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Si, en première approche, on définit l’entrepreneuriat du luxe comme celui qui vise l’exploration et l’exploitation d’opportunités d’affaires intenses en savoir-faire, alors on obtient une opposition entre activités tirées par les hautes technologies « High tech » et celles poussées vers ces savoirs indissociables des acteurs qui les portent ou « Human tech ».
Cette opposition est factice et va à l’encontre même d’une transversalité des disciplines pour la conduite des organisations. Autrement dit, et c’est bien le propos même de ce dossier spécial, notre enjeu vise à défricher un (nouveau ?) champ – l’entrepreneuriat du luxe – en mettant à profit l’ensemble des recherches pouvant éclairer les activités du luxe, c’est-à-dire des activités marquées par des exigences de haute qualité, d’excellence, de singularité, voire dans certain cas d’unicité. Les idées d’affaires qui en résultent peuvent avoir lieu aussi bien dans des nouvelles entreprises quelquefois à fort potentiel, que dans de grandes ou moyennes entreprises installées mais qui font preuve d’un dynamisme entrepreneurial vigoureux : une créativité, une proactivité et une certaine dose de prise de risque.
Quel est l’intérêt du « luxury entrepreneurship » comme nouveau champ d’études ? Il est multiple :
Il permet le renouvellement d’activités traditionnelles avec l’arrivée d’entrepreneurs aux nouvelles idées. Pensons aux industries horlogères avec la création en 1993 de l’entreprise Bell & Ross contraction des noms des fondateurs Bruno Belamich et Carlos Ross qui amènent un autre regard sur le design horloger.
Pour les entrepreneurs, on voit dans la démocratisation du marché du luxe des opportunités d’avenir : des pochettes Louis Vuitton peuvent être vendues à moins de deux cent euros ou des montres Tank Cartier à 3000 euros.
Pour les entreprises, ces nouveaux entrepreneurs du luxe modifient les règles du jeu et les pratiques en vigueur. En 1998-2000, Natalie Massenet, franco-américaine, révolutionne l’accès à la mode via internet avec son site net-a-porter.com.
L’idée est donc d’identifier l’apport des recherches actuelles en sciences de gestion à la compréhension des dynamiques à l’oeuvre dans les activités de luxe et de soulever un certain nombre d’interrogations avec l’ambition de les transformer en pistes de recherche sur l’entrepreneuriat du luxe.
Le « saut créatif » que nous souhaitons amener vient de nos horizons différents de travail : consultant, universitaire et chercheur en école de commerce mais surtout, francophone et international. D’où le choix d’avoir rédigé une partie de ce texte en anglais, la traduction lui faisant, selon nous, perdre de son efficacité.
L’appel à contributions pour ce dossier a suscité une quinzaine de propositions, parmi lesquelles quatre ont été retenues. Elles reflètent bien les fertilisations croisées entre nos domaines. Merci aux évaluateurs et aux auteurs pour les murissements apportés dans ce champ encore nouveau !
Qu’est-ce que les recherches en entrepreneuriat, en marketing et en gestion stratégique des P.M.E nous apprennent sur l’entrepreneuriat du luxe ?
Un certain nombre de spécificités nous semblent pouvoir être dégagées. Elles portent sur :
les réseaux territorialisés de l’entrepreneur du luxe;
les questions de transmission et d’engagement des entrepreneurs du luxe mais aussi des parties prenantes;
les relations particulières avec les clients du luxe;
les activités propres à l’entrepreneur du luxe;
les problèmes de patrimonialisation des savoirs; et
les dimensions internationales des firmes de luxe.
Comment les entrepreneurs du luxe s’insèrent-ils dans des réseaux territorialisés ?
La littérature entrepreneuriale sur les réseaux a fourni de nombreuses recherches (Larson et Starr, 1993, Hoang et Antoncic, 2003, Julien et al., 2004). Elles permettent d’envisager les types de réseaux, leurs étapes de construction et les questions de leur coordination.
Ces enseignements généraux peuvent s’appliquer aux réseaux d’entrepreneurs du luxe. Cependant une question particulièrement aiguë pour les activités de luxe demeure : dans un réseau, et particulièrement ceux liés à un territoire, comment se différencier et continuer à innover ? La tentation de l’isomorphisme ne fait pas bon ménage avec la recherche d’un avantage concurrentiel durable. Nos collègues du marketing répondent par la marque. Mais quid des nouvelles entreprises dont la marque n’est pas encore installée ? Et surtout de la myriade de fournisseurs et sous-traitants plus ou moins « cachés » sans lesquels les entreprises de luxe ne pourraient pas fonctionner ? Comment peuvent-elles démarrer ou se maintenir : en étant mimétiques pour être acceptées ou en se différenciant pour trouver leur place ?
Ce dilemme « être différent » ou « être le même » prend un sens fort en luxe. À cet égard, une recherche récente sur un cluster de meubles en Chine fournit des pistes de réponses (Tan et al., 2013). En combinant recherche qualitative et quantitative, les chercheurs arrivent à la conclusion suivante : les firmes périphériques ont tendance à se comporter de la même manière, tandis que celles au centre dépassent ce dilemme conformité versus différenciation en mettant à profit leur réseau pour innover et pour modifier les règles du jeu de leur environnement institutionnel.
Les enseignements peuvent s’adresser aux clusters de luxe comme à ceux de la cosmétique, du parfum, de la haute couture où les sous-traitants sont nombreux. Dans ce dossier spécial, nous avons reçu plusieurs propositions qui portaient sur les clusters du luxe et les questions de différenciation. La recherche de S. Loup et Ch. Leyronas avance la notion de singularité qui serait une manière de se positionner lorsqu’on est placé en périphérie de réseaux. La question de la « bonne place » dans un réseau n’est pas close !
Les perspectives de recherche portent donc sur la place des entrepreneurs du luxe dans les écosystèmes d’innovation, les modes originaux de relations que ceux-ci peuvent avoir avec leurs sous-traitants et plus généralement les stratégies d’entrée pour un nouvel acteur dans le luxe.
Les enjeux de transmission, l’engagement de l’entrepreneur du luxe et de ses parties prenantes
L’apport des recherches sur les entreprises familiales est clair en entrepreneuriat du luxe : elles permettent d’explorer les questions de successions entre les générations, de capital patient, de nécessaires visions à long terme et proposent des dispositifs d’anticipation des conflits (Miller et al., 2003).
Ces conclusions ne sont pas l’apanage du secteur du luxe et rappellent que les entreprises familiales comme celles du luxe traversent mieux que d’autres les changements et les crises (voir le numéro 69 de 2012 de la revue Entreprises et Histoire sur « Crises et Apprentissage(s) »).
Cependant, un point s’avère crucial en entrepreneuriat du luxe. Il porte sur les bienfaits de la participation des membres de la famille à la gestion de l’entreprise. Une méta-analyse de E.H. O’Boyle et al. portant sur 95 échantillons d’entreprises familiales tendrait à montrer que l’engagement des membres de la famille n’a pas d’impact sur les performances financières (O’Boyle Jr et al., 2012), mais qu’en est-il sur la créativité et l’innovation ? Ici se pose la question classique du prolongement possible des opportunités premières. Ce phénomène d’exploration et d’exploitation des opportunités qui permettent le maintien et la continuité de l’activité est qualifié d’entrepreneuriat persistant. Les nouveaux souffles des maisons de couture sont à cet égard de prometteurs sujets d’études.
Mais l’engagement de l’entrepreneur peut aller jusqu’à « l’escalade » soit la continuation de l’activité en dépit de résultats et de signaux peu encourageants. Pensons aux activités toujours nouvelles dans lesquelles s’engage Pierre Cardin : haute-couture, restauration, décoration, et dernièrement architecture.
En fait plus généralement, on se demande si acheter, travailler ou investir dans une activité de luxe n’est pas plus impliquant pour l’ensemble des parties prenantes internes et externes. Le dialogue avec Gilles Lipovetsky sur les entrepreneurs du luxe témoigne d’une forte implication des salariés du luxe à une époque où le désenchantement des cadres est plutôt la règle. Également, investir dans une nouvelle entreprise de luxe ne procède pas de la même démarche qu’investir dans une entreprise de haute technologie par exemple (Fonrouge et Vigneron, 2011). En bref, l’entrepreneuriat du luxe ne met-il pas en avant un système de valeurs qui traduirait « une orientation luxe » qui viendrait irriguer tous les acteurs ?
Enfin, on peut également s’intéresser à une lecture par le genre des évolutions récentes de l’industrie du luxe ? Le luxe pourrait-il être une manière pour certaines femmes ou minorités sexuelles de s’approprier des droits à l’égalité en entreprise qui leur sont refusés ailleurs ? Ces questions mettent au centre de l’entrepreneuriat du luxe le rôle des parties prenantes : investisseurs certes, mais aussi mentors, conseillers, experts ou pouvoirs publics et collectivités locales. Une recherche récente étudie leurs explications rétrospectives données lors d’échecs (Mantere et al., 2013). Elles témoignent de la place forte tenue par les processus émotionnels mélangés aux aspects cognitifs : griefs, autojustification, complaisance, etc. Dans les activités du luxe, ces phénomènes affectifs d’historisation rétrospective ne doivent pas être limités au seul « story telling » !
Les perspectives, ici, se dirigent vers les questions d’engagement des membres de la famille : sont-ils des freins à la créativité ? Pourquoi et comment les entrepreneurs du luxe traversent-ils mieux que d’autres les périodes de crises ? Comment mesurer l’ »orientation luxe » des entreprises ? Est-elle toujours compatible avec l’orientation marketing avec l’idée de distinguer plus ou moins la marque de son entrepreneur ? Les parties prenantes des activités de luxe sont-elles plus impliquées que dans d’autres activités ? Dans le luxe observe-t-on davantage des phénomènes « d’empowerment » de certaines populations discriminées pour leur genre ? Enfin qu’est-ce que les phénomènes d’analyse rétrospective et autre « racontage d’histoires », très fréquents dans le luxe, peuvent apprendre aux autres formes d’entrepreneuriat ?
Les relations particulières avec les clients du luxe
Both the entrepreneurial marketing and luxury marketing are based on innovation (Boutillier et Uzunidis, 2011). However, luxury entrepreneurs are driven by their unique interpretation of what luxury should be, in contrast to the marketing concept which defines matching targets with products for the sake of customer satisfaction. Piaget’s company insistence on its watches as jewelry enabled them to weather the quartz revolution of the 1970s better than many of its competitors, and later they embraced technology to further enhance their sleek designs and reach out to customers’ wants. Luxury entrepreneurs may develop relationships with customers that go beyond the marketing concept where the client may be more a Pygmalion than a normal customer and inspire the artist and artisan’s creativity. Grace Kelly and Jane Birkin have both contributed to the creation of iconic leather bags by Hermès, and this relationship is more significant when dealing with celebrities. The magic of stardom is necessary in the world of luxury, for instance, DeBeers using Marylin Monroe with ‘diamonds are a girl’s best friend’ slogan. Similarly, the increasing number of rappers representing luxury brands may accelerate the democratization of a luxury brand but it may lack legitimacy, e.g., Jay Z and Jacob & Co. In 2009 Domaine Baron de Rothschild invested in 25 hectare of vineyards in China in partnership with the Chinese government as they sensed an opportunity for future luxury growth in this emerging market perhaps trying to repeat what they had accomplished in 1979 with Robert Mondavi when they created Opus One. The concept of opportunity in luxury entrepreneurship is key to development and success. Sensing trends and being in sync with one’s environment increase the likelihood of success. Current trends for sustainable and Internet marketing have also positively influenced the luxury brands and created some new brands (e.g., Tesla cars and Net-a-Porter). Fifi Bijoux’s founder Vivien Johnston created a line of “luxury ethical jewelry” in order to follow her own interest and serve the needs of a growing number of consumers for socially responsible consumption : “we believe in luxury as it should be; without the blood, sweat or tears” (fifibijoux.com March 2013). Therefore, the risk is that luxury entrepreneurs may not be understood by the consumers and/or fail to be recognized by the intelligentsia.
When Edvard Munch’s famous “Scream” painting fetched a staggering $119 million at an auction everyone started to say that this was ‘luxury’ and not ‘art’. There is a great deal of communalities between the luxury entrepreneur and the artist entrepreneur, mostly when it comes to how technology is allowing them to fund, promote and create their own ‘shows’ with less reliance on traditional connections from individuals and institutions to patronize their work.
The luxury industry is a major contributor to economic development estimated at 1 trillion USD in 2010 (Truong, 2010) and currently expanding with China’s consumption projected to grow 18 % annually in the next three years (Atsmon et al., 2012). The increasing amount of published research and MBA programs in the field of luxury is a clear evidence of the scholarly growth in this area. Most of the business luxury research is dominated by marketing authors, and most of the business luxury education is also provided by marketers. Peltier et Scovotti (2010) suggest that entrepreneurial education is needed in the mainstream marketing curriculum, and consequently, more entrepreneurial education may be recommended in the luxury marketing curriculum. Empirical evidence suggests that a significant relationship exists between an enterprise’s marketing and entrepreneurial orientations. Successful entrepreneurs practice marketing, and the better marketers are entrepreneurial (Martin, 2009). Hence, entrepreneurial luxury marketers should have the greatest skills to eventually impact organizational success.
Luxury entrepreneurs have diverse orientations such as brand, production, sales, creation and etc., but the most common orientation is probably being product and quality oriented. The luxury entrepreneurship approach must include questions over the creative and aesthetic personality of the entrepreneurs, the notion of growing, building and always keeping a balance and limited production, managing culture, history and tradition, managing image and democratization, and the learning and sharing of knowledge to cultivate an heritage of know-how sort of DNA for future generations. “One of the classic strategies of luxury marketing is to repurpose one’s heritage in order to tell an attractive story to the potential consumers” (Tungate 2009, p. 176).
Entrepreneurial luxury managers have to create and innovate, and therefore clearly identify and secure the connections between their contributions and their brand : issues of protecting intellectual properties and minimizing counterfeits have to be integrated at every operational level. One may say that counterfeiting is an evidence of success, but in the long-run it can become a burden.
Entrepreneurial Luxury Activities
The entrepreneur of a luxury brand is more than the designer or the stylist, it is the “personnage”, that is the emblematic person that leads the artistic performance, the creator and the creation. Luxury entrepreneurs are in nature artisans and creators of art, driven by the upmost quality. That is why so many luxury brands are emphasizing the leadership of the founder, and in many cases the founder is best to stay in control (e.g., Christian Louboutin), or family members (e.g., Hermès) or spiritual brainchild (e.g., Karl Lagerfeld with Chanel) to maintain the independence and original vision. Luxury entrepreneurs cannot only look at the past and replicate, they need to plan the future looking at the past, consistently merging the spirit of the times with the timeless identity of the brand. Guillaume Henry is an example of personnage who has revived Carven by giving it a “coup de jeune” using the emblematic ‘Little Black Dress’ so Parisian.
A great deal of the luxury industry is made by large conglomerates, for instance, LVMH (i.e., 62 brands), PPR Luxury Group (i.e., 12 brands) and Groupe Richemont (i.e., 19 brands). Why would an entrepreneur contribute to the management of a luxury multinational ? Luxury entrepreneurship at the small business or large corporation levels should be about ‘creative spontaneity’, letting the artist be. Georgio Armani said “sometimes results take a while, and most of the time, the market requires that the results be felt immediately. Psychologically, this is not good for our work, because it puts a damper on our enthusiasm” (Thomas 2007, p. 71). Concomitant with the view that luxury entrepreneurship is not limited to small businesses, is the idea that luxury entrepreneurship can be manifested even without an entrepreneur. This creates an important distinction between luxury entrepreneurs and luxury entrepreneurial activities. An example of luxury entrepreneurial activity is to focus on generating positive word-of-mouth. According to Tungate (2009) more than 70 % of NetJets new customers joined the company via referrals. Authentic luxury is in the details not in the price. Consequently, luxury entrepreneurship is about building authenticity, even within a multinational luxury conglomerate.
Future studies may investigate the consequences of stimulating market development strategies, and broadening the consumer targets without alienating the brand loyal customer base. It is important for entrepreneurs to democratize luxury consumption in order to grow the sales but in keeping away from masstige, i.e., Nordstrom Rack. Luxury entrepreneurs are creating economic growth, balancing a global brand with confidentiality and focus of a niche brand. Does globalization positively influence luxury entrepreneurship ? In addition, comparing luxury entrepreneurship from traditional luxury markets like Europe compared to emerging markets like China may reveal new insights into luxury entrepreneurship. Are there any differences in getting funding for the luxury enterprises than any other business ventures ? See Fonrouge et Vigneron (2011) for some facets of luxury entrepreneurship funding.
Research Perspectives
Are luxury entrepreneurs communication experts ? What are the key rules ? For instance, controlling the amount of information and the source of the information. Wally Boats use teasing limited view photos of their boats in advertising in order to (1) concentrate on details aspects of the vessels, (2) to be different with its slogan “thinking Wally”, and (3) to limit the access to information in order to entice true enthusiast to learn more from niche magazines. Roger Dubuis watchmaker is another example of luxury brand who selected to use niche celebrities such as actor Gerard Butler or Daphne Guinness as spokespersons rather than more popular tabloid celebrities which may dilute the uniqueness of the source.
Future research on luxury entrepreneurship may focus on examining the role of pricing and managing growth : from the perspective of maintaining exclusivity but also managing production. Koromyslov, Walliser and Roux (2013), in this journal issue presents the results of their research on how much offshoring the design and the manufacturing of luxury products negatively influences the perceived quality and brand luxury image.
An interesting research direction might be to explain how to maintain a social link, a long term perspective and entrepreneurship activities when a large corporation is taking over a luxury family business ? Recently, many luxury entrepreneurs have embraced the Internet. Is there a new paradigm called digital luxury ? For example, studying the entrepreneurship skills behind Internet sites such as wowOwow.com, net-a-porter.com, asmallworld.net, luxe-magazine.com, or luxuryculture.com, and social media activities such as TheHourClub.com Vacheron-Constantin’s exclusive members only social network could have interesting findings. Finally, are the luxury entrepreneurship activities in pre-existing businesses the same as for startups ? This discussion is further discussed in the following section.
Patrimonialisation du savoir-faire : enjeux pour l’entrepreneur du luxe
Un des défis rencontrés par les entrepreneurs du luxe se trouve être l’identification, la sécurisation, le développement et la transmission de compétences et de savoir-faire leur permettant la création de rente au niveau de la firme, de son « industrie » ou de son « métier », voire au niveau de son territoire.
S’inscrire dans cette dynamique de création soulève la question de l’intégration, par une entreprise nouvelle, ou par une entreprise qui se renouvelle, de savoirs faire traditionnels qui lui préexistaient. La question se pose d’ailleurs non seulement en matière d’intégration, mais aussi de renouvellement, et d’appropriation. Le cognac Comandon est une marque revendiquée depuis 1821 et qui fait l’objet d’une création d’entreprise récente. Cette marque sans activité depuis plus d’une vingtaine d’années est portée, entre autres, par Franck Vigneron. Ces nouveaux entrepreneurs ont mis en place un programme de réappropriation des valeurs et traditions de la marque (implantation à Cognac) tout en innovant grâce à de nouvelles approches envers la clientèle comme le sponsoring d’artiste de rap.
Comme dans les PME innovantes, l’innovation est largement basée sur des connaissances informelles, non codifiées et souvent tacites (Koskinen et Vanharanta, 2002). Ce qui est vrai dans les entreprises technologiques l’est aussi dans les activités reposant sur savoir-faire sophistiqué incarné (« human tech ») (Covin et al., 1990, Evers, 2011). L’entretien, le développement la protection et la transmission de ces connaissances deviennent donc un enjeu en soi. Ces processus sont fondés sur des relations de haute confiance impliquant des pratiques informelles. Dans leur étude de l’industrie du luxe en Italie, Caniato et al. (2009) identifient ainsi comme facteur essentiel de succès la capacité à protéger et à cultiver le savoir-faire et l’accès aux ressources rares.
Ce phénomène est renforcé par l’allocation prioritaire des ressources des PME au développement de ce patrimoine de connaissance et à son renouvellement plutôt qu’à sa protection légale (Blackburn et Kitching, 2003). Dans la mode, le travail sur le patrimoine s’appuie sur des personnalités. La créatrice d’entreprise Bouchra Jarrar a ainsi grandi dans l’ombre entre autres de Nicolas Ghesquière avant de créer sa propre entreprise de prêt-à-porter haut de gamme en 2010. Dans d’autres secteurs du luxe comme le secteur viti-vinicole la protection du patrimoine repose sur des labels et standards. Gade (2004) montre par exemple que grâce à des labels (AOC, IGP), et même en l’absence d’innovation, le travail de valorisation des savoir-faire s’inscrit dans la préservation d’un paysage et d’une culture perçus comme des âges d’or. Au niveau territorial, cette institutionnalisation permet la création d’une rente de qualité territoriale (Rieutort, 2003). Au niveau de l’entreprise, la référence plus large au « terroir » permet une différenciation et une amélioration de la qualité perçue (Aurier et al., 2005).
Ainsi, parmi les critères d’achat conduisant les consommateurs à rechercher des produits de luxe, de Barnier et al. (2006) identifient l’esthétique, la qualité exceptionnelle, l’histoire attachée au produit et le niveau de prix. Cet ancrage dans une histoire, voire une tradition, est un des éléments qui permettent à de petites structures traditionnelles de trouver une place légitime sur le secteur.
Mais cet ancrage dans l’histoire présente un revers de la médaille : des processus d’enfermement empêchant l’innovation (Truche et Reboud, 2010), si les PME, souvent artisanales, ne parviennent pas à s’appuyer sur la tradition pour mieux innover (Bréchet et al., 2008). Kühne et al. (2010) ont d’ailleurs montré que, contrairement aux idées reçues, les consommateurs n’étaient pas hostiles à des innovations en ce domaine, à condition qu’elles respectent les aspects traditionnels du produit. Mais certaines ne parviennent pas à franchir le pas. C’est ainsi par exemple que Cerveau (2000) analyse l’évolution des grands vins de Bourgogne, qui après avoir pu s’appuyer sur leur « réputation séculaire » pour se développer à l’international, ont de plus en plus de mal à accompagner l’évolution du marché international du vin avec l’arrivée de nouveaux consommateurs aux goûts différents.
Pour les petites entreprises du secteur du luxe et de la tradition, il devient de plus en plus difficile de résister aux appétits de croissance externe des grands groupes financiers ayant investi le secteur (Roux et Floch, 1996). Dans leur étude des facteurs clés de succès que doivent maîtriser les entreprises de ces secteurs, Riguelle et Van Caillie (2012) identifient la nécessité de développer une marque, le développement d’une communication externe, la maîtrise de la distribution internationale, et les compétences stratégiques permettant de se positionner dans un marché concurrentiel. Cette orientation croissante vers l’extérieur, et cette prise en compte du contexte, actuel, de développement de l’entreprise, si elle est parfois perçue comme une contrainte par les entrepreneurs du luxe, peuvent se révéler de formidables leviers de développement.
Ancrage territorial et institutionnalisation comme pivots d’une internationalisation
Pour ces entreprises, comme la tradition est le levier de l’innovation, le territoire est le pilier de l’internationalisation. Ce développement, pour se mettre en place, suppose de la part des acteurs un certain niveau d’institutionnalisation (pour devenir une référence partagée) et des alliances et partenariats (pour les rendre visibles). C’est ce que met en évidence Boehe (2013) dans son étude de fabricants brésiliens de meubles : il montre comment l›intensité de la collaboration locale et l’ancrage dans un réseau territorial sont directement corrélés à l’intensité de l’activité exportatrice de ces artisans. Ces évolutions du secteur font que les petites entreprises du luxe et de la tradition sont confrontées très tôt à l’international. Beaucoup se rapprochent par nature à des entreprises dites « born global » (Knight et Cavusgil, 1996). Pensons à la parasolerie Michel Heurtault, fabricant de parapluies de luxe, qui dans sa boutique du Viaduc des Arts à Paris, et surtout via son site Internet, a des clients japonais réguliers. Ces entreprises sont conduites à développer des réseaux leur permettant d’accélérer le processus d’implantation internationale (Fourcade, 2006) et dépendent d’après Andersson (2011) des compétences, connaissances et capital social du dirigeant. Ce dernier montre ainsi que grâce à des relations et réseaux préexistants, le dirigeant d’une petite structure peut pénétrer de nombreux marchés en peu de temps, dans une logique effectuable d’exploitation de ressources et compétences déjà présentes.
À partir de leurs études sur les artisans d›art leur développement, Jaouen et Loup (2005) constatent que, malgré des caractéristiques entrepreneuriales les poussant à travailler seuls (individualiste, recherchant l’indépendance, inorganisés), ceux qui ont réussi à franchir le pas et à nouer des alliances en tirent des avantages non négligeables dans leur contexte : mise en commun de compétences, élargissement de débouchés, meilleure légitimité. Plus généralement, les actions collectives impliquant un ensemble d’artisans d’art cherchant à promouvoir leur activité ne réussissent, selon Loup (2003), qu’à certaines conditions, tels un certain degré d’encastrement ou de proximité des acteurs concernés, et des logiques d’action individuelle convergentes. Ces conditions pouvant se réaliser au sein d’un même territoire ou au sein d’un même métier (aristocratie de métier). Loup et Paradas (2006) ajoutent que la confiance est l’une des dimensions influençant la mise en réseau et des phénomènes d’apprentissage collectif entre ces entrepreneurs.
Ces réflexions ouvrent de nombreuses pistes de recherche.
Comment piloter et maîtriser la construction et la mobilisation de compétences collectives, dans le cadre de relations de coopétition ? Il y a là des gouvernances à réinventer. L’accumulation, la mobilisation, le renouvellement et la transmission des savoir-faire et du patrimoine de techniques et de connaissances sans les laisser dériver vers de gros concurrents puissants constituent en soi un vaste champ de réflexion conditionnant l’existence même de l’entrepreneuriat du luxe.
Comment s’assurer que l’identité ancrée dans l’histoire, et la recherche de différenciation s’appuyant sur la culture et le lien au territoire, ne constituent pas un contexte contraignant mais plutôt un levier de développement et un défi stratégique conditionnant l’appropriation par les entrepreneurs du luxe de la valeur qu’ils ont eux-mêmes créée. C’est la question que posent d’Eugénie Briot et Christel de Lassus dans leur travail sur la construction des marques de luxe en lien avec leurs entrepreneurs.
Conclusion : vers une délimitation du « luxury entrepreneurship »
En synthèse quelles seraient les quatre dimensions qui permettraient de circonscrire l’entrepreneuriat du luxe ?
Des opportunités d’affaires positionnées sur les éléments du mix marketing au-dessus (voire bien au-dessus) de l’offre de référence;
Une créativité « human push » soit celle tirée par une « intelligence de la main », des savoir-faire indissociables de la personne qui les détient mais aussi des individus emblématiques et des marques qui symbolisent la haute façon et l’excellence des produits et des services sur lesquels reposent les opportunités de demain;
Une « orientation luxe » de l’ensemble de l’éco-système c’est à dire un état d’esprit tourné vers des exigences de qualité et de singularité des relations entre acteurs;
Un engagement, une implication, une prise interne de pouvoir des parties prenantes plus forte que dans les autres activités en raison de produits et services à fort contenu symbolique et à fort pouvoir de différenciation sociale.
Quels sont les secteurs du luxe particulièrement riches en opportunités d’affaires pour les entrepreneurs du luxe ? Premièrement ce sont ceux qui permettent d’importer des méthodes d’autres secteurs : Bell & Ross appliquent les designs provenant d’activités extrêmes, Michel Heurtault s’inspire dans la fabrication de parapluies de son savoir-faire de corsetier, Christian Louboutin met à profit son carnet d’adresses construit lors de ses nuits au Palace pour faire la réputation de sa marque de chaussures. Mais aussi ce sont des secteurs dont l’écosystème riche fournit un appui au nouvel entrant : Bouchra Jarrar, Natalie Massenet et le même Christian Louboutin ont bénéficié des soutiens de clients célèbres et de leurs fournisseurs pour lancer leur entreprise.
Les opportunités de demain sont donc aussi à chercher dans les activités « human push » !
Appendices
Notes biographiques
Cécile Fonrouge est maitre de conférences à l’université de Paris-Est. Ses recherches portent sur les réseaux d’organisations et les stratégies d’innovation des PME.
Sophie Reboud est professeur de stratégie et management de l’innovation au Groupe ESC Dijon-Bourgogne. Elle s'intéresse depuis plusieurs années aux spécificités des PME low-mid tech, à leur stratégie et leur innovation et a publié de nombreux articles et ouvrages sur ce thème.
Franck Vigneron est professeur à l’université de Californie à Northridge. Dans ses recherches, il propose une échelle multidimensionnelle permettant de comparer les marques de luxe.
Bibliographie
- Andersson, S. (2011), « International entrepreneurship, born globals and the theory of effectuation », Journal of Small Business and Enterprise Development, vol.18, n°3, p.627 - 643.
- Aurier, P., F. Fort et L. Sirieix (2005), « Exploring terroir product meanings for the consumer », Anthropology of food, vol.4, n°May, p.1-17.
- Blackburn, R. A. et J. Kitching (2003), « Innovation, intellectual property and informality. », Blackburn, R. A., Intellectual Property and Innovation Management in Small Firms, London, Routledge.
- Boehe, D. M. (2013), « Collaborate at home to win abroad : How does access to local network resources influence export behavior ? », Journal of Small Business Management, vol. 51, n°2, p. 167-182.
- Bréchet, J.-P., H. Journé-Michel et N. Schieb-Bienfait (2008), « Figures de la conception et de l’innovation dans l’artisanat », Revue internationale P.M.E., vol.21, n°2, p.43-73.
- Caniato, F., M. Caridi, C. M. Castelli et R. Golini (2009), « A contingency approach for SC strategy in the Italian luxury industry : Do consolidated models fit ? », International Journal of Production Economics, vol.120, n°1, p.176-189.
- Cerveau, M.-P. (2000), « Les égarements de la région viticole bourguignonne ou les tribulations d’un bateau ivre – Has wine-production in Burgundy lost its course ? », Annales de Géographie, vol.109, n°614-615, p.444-458.
- Covin, J. G., D. P. Slevin et T. J. Covin (1990), « Content and performance of growth-seeking strategies : A comparison of small firms in high- and low technology industries », Journal of Business Venturing, vol. 5, n°6, p. 391-412.
- de Barnier, V., I. Rodina et P. Valette-Florence (2006), « Which luxury perceptions affect most consumer purchase behavior ? A cross cultural exploratory study in France, the United Kingdom and Russia », Congrès Paris-Venise des Tendances Marketing, Université Ca-Foscari, Venise
- Evers, N. (2011), « International new ventures in “low tech” sectors : a dynamic capabilities perspective », Journal of Small Business and Enterprise Development, vol.18, n°3, p.502-528.
- Fonrouge, C. et F. Vigneron (2011), « La perception d’une marque de luxe : le point de vue de l’investisseur individuel – proposition d’une échelle de mesure », 1er Colloque International « Luxe et Contrefaçon : Défis, Enjeux et Perspectives », Genève (CH), 9-10 juin
- Fourcade, C. (2006), « Petites entreprises agro-alimentaires : des stratégies collectives en réponse à l’internationalisation », 8ème CIFEPME, L’internationalisation des PME et ses conséquences sur les stratégies entrepreneuriales, Fribourg, Suisse, 25-27 octobre
- Gade, D. W. (2004), « Tradition, Territory, and Terroir in French Viniculture : Cassis, France, and Appellation Contrôlée », Annals of the Association of American Geographers, vol.94, n°4, p.848-867.
- Hoang, H. et B. Antoncic (2003), « Network-based research in entrepreneurship : A critical review », Journal of Business Venturing, vol.18, n°2, p.165-187.
- Jaouen, A. et S. Loup (2005), « Alliance stratégique et artisanat d’art : Entre survie et quête de légitimité », Atelier de Recherche AIMS - AIREPME : « Les TPE Artisanales en Devenir », ERFI - Université Montpellier I, 19 mai
- Julien, P.-A., E. Andriambeloson et C. Ramangalahy (2004), « Networks, weak signals and technological innovations among SMEs in the land-based transportation equipment sector », Entrepreneurship and Regional Development, vol.16, p.251-269.
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Appendices
Biographical notes
Cécile Fonrouge is associate professor at Paris-Est University. She conducts researchs on entrepreneur network ‘ and innovative stratégies for SME.
Sophie Reboud is professor of Strategy and Management of Innovation at the Burgundy School of Business (Groupe ESC Dijon Bourgogne), France. Her research interests are in the strategic management of innovation and technology. This includes firms in the food sector and low tech industries with specific focus on intellectual property and strategy in small firms.
Franck Vigneron is professor of marketing at California State University Northridge. He develops in his research a multidimensional scale to make the distinction between luxury brands and non-luxury brands.
Appendices
Notas biograficas
Cécile Fonrouge es profesora de empresariado en la universidad de Paris-Est. Las suyas investigaciones se interesan al los redes entre organizaciones y a las estrategia des innovación de las PyMEs.
Sophie Reboud es profesora des estrategia y des gestión del innovación en el grupo escuela de comercio de Dijon-Bourgogne. A ella le interesa desde anos a las particulares de las PyMEs de baja y mediana tecnología y a las estrategia y innovaciones. Ha publicado artículos y libros sobre ese tema.
Franck Vigneron es profesor de marketing en la universidad de California Northridge. Desarrolla su investigación sobre multidimensional escalera que permite de diferenciar entre marcas de lujo.