie du groupe des cadres repérés comme « haut potentiel » par la direction générale des ressources humaines du groupe :

En fait, ce qui s'est passé, le G.R.H. général du groupe, il est passé comme chaque année. Je lui ai été présenté par mon patron de pays. Ils ont vu que peut-être, que j'étais quelqu'un de potentiel à développer. Donc, ils m'ont fait rencontrer M. X [DRH général]. Ça, c’était important. Aussi, je pense la visibilité à la direction générale, parce que chaque année, M. Z [Le PDG] et les vice-présidents sont passés à Londres et il fallait présenter les statuts de nos marques à la direction générale et donc ça, c’est une occasion où on peut, on peut montrer un peu sa compétence et se faire remarquer aussi.[23]

Repéré par la DRH du siège social à Paris, Monsieur Sun vivra alors un premier processus interne de sélection, lors de sa deuxième nomination. Le « patron pays Royaume Uni »[24] le contactera de façon informelle, à son bureau, par téléphone. Sans plus d’explication, il lui proposera le poste de directeur marketing Europe. À l’époque, préférant un poste opérationnel, il demeurera très peu convaincu par la proposition. Le Directeur général interviendra alors pour le persuader. À l’appui de cette discussion, il aura un long entretien avec son futur patron parisien (le Directeur de zone). L’argument principal mis en avant par ses interlocuteurs sera de mieux pouvoir connaître le groupe :

Ils m'ont expliqué en fait que le côté positif de ce travail, c'était que… pour mieux connaître Fin-Amor du siège. On pouvait mieux connaître les labos, et qu'en fait que ce poste était peut-être un porte-avions pour, disons, pour plus tard. C'était un, voilà, deux ans au siège et ensuite d’autres choses.[25]

Bien qu’il « connût très bien »[26] le futur travail qu’on lui proposait, il éprouvera de nombreuses réticences à accepter ce nouveau poste.[27]

Néanmoins, il finira par répondre favorablement à la proposition d'être nommé responsable marketing de la zone Grande Europe pour un ensemble de gammes de grande consommation. Quatre jours par semaine, il circulera en tant que « pendulaire » dans les pays européens et notamment sur les grands marchés[28]. C’est alors qu’il entrera dans le troisième processus de sélection interne qui le mènera à être nommé à l’expatriation à Taïwan.

C'est ainsi qu'à la fin de la deuxième année en fonction dans ce nouveau poste de directeur marketing Europe, Monsieur Sun passera, conformément aux procédures R.H. internes au groupe, l'entretien annuel de « développement ». Auprès de ses interlocuteurs (son directeur de zone Europe et le D.R.H. en charge de l'international du groupe), il émettra le souhait d'aborder les perspectives de sa carrière :

Donc, en fait. C'était au bout de ma deuxième année où j'avais entretien de fin d'année et dans cet entretien de fin d'année, on a parlé un peu de la prochaine étape et j'avais dit […] je veux progresser dans le groupe, prendre une direction générale dans les produits publics, mais pas en Asie. Il [le DRHI] me dit « mais pourquoi pas en Asie ? »[29]

Il expliquera alors sa grande réticence à partir pour une destination asiatique :

Donc j'ai expliqué que, en fait, je suis physiquement asiatique, mais je ne parle pas la langue et culturellement, dans ma vie avant, ça ma posé des problèmes avec des Asiatiques […] Donc, alors j’ai dit : « Georges, écoute, je suis prêt pour tout mais pas pour l’Asie ».[30]

Il complètera son argumentation en exposant la forte réserve de sa femme (allemande) envers ces destinations. En outre, selon sa perception personnelle, l’Extrême Orient n’était pas une zone en devenir :

Et pour moi, à l'époque l'Asie, géographiquement, ce n'était pas une zone avec beaucoup de potentiel ou avec beaucoup de visibilité. Parce qu'à l'époque, l'Asie ce n'était pas une, comment je peux dire, ce n'était pas encore le focus, focus du groupe.[31]

L’entretien se terminera sur ce constat. Ses interlocuteurs lui confirmeront avoir compris sa position :

Donc j'avais expliqué, je ne voulais pas aller en Asie et on m'a dit « très bien. On comprend, pas de problème et quand on a une proposition qui correspond à vos souhaits, on vous contacte… »[32]

Deux mois plus tard, il recevra un coup de téléphone du D.R.H.I., par lequel il apprendra que le Directeur de la zone Asie, Monsieur T. souhaite le rencontrer très rapidement. Il fera état de sa grande surprise :

Je dis alors : « mais écoute, je ne comprends pas parce que, j’avais dit pas l’Asie et vous avez dit oui, pas de problème ». Et il me répond : « Oui, mais quand même, quand même tu peux le voir, juste pour voir, si jamais ça t’intéresse et sinon, c’est pas grave ».[33]

Il rencontrera alors Monsieur T. qui lui exposera le projet du poste à Taïwan. À la fin de l’entretien, Monsieur Sun remerciera que l’on ait pensé à lui, mais refusera l’offre en réitérant les réticences qu’il avait déjà exprimées lors de son entretien annuel. Monsieur T. qui est réputé dans l’organisation pour son fort charisme, son tempérament positif et entreprenant, arrivera cependant à le convaincre de ne pas prendre une décision trop rapide.

Au bout de deux semaines de discussion avec sa femme, qui lui ont permis de dresser une liste des avantages et des inconvénients du projet, M. Sun reprendra contact avec Monsieur T. Ce dernier lui proposera alors de faire un voyage de reconnaissance. Le voyage ne convaincra absolument pas sa femme qui restera opposée au projet. En revanche, après avoir vu la situation in situ et après avoir échangé avec ses collègues européens rencontrés sur place, Monsieur Sun semblera en accord avec le projet professionnel. Au final, sa femme acceptera :

On a encore discuté. J’ai discuté avec ma femme, elle a dit : « Écoute, tu sais que moi je ne veux pas y aller, mais je le fais pour toi, si tu penses que c’est bien pour toi, que tu vas t’amuser là-bas, I support you[34]

Monsieur Sun partira d’abord seul à Taïwan pendant 4 mois, sa femme le rejoindra ensuite. À l’exception de la période d’euphorie, qu’il n’a pas ressentie, il commencera à vivre les phases « habituelles » de l’expatrié recensées par la littérature : courbe en « U » (Lysgaard, 1955; Oberg, 1960; Kealey, 1990; Bhaskar-Shrinivas et al., 2005), Il rencontrera de nombreux déboires d’ordre professionnel et relationnel, à la fois avec ces collègues locaux (notamment avec ses subordonnés) et les personnes fréquentées au cours de sa vie sociale.

Il expliquera les difficultés ressenties en faisant appel à différentes causes :

Parce que, souvent avec mon physique asiatique [...] ils m'ont parlé en asiatique, en chinois ou en coréen. J'avais dit que je peux pas parler en chinois. Souvent, je pense qu'ils ont pensé que j'étais très arrogant, je voulais pas parler en chinois, donc j'avais, il y avait souvent une mauvaise sensation.[35]

Sa mauvaise socialisation professionnelle et sociale et les importantes difficultés rencontrées par sa femme (difficultés de communication, solitude, désoeuvrement…) le pousseront à réclamer de nombreux entretiens intermédiaires avec la hiérarchie en charge des ressources humaines.

D'abord le deal que j’avais fait avec mon patron, c’était pour trois ans. Donc il m’a dit : « Écoute, je te promets qu’après trois ans, on va te faire évoluer ». Et donc j’avais déjà parlé avec ce directeur de division en mai cette année, pour bien confirmer que c’est trois ans, et je pense que, à partir de février, mars prochain, je pense que, soit c’est moi qui va pousser, qui va dire : « écoutez les mecs, c’est en juin que je veux partir, donc il faut que vous proposiez quelque chose », ou soit c’est eux qui vont venir chez moi avec une proposition.[36]

Il réclamera plusieurs fois sa mutation et expliquera qu’il a pensé (off record), qu’il a songé maintes fois à démissionner. Nous avions rencontré Monsieur Sun lors d’un de ses voyages au siège en France. Quelques heures après notre entretien il apprendra avec soulagement que l’on allait mettre fin à son contrat d’expatriation à Taïwan (au bout d’un an et demi au lieu de trois ans) pour un nouveau poste en Europe.

À partir de l’entretien, voyons à présent, comment analyser ce cas idéal-typique ?

Un recrutement s'apparentant au modèle du « Garbage Can »

Le cas de Monsieur Sun correspond en apparence à la description du processus de mobilité et de sélection internationale développée dans la littérature managériale. Les critères initiaux de recrutement semblent respectés :

  • profil transnational,

  • phases d’acquisition d’expériences réussies,

  • phase de repérage de haut potentiel : par entretien annuel, informel et séance de « reporting » par la ligne hiérarchique et le sommet stratégique,

  • repérage de la volonté de mobilité.

Néanmoins, l’analyse par le modèle du « garbage can » est nettement plus efficace pour décrypter ce qui se passe réellement et qui s’éloigne radicalement du modèle de la « rationalité étendue » nourrissant l’imaginaire gestionnaire.

Conformément à ce modèle, chez Fin-Amor, lors du processus de décision, la présence ou l’absence d’un membre de la ligne hiérarchique concerné par la mutation envisagée, la condition des personnes participant à la décision, l’urgence du besoin à satisfaire, la décision souveraine et supérieure de la hiérarchie, aussi bien qu’une nouvelle information[37] entrant dans le système, peuvent changer rapidement la donne. Ainsi ce candidat réputé, après un premier tour de « consultations », comme parfaitement inadéquat, devient au second tour nettement plus intéressant.

C’est pourquoi, en se référant à cette version du modèle du « Garbage can », la rationalité des affectations à l’étranger se fait chez Fin-Amor sur des éléments que nous avons résumés et rassemblés selon trois critères[38] majeurs.

  1. La plus ou moins grande simplicité des tractations

  2. Le niveau d’urgence du besoin d’affectation 

  3. Le niveau de potentialités perçu chez le cadre par la hiérarchie

Pour le premier critère, nous comprenons « la disponibilité des acteurs », c'est-à-dire la disponibilité des membres de la hiérarchie participant à la décision et celle(s) du (ou des) cadre(s) « expatriable(s) »[39]. Nous y intégrons également la plus ou moins grande « faisabilité de l’affectation ».[40] Pour le second critère, nous invoquons ce que nos interlocuteurs ont nommé les expatriations « pompiers »[41]. Il s’agit d’affectations décidées en « catastrophe » pour « éteindre un feu ».[42] Le troisième critère se réfère à la conformité des représentations, résultante de la négociation entre les membres de la hiérarchie entre eux (c'est-à-dire l’avis final qu’ils portent sur tel ou tel « candidat ») et l’urgence de la nomination pesant dans la décision. Ce troisième critère est donc un rapport entre les deux premiers. Il participe du processus de « réduction de la dissonance cognitive »[43] entre la somme des qualités perçues lors du processus menant à la désignation de l’expatrié et la nécessité de prendre une décision rapidement. Nous en concluons que le modèle adapté du « garbage can » de Huault et Romelaer dans le cas du processus de décision en matière de désignation d’expatrié semble valide pour l’organisation Fin-Amor[44] pour l'ensemble des cas d'expatriation observés dans notre étude.

Les représentations identitaires stéréotypées au service d’une décision managériale

Nous arrivons à présent à la deuxième partie de notre démonstration qui porte sur la construction, de la part de l’entreprise, d’une représentation identitaire de M. Sun, au service d’une décision qui se veut rationnelle.

Rappelons les critères qui ont présidé à la prise de décision, suivant le modèle du « garbage can » décrit plus haut.

Tout d’abord du point de vue de l’organisation, l’identité de Monsieur Sun, semble s’articuler autour des faits suivant :

  • son apparence physique asiatique.

  • son nom à consonance asiatique

  • son expérience professionnelle de 6 mois en Corée.

Son profil est donc acceptable pour le poste en Asie. Dans le même temps, on omet de prendre en compte des informations qui sont à la fois disponibles dans son dossier personnel. Sa non connaissance de la langue chinoise, le refus de partir dans cette zone, qui ont été exprimés lors des différents entretiens, témoignent d’une identification bien différente de celle de l’entreprise.

Sa trajectoire individuelle, c’est-à-dire autant sa carrière sociologique[45] que sa carrière professionnelle[46], n’est que partiellement prise en compte. Seuls les éléments permettant un renforcement de la conviction initiale seront retenus, de façon à éviter toute dissonance cognitive chez les recruteurs. Il en découlera non-pas un profil objectif, mais bien une simplification identitaire fondée sur une analyse partielle de la biographie et des caractéristiques individuelles de M. Sun.

Les propos de Crozier (1963), qui affirme que dans l’entreprise les actes d’identification, fortement chargés affectivement, peuvent devenir conflictuels, semblent ici confirmés. En effet, par son discours, le salarié de Fin-Amor exprime douloureusement l’absence de « congruence » de l’exo-identité avec sa propre image de soi (Duton, Dukerich, Harquail, 1994).

Labyrinthe ou puzzle identitaire ?

Nous avons examiné le processus de construction de la représentation identitaire de la part des supérieurs hiérarchiques de l’organisation. Analysons maintenant le labyrinthe ou le puzzle identitaire des différents acteurs en présence.

Alors que Pierre (2001) classe les expatriés en catégories bien distinctes (conservateurs, défensifs, transnationaux, convertis) avec Monsieur Sun, on voit apparaître une multitude de catégories qui dépendent de la posture d’observation. En effet, cet expatrié, de père coréen, mère chinoise, enfance en Allemagne, formation au Royaume Uni, expérience professionnelle en France, se définit lui-même comme « transnational » et facilement adaptable. Néanmoins cette identification peut subir, suivant les circonstances, de notables modifications, selon qu’il va accepter, refuser, utiliser les identités qu’il se verra attribuées. Comme le soulignait Mead (1963) « il existe une grande diversité de "soi" correspondant aux différentes situations sociales ».

Une auto-identité et de nombreuses exo-identités

En matière identitaire, si l’on se place du point de vue du salarié, les différents entretiens que nous avons eus avec lui nous permettront de comprendre qu’il s’identifie principalement comme Britannique (12 ans en Angleterre). Les références aux valeurs aux modes de fonctionnement (performance dynamisme, pragmatisme de terrain), ses « héros », correspondent pour lui à des représentations anglo-saxonnes.

L’enquête ayant permis une approche à 360°, nous avons pu recueillir l’avis de ses pairs professionnels. Le formalisme de leur collègue, son goût pour les procédures, auxquels s’ajoutait le fait d’avoir épousé une Allemande, faisaient qu’ils lui attribuaient une identité allemande.

Enfin, l’analyse des événements professionnels vécus à Taïwan et relatés lors des entretiens nous ont permis d’ajouter une nouvelle attribution identitaire. De nom patronymique et de physique asiatique, ses subordonnés taïwanais le considéraient a priori comme des leurs. De surcroît, M. Sun ne parlant pas chinois, la communication avait lieu en français, ce qui, d'après lui, le faisait passer pour « arrogant ». Cette affirmation était non seulement le fruit de sa propre perception, mais elle était également étayée par des faits, des anecdotes et même des incidents critiques avec ses subordonnés, qui ont émaillé son séjour. En effet, l’identification en tant que Chinois primait et rentrait en conflit avec sa propre représentation identitaire. Car, comme dans toute revendication identitaire, il était autant question de marquer son appartenance à un groupe que de signaler ce qu’il n’était pas. « Les identités que les individus se construisent "pour soi" ne sont que "l’histoire" qu’ils se racontent qu’ils sont »[47].

Ainsi, la pression, l’urgence de fournir un poste laissé vacant, trouveront dans la construction d’une « identité attribuée » le fondement rationnel d’une décision non acceptée par le candidat.

Expatriation vs. Carrières prométhéennes : le poids des représentations positives

Après avoir porté notre attention sur le mode de fonctionnement de l’organisation en matière de prise de décision, puis sur le poids des interactions des représentations identitaires des acteurs et leurs incidences sur les choix qu'ils sont amenés à faire, notre troisième résultat porte sur la compréhension de la démarche de l’expatrié lui-même.

En introduction, nous avons avancé que l’analyse de la construction de la trajectoire sociale et professionnelle permet de révéler les motivations et les représentations qui sous-tendent la décision, d’une part de se porter comme candidat à l’expatriation, et d’autre part d’accepter un détachement à l’étranger[48]. Après examen détaillé du cas de Monsieur SUN, nous pouvons affirmer qu’il se trouve à l’intersection de tensions antagonistes. C'est-à-dire entre celle qui engendre une représentation positive d’un passage à l’international en congruence avec sa conception de carrière professionnelle et celle de l’évaluation de ses propres compétences (linguistiques et sociales, par exemple) issue en grande partie des ses expériences antérieures négatives.

En matière de représentation positive d’un passage à l’international, on peut constater que Monsieur Sun subit de multiples pressions de par sa formation et à cause de ses lectures managériales. Il faut bien entendu ajouter à cela le discours de l’entreprise à laquelle il appartient.

Plus généralement, lorsque l’on écoute les expatriés de Fin-Amor, on ne peut que faire le constat de la distance entre l’anticipation positive de l’expatriation et les difficultés vécues ou ressenties lors de l’installation dans le pays d’accueil. En effet, lors de la période précédant l’offre de mobilité internationale, la représentation de l’expatriation est extrêmement favorable. Elle est véhiculée, par une « xénophilie institutionnelle » de l’organisation qui se manifeste à toutes les étapes de la vie du salarié (recrutement, intégration, formation, pleine activité). Elle est l’aboutissement d’une reconnaissance professionnelle et le passage obligé vers une « carrière de qualité ».

Lorsque le cadre se voit offrir un poste à l’étranger, il accepte l’offre en la considérant comme un nouveau défi professionnel, une promotion salariale et/ou hiérarchique et, dans tous les cas, comme une promesse d’avenir. Par ailleurs, comme il a exprimé à différentes reprises, notamment des entretiens annuels de développement, le désir d'évoluer à l'international, le refus du poste proposé pourrait constituer un frein à cet avenir professionnel convoité. Ceci pose la question, évoquée par Cerdin et Le Pargneux (2009), de la réelle liberté de choix de l'expatrié face à une proposition de mobilité internationale.

Les expatriés de Fin-Amor ont vécu une sélection complexe (socialisation, repérage des hauts potentiels, entretiens de développement, cooptation, désignation, information...). La nouvelle affectation est comprise par l’individu et l’organisation comme faisant partie d’un processus de développement de carrière. D’une part, l’expatriation est perçue comme une promotion et d’autre part, elle l’est dans les faits. Tous les nouveaux postes se traduisent par des responsabilités accrues, un niveau hiérarchique supérieur, des compétences élargies, auxquels sont associés un statut (titre) et un salaire plus élevés que ceux de la situation antérieure. La politique de mobilité internationale attribue au salarié expatrié des avantages de soutien matériel non négligeables de la part de l’organisation.

Nous en concluons donc qu’au regard de la trajectoire individuelle, le salarié, en étant nommé à l’étranger, s’inscrit dans une dynamique de qualification professionnelle. Elle se traduit par une augmentation de ses pouvoirs d’action, que ce soit sur le périmètre professionnel[49] ou dans sa sphère privée[50]. Cependant, ce mouvement ascendant, gratifiant pour le salarié va s’opposer, par un effet de ciseaux, à une évolution sociale contraire.

Le discours dominant (formation, media, entreprise d’accueil) qui affirme que l’internationalisation des cadres est vertueuse non seulement pour l’organisation, mais aussi pour l’individu, s’impose au cadre futur expatrié comme axe et/ou valeur majeure de socialisation. De conscience collective, elle est intériorisée et devient conscience individuelle. Elle se trouve revendiquée et mobilisée lors du choix de la formation initiale (choix d’un cursus au caractère international très marqué), lors des choix d’expériences professionnelles, qui sont toujours liés à des postes hors du milieu d’origine (stages professionnels), et lors du choix de profession en logique directe avec les précédents.

Nous sommes ici au centre de l’ambition prométhéenne qui est caractérisée par le « désir de posséder le monde, de se surpasser au sein des grandes entreprises. Une promesse à devenir le maître, de disposer à son gré de l’univers […] »[51] mais aussi d’avoir foi dans la grandeur de sa mission.

Néanmoins, nombreux sont les cadres expatriés rattrapés par la réalité. Leurs expériences de confrontation à l’altérité s’entrechoquent avec les représentations de leurs propres identités et avec les niveaux de compétences (perçues, idéalisées, ou « expériencées ») qu’ils pensaient détenir.

Ils doivent alors réduire leur ambition de rôle. De celui de « Prométhée », ils devront se contenter de celui de « Protée ». De prometteuse, leur carrière mutera en une succession de phases protéiformes. Le sens que prend la carrière, la direction qu'elle suivra n’est donc plus tendanciellement univoque, comme préalablement pensé ou espéré. Nettement moins favorable qu’initialement envisagée, la carrière « protéenne » au sens de Hall est faite de renoncements, d’acceptation de missions multiples, voire erratiques, en faible accord avec la personnalité, les identités et les compétences professionnelle, sociale et familiale, des expatriés. Bien entendu la carrière protéenne peut-être le résultat de choix personnels positifs, comme l'ont montré Briscoe et Hall (2006), Briscoe, Hall et De Muth (2006) mais dans le cas de monsieur Sun il s'agissait d'une situation subie. Ainsi, on peut qualifier la carrière de Monsieur Sun de protéiforme, car l'analyse de sa trajectoire montre des destinations et des étapes multiples, avec des mobilités successives non-choisies et non conformes à la stratégie souhaitée par lui.

Conclusion

Selon une posture managériale normative, au sein de la gestion des carrières, les affectations des cadres à l’étranger sont une activité de gestion de ressources humaines qui vise à allouer les meilleures ressources aux besoins les plus prégnants de l’entreprise. Par ailleurs, cette activité participe à d’autres missions qui sont celles de retenir les employés à fort potentiel, de les motiver en leur offrant des perspectives d’avenir. Ainsi prend-elle en charge la planification de la relève au sein de l’organisation. Notre travail aborde tout autant ces problématiques managériales, mais il se fonde sur un cas idéal-typique et sur un protocole de type anthropologique, qui nous ont permis de présenter trois résultats principaux :

En premier lieu, à partir de l’approche centrée sur l’organisation, une partie des dysfonctionnements liés au processus de décision pour les expatriations des cadres à haut potentiel, semblent conformes à ceux que le modèle du « Garbage-Can » expose. Ils entraînent des choix en rationalité limitée et située qui engendrent des retours anticipés, coûteux pour l’organisation.

Poursuivant l’examen du processus de sélection, par une approche interactionniste symbolique poussée, nous avons montré, en deuxième lieu, comment au sein d’une dynamique entre « auto et exo-identités », les représentations identitaires stéréotypées peuvent participer à la construction d’une « identité attribuée », qui servira au fondement rationnel d’une décision d’affectation vouée à l’échec.

Enfin, en troisième lieu, selon une approche centrée sur l’individu (dans notre cas le candidat à l’expatriation), nous avons exposé que la possibilité d’une affectation à l’international agissait de façon prédominante comme une promesse implicite d’une carrière réussie. Ainsi d’une conception de trajectoire « prométhéenne » le cadre finalement expatrié, fera l’expérience, souvent délétère, des multiples phases et séquences d’un parcours protéen. En conséquence, ce troisième résultat portant sur les carrières protéennes entre en résonnance avec la posture plus générale de Hall (1996) qui affirme que « les modèles qui partent de l’idée que l’organisation est une pyramide et que les systèmes de gestion des carrières planifient les progressions de carrière et la mobilité verticale entre les divers postes tendent à disparaitre ».

Limites

Néanmoins, nos travaux ne sont pas exempts de limites. Les principales sont liées à notre objet d’observation, notre ancrage théorique anthropologique et au protocole méthodologique, principalement inductif, qui en découle. Nous ne revendiquons aucune représentativité statistique au sens sociologique du terme et nous rappelons qu’il s’agit d'une proposition d’analyse d’un cas idéal typique issu d’une population raisonnée (non un échantillon), recouvrant un ensemble de caractéristiques régulièrement retrouvées, dans notre population, lors de nos multiples entretiens. De fait, nous nous gardons de toute généralisation, qui serait bien évidemment abusive.

Implications managériales : de nécessaires efforts de rationalisation

À ce stade de la réflexion, en matière de sélection des cadres à l’expatriation, les implications managériales sont nombreuses. À l’instar de Wagner (1998), nous insisterons aujourd’hui principalement sur la nécessité d’une analyse fine des antécédents des candidats en termes de trajectoires (familiale, académique, sociale et professionnelle). Cette analyse devrait contribuer à révéler tout ou partie des constructions identitaires successives des parties en présence. L'analyse devrait également permettre leur mise en relation avec les compétences liées au profil de poste, l’objectif étant d’en exhiber les adéquations, ainsi que les incompatibilités majeures. Par ailleurs, il convient de poursuivre les efforts de rationalisation des décisions, afin d’éviter qu’elles soient prises sur un mode principalement adhocratique. Pour ce faire, il serait opportun de renforcer les procédures d’entretiens formels au cours desquels les informations sur le profil du candidat sont récupérées et prises en compte lors de la décision ultime. Ainsi plus généralement, comme le soulignait Hall (1996), pour le D.R.H. en charge de l’international afin de « mieux comprendre, la gestion des carrières telle qu’elle se présente dans les organisations des années 2000, il convient de séparer ses composantes, à savoir, le travail, les personnes, les identités et les sous-identités, les différences, les communautés, le sens, les processus d’apprentissage et le développement des organisations. », c’est-à-dire de développer une rationalité de l’examen des faits, des pratiques et des représentations.

Poursuite des travaux : analyse de la validité du critère de « nationalité » ?

Par ailleurs, l’analyse approfondie des trajectoires de la plupart des cadres expatriés de la population étudiée nous a permis de nous questionner sur la validité des critères que la majorité des enquêtes portant sur le sujet utilise comme variable explicative, voire prédictive des comportements d’adaptabilité à l’expatriation. Ainsi que vaut le critère de nationalité lorsque la plupart des membres de la « population raisonnée » présente des profils « internationaux » extrêmement métissés en termes d’antécédents familiaux, socialisations successives, qu’elles soient primaires ou secondaires. C’est la raison pour laquelle, grâce à notre approche identitaire conçue comme une pluralité, une hybridation construite aux cours des expériences, nous souhaiterions voir aboutir des travaux montrant que le critère de nationalité n’est que très faiblement explicatif des échecs à l’expatriation. En revanche, nous soutenons que l’analyse des différentes trajectoires comporte bien cette dimension explicative. Nous suggérons, par exemple, l’examen des populations de cadres issus des programmes universitaires de type « Erasmus » et « Mundus », qui devrait être fortement éclairant à ce sujet.

Rétablir les faits à propos de l’expatriation : une responsabilité sociale partagée

Enfin, nous sommes conscients que la diffusion de la représentation prométhéenne des carrières à l’international contribue à aggraver la distance entre attentes et réalité des parcours protéens des cadres. Conscients de notre « responsabilité sociale » (Woot de Ph., 2004; Garel G., Godelier E., 2004; Goodpaster K.E., Nash L.L., Bettignies (de) H-C., 2005) en tant que membres de la communauté scientifique, enseignante et des métiers du conseil (Lepineux F., et alii., 2010), nous croyons qu’il serait indispensable de nous questionner sur notre rôle auprès des étudiants et des médias professionnels en matière de diffusion des messages concernant les « bienfaits » de l’expatriation pour la carrière de chaque cadre.

Notre pratique actuelle en tant qu'enseignants-chercheurs et partie prenante dans les instances de réflexion sur l'enseignement du leadership responsable, nous prouve chaque jour à quel point faire évoluer les représentations dominantes sur le sujet de l'expatriation vers plus d'objectivité demeure une tâche difficile. À un moment où les écoles de management s'engagent sur des processus stratégiques, il serait urgent qu'elles n'oublient pas de s'interroger sur la finalité de leur enseignement, y compris dans ce domaine.