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Quelle lecture peut-on avoir de la figure de l’entrepreneur du luxe ? Un regard sur l’entrepreneur oblige à sortir de l’expérience de consommation. En effet, dans un niveau d’analyse qui se concentrerait uniquement sur l’évolution des comportements des consommateurs, on ne prendrait pas en compte les trajectoires internationales présentées par les grandes et petites entreprises de luxe. D’où l’apport des analyses historico-sociales de l’essayiste et philosophe social Gilles Lipovetsky. Ses analyses en longue période réunissent les deux faces d’une même pièce : la demande des consommateurs et les réponses de l’entrepreneur.

Après une présentation schématique des évolutions du rôle de l’entrepreneur dans les activités dites de luxe (1), seront envisagées les relations internes de travail qu’impliquent ces activités (2), les défis externes auxquels les entrepreneurs sont confrontés (3) et les perspectives pour ces entrepreneurs lorsqu’ils doivent faire face à « un hyper-consommateur décomplexé » soit, un consommateur occasionnel d’un bien ou d’un service de luxe (4). Ce texte reconstitue les conversations que nous avons pu avoir.

1- Les trois époques des entrepreneurs du luxe

Cécile Fonrouge : Comme première question, j’aimerais avoir votre avis sur le sens même « d’entrepreneur du luxe ». Sa signification n’est pas homogène dans l’histoire. Quelles divisions par périodes voyez vous ?

Gilles Lipovetsky : Dans la société pré-moderne, la production de biens de luxe ne relevait pas de l’entrepreneur comme nous le qualifions aujourd’hui. Elle dépendait d’un artisan qui travaillait dans le cadre de corporations et selon une logique traditionnelle. L’artisan qui ne jouissait pas d’un immense prestige était au service d’une commande faite par l’aristocrate ou le grand bourgeois. Et dans cet univers, c’est le savoir-faire et le respect des règles traditionnelles du métier qui priment, non la création de styles et de modèles toujours nouveaux. C’est un âge d’artisan, non d’entrepreneur au sens moderne ou libéral, du terme.

C.F. Puis vient l’âge moderne et les figures en miroir de l’artisan et du commanditaire s’estompent au profit, dans le luxe, du créateur. Est ce que ce créateur est aussi l’entrepreneur ?

G.L. En effet, à l’âge moderne, on voit l’avènement avec la Haute Couture, de créateurs célèbres qui signent leur production et sont simultanément des entrepreneurs (Worth, Poiret, Chanel…). Ce n’est plus le client qui exige, c’est le créateur qui impose avec hauteur ses modèles de vêtements. On est alors dans une logique moderne, déjà industrielle puisqu’il y a création de modèles reproduits à quelques milliers d’exemplaires à la grande époque. En même temps l’entrepreneur, le fondateur et le créateur forment une seule personne. On verra plus tard, la généralisation de sociétés de capitaux et une dissociation entre l’entrepreneur et le créateur : par exemple Christian Dior, le créateur, et l’entrepreneur Marcel Boussac industriel du textile. Avec la Haute Couture, Paris s’impose comme le centre incontesté du luxe féminin, tous les industriels et les couturières chics du monde entier copient les modèles des grands couturiers : c’est là une première modernité « institutionnelle » du luxe déjà mondialisé. Et dans ce cycle, la logique créative et la logique économique tendent à s’équilibrer.

C.F. L’équilibre de ces logiques se modifie lorsqu’on passe à une production et surtout à une consommation de masse. Est ce cela la suite de l’âge moderne, la deuxième modernité ?

G.L. Ce que l’on peut qualifier de seconde modernité à partir des années 1980, coïncide avec un changement d’échelle des marques qui les oblige à tenir une logique d’investissement, de communication, de rentabilité et cela dans le cadre de stratégies mondiales. L’impératif commercial a pris le dessus. Cette mondialisation dans le luxe se concrétise en particulier au travers des lieux de vente qui se multiplient partout dans le monde : autour de 450 magasins Vuitton et 350 boutiques Hermès à travers le monde. Ce poids du commercial ne veut pas dire qu’il n’y ait plus d’exigence de créativité mais que nous sommes face à des grandes entreprises ayant l’obligation de croître continûment, de se « planétariser », d’investir de plus en plus dans la communication, de faire « du chiffre et de la marge ». Dans ce contexte les grandes marques du luxe n’ont plus rien à voir avec les petites maisons de l’époque précédente. Des groupes multimarques cotés en bourse se sont édifiés en lieu et place des maisons autrefois indépendantes et familiales. Les marques sont englobées dans des ensembles qui les dépassent et dont elles dépendent. Les directeurs de marques comme les directeurs d’établissements rendent des comptes à l’entrepreneur-actionnaire. On voit, chose nouvelle, des managers de marques de luxe qui viennent de l’univers de la grande consommation autrefois hautement méprisée.

C.F. La dissociation entre le manageur et l’actionnaire, signe de la firme moderne, a t –elle changé le travail de l’entrepreneur soit celui qui donne l’impulsion, la créativité et bien sûr aussi prend des risques ?

G.L. Depuis deux ou trois décennies, nous sommes entrés dans un nouvel âge du luxe : il constitue son moment « hypermoderne, mondialisé, financiarisé ». Jusqu’alors le secteur du luxe s’arc-boutait sur des sociétés familiales et des fondateurs-créateurs indépendants. Ce cycle est terminé, qui laisse place à des géants mondiaux, à de grands groupes aux chiffres d’affaires colossaux, cotés en bourse et fondés sur un large portefeuille de marques prestigieuses. L’univers économique et entrepreneurial du luxe a changé d’échelle : les traditionnelles luttes de concurrence centrées sur le style sont supplantées par les guerres du luxe, les opérations de fusion acquisition, les mouvements de concentration et de restructuration en vue de constitution d’empires industriels internationaux. Une nouvelle phase marquée également par les extensions de marque tous azimuts. A l’âge « sublime-artistique » du luxe a succédé son moment « hypercommercial et financier » dans lequel création et recherche de forte rentabilité sont devenues inséparables.

C.F. En résumé, j’ai envie de dire que les logiques créatives et économiques ne seraient plus équilibrées mais inséparables, voire fusionnelles et en dépendances mutuelles. Dans cette deuxième modernité des entreprises de luxe, quatre caractéristiques s’imposent : (1) une approche mondiale, (2) la construction de marques à identité forte (3) des politiques créatives de communication et d’image, (4) la mise en place de stratégies créatives permanentes touchant les produits et les lieux de vente.

2- Les relations de travail dans les entreprises des secteurs du luxe

C.F. Ces évolutions historiques brossées à grands traits, est ce que les entreprises de ce secteur sont des entreprises comme les autres ? Autrement dit, peut-on dégager des caractéristiques propres aux entreprises du luxe ? Ou bien, plus banalement certains entrepreneurs comme Bernard Arnault ou François Pinault puis maintenant son fils sont venus et se concentrent sur le luxe par simple opportunisme financier ?

G.L. Les stratégies entrepreneuriales qui sous-tendent l’hypercapitalisme ont été maintes fois décrites et analysées. Les grandes firmes s’internationalisent, délocalisant la production dans les contrées où le travail est rémunéré à moindre coût. De plus, afin de réduire les coûts, elles procèdent à de vastes opérations de fusion et d’acquisitions, à la réduction massive d’effectifs, à la flexibilisation des emplois. Autant de transformations qui ont provoqué, dans de nombreux secteurs, des effets démoralisants, une baisse de confiance, une forte érosion du sentiment d’appartenance à l’entreprise, même chez les cadres. Notons que les cadres qui travaillent dans le luxe ne subissent pas véritablement cette dynamique. Qui plus est, ils se trouvent dans une situation symboliquement privilégiée, tirant une certaine gloire et honorabilité à travailler pour des entreprises à fort prestige international. A une époque où l’on observe une distanciation des salariés par rapport à leur entreprise et, où l’une des grandes tâches du management consiste à stimuler la motivation qui n’est plus une donnée à priori, la marque de luxe permet aux entrepreneurs d’emporter au moins une adhésion de départ. Partout on voit s’exprimer le désir de travailler pour ces grandes marques à haute valeur symbolique qui se démarquent des secteurs « ordinaires » par leur lien avec une tradition de légende et des produits prestigieux de grande qualité. C’est évidemment une chance pour le management (et le recrutement) des marques de luxe ! Cela étant, dans le quotidien du travail, des frustrations et des conflits, des pressions aux résultats, des rivalités, des rémunérations, il n’est pas sûr que les entreprises de luxe soient différentes des autres.

C.F. Lors de notre première conversation, vous m’aviez parlé du lien privilégié entre les entrepreneurs du luxe et le monde de l’art avec les fondations mais aussi les ouvrages comme celui sur Van Cleef & Arpels « le temps poétique » préfacé par le philosophe Michel Serres. N’est ce pas une manière d’ancrer les marques dans l’histoire, voire pour certaines de se (re)créer une histoire ?

G.L. Les marques de luxe entretiennent une relation privilégiée avec le passé : culte du fondateur et des origines, respect des traditions de métier. Et aujourd’hui, cela est mis en scène, glorifié via les musées qui leur ouvrent leur porte. Lorsqu’une marque peut afficher son ancrage profond dans le temps et s’expose dans un musée à côté de Vermeer ou Watteau c’est une consécration absolue. Le musée, c’est une sorte d’éternité, de reconnaissance totale.

C.F. Mais n’y a-t-il pas un danger de fossilisation ? Les musées sont remplis de peintres morts. On comprend mieux les raisons qui poussent François Pinault à s’intéresser plutôt à de l’art contemporain.

G.L. Je me souviens, il y a quelques années une des responsables de Chanel avait peur qu’en jouant trop la carte de la mémoire la marque se muséifie, devienne une vieille dame, un sarcophage. Pourtant c’est une formidable caisse de résonnance qu’utilisent maintenant nombre de marques (Saint Laurent, Armani, Van Cleef….). C’est bénéfique pour le marketing et même pour le management en interne : des salariés fiers avec une motivation en principe plus facile à activer. Et l’on sait qu’actuellement la motivation des salariés est essentielle. Ils ne voient pas leur entreprise comme un vulgaire business : ils dotent celle-ci d’un supplément d’âme esthétique . J’ai ressenti cela dans les interventions que je faisais à l’ESSEC (chaire LVMH) et dans celles actuelles à l’institut de l’entreprise à Madrid dans un master luxe et apparemment les vôtres dans le master IDL des industries du luxe à l’université Paris Est de Marne la vallée.

3- Les défis auxquels font face les entrepreneurs du luxe : la place de la France, le rôle de la Chine et l’extension du secteur premium

C.F. Abordons maintenant les enjeux à venir. Commençons par la place de la France. On m’a raconté l’anecdote suivante : en Chine des consommateurs étaient persuadés que Burberry était une marque italienne. Est ce que cela ne montre pas que l’échelle française est quelquefois peu adaptée ? Comment s’articulent les ancrages nationaux des marques de luxe et leur couverture mondialisée ?

G.L. Dans leurs stratégies mondiales, l’ancrage national des marques de luxe est un atout majeur. C’est la différence avec une marque comme Zara qui est une marque mondiale mais n’a rien d’espagnol ni de luxe évidemment. Lorsque vous achetez un article signé Chanel, vous achetez un petit air de Paris ! La France garde, aux yeux des étrangers, un prestige culturel, intellectuel, artistique, dont on voit, aux retombées touristiques qu’il génère, qu’il reste fort. Mais on constate en même temps que son rayonnement artistique est plus pâle, moins triomphant qu’autrefois : Paris, en effet, a été au XIX siècle et dans la première moitié du XX° le point phare qui donnait au monde le cap en matière de peinture, d’arts décoratifs, de mode, de littérature… Il est dommage de constater que dans ce qui reste un point fort, à savoir la mode, la France n’a pas l’équivalent des grandes écoles de Londres (la St Martin’s School of Art and Design) ou d’Anvers (l’Académie royale des beaux arts).

C.F. Et la Chine ? Vous êtes consulté par les entreprises sur ce sujet, que leur tenez vous comme discours ?

G.L. Concernant la Chine, il faut noter que d’ores et déjà leurs résidents sont les premiers consommateurs de luxe du monde si on intègre les achats qu’ils font à l’étranger. Cette civilisation est millénaire : les inventeurs de la soie, de l’ivoire etc. Ils ont un ancrage fort dans leurs traditions : je ne vois donc pas pourquoi ils n’auraient pas la capacité d’exploiter ce savoir faire séculaire afin de construire des marques de luxe.

C.F. Actuellement 7e producteur de vin, en raison de parcelles propices à la culture de la vigne, les chinois pourraient être dans vingt ans les premiers producteurs de vin. Encore faut-il ne pas raisonner de manière homogène et accepter les différents segments du luxe.

G.L. Au stade de l’hypermodernité, force est d’observer l’existence de plusieurs segments dans ce qu’on qualifie de « luxe ». Toutes les entreprises de luxe n’ont pas besoin d’avoir des marques aussi historiquement significatives et prestigieuses que Chanel ou Hermès. Au demeurant, les marques proches du « life style » contemporain ont le vent en poupe. Il faut éviter le faux débat sur le « vrai » luxe : l’important est la manière dont l’époque le construit et le décline (« masstige », luxe accessible, haut de gamme, « premium »… »)[1]. Le luxe est devenu pluriel. Les entrepreneurs chinois ou brésiliens peuvent investir ces nouveaux segments qui ne sont pas ceux des ventes de vin à 200 euros la bouteille ou plus comme Château Eyquem ! N’est ce pas le grand défi de ces nouveaux entrepreneurs que de construire et de mettre en place des offres sur des segments plus larges que l’hyper luxe ?

C.F. En fait, c’est peut-être ici que se trouvent les opportunités d’affaires à exploiter. Et certains nouveaux entrants peuvent se faire une place sur le marché en abordant les segments dits « premium ».

G.L. Le secteur « premium » constitue un avenir formidable. Audi s’est imposé en quelques décennies. Pourquoi n’y aurait-il pas un vin chinois qui rivaliserait avec certains vins français ou californiens ? Dans cinquante ans, les consommateurs seront-ils encore sensibles au respect des grandes traditions du luxe et au lieux où les produits sont fabriqués ? Concernant les marchés émergents les entrepreneurs de luxe s’interrogent : que faire ? Ne peuvent-elles pas faire comme Hermès et créer une marque chinoise pour mettre un pied dedans mais avec une apparence et des exigences de qualité européennes[2] ? Il s’agit là d’une hybridation intelligente, d’un nouveau genre. Un pied dedans avec un référentiel qui n’est pas européen et une exigence de qualité qui elle l’est. C’est une manière de préparer un avenir dont les contours ne sont pas évidents. C’est le propos que j’ai tenu à François-Henri Pinault sur ce sujet.

C.F. A ce titre comment expliquer vous que les entreprises du luxe souhaitent faire appel à vous plutôt qu’à des consultants ou des experts en marketing, par exemple ? Vous m’avez cité l’exemple des responsables d’une grande marque de parfum pour homme qui se demandaient si elle pouvait être déclinée pour la clientèle féminine. Et vous avez proposé une analyse « à la Roland Barthes » sur le parfum en question.

G.L. Je ne remplace nullement un consultant : nous ne faisons pas la même chose. Le consultant répond à une demande. Il doit apporter des éléments de réponse à un problème pour ainsi dire « technique » de la marque. On lui demande une solution. Moi, je ne réponds à rien de technique et je n’avance aucune solution opératoire. Je suis extérieur au monde de l’entreprise et propose seulement des schèmes interprétatifs, un « regard », une « vision » susceptibles, qui sait, de donner des idées, de générer des impulsions. Mes livres « distanciés » me permettent de voir les choses en alternant les niveaux micro et mondial pour comprendre le sens « lourd » de l’évolution du monde.

4- Hyperconsommation décomplexée et exigence de créativité

C.F. La consommation actuelle présente une dimension ludique et se joue des règles. Je peux le même jour faire mes courses dans un magasin de hard discount et aller visiter la boutique Hermès à l’emplacement de l’ancienne piscine du Lutetia à Saint Germain des Près. Quelles sont les influences sur la consommation du luxe ?

G.L. Dans la société d’hyperconsommation, il n’est plus indigne de dépenser largement ici et d’économiser là, d’acheter tantôt en magasin sélectif, tantôt en hypermarché : les comportements « décoordonnés » ou éclectiques sont devenus légitimes. L’obligation de dépenser à des fins de représentations sociales a perdu de son ancienne vigueur : on achète des marques onéreuses non plus en raison d’une pression sociale mais en fonction des moments et des envies. C’est l’une des manifestations de l’individualisation de la consommation.

C.F. Quid des aspirations des néo-consommateurs à la qualité ?

G.L. Le consommateur « détraditionnalisé » est paradoxal : il est sensible aux images de communication mais aussi au développement durable. Il est émotionnel, mais grâce à internet, il devient un « expert » par exemple dans la pratique des comparateurs de prix. Il exprime des exigences en termes de qualité des produits mais aussi d’accueil dans les magasins. Quand vous achetez un produit de luxe et que le vendeur se montre désinvolte ou indifférent, le consommateur pense que la marque ne remplit pas son cahier des charges et qu’on lui manque de respect en le traitant de cette manière. De même peu de gens parlent anglais dans les grands magasins alors même qu’ils devraient parler chinois ! On observe des discussions de « shoppeuses » furieuses en raison de l’accueil qu’elles ont eu en magasin. L’image d’une entreprise de luxe est un tout et l’excellence pour le consommateur exigeant doit être partout ! Les entreprises de luxe doivent investir davantage dans la formation du personnel en contact avec la clientèle.

C.F. Qu’en est-il de la sous-traitance présente dans la cosmétique ou chez les façonniers qui travaillent pour les entreprises du luxe ?

G.L. Concernant la sous-traitance, il est possible de réaliser à l’étranger certains aspects de la production, mais avec des limites. Actuellement tous les industriels du luxe commandent des études sur ce qui peut se faire en manière de délocalisation. Si mon analyse du néo- consommateur « détraditionnalisé » et dérégulé est juste, les marques peuvent s’aventurer en partie dans la sous-traitance. A la condition expresse que les exigences de qualité, d’excellence, d’esthétique, d’identité de marque soient respectées.

C.F. Comment s’articule dans le luxe, le rapport tradition-innovation ?

G.L. Le luxe perpétue un univers mythique au sein même des cultures marchandes désacralisées. D’où l’importance de l’inscription des marques de luxe dans une certaine tradition, une durée chargée de valeurs, de légendes, de rêves : ce qui n’exclut nullement, bien au contraire, l’innovation. A cet égard, plus que jamais s’impose l’exigence d’investir dans une « politique de créativité », dans une politique « artiste » seule capable de faire rêver et de procurer au néo-consommateurs des émotions et expériences esthétiques sans cesse renouvelées. Non pas le diktat d’une loi marchande et financière hégémonique, mais une stratégie d’innovation-artiste dans tous les domaines : produits, image, communication, architecture, design, lieux de vente, mécénat. L’hybridation des marques et de l’art est l’une des voies d’avenir pour les entrepreneurs de luxe. Nous avons besoin d’entrepreneurs de luxe sensibles à l’art : l’impératif du chiffre d’affaires ne doit en aucun cas faire reculer les exigences de renouvellements créatifs. Collaborer avec des artistes est une formidable opportunité pour les marques de luxe qui peuvent trouver là de nouvelles voies de consécration et de légitimation. Les masters de luxe devraient en tirer les conséquences : donner des cours d’esthétique, d’histoire de l’art, de sensibilisation à l’art. Et pas seulement de finance et de marketing.

Limites et conclusions : hyperconsommation et nouveaux rapports aux marques

C.F. Les nouveaux pays émergents vont-ils proposer des modèles économiques de développement différents ou bien vont-il vouloir accéder à ce que vivent les consommateurs des sociétés développées ?

G.L. La société d’hyperconsommation commence sa carrière vers la fin des années 1970 et son règne est très loin d’être dépassé. Pour l’heure le scénario le plus probable est son élargissement à l’échelle de la planète dans une époque qui ne dispose d’aucun système de rechange crédible : bientôt, des centaines de millions de Chinois et d’Indiens entreront dans la spirale de l’abondance. Ni les protestations écologiques ni les nouvelles modes de consommation plus sobre ne suffiront à détrôner l’hégémonie croissante de la sphère marchande, à faire décliner les inclinations consuméristes, à contrecarrer l’avalanche des nouveaux produits. Il en va de même pour le luxe qui concerne des milieux sociaux de plus en plus larges. Dans les époques précédentes, les classes populaires et moyennes voyaient dans les marques de luxe des biens inaccessibles qui, destinés à la seule élite sociale, ne faisaient pas partie de leur monde réel ni même de leurs rêves. Par rapport à cette forme de culture une rupture s’est produite : l’acceptation du destin social a cédé la place au « droit » au luxe, au superflu, aux marques de qualité. La démocratisation du confort, la consécration sociale des référentiels du plaisir et des loisirs ont miné la traditionnelle opposition entre « goûts de nécessité » propres aux classes populaires et « goûts de luxe » caractéristiques des classes riches. Désormais chacun est enclin à prétendre à ce qu’il y a de meilleur et de plus beau.

C.F. C’est ce que vous appelez dans votre dernier ouvrage « l’esthétisation du monde ». Comme si la consommation et la production de masse avait démocratisé l’aspiration au beau : belles vitrines, beaux objets, beaux voyages, beaux hôtels ….

G.L. Au moment où les artistes délaissent la visée du charme, de l’harmonie, de la beauté, on trouve partout du « beau » dans le monde commercial. Tout l’univers de la consommation (objets, packaging, images, magasins, bars, restaurants, hôtels) se trouve remodelé par le paradigme esthétique. C’est désormais le capitalisme qui impulse l’esthétisation du monde et non plus l’Eglise ou les Princes. En même temps les individus manifestent de plus en plus d’appétit pour l’art, la musique, la décoration de la maison, les jardins, le tourisme, la photographie, les spectacles en tout genre. Et les gens rêvent de luxe et de marques pour le plaisir mais aussi pour oublier un peu la banalité ou l’angoisse des jours : c’est la chance des entrepreneurs de luxe d’aujourd’hui et de demain.