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La question des connaissances « tacites » fait l’objet de nombreux débats dans le champ du management des connaissances : leurs statuts « théoriques », la possibilité de les extraire et de les codifier aussi bien que l’usage effectif des « code-book ». De nombreux travaux aussi bien chez les économistes comme Cohendet et Llerena (1999), Foray (2009) que chez les gestionnaires comme Nonaka et Takeuchi (1995), Tsoukas (2003) attestent que l’enjeu est considérable. Néanmoins selon que l’on s’inscrit dans une stratégie de codification ou une stratégie de personnalisation pour reprendre une distinction largement partagée en management des connaissances depuis l’article fondateur de Hansen, Nohria et Tierney (1999), de fait la codification prend une place différenciée. Dans le premier cas, une perspective cognitiviste (le paradigme du système de traitement de l’information de Simon), l’étape de codification est essentielle puisqu’elle seule permet le stockage et la diffusion de l’information; dans le second, une perspective communautariste (le paradigme de l’énaction de Varela et les communautés de pratique de Lave et Wenger), elle ne semble pas indispensable car il serait possible « simplement » d’envisager une transmission entre un expert et un novice sous la forme d’un compagnonnage. Mais quel que soit l’enjeu de cette codification, toute forme de management des connaissances vient buter à un moment ou un autre sur cette question (Rouby, Thomas, 2004) où se trouve confronté à un besoin de codification même dans le cas d’une communauté de pratique (Cohendet, Creplet, Dupouet, 2006, p. 18). En effet, le processus même de transmission, lors d’un compagnonnage, pourrait mobiliser des connaissances codifiées : en effet l’effort à faire pour un expert pour former un novice s’apparente à un moment donné à un effort d’explicitation de sa pratique.

Mais force est de constater selon Tsoukas (2003) et Gourlay (2006) que la question du statut théorique des connaissances tacites et les possibilités effectives de les « extraire » est posée devant les nombreuses ambigüités d’usage de cette notion dans la littérature depuis les travaux fondateurs de Polanyi (1966). C’est sur ces deux aspects que nous proposons d’avancer dans cet article. Nous ne traitons pas la question de l’appropriation par des acteurs de ces connaissances codifiées prenant la forme d’un code-book. Nous nous centrons exclusivement sur les connaissances individuelles et nous écartons de notre réflexion dans cet article les connaissances collectives.

Nous soutiendrons la thèse que l’intuition de Polanyi était la bonne mais que les travaux essentiellement en psychologie, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan méthodologique, qui permettent de clarifier ces questions sont postérieurs à son oeuvre. Ce sont d’une part les travaux théoriques de Piaget, des années 1974, autour de la thématique « réussir et/ou comprendre », et d’autre part les travaux méthodologiques des psychologues du travail, des ergonomes (Vermersch, 1996, 2003; Theureau, 1992, 2006), des années 1990, qui ont construit des outils pour investir délibérément les connaissances pratiques des acteurs en situation en s’appuyant justement sur l’héritage piagétien.

On se propose dans cette contribution dans une première partie de repartir des travaux de Polanyi et de montrer en quoi les travaux de Piaget des années 70 permettent de clarifier sur le plan théorique cette question des connaissances tacites. Dans une deuxième partie, on se propose de rendre compte de l’apport d’un certain nombre de chercheurs issus de l’ergonomie et de la psychologie qui ont investi les pratiques sur le plan méthodologique et qui ont été de fait confrontés à la dimension tacite des connaissances. Ils se sont progressivement écartés de l’entretien sociologique classique qui construisait délibérément un discours sur l’action sous la forme d’une rationalisation ex-post pour concevoir des outils à même de rendre compte de la logique de l’action en pratique. En conclusion, nous proposerons une synthèse des résultats issus de cette contribution propre à clarifier certains débats en matière de management des connaissances. Ainsi, nous proposons de considérer le « tacite » comme une caractéristique d’une « connaissance en acte » à distinguer d’une manière radicale d’une connaissance discursive spontanée.

Vers un positionnement théorique de la dimension tacite des connaissances : de Michael Polanyi à Jean Piaget

La référence sur laquelle tout le monde s’accorde pour parler de connaissance tacite est Michael Polanyi. Celui-ci fait le constat qu’il y a des choses que nous savons faire mais dont nous ne pouvons pas parler : « There are things that we know but cannot tell » (Polanyi, 1962). Ceci est particulièrement vrai pour nos compétences pratiques. Il prend l’exemple de la natation. Nous pouvons dire que nous savons nager, mais cela ne signifie pas que nous pouvons dire comment nous faisons pour flotter ou comment nous coordonnons l’ensemble de nos muscles lorsque nous nageons. De la même manière, en situation quotidienne, nous reconnaissons facilement un visage familier, mais nous sommes incapable de rendre compte comment nous faisons pour le reconnaître. Ainsi, un simple geste révèle souvent un savoir plus considérable qu’on ne le croit et on est habituellement incapable de décrire le savoir que révèle notre action. Les connaissances que nous mobilisons dans la pratique ne font pas l’objet d’une prise de conscience : ce sont des connaissances qui sont implicites (tacit knowing) c’est-à-dire liées au déroulement de l’action. Ce constat est d’une grande importance, mais il faut resituer le travail de Polanyi en rapport avec ces questions et les travaux de l’époque. Il fait des études de médecine et de physique, avant de devenir un chercheur en chimie et de s’intéresser par la suite à la philosophie des sciences. C’est après sa carrière brillante de chercheur qu’il entreprend une critique de l’épistémologie poppérienne en montrant que le travail pratique des chercheurs repose sur des critères implicites et donc non scientifiques. Cette critique part de l’expérience même de Polanyi en tant que chercheur. Pour étayer sa thèse, il mobilise divers travaux issus de la psychologie des années 1930-1960, sur la question de la nature des connaissances pratiques d’une manière très générale. Mais les travaux qui permettraient de clarifier cette dimension « tacite » des connaissances ne vont se développer qu’à partir des années 70 chez un auteur comme Piaget. Les travaux de Polanyi vont constituer une référence pour de nombreux auteurs qui investissent cette question des connaissances mobilisées dans la pratique. Ainsi, Donald Schön (1983), dans le domaine des sciences de l’éducation et de la gestion, va investir les connaissances mises en oeuvre par des professionnels (enseignants, urbanistes, gestionnaires…) dans l’exercice même de leurs activités et développer différentes méthodes pour accéder aux connaissances « cachées » dans l’agir professionnel. L’auteur du praticien réflexif, considère Michael Polyani et Alfred Schultz comme les premiers auteurs à avoir abordé cette notion. Il rappelle que les principaux auteurs qui ont écrit sur l’épistémologie de la pratique, se sont étonnés que « le geste habile révèle souvent un savoir plus considérable qu’on ne le croit » (Schon, 1996, p. 206-207). De plus, ce savoir qu’il appelle « knowing in action » est largement implicite. On est, poursuit-il, « habituellement incapable de décrire le savoir que révèle notre action », reprenant alors l’expression même de Polanyi. Ces divers travaux sont convergents. Ils font apparaître que les connaissances pratiques que mobilise un acteur en situation sont d’une part d’une grande richesse et d’autre part qu’elles ne lui sont pas directement accessibles c’est-à-dire qu’elles sont largement implicites parce que non consciente. Mais ces deux auteurs n’ont pas les éléments théoriques pour fonder la nature « tacite » de ces connaissances.

A l’écart de ces travaux, un courant de recherche francophone issu du champ de la psychologie va aussi faire ce type de constat et va essayer de rendre compte de ce type de phénomène. Et en tout premier lieu Jean Piaget qui, à partir des années 70, s’intéresse au problème de la prise de conscience des sujets lors de la conduite d’opérations pratiques. Il va entreprendre des travaux sur cette thématique qui vont donner lieu à deux publications, la même année, 1974 : « La prise de conscience » (Piaget, 1974a) et « Réussir et comprendre » (Piaget, 1974b). Dès ses premiers travaux, à coté des résultats de recherche proprement dédiés à la prise de conscience, il dégage le fait que l’action constitue un savoir autonome :

L’un des principaux résultats de nos travaux est de nous montrer que l’action à elle seule constitue un savoir autonome et un pouvoir considérable car s’il ne s’agit que d’un savoir-faire et non pas d’une connaissance consciente au sens d’une compréhension conceptualisée, il constitue néanmoins la source de cette dernière puisque la prise de conscience est presque sur tous les points en retard et souvent de façon très sensible sur ce savoir initial qui est donc d’une efficacité remarquable bien que ne se connaissant pas lui-même

Piaget, 1974a, p. 275

Ces principaux résultats vont se trouver confortés par des travaux ultérieurs même s’il apparaît dans certains cas que la conceptualisation opérée par le sujet va revenir sur ses actions pour les améliorer par la suite. Mais dans tous les cas, l’action constitue un savoir autonome qui va rester largement non conscient. On peut réussir une opération ce qui est la sanction positive d’un savoir faire, mais ne pas la comprendre. La compréhension, qui est le propre de la conceptualisation, suppose un effort d’abstraction qui va s’effectuer plus ou moins selon les sujets (Piaget, 1974b, p. 232). De plus le problème de la verbalisation de cette compréhension reste entier. En effet, vingt ans après, Gérard Vergnaud (1996, p. 277), travaillant, à la suite de Piaget, en vient au résultat suivant :

Il existe dans les compétences de l’expert beaucoup de savoir-faire qu’il est souvent incapable de restituer à autrui sous forme explicite (…). Ce savoir faire a été élaboré au cours d’une longue expérience : l’ingénieur est à peine mieux en état d’en rendre compte que l’ouvrier. La même idée s’applique à tous les professionnels expérimentés : ils ne sont que faiblement en mesure de traduire en explications claires leurs pratiques professionnelles : ils sont peu capables de spécifier les pratiques alternatives dont ils disposent et les moyens par lesquels ils adaptent ces pratiques aux différentes conditions qui peuvent se présenter. D’une manière générale, ils sont faiblement conscients des décisions et des jugements implicites sur lesquels reposent leurs actions.

Toujours à la suite des travaux de Piaget, mais dans le cadre d’une psychologie phénoménologique, Pierre Vermersch (1996, p. 18), fait aussi le constat que l’action d’un acteur en situation singulière est « pour une bonne part, une connaissance autonome et qu’elle contient par construction une part cruciale de savoir-faire en acte c’est-à-dire non conscient. Autrement dit, toute action comporte une part implicite, dans sa réalisation, précisément pour celui qui l’effectue. ». Il soutient la thèse que le vécu n’est pas immédiatement accessible car il est largement implicite au sens de pré-réfléchi : en d’autres termes, il n’a pas encore fait l’objet d’une prise de conscience, mais celle-ci est possible. S’appuyant sur la distinction opérée par Piaget entre le réfléchissement comme processus de conscientisation du vécu et la réflexion comme processus de rationalisation de l’information conscientisée, il va construire un dispositif -l’entretien d’explicitation- pour atteindre cette source d’information sur l’action : le conscientisable. Lorsqu’il parle d’expliciter le vécu de l’acteur dans l’action : il s’agit pour lui de viser le procédural de l’action c’est-à-dire le déroulement de l’action tel qu’il a été vécu par l’acteur, l’enchaînement des opérations matérielles et informationnelles constitutives de cette action et signifiantes pour lui. C’est à partir de cette connaissance procédurale de l’action en situation que l’on pourra inférer d’autres registres de l’action comme les intentions, les justifications, les valeurs, les savoirs formels mobilisés… L’objet de l’entretien d’explicitation dont nous parlerons ultérieurement est bien de rendre compte du déroulement de l’action au plus près du vécu et non de l’analyse que fait l’acteur de l’action qu’il a vécue. Ainsi, il est possible de dégager trois registres des pratiques des acteurs en situation, à partir des travaux de Piaget : celui du vécu lui-même, celui de la conscientisation du vécu et celui de la rationalisation du vécu. Nous reviendrons en conclusion sur ces trois registres pour affiner la dimension tacite des connaissances. Ce point est extrêmement important car spontanément lorsque l’on questionne un acteur sur sa pratique, il a tendance à se situer sur un autre plan que celui du simple déroulement de l’action. Or, ce dernier constitue la composante la plus riche qui soit de la connaissance-en-acte. Cette difficulté est liée au caractère, comme nous l’avons évoqué antérieurement, largement implicite de cette connaissance. Dans la mesure où cette dernière est conscientisable, il est possible de dépasser cette difficulté pour atteindre l’explicitation du vécu et non une rationalisation de l’action construite ex-post par l’acteur. C’est l’objet d’un certain nombre de chercheurs, dont Pierre Vermersch, dont nous venons de parler, de construire des outils d’investigation de ces connaissances en acte et de fait, de se confronter à cette dimension implicite des connaissances. L’apport des chercheurs qui ont construit des instruments pour investir les connaissances pratiques non conscientisées est important dans la compréhension même sur le plan théorique de ce que révèle cette notion de connaissance tacite.

Des méthodes d’investigation des pratiques : de l’entretien sociologique aux méthodes de description par l’acteur de son action

Un certain nombre de chercheurs qui vont investir les pratiques des acteurs en situation vont être confrontés aux limites de l’entretien classique utilisé largement en sociologie qui est sur le registre des connaissances discursives. De ce fait, ils vont être amenés à construire des outils spécifiques pour investir les connaissances en acte mises en oeuvre par les acteurs dans leurs pratiques et non les discours de rationalisation sur ces mêmes pratiques.

Les limites de l’entretien classique en sociologie

La question de la situation d’entretien et des effets qu’elles provoquent sur la nature des verbatim recueillis a fait l’objet de nombreux débats en sociologie depuis les travaux fondateurs de l’école de Chicago. Nous pointerons simplement ici à partir de quelques travaux récents qui font autorité sur la question que l’on peut considérer l’entretien sociologique classique comme une forme de rationalisation ex-post que fait la personne interviewée en fonction du contexte d’élocution. Ainsi suivant les propositions du sociologue Bernard Lahire, issu d’une tradition Bourdieusienne, l’entretien sociologique amène les acteurs « à se raconter et à sélectionner dans leur passé les traits qu’ils jugent saillants » (Lahire 2002, p. 391). Par conséquent, le discours provoqué relève d’une « construction verbale de soi par soi [qui] est le produit d’un travail de narration fondé sur l’observation de soi par soi et par autrui » (Ibid., p. 392). Ces verbalisations s’apparentent donc à une mise en intrigue (Ricoeur 1983) : une mise en ordre supposant l’introduction d’une logique, d’une causalité dans la succession des événements. Elles dévoilent la cohérence que l’acteur confère a posteriori à son action, ce qu’il veut donner à voir à autrui ou encore ce qui lui permet de rendre, pour un autre, son activité rationnelle. Ainsi, elles permettent notamment de saisir les identités que l’individu se construit (Dubar, 1991), de mettre à jour les connaissances qu’il mobilise pour justifier ses pratiques, d’étudier les buts qu’il se fixe[1]… Par contre, elles n’apparaissent pas en mesure de documenter la rationalité de l’action en situation c’est-à-dire la logique qui préside à son déroulement effectif dans la mesure où, comme nous l’avons souligné, elle relève d’une connaissance autonome. Face à cette rupture épistémologique et à l’irréductibilité de la pratique à un discours, le chercheur est alors confronté à un dilemme. Soit il se résigne à ne plus prendre l’action pour objet d’étude dans la mesure où toute avancée scientifique procède d’un discours. Soit tout en acceptant l’irréductibilité de l’action et l’impossibilité pour des verbalisations de la recouvrir, il tente de la comprendre en s’intéressant au rapport qu’entretiennent les verbalisations de l’acteur à son action. Il s’agit alors d’examiner les conditions de production de verbalisations documentant l’agir, c’est-à-dire la logique de l’action, les connaissances-en-acte à l’oeuvre, la manière dont l’acteur construit et vit sa situation. Ainsi, c’est la distinction entre une conscientisation du vécu et une rationalisation du vécu, au sens de Piaget, qui doit être opérée.

Différentes méthodes, en particulier issues de l’ergonomie et de la psychologie du travail, mais provenant de cadres théoriques différents, tentent de mettre en place de telles conditions[2] : a) l’entretien d’explicitation élaboré par Pierre Vermersch (1996) comme une technique d’aide à la verbalisation de l’action tant dans une optique de formation que de recherche, b) l’autoconfrontation développée par Jacques Theureau (1992) dans le cadre théorique du cours d’action, c) le dispositif d’objectivation des pratiques situées (Rix, Biache, 2004; Rix, Lièvre, 2008) qui s’appuie sur les deux précédents tout en s’en démarquant. Après avoir dégagé les points communs à ces différentes méthodes, nous présenterons sommairement ces différentes techniques en référence avec notre questionnement sur la dimension tacite des « connaissances en acte ».

Les points communs entre ces différentes perspectives

Il est possible de dégager quatre points communs entre ces différentes méthodes (Rix-Lièvre, 2010) qui peuvent constituer des éléments de réflexion à la fois sur la nature de la dimension tacite et sur la question des possibilités de transformer ces « connaissances en acte » en des connaissances discursives.

Premier point, ces méthodes partent toutes du principe que l’action doit être étudiée en situation quotidienne, dans son effectivité et sa singularité. La pratique d’un acteur est ainsi investie dans son contexte ordinaire et d’une manière continue. Il s’agit de suivre le déroulement d’une action sur une période déterminée, dans un contexte ordinaire, tel qu’elle se déroule habituellement dans le cadre quotidien. Il s’agit de se focaliser sur des actions réalisées et singulières pour saisir les connaissances en acte.

Le second postulat commun que nous pouvons faire émerger est le suivant : la description des pratiques ne peuvent se suffire de l’observation des comportements des acteurs mais suppose de saisir les versants subjectifs qui leur sont sous-jacents. En effet, la conduite est « un objet d’étude à double face, l’une publique comportementale observable et l’autre privée non observable »(Vermersch, 2004, p. 36). Ainsi, « la description de l’activité et de la situation, pour être pertinente, ne doit pas être monopolisée par l’observateur scientifique (… mais elle doit être) effectuée du point de vue de la dynamique interne de l’acteur » (Theureau, 2000, p. 182-183). Quelle que soit la documentation détenue sur une action sous un angle extérieur, elle est insuffisante : le comportement témoigne de la réussite, mais ne rend pas compte de la manière dont l’acteur mobilise des éléments de connaissance pour réussir. Autrement dit, le comportement témoigne d’une connaissance en acte approprié/acquise mais pas de ce qu’elle recouvre.

Le troisième point de convergence renvoie à un postulat concernant l’acteur : il est toujours posé comme un praticien réflexif, ayant la capacité de revenir sur le déroulement de son action. Il s’agit d’une possibilité de connaitre sous un autre jour, dans une autre posture, sous un autre plan sa propre activité. On peut évoquer ici les thèses phénoménologiques à l’appui de constat. C’est « le pouvoir qu’a le sujet à se viser lui-même » (Merleau-Ponty, 1988, p. 408) qui lui confère cette possibilité d’expliciter son vécu. On peut aussi mobiliser les travaux de Piaget sur la capacité qu’a l’acteur de mettre sur un autre plan son vécu par l’abstraction, la conceptualisation, comme nous l’avons précisé dans la partie précédente.

Enfin, dernier point, l’ensemble des propositions s’accordent sur le fait qu’obtenir, de la part de l’acteur, des verbalisations documentant son action et les connaissances qui lui sont sous-jacentes suppose de surmonter certaines difficultés. Ces dernières sont liées au caractère tacite des connaissances pratiques : l’acteur n’est pas spontanément en mesure de les mettre à jour. La prise de conscience d’une expérience subjective « sa thématisation descriptive, et même en amont de tout cela, son réfléchissement délibéré, ne sont ni spontanés, ni immédiats, ni directs, ni faciles ! » (Vermersch, 1999, p. 13). Ainsi, si tout acteur est capable de ré-flexion, celle-ci n’est pas une posture spontanément adoptée vis-à-vis de sa propre action : les verbalisations concernant l’action relèvent plus souvent d’un discours de rationalisation, de justification de l’action que d’explicitation. Par conséquent, chaque méthodologie est construite comme une aide au retour et à la verbalisation de l’action visée que nous pouvons maintenant spécifier.

Les méthodes spécifiques d’investigation des « connaissances en acte »

A partir de ces points communs, il est possible décliner trois manières d’extraire les connaissances-en-acte et de les transformer ainsi en des connaissances discursives.

  • L’entretien d’explicitation (Vermersch, 1999b, p. 15) est basé « sur le guidage de la personne vers cette activité réfléchissante et propose pour ce faire une médiation [… qui] vise à laisser la personne en évocation de son vécu ». Pour ce faire, dans la mesure où l’explicitation de l’action ne va pas de soi, le chercheur doit acquérir une technique d’entretien lui permettant d’accompagner l’acteur dans son effort de ré-flexion, qui est un réfléchissement et non une réflexion au sens de Piaget. L’entretien est basé sur la question du « comment » et non pas du « pourquoi ». Ce dispositif est « très léger » en termes de mise en oeuvre puisqu’il s’agit a posteriori d’inviter l’acteur à décrire le déroulement de son action dans un moment particulier. Il n’y a donc pas de nécessité pour le chercheur d’être présent au moment de l’action dont il est question durant l’entretien. Deux limites peuvent cependant être pointés : d’une part, il est difficile pour le chercheur d’orienter le discours vers des moments n’ayant pas de valeur émotionnelle pour l’acteur, d’autre part il n’y a pas de contrôle strict de ce qui est dit en rapport avec le déroulement effectif de l’action.

  • Les techniques d’autoconfrontation multiples de Theureau (1992) consistent à confronter un acteur, dans le cadre d’un entretien, à des traces de son activité. Ces techniques s’appuient selon Theureau (1992) sur des « conditions matérielles [le plus souvent un enregistrement vidéo du comportement de l’acteur,] qui contraignent le récit et le commentaire et empêchent qu’il ne soit une recomposition normative et/ou fabulatrice pour l’observateur ». L’utilisation de traces au cours de l’entretien, permet de spécifier à l’acteur le moment que le chercheur veut investir. Cependant, les traces notamment vidéo du comportement de l’acteur en situation peuvent conduire ce dernier, comme le chercheur, à se placer en spectateur de l’action alors que l’objectif est d’aider l’acteur à décrire son action au plus près de la manière dont il l’a vécue.

  • Le dispositif d’objectivation des pratiques situées (Rix, Lièvre, 2008) suppose la présence du chercheur pendant le déroulement de l’action, la réalisation de trace « subjective » de l’activité étudiée et mobilise un entretien qualifié de « re situ subjectif » qui procède « d’un double aiguillage de la ré-flexion de l’acteur, par la trace enregistrée et l’orientation dialectique des relances » (Rix, Biache, 2004, p. 392). Dans ce cas, la trace d’activité utilisée est une vidéo d’une perspective proche de celle de l’acteur en situation, vidéo enregistrée grâce à une caméra embarquée. Filmer et utiliser cette perspective suppose de mettre en place un dispositif technologique particulier, mais surtout d’instaurer avec l’acteur une relation de confiance, base d’un possible partage d’expérience avec le chercheur.

Ainsi, chacune des méthodes tente de mettre en place des conditions à même d’orienter l’acteur vers une posture particulière par rapport à son action. Si ces postures sont différentes selon les méthodes, elles apparaissent toutes comme des postures réflexives –au sens large du terme– et non spontanées que le chercheur doit susciter. C’est la fonction des dispositifs particuliers construits qui peuvent apparaître relativement lourds par rapport à un entretien sociologique. Mais le point commun à tous ces dispositifs est de mettre en oeuvre des outils permettant d’investir les « connaissances en acte » des acteurs en situation en mobilisant a) une technique d’entretien d’explicitation (Vermersch, 1996), b) diverses techniques d’auto-confrontation (Theureau, 2010) qui supposent d’avoir des traces filmées de l’activité, c) une technique spécifique d’auto-confrontation (Rix, Biache, 2004; Rix, Lièvre, 2008) qui nécessite de construire des traces de l’activité à partir d’une caméra embarquée.

Conclusion

Devant l’enjeu que constitue aujourd’hui en matière de management des connaissances la question des connaissances tacites individuelles, nous avons proposé de prolonger la piste ouverte par Polanyi dans les années 60 à partir des travaux de Piaget des années 70 et les travaux d’ordre méthodologiques de psychologues, d’ergonomes, d’anthropologues des années 90 qui ont voulu investir les pratiques des acteurs en situation. Ces chercheurs se sont trouvés confronter au caractère « tacite » des connaissances pratiques. Ainsi, le « tacite » apparait comme l’une des caractéristiques d’une « connaissance en acte », d’une connaissance pratique, d’une connaissance expérientielle au sens de Foray (2009). Nous proposons donc de substituer la notion de « connaissance en acte » à celle de « connaissance tacite ». D’ailleurs, le dernier recueil des travaux de Polanyi (1966) s’intitule : « The tacit dimension » et non the tacit knowledge. L’intérêt du travail de Piaget (1974) est de donner un contenu théorique précis de cette dimension. En effet, si nous suivons la piste empruntée par Piaget de distinguer, d’une manière fondamentale, deux types de connaissances en rapport avec l’action : les « connaissances en acte » et les connaissances discursives, il est possible de donner une justification théorique à la dimension « tacite » des connaissances individuelles. Les « connaissances en acte » sont les connaissances que nous mobilisons en situation singulière dans nos activités quotidiennes : elles ne sont pas conscientisées au sens où elles relèvent de ce que Pierre Vermersch (1999b), suite aux travaux de Piaget, appelle une conscience pré-réfléchie. C’est parce qu’elles n’ont pas fait l’objet d’une conscientisation qu’elles sont implicites. Elles sont liées à l’action en train de se faire. Nous n’avons pas besoin d’avoir « conscience » de « pédaler à vélo » pour pédaler. Mieux un coureur du Tour de France dans l’ascension du Mont Ventoux ne doit surtout pas « se regarder pédaler » s’il veut gagner la course.

Ces réflexions renvoient à un certain nombre de travaux en management des connaissances et plus particulièrement à ceux faisant référence à une épistémologie de la pratique. C’est le « knowing in action » de Donald Schön (1983) que nous avons évoqué, mais aussi celui de Lave et Wenger (1991), de Cook et Brown (1999). Ainsi, comme l’explicitent les travaux de l’équipe de Cohendet dans leur ouvrage de référence sur la gestion des connaissances (Cohendet, Creplet, Dupouet, 2006, p. 157) : dans cette optique, il n’y a pas de séparation entre la connaissance et la pratique, mieux la pratique génère des connaissances. S’appuyant sur les travaux de Vygotski (1997, p. 87), ces auteurs rappellent que la connaissance émerge dans la pratique et par la pratique : « La forme primaire de l’activité intellectuelle est la pensée active, pratique dirigée vers la réalité et représentant l’une des formes fondamentales d’adaptation aux conditions nouvelles, aux situations changeantes du milieu extérieur ». Comme le souligne Gérard Vergnaud (2002, p. 65), les thèses de Vygotski et de Piaget sont tout à fait convergentes sur ces questions et les développements proposés par Vygotski, en 1934, dans son dernier ouvrage « Pensée et Langage » sont du Piaget avant l’heure, bien avant les travaux de ce dernier sur le thème « réussir et comprendre » des années 70. La pratique est au fondement de la connaissance : elle se manifeste par des « connaissances en acte » à distinguer radicalement des connaissances discursives sur cette même pratique. En effet, les connaissances discursives qui ont comme caractéristique d’être explicites appartiennent à un autre registre. Elles sont explicites, par définition, puisqu’il s’agit des connaissances qui prennent la forme d’un discours sur l’action. Il y a ici une rupture épistémologique entre les connaissances en acte qui sont de l’ordre de l’action et les connaissances discursives qui sont de l’ordre du discours sur l’action.

Les diverses contributions des chercheurs (Vermersch, 1996; Theureau, 1992; Rix-Lièvre, 2010) qui ont voulu investir les « connaissances en acte » sont d’une grande richesse tant sur les précisions qu’elles apportent sur la caractéristique tacite des « connaissances en acte » que sur les possibilités effectives de leurs extractions. Dans un contexte, où comme le rappellent Rouby et Thomas (2004), il y a peu de travaux en management des connaissances sur cette question de l’investigation proprement dite des connaissances « tacites ». Ces travaux montrent qu’il est possible de conscientiser une partie des « connaissances en acte » à partir de dispositifs d’investigation relativement sophistiqués : entretien d’explicitation, techniques multiples d’auto-confrontation, technique spécifique d’auto-confrontation. Ces dispositifs ont fait l’objet d’une dizaine d’année de travaux par leurs auteurs et constituent des points d’appui décisif pour l’investigation des « connaissances en acte ». Ainsi, il apparait que la question de l’extraction des connaissances en acte, des connaissances pratiques, des connaissances expérientielles n’est pas triviale et nécessite une investigation à la hauteur de son enjeu. Des chercheurs comme Jean-Louis Ermine (2008) qui se sont attachés à construire des livres de connaissances sur le plan formel, à partir de la mise en oeuvre de la méthode MASK (Ermine, 2003), ayant pour objet d’extraire des connaissances « tacites » s’engagent aujourd’hui sur la mobilisation de tels outils dans leur démarche (Remilleux, Petitmengin, Ermine, Blatter, 2007; Remilleux, 2010).

Ainsi au terme de ce travail, en résumé, il est possible de distinguer trois types de connaissances en rapport avec l’action : a) les « connaissances en acte » qui renvoient au vécu de l’action qui sont de l’ordre d’une conscience pré-réfléchie, elles sont irréductibles à une connaissance discursive, elles sont non accessibles en tant que telles, b) les connaissances discursives non spontanées qui renvoient à une description de l’action qui sont de l’ordre d’une conscience réfléchie, c’est le seul chemin pour approcher les « connaissances en acte » qui nécessite de construire un dispositif ad hoc, c) les connaissances discursives spontanées qui renvoient à une rationalisation de l’action qui sont de l’ordre d’une conscience réflexive, elles sont par définition accessible mais marquent une rupture épistémologique d’une part avec les « connaissances en acte », mais d’autre part les connaissances discursives non spontanées.

Nous avons exploré ici le caractère « tacite » des connaissances individuelles et nous avons écarté de notre champ d’investigation les connaissances collectives. Nous n’avons pas fait de distinction dans cette contribution entre une connaissance « tacite » et « implicite » au vue de leur degré de proximité sémantique aussi bien dans la langue française qu’anglaise. Pourtant, il est possible de les distinguer. Le droit français nous donne une définition précise de ce qui est nommée comme « tacite » dans l’expression usuelle « tacite reconduction » pour évoquer « quelque chose qui est connue par les différentes parties mais qui n’a pas besoin d’être évoquée à un moment donné pour se réaliser ». Aussi nous proposons de retenir le caractère « implicite » d’une connaissance en acte individuelle au sens de « quelque chose qui n’est pas explicite à un moment donné » et de retenir la dimension « tacite » pour des connaissances en acte collectives. En effet dans cette optique, une connaissance tacite ne peut être qu’une connaissance collective. Ce caractère « tacite » des connaissances collectives reposant sur des « allants de soi » comme l’exprime Garfinkel, des connaissances communes partagées non exprimées dans l’action, mais connues, des « conventions » au sens de Gomez et Jones (2001).