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Les banques françaises se ventent d’avoir particulièrement bien résisté à la crise. En jeu, on trouve d’une part leur orientation universelle, d’autre part leurs capacités organisationnelles. Le recours généralisé à l’optimisation des processus y contribue à l’ « industrialisation » de la décision d’engagement bancaire. Pourtant, des dysfonctionnements questionnent l’efficacité et la rationalité des pratiques de coordination, notamment dans les relations entre back et front offices. Ils soulignent également l’enjeu de conformité au pilier 2 du référentiel international Bâle II portant sur les processus internes dès lors que ces relations induisent des délais ou des conflits destructeurs de valeurs. La coordination entre les activités au sein de ces processus devient déterminante de la performance bancaire.

Les définitions récentes du concept de coordination mettent l’accent sur l’amélioration de la cohérence des liens entre acteurs comme étant déterminante de l’efficacité organisationnelle (Schermerhorn et ali, 2003). Le problème posé est technologique et comportemental : aveuglement, ignorance, synchronisation, les obstacles rencontrés tiennent autant à des questions de communication que de représentation ou d’objectifs partagés (Heath, Staudenmayer, 2000). Dans cette perspective, les dysfonctionnements sont à rechercher dans l’interaction et ses régularités comme dans les entités qui interagissent.

Pour étudier ces problèmes de coordination, nous mobilisons le concept de convention car il explique comment des coordinations spontanées et non-justifiées émergent et s’enracinent dans les comportements. Il est opérationnalisé pour étudier le processus « crédit immobilier » d’une filiale régionale d’une des plus grandes banques mondiales. Malgré des efforts importants engagés, l’existence de stocks y pose la question fondamentale de la coordination dans les processus organisationnels.

L’ambition de cet article est alors d’étudier en quoi la théorie des conventions explique les pratiques de coordination dans la banque et en particulier l’existence de stocks dans les processus organisationnels. Sur le plan managérial, l’étude du stock questionne l’optimisation des processus dans les entreprises de service. Sous l’angle théorique, cette recherche propose une approche transversale aux mécanismes de coordination identifiés dans la littérature et amorce une typologie pouvant laisser place à un schéma d’optimalisation des conventions.

Après avoir étudié les mécanismes de coordination intraorganisationnelle (1), les spécificités de la démarche de recherche et le contexte de l’étude de cas qualitative sont détaillés (2). La mise en oeuvre de la méthodologie et l’application de la grille de lecture constituent un premier niveau de résultats (3). Les propositions issues de l’analyse conventionnelle sont ensuite discutées (4).

Mécanismes de coordination intraorganisationnelle

La coordination est déterminante de l’efficacité organisationnelle tant dans sa dimension sociotechnique que cognitive (1.1). Il existe un manque de cadre unifié d’analyse de la coordination dans la littérature actuelle que la théorie des conventions participe à combler (1.2) lorsqu’elle est opérationnalisée aux niveaux des tâches et des activités (1.3).

Les dimensions de la coordination

La coordination est une compétence relationnelle des acteurs qui la mobilisent dans leurs interactions (Dyer, Singh, 1998). Elle crée du lien entre les spécialités en intégrant des savoirs et des actions disparates au niveau organisationnel. L’analyse des travaux sur la coordination met en évidence ses deux dimensions :

  • La dimension sociotechnique étudie la coordination des actions (March, Simon, 1958; Ouchi, 1979; Granovetter, 1985; Malone, Crowston, 1994; Callon,1999; Tsai, 2002, p.180; Gittell, 2002; Quinn, Dutton, 2005). Elle tient compte de la possibilité d’autonomie et de la complexité qui en procède. Les ressources mobilisées pour structurer l’action sont elles aussi prises en compte : des technologies et des hommes situés dans des espaces et des temps à la fois sociaux et physiques. Ces ressources, aussi structurantes soient-elles, n’assurent pas en l’état une coordination efficace. Elles sont engagées et ajustées dans l’interaction par les hommes, en cohérence avec les finalités poursuivies. L’appropriation sociotechnique relève d’un travail préalable sur les représentations.

  • La dimension cognitive relie la coordination des savoirs et les savoirs de coordination (March, Simon, 1958; Berger, Luckmann, 1966; Lewis, 1969; Argyris, Schön, 1978; Nonaka, Takeuchi, 1997; Gittell, 2002). La représentation est un système d’interprétation et d’organisation des conduites et des communications. Elle intègre les connaissances stockées, leur dynamique cognitive et comportementale et la rationalité des acteurs (Nonaka et Takeuchi, 1997). Les connaissances de ces derniers évoluent dans la dynamique individus – collectifs. Les expériences cognitives et comportementales enrichissent le stock commun de connaissances et, réciproquement, ces connaissances donnent sens aux expériences. Les acteurs disposent à la fois de savoirs spécialistes et de savoirs de coordination. Ces nouveaux savoirs redéfinissent les plans d’action, la rationalité de l’acteur et les espaces de pouvoir.

La coordination procède d’un système d’action concret reposant sur ces deux dimensions. Les acteurs s’organisent une liberté d’action et un pouvoir dans un contexte contraignant qu’ils participent à construire (Crozier et Friedberg, 1977). Les ajustements mutuels contribuent à la cohésion et à l’émergence d’équilibres stabilisants au même titre que les règles formelles et descendantes. Ces équilibres s’agencent en cohérence avec les finalités poursuivies : réduction des coûts, des délais et des risques, développement commercial, etc. L’enjeu est alors d’étudier comment ces dimensions s’articulent dans les pratiques de coordination.

Dépassement de l’opposition sociotechnique / cognitif

Le problème de la coordination se pose lorsque les éléments sociotechniques et humains ne sont pas cohérents avec les objectifs de la coordination. Ces objectifs, nombreux dans les grandes entreprises, sont sélectionnés dans un processus de production de normes : lorsqu’ils sont reconnus normaux, ils font référence dans l’organisation et permettent d’évaluer les comportements et les décisions. Les espaces d’action et de savoir procèdent ainsi de ces jeux d’acteurs (Crozier, Friedberg, 1977).

Bien que la maîtrise de cette cohérence apparaisse déterminante de l’efficacité de la coordination, elle ne fait pas l’objet d’une étude ad’ hoc par la littérature où elle est traitée en terme de pilotage (Simons, 1995) et ne porte pas spécifiquement sur les comportements effectifs. Dans la pratique, les acteurs adaptent les règles descendantes, règles de contrôle, et sont aussi capables de créer de nouvelles règles, règles autonomes (Reynaud, 1989). Ils contournent les règles prescrites de façon à trouver un équilibre relationnel plus efficace : plus stable ou moins conflictuel. Leurs comportements déviants échappent aux prescriptions formelles et peuvent contribuer à l’efficacité des organisations (Blau, 1955).

Nombre de concepts traitent de ces régularités : routines, normes, habitus, théories d’action ou conventions. Le niveau des processus intraorganisationnels oriente notre analyse vers deux formes institutionnelles : la routine et la convention. La routine est un modèle de comportement régulier et prédictible. Elle offre des solutions aux problèmes particuliers rencontrés lors des interactions et renforce la capacité d’apprentissage (Nelson, Winter, 1982). Dans cette perspective, la seule dimension cognitive explique l’équilibre de coordination au détriment des dimensions sociotechniques et normatives qui sont ignorées.

La convention, en revanche, intègre ces trois dimensions et laisse une place aux questions sociales et institutionnelles. Elle traite des régularités effectives dans les croyances et dans les comportements auxquelles les acteurs font appel lorsqu’ils sélectionnent une solution de coordination en situation d’incertitude (Lewis, 1969). La convention focalise les attentes réciproques sur un équilibre permettant d’évacuer l’incertitude : chacun s’attend à ce que l’autre respecte la pratique et se coordonne sur cette base. En ce sens, la convention est à la fois la régularité qui garantit la coordination en situation d’incertitude et le dispositif de sélection qui lui est endogène (Gomez, Jones, 2000).

Identification des conventions

L’approche conventionnelle se veut un cadre d’analyse de la coordination fondé sur la diversité des modes d’action et l’émergence de régularités partagées. La convention est étudiée soit comme un processus (Amblard, 2003) soit aux différentes étapes de sont développement. Dans sa genèse, la convention est l’action d’inventeurs qui ne sont pas satisfaits par les conventions en vigueur : il peut s’agir d’individu isolés, exclus de la coordination, comme d’acteurs centraux qui « forcent » la transformation de l’organisation. Dans son processus d’institutionnalisation, les acteurs l’adoptent parce qu’il devient rationnel pour chacun d’y adhérer s’il souhaite se coordonner. Enfin, dans sa forme institutionnalisée, la convention est largement supportée par des dispositifs techniques et technologiques ainsi que par des règles formelles et descendantes.

Nous étudions ici les conventions ayant dépassé le stade de la genèse et répondant à un processus de sélection mimétique. Dans ce cas, l’acteur ne cherche pas la meilleure solution en soi, mais la solution qui assure la coordination sans risque. Pour identifier la convention, nous disposons, outre les idéal-types baptisés convention de qualité ou d’effort, de plusieurs grilles d’analyse ayant déjà fait l’objet d’applications (tableau 1).

Tableau 1

Les grilles d’analyse des formes conventionnelles

Les grilles d’analyse des formes conventionnelles

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Cette multiplicité des approches confirme la difficulté d’opérationnalisation du concept (Gomez, 1994) et la contingence de l’instrumentalisation (Gianfaldoni, Richez-Battesti, 2004). En particulier, il n’existe pas de grille de lecture adaptée au niveau d’analyse des processus et de leurs tâches constitutives.

L’identification des conventions repose ici sur la construction d’une grille de critères issus de l’analyse d’une trentaine de définitions proposées par des auteurs de référence en retenant le ou les concepts pivots. Chacun des critères émerge de la convergence d’un ou de plusieurs concepts présents dans les définitions. (tableau 2).

Tableau 2

Les critères associés à une convention

Les critères associés à une convention

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Les critères sont opérationnels de façon à permettre l’identification en caractérisant :

  • le contexte : La convention se développe dans une situation d’interaction marquée par l’incertitude sur la coordination en dehors de la convention. La multiplication des interactions, critère de récurrence, est nécessaire à l’instauration de la convention dans une population.

  • le contenu : La convention, comme repère pour l’action, est porteuse d’information. Elle est arbitraire et coordonne les comportements plutôt que le contenu même de la convention. Elle est donc potentiellement non-optimale, mais a déjà une valeur parce qu’elle permet la coordination.

  • le suivi : La sélection des conventions relève davantage de l’accident historique et situé que du résultat d’une rationalité objective. Les acteurs adoptent une convention, par conformisme et sans avoir besoin de menaces pour y souscrire.

Ces sept critères sont mobilisés dans le cas bancaire pour analyser les situations de coordination au sein du processus crédit immobilier.

Méthodologie de recherche

La méthodologie repose sur une étude de cas qualitative (2.1). La démarche retenue est l’observation dissimulée en milieu bancaire (2.2). Nous présentons ensuite le contexte du cas (2.3).

L’étude de cas

Le cadre conceptuel des conventions est opérationnalisé dans la banque de détail, et plus précisément les interactions réseau – service instructeur. Plus spécifiquement, nous y étudions le cas du stockage car il stigmatise des pratiques rationalisées collectivement dans des actions individuelles ou inter-individuelles. Le choix de la méthode des cas (Yin, 1994) vise l’explication du phénomène en profondeur dans son environnement concret. La posture retenue laisse émerger l’implicite, ce qui ne se questionne pas, la dimension collective des comportements individuels et de leur rationalisation. La démarche mobilise en ce sens une grille de lecture structurée mais suffisamment souple à partir d’un cadre théorique préexistant pour produire des explications. L’identification de la convention rend ainsi compte des conditions réelles de son apparition, du contexte, du contenu de l’activité et de son enchevêtrement au sein d’un processus plus vaste. Les comportements observés sont analysés en s’intéressant aux systèmes de rationalité implicitement mobilisés et considérés comme normaux.

La situation de gestion étudiée n’est pas à proprement parler une situation critique au sens où les acteurs ont un sentiment de perte de norme ou d’incertitude sur la coordination (Boltanski et Thévenot 1991; Gomez, 2003). Dans la pratique, les acteurs décident de se coordonner sur la base du stockage sans avoir besoin de justifier cette pratique acceptée par tous. Cette décision fait pourtant parfois l’objet de critiques.

Collecte des données

Le chercheur, présent dans l’organisation, observe des activités et des processus sous couvert d’une activité salariée. Le mode d’observation dissimulé atténue les éventuelles perturbations du chercheur sur son terrain. Il consiste à tenir secrets l’objectif et la posture retenus tout en prenant place sur le terrain parmi les observés. La limite éthique est levée par un contrôle du responsable de l’équipe de recherche sur deux points : l’anonymat des acteurs et de l’organisation et la non-divulgation des documents ou informations stratégiques de l’entreprise. En outre, les acteurs du terrain ont été informés ex-post des conclusions du travail.

D’une durée neuf mois, l’observation permet un recueil de données conséquent. Elle contribue aussi à resituer l’acteur dans son décor familier et permet de voir la façon dont il ajuste ses actions en situation.

L’observation et le recueil des données sont réalisés en position de participant complet. Le service de back office observé est rattaché à la direction des engagements (réunion bi-hebdomadaire) et plus spécifiquement aux engagements immobiliers (point quotidien). Il se compose d’un manager opérationnel et de 7 analystes crédits. Ces derniers partagent une grande pièce où le chercheur possède un bureau et peut ainsi observer les comportements. Ils sont en relation avec les agences du réseau composées chacune de 2 à 3 commerciaux habilités à vendre des crédits immobiliers, d’un chef d’agence et d’autres personnes n’intervenant dans le processus qu’en tant que prescripteurs. Trois agences ont été observées. La filiale régionale compte un peu plus de 200 agences qui envoient toutes leurs dossiers pour décision au service instructeur (back office).

Les échanges entre acteurs ont été pris en note. Issues du back office comme du front office, les données primaires sont enrichies par des données secondaires. Sous format papier ou numérique, tous les documents internes disponibles ont été collectés : procédures, statistiques, présentations (organigrammes, plans d’action, projets…), notes internes, modes d’emplois, courriers, revue de presse, journal interne. Les données collectées sont ainsi organisées dans une logique de triangulation « within method » (Jick, 1979).

Elles sont ordonnées analytiquement, par thématique, préalablement à leur analyse. Le recensement et la classification ont favorisé la contextualisation des données, la cartographie du processus crédit immobilier et l’analyse du terrain en mobilisant la grille de lecture conventionnelle. Malgré le recours à la grille de lecture et à la triangulation des sources de données, il est difficile d’éliminer totalement la subjectivité du chercheur : l’avis d’autres chercheurs travaillant également sur des processus bancaires renforce la validité des conclusions.

Contexte du cas

Le stockage des dossiers de crédit consiste à mettre un dossier en attente de traitement ou d’envoi en le stockant dans une armoire destinée à cet effet ou simplement en le posant sur le coin du bureau du conseiller ou de l’instructeur. La tâche de stockage est régulatrice dans l’activité d’instruction des dossiers. Elle assure un lissage de la charge de travail dans le temps : elle permet en effet de pallier les inégalités de débit dans les flux de dossier. Pour autant, elle est susceptible d’impacter les délais et le risque opérationnel.

Préalablement à l’entrée en stock, plusieurs tâches interviennent dans le processus : déballage du courrier, affectation des documents à pièces manquantes sur dossier, retours, ou entrepôt en armoire de stockage. Les acteurs distinguent les dossiers déjà affectés, en attente d’informations complémentaires, des dossiers en attente d’affectation. Les premiers sont stockés dans les étagères individuelles de chaque instructeur. Les seconds sont stockés dans une armoire de rangement par date, par catégorie de financement et par niveau d’urgence.

Les dossiers sont déstockés par la responsable de service qui les affecte aux instructeurs selon des critères formels : ordre de priorité par date d’arrivée, par niveau d’urgence déclarée, selon la complexité du dossier et la compétence des instructeurs.

En amont, dans les agences, les commerciaux stockent eux aussi les dossiers les moins urgents.

« Encore 27 dossiers aujourd’hui. Ils les gardent jusqu’à leurs vacances et tout d’un coup, on dirait qu’ils le redécouvrent, ils se disent « si on l’envoyait » et ils arrivent tous en même temps. À côté de ça, on n’en recevra pas la moitié dans deux mois. »

13/07 Instructeur 4

Or lorsque la charge de travail répartie dans le temps est trop importante pour le service instructeur, les dossiers à instruire s’accumulent. L’existence du stock légitime sa propre existence, de sorte qu’il devient normal pour tous. Le stock n’est pas seulement régulateur, il est également créateur de délais dans l’instruction des dossiers.

Déballage du courrier :
« C’est pas aujourd’hui que ça va baisser. » Remarque de I6 après avoir mis les nouveaux dossiers dans l’armoire de stockage.

16/06 Instructeur 6

I2 « On arrêterait d’en recevoir, qu’on aurait encore du travail pendant deux semaines avant d’avoir atteint un niveau normal. »
Chercheur : « C’est quoi un niveau normal ? »
I2 « Oh, une à deux semaines. »

27/07 Instructeur 2

Lorsqu’il n’est plus efficace, le stock devient un « goulet d’étranglement » dans la chaîne des dossiers de crédit. Un stock de 10 jours (ouvrés) signifie pour le client un délai de deux semaines (calendaires) nécessaire pour la seule tâche de stockage au service instructeur.

Au service instructeur, la durée de stockage est limitée dans le temps afin de respecter le délai acceptable. Mais dans les faits, le niveau des stocks au service instructeur ne descend qu’exceptionnellement en dessous de 5 jours. En agence en revanche, le phénomène agrégatif ne pose pas de difficulté de type « goulet d’étranglement » en raison de la décentralisation :

« C’est pas qu’il faut beaucoup de temps pour traiter un dossier, mais c’est qu’il faut pouvoir s’y consacrer, et puis avoir toutes les pièces. Et puis pour peu que tu en aies un ou deux en attente, ça repousse d’autant. »

05/05 Conseiller agence 1

L’identification d’une convention potentielle de stock invite à l’analyse de l’efficacité et de la légitimité de cette tâche.

Résultats : L’analyse des situations de coordination

Chacun des critères d’identification présentés dans le tableau 2 est analysé de façon à identifier ou rejeter le caractère conventionnel du stock.

  • Situation d’interaction : Dans le processus crédit immobilier, la tâche de stockage assure un lien entre les activités commerciales et administratives. Le volume des dossiers entrants dans le service est déterminé par la dynamique économique et par le travail effectué en amont par les agences.

« Depuis maintenant trois ans que je m’occupe de la filière immobilière, je peux vous dire que l’immobilier varie avec les saisons. On vit une période faste et ça fait plus d’un an qu’on réfléchit à l’atterrissage : et bien ça n’a jamais marché aussi bien. »

02/06 Responsable processus

En outre, le niveau des stocks résulte de l’agrégation des pratiques locales des conseillers en agence qui peuvent envoyer leurs dossiers au même moment et créer des goulots d’étranglement si le back office ne réagit pas. Le volume des dossiers sortant dépend du travail effectué par le service instructeur.

« C’est quand même rare quand ils écoutent. Tu appelles pour un dossier urgent et ils te disent qu’ils ont je ne sais combien de jours de stock et qu’ils ne peuvent pas se permettre de faire des exceptions »

05/05 Conseiller agence 1

Le stock légitime l’attente dans le traitement. C’est une justification dans l’interaction. Il assure une médiation entre les actions du conseiller en agence et celles de l’instructeur au siège. Nous retenons donc le qualificatif d’intermédiation justificatrice comme critère d’interaction.

  • L’incertitude : Le stock apparaît dans un contexte d’incertitude sur les modalités de coordination entre l’agence et l’instruction. Les instructeurs n’ont pas de visibilité sur les entrées de dossiers.

« Il y a un mois de cela, on en recevait 30 par jour et maintenant qu’on a du renfort, on n’en a pas 20. Au moins, on va pouvoir rattraper le retard. »

10/09 Instructeur 6

« De toute façon, quand on se presse pour monter le dossier et qu’on l’envoie, il traine dans leur placard pendant deux semaine. Alors quoi faire ? Autant que je prenne mon temps. Qu’il soit sur mon bureau ou chez eux, c’est pareil. »

15/10 Conseiller agence 2

Ces deux discours soulignent l’absence de solution de coordination en dehors du stock. L’incertitude porte à la fois sur le nombre de dossiers entrants dans le futur et sur la qualité du stock. Cette qualité est mesurée par la nature des dossiers en stocks, laquelle est convertie en délai. Plusieurs éléments renforcent l’incertitude : l’absence de communication entre le back et le front office permettant d’assurer des prévisions sur les flux de dossiers; l’absence de procédure signifiant à l’instructeur ce qu’il doit faire d’un dossier entrant dans le service jusqu’à la formalisation d’une procédure de traitement du courrier (10/05). Au final, le stockage est une solution à l’incertitude, notamment environnementale, sur le suivi du dossier.

  • La récurrence : La pratique de stockage est une action répétée quotidiennement, à tous les niveaux du processus crédit immobilier (agence, service instructeur, production). Si elle n’est pas partout qualifiée de « stock », la rétention de dossier est bien une tâche généralisée tout au long du processus observé.

Réponse à la question « pourquoi tu mets le dossier en attente ? » :
« Parce que tout le monde fait ça. Qu’est-ce que tu veux en faire. On ne va pas s’arrêter de travailler pour faire de l’administratif. »

15/10 Conseiller agence 2

Données secondaires

Près de 500 dossiers sont traités mensuellement par le service instructeur et proviennent des agences du réseau (les autres dossiers de la banque sont délégués en agence).

Ces éléments justifient la récurrence du stockage et l’observation montre que cette pratique est systématique.

  • Le repère : Les instructeurs justifient en permanence leur délai par le niveau des stocks. Ce dernier est formalisé par le niveau de remplissage de l’armoire de stockage.

« J’ai un dossier dont je m’occupe et j’appelle pour savoir où il en est. Ca faisait une semaine que je l’avais envoyé. Là-dessus, on me dit qu’il est en stock, que j’étais moins pressé avant de l’envoyer. Au moins ça prouve qu’on travaille bien nos clients. »

21/05 Assistant agence

Il parle en désignant une des armoires :
« On avance bien, on arrive même à réduire les stocks »

23/07 Instructeur 6

Le niveau des stocks est décompté chaque semaine pour évaluer la qualité et prévoir les retards potentiels. Plusieurs fois par jour, les instructeurs jettent un coup d’oeil évaluateur sur le niveau des stocks et commentent. Au moment de l’observation, un logiciel de suivi des stocks de dossiers est en cours d’implantation pour formaliser une pratique déjà institutionnalisée. Il permet un inventaire permanent du niveau des stocks en complément de l’inventaire physique hebdomadaire. Même s’il ne permet pas l’anticipation, le niveau des stocks est un indicateur d’activité.

  • Arbitraire : Des solutions alternatives au stockage des dossiers sont envisageables. Elles reposent sur une réorganisation de l’activité, une flexibilité et une mobilité fonctionnelle de la main d’oeuvre, sur la coordination des plannings (outil de prévision). Les technologies de gestion des flux de type CRM ou workflow offrent des solutions pour les entreprises de service et permettent notamment de fluidifier les processus. Elles existent dans la banque étudiée mais ne sont pas appropriées par les acteurs. Le stock, générateur de délais, est donc une solution arbitraire.

  • Absence de menace explicite : l’existence des stocks est entretenue par l’attitude des responsables, lesquels ne mettent pas en place d’actions coercitives correctives. Au cours de l’observation, le niveau de stock a connu plusieurs pics nécessitant l’intervention managériale. Mais celle-ci consistait à réorganiser les stocks et non à essayer de les supprimer.

« Le dossier, je peux l’envoyer quand je veux. Si j’ai qu’un rendez vous et que je n’ai pas de dossiers en attente, je peux le traiter dans la matinée et il part l’après-midi. Ca n’arrive jamais, parce qu’il y a toujours quelque chose à faire et puis que c’est aussi bien de réfléchir à tête reposée. Personne ne le fait, d’ailleurs.»

05/05 Conseiller agence 1

Le stockage est un choix délibéré, en agence comme à l’instruction. Rien n’empêche le service instructeur de traiter un dossier qui n’a pas été stocké si ce n’est le poids des habitudes.

  • Le conformisme : tout le monde stocke, personne ne se pose la question de l’existence des stocks.

AA : « Moi, je fais comme les autres. Quand tu as un client pour un crédit, tu ne peux pas tout remplir devant lui, il va s’énerver et surtout, il va t’énerver. Alors tu finis plus tard. »
Chercheur : « Que fais-tu du dossier ? »
AA : « Tu le mets sur ton bureau en attendant d’avoir du temps. »

15/10 Assistant agence

« Comme tout le monde stockait dans son coin les dossiers qu’on lui attribuait, il a fallu mettre de l’ordre, parce que quand il s’agissait de recoller les pièces du dossiers, ça devenait compliqué. »

10/11 Responsable instruction

Chacun agit conformément à cette pratique sans questionner son efficacité.

Discussion

Nous discutons successivement de la lecture conventionnelle des comportements de stockage, des propositions issues de l’analyse conventionnelle et des dysfonctionnements conventionnels de la coordination.

Une lecture conventionnelle des comportements de stockage

Le cas développé contribue à l’explication de la pratique de stockage. Cette tentative de caractérisation interroge : s’agit-il d’une routine ou d’une convention ? Si initialement, le stockage apparaît être une simple routine ne traduisant aucune forme de rationalité, la mobilisation de la grille de lecture conventionnelle met en exergue les justifications à l’oeuvre. Sur le plan méthodologique, cette grille a facilité l’analyse de la convention au niveau élémentaire des tâches. Le tableau 3 propose une synthèse des critères identifiés.

Tableau 3

Synthèse des critères identifiés

Synthèse des critères identifiés

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L’ensemble des critères ayant été renseigné, il est possible d’en conclure que la tâche de stockage répond à une logique conventionnelle. Plusieurs remarques peuvent être avancées :

  • l’approche que nous retenons du critère d’arbitraire est minimaliste au sens où il aurait fallu, en toute rigueur, avoir deux systèmes concurrents et un système qui est abandonné. Les technologies alternatives comme des plannings partagés ne s’imposent pas dans la pratique de sorte que le stock reste une pratique générale.

  • Le critère « Gomézien » de situation incertaine justifie le stock non pas comme une déviance destructrice de valeur mais comme un mécanisme d’assurance contre l’incertitude. Le critère d’indicateur va lui aussi dans ce sens : la convention signale les comportements déviants susceptibles de remettre en cause l’équilibre de coordination. Sur le plan managérial, leur efficacité est à étudier, notamment au regard des mécanismes de coordination alternatifs au stockage et susceptibles d’être plus performants.

  • Le critère d’absence de menace souligne pour sa part les limites de l’action managériale qui confronte l’action quotidienne à ce que Gomez et Jones (2000) qualifient de vide rationnel.

Propositions issues de l’analyse conventionnelle

La tâche de stockage est importante dans la gestion du flux de dossiers de crédit immobilier. Elle doit être un outil et non une contrainte. Malgré des problèmes évidents, l’existence des stocks n’est pas remise en cause dans ses fondements. Des coordinations alternatives sont pourtant envisageables sur le plan organisationnel : modalités d’affectation des dossiers; recours à la flexibilité des postes (faire intervenir des conseillers en soutien des instructeurs); anticipation des flux de dossiers. Sur le plan technologique aussi, les outils de workflow, la dématérialisation des dossiers et l’utilisation élargie des logiciels de CRM ou des plannings partagés nécessitent une appropriation par les acteurs. La convention de stock en place n’est pas satisfaisante puisqu’elle est source d’inefficacité perçue et, comme on a pu le voir précédemment, critiquée par les acteurs. Pour autant, ces derniers continuent à se coordonner sur la base des pratiques de stockage qui offrent une assurance de coordination. Le recours à des conventions alternatives doit être encouragé de façon à gérer le stockage et ne plus le subir.

Si la convention est mobilisée pour identifier et analyser des défaillances des mécanismes de coordination, un retour sur cette dernière s’impose. En effet, les points abordés plus haut nous permettent de remplir la grille de lecture de la coordination développée dans le 1.1 (figure 1).

Figure 1

Le lien coordination / convention

Le lien coordination / convention

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Dans sa dimension sociotechnique une réflexion sur le temps partagé s’impose, dans la mesure où les stocks distendent les temps. Le recours aux TIC permettrait par exemple la mise en place d’un logiciel de suivi de stock et ainsi d’anticiper les périodes de flux importants. Les ressources humaines seraient mobilisées en réponse par une flexibilité de poste (prêt de collaborateurs entre services).

Dans sa dimension cognitive, la convention de stock pose avant tout un problème de normalité reconnue du stock en agence et au siège. Celle-ci rentre en conflit avec la logique de flux qui accompagne l’approche par les processus. Un autre élément comportemental mérite une réflexion, mais cette fois-ci concernant les arrangements locaux de la convention : les modalités d’affectation des dossiers aux instructeurs.

Enfin, sur le plan des finalités de la coordination, une réflexion doit être entreprise sur la notion de délai et la maîtrise des risques qui sont impactés par le stockage : les pratiques de stockage observées relèvent davantage de la finalité que du moyen. La convention propose une solution de coordination partagée par les services mais reste non-optimale dans le processus crédit immobilier. Sur le plan théorique, cette pratique renvoie à ce que Leibenstein (1982) qualifie de convention inférieure.

Pour autant, l’observation montre que ce comportement repousse la question de son efficacité aux moments critiques, ces derniers envoyant des signaux encore trop faibles pour forcer le changement. Ce décalage entre l’essence du problème et sa remise en cause va à l’encontre des améliorations organisationnelles et managériales recherchées. Les acteurs se conforment à la convention inférieure tant qu’ils ne subissent pas une pression les poussant à adopter un comportement calculatoire : une convention non-optimale est préférée à l’absence de convention (Leibenstein, 1982).

Des dysfonctionnements de la coordination à l’optimalisation des conventions

Une ambition implicite de ce travail était de contribuer à l’opérationnalisation des conventions au regard de leur efficacité relative. Or la diversité des référentiels de performances, individuels ou collectifs, intra ou inter organisationnels pose problème. La réflexion sur le lien performance – convention laisse alors place à un schéma d’optimalisation des conventions.

En s’attachant à l’analyse des interactions, les conventions permettent d’identifier les défaillances potentielles des mécanismes de coordination : si les conventions ne sont pas les seuls mécanismes de coordination, elles n’en garantissent pas moins une coordination minimale. Parmi les trois cas de figures retenus (figure 2), certaines pratiques significatives de risques importants pour la banque appellent l’intervention managérial pour arbitrer, formaliser et rationaliser.

Figure 2

Typologie des dysfonctionnements conventionnels de la coordination

Typologie des dysfonctionnements conventionnels de la coordination

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La grille de lecture conventionnelle identifie des situations dans lesquelles il n’existe pas de convention partagée (configuration 1). À côté des conventions propres à chaque service, les conventions plus générales assurent une coordination minimale qui reste insuffisante pour garantir l’efficacité des processus et accroit le risque de non coordination. Sur le plan opérationnel, des conflits latents ou explicites sont observés lorsque des individus relevant de services différents partagent une même situation.

La coexistence de conventions concurrentes est représentée par la configuration 2. Dans ce cas, la présence d’une convention concurrente rend floue la coordination effective et nuit à l’efficacité de la coordination. La non-conformité de l’ensemble de la population, dans chaque service, érode l’efficacité de la convention à assurer la coordination. Ces deux vecteurs d’inefficacité potentielle laissent une place au politique et à la dynamique des conventions. Les acteurs renoncent à un équilibre stable pour rechercher des solutions préférables (Crozier, Friedberg 1977). Ils pourront alors rechercher des opportunités pour améliorer les retours liés à leur participation à l’action collective. Ce sera le cas des périodes d’adoption de nouvelles conventions. Elles se traduisent par des difficultés de coordination inhérentes à l’absence de référentiel généralement partagé. Nous avons pu observer ici encore des tensions dans les relations. Elles annoncent des compromis dont procèdent les conventions.

Lorsqu’elle est partagée (configuration 3), la convention garantit une coordination au processus et assure la cohérence entre les trois dimensions de la coordination. Or cet équilibre non-optimal présente des risques. L’impact sur les enjeux bancaires est donc le critère prépondérant pour prioriser les actions managériales. Le manager devra par exemple veiller à ce que cette convention ne se limite pas à des jugements de formes sur la qualité des dossiers ou des épreuves de force entre back et front offices.

En amont, il incombe alors au pilote d’accompagner les acteurs dans l’évolution de la convention. Ces différentes situations soulignent le double besoin d’adaptation et d’adoption conventionnelle vers une configuration cible que l’on peut qualifiée de « convention partagée optimalisée ».

Conclusion

La contribution de la recherche se veut à la fois théorique et managériale. La lecture proposée de ce problème opérationnel est une proposition d’opérationnalisation de la théorie des conventions qui répond à une critique récurrente concernant la difficulté d’opérationnalisation du concept. La démarche retenue devrait pouvoir être généralisée pour le pilotage des processus dans d’autres activités, cette orientation étant utilisée originellement dans l’industrie avant d’être adaptée aux entreprises de service et à la banque.

Sur le plan managérial, des pistes sont ouvertes pour palier aux défaillances des mécanismes de coordination. Les pratiques de stockage de dossier dépassent leur seul secteur bancaire et sont présentes dans la plupart des entreprises de services. De façon plus générale, un audit des conventions permettra d’identifier les dysfonctionnements potentiels de la coordination, de les prioriser et selon la nature du dysfonctionnement, envisager des solutions.

Dans un contexte de changement organisationnel et d’autonomisation des acteurs, le management à base de conventions apparaît pertinent pour assurer la coordination. Pour autant, un tel pilotage repose sur l’analyse des liens entre les conventions et leur dynamique d’ajustement. Les sociologies de l’action offrent sur ce point des perspectives à approfondir.