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La Responsabilité Sociétale de l’Entreprise (RSE[1]) fait partie des thèmes majeurs de la recherche en sciences de gestion et cette popularité n’est que le reflet d’une sensibilité croissante des acteurs économiques, notamment des entreprises, aux questions sociétales (Capron, Quairel-Lanoizelée, 2007). Poussées par le marché, par une législation contraignante ou par des groupes activistes (ex. ONG), les entreprises consentent désormais à inscrire leur action dans le cadre d’une économie durable et responsable. Nombre d’entre elles font, d’ailleurs, pression sur leurs propres fournisseurs afin qu’ils respectent un certain nombre de standards environnementaux, sociaux, humains. Les questions sociétales ont ainsi pris, en une vingtaine d’années, un poids majeur dans les relations entre donneurs d’ordres et sous-traitants.

Si la prise en compte des aspects non-économiques procède en grande partie d’une logique de contrainte, certaines entreprises ont, de longue date, affiché leur volonté de faire émerger un modèle économique « alternatif ». C’est notamment le cas des entreprises de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) qui se donnent pour ambition de mettre le social, l’humain et désormais, l’environnemental, au coeur de leur projet[2]. Ces entreprises qui sont considérées comme des références en matière de RSE (Commission Européenne, 2001[3]; CSR Forum, 24/02/2003), ont compris le bénéfice qu’elles pouvaient retirer de leur démarche. Par le biais de regroupements au sein même de l’ESS, d’une politique d’essaimage ambitieuse, ou d’une démarche de partenariat avec des acteurs partageant les mêmes valeurs, elles cherchent à étendre leur modèle et à tirer parti d’un contexte qui leur est aujourd’hui particulièrement favorable.

L’adoption du développement durable (DD) comme modèle de développement à l’échelon international[4], a donc contribué à un « effet réseau » au sein du « Tiers Secteur »[5]. Cet effet a pour origine la volonté des entreprises de l’ESS d’apporter collectivement une plus-value sociétale grâce à leur offre singulière. La constitution de ce que nous qualifierons ici de « réseau sociétal » (i.e. réseau développé sur une base affinitaire et axé sur la volonté d’apporter une plus-value sociétale) s’inscrit alors dans une démarche délibérée de la part d’entreprises soucieuses d’apporter leur contribution au DD. Elle entraîne la constitution d’un « capital sociétal », certes, intangible et non valorisé au niveau du bilan, mais qui contribue à la création de valeur pour les détenteurs de parts sociales ainsi que pour les différents stakeholders.

A la logique actionnariale de la firme (Friedman, 1970), s’oppose une vision partenariale axée, selon ses partisans, sur une plus juste répartition de la valeur entre les actionnaires et les différentes parties prenantes (Charreaux G., Desbrières P., 1998; Kochan, Rubinstein, 2000). Dans cette perspective, le rôle de la gouvernance évolue : il ne s’agit plus simplement de contrôler le dirigeant et de vérifier que ses décisions vont bien dans le sens des objectifs définis par les actionnaires; il s’agit de l’appuyer dans sa démarche visant à équilibrer les différents intérêts en jeu. La logique disciplinaire de la gouvernance (essentiellement orientée vers la préservation du capital financier des actionnaires), laisse la place à une logique plus incitative (orientée vers la création de valeur pour l’ensemble des détenteurs d’intérêts, qu’il s’agisse d’intérêts économiques ou non-économiques). Les dispositifs de gouvernance peuvent alors jouer un rôle majeur dans le développement d’un réseau sociétal autour de l’entreprise. Ils participent au développement du capital sociétal, capital qui est à l’origine de la création de valeur, non seulement pour les détenteurs de parts sociales, mais aussi pour les différentes parties prenantes.

Cette recherche, de nature exploratoire, et qui s’inscrit clairement dans le paradigme constructiviste, vise deux objectifs. D’une part, il s’agit de montrer qu’une démarche de RSE amène bien l’entreprise à s’impliquer, avec ses partenaires, dans la création d’un réseau collectif, ce réseau étant lui-même générateur d’un capital sociétal pour l’ensemble de ses membres (proposition 1). D’autre part, il s’agit de montrer que la gouvernance joue un rôle significatif dans la constitution, le développement et la pérennisation de ce capital sociétal qui est source de création de valeur pour les sociétaires et les différentes parties prenantes (proposition 2).

La première partie de ce travail sera essentiellement conceptuelle. Seront abordés les notions de réseau, en général, et de réseau sociétal, en particulier. La deuxième partie sera, quant à elle, consacrée à la problématique et aux aspects méthodologiques de cette recherche. Nous décrirons de façon précise le terrain choisi pour cette étude (en l’occurrence, trois mutuelles d’assurances françaises) ainsi que les méthodes de collecte de données utilisées pour appuyer nos propositions (données secondaires et entretiens avec des responsables des entreprises concernées). Dans la troisième partie, seront exposés les résultats de nos analyses. Ils attestent, d’une part, de la volonté des organisations étudiées de créer autour d’elles un réseau sociétal, et d’autre part, de donner aux mécanismes de gouvernance un rôle central dans le développement du capital sociétal de l’entreprise.

Réseaux et démarche sociétale de l'entreprise

Abordons en premier lieu la notion de réseau avant de voir comment la création de réseaux sociaux est susceptible de s’inscrire dans le cadre d’une démarche sociétale de l’entreprise.

Réseaux sociaux : définitions et caractéristiques

Dans son sens général, un réseau est défini comme « un schéma de relations entre un ensemble d’objets ». Cette définition met en lumière deux principales idées concernant le concept de réseau : celui-ci est constitué d’un ensemble de composantes et ces composantes sont interaction constante. La théorie des organisations s’est évidemment intéressée à la notion de réseau, notamment à la suite des travaux de Williamson sur les contrats et les coûts de transaction (1985). Thorelli (1986) situe le réseau entre marché et hiérarchie. Pour l’auteur, « un réseau est constitué de deux firmes (ou plus) liées par des relations d’échange suffisamment fortes pour créer une sorte de sous-marché contractuel dans le marché global où se confrontent l’offre et la demande ». Ces relations d’échange s’inscrivent dans la durée et leur stabilité exige un certain nombre d’accords minimum ainsi qu’une confiance réciproque entre agents (Paché, Paraponaris, 1993). Sans un effort important de coordination, il risque d’y avoir disparition du réseau, ce qui constitue évidemment une des limites de ce mode d’organisation.

La SNT (Social Network Theory) reprend les éléments de la théorie générale des réseaux, à savoir les notions d’« objets » et de « liens ». Concernant les objets, il peut s’agir d’individus autant que de divisions à l’intérieur de multinationales (Wasserman, Faust, 1994). Les objets sont connectés entre eux, les liens qui les unissent pouvant prendre deux formes : il peut s’agir de liens réels matérialisés par des échanges, et de liens de proximité ne donnant pas forcément lieu à des relations entre objets.

Deux notions apparaissent centrales dans la théorie des réseaux sociaux : les notions de « trous structurels » (Burt, 1992) et de « capital social » (Bourdieu, 1985). Les trous structurels apparaissent lorsque les acteurs d’un groupe sont reliés par de faibles connexions (Mac Carthy et al, 2007). Selon Burt, ces trous permettent aux acteurs fortement connectés de dénicher les opportunités offertes au sein d’un réseau. Quant au capital social, Bourdieu (1985) le définit comme « (l’)ensemble des ressources actuelles et potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées de connaissance ou de reconnaissance ». Pour l’auteur, le capital social est décomposable en deux parties : d’une part, les relations sociales qui permettent aux individus d’avoir accès aux ressources possédées par leurs associés; d’autre part, l’étendue et la qualité de ces ressources. Dans l’optique de Bourdieu, le capital social est réductible à sa dimension économique : au travers du capital social, les acteurs peuvent avoir accès aux ressources économiques (prêts subventionnés, conseils en investissement, marchés protégés); ils peuvent accroître leur capital culturel au travers des contacts avec des experts (embodied cultural capital) ou encore par le biais de l’affiliation à des organismes de référence ou faisant autorité dans leurs domaines (institutionalized cultural capital). En contrepartie, le capital social exige un investissement délibéré dans des ressources économiques autant que culturelles. Bien que ces deux formes de capital soient réductibles en une seule (sa dimension économique), les processus qui conduisent à leur élaboration ne le sont pas. Chacune possède sa propre dynamique et leurs horizons temporels sont sensiblement différents (Portes, 1998).

Tout comme Bourdieu, Coleman (1988) insiste sur le caractère intangible du capital social. Alors que le capital économique est matérialisé par un chiffre et le capital humain par des capacités intellectuelles présentes dans le cerveau des individus, le capital social est inhérent à la structure de leurs relations. Pour Coleman, le capital social est producteur de normes (Marsden, 2005), ce qui limite les risques d’opportunisme de la part des acteurs du réseau. Pour Portes (1998), cette vision amène à voir finalement le capital social comme l’accumulation d’obligations envers les autres en vertu du principe de réciprocité.

De Carolis et Saparito (2006) dissocient les aspects structurels, relationnels et cognitifs du capital social. La dimension structurelle fait référence aux schémas de connexions entre acteurs. La structure du réseau comprend alors certains facteurs comme l’existence ou l’absence de liens directs entre un acteur central et les autres, mais aussi le schéma et le nombre de liens indirects entre les différents protagonistes (Nahapiet, Ghoshal, 1998). La position au sein d’un réseau est importante puisqu’elle est susceptible de conférer un accès privilégié à l’information. Cette idée renvoie à la notion de trou structurel conceptualisée par Burt (1992) : lorsque deux grappes d’entreprises sont faiblement interconnectées, la position de l’acteur qui se trouve à la jonction des clusters devient déterminante (ex : accès à une information privilégiée). La dimension relationnelle concerne la nature des connexions interpersonnelles. Elle est caractérisée par l’intensité des liens entre acteurs : celle-ci peut être faible ou au contraire, forte (Granovetter, 1985). Comme le soulignent de Carolis et Saparito (2006), les liens forts sont typiquement associés à une grande confiance entre les acteurs; ils facilitent les flux d’informations précises (fine-grained information) et le transfert de connaissances tacites. Dans la construction d’un réseau, la confiance revêt évidemment une importance capitale puisqu’elle conditionne sa pérennité. Napahiet et Ghoshal (1998) parlent de confiance relationnelle pour caractériser cet attribut propre au réseau. Enfin, la dimension cognitive s’intéresse aux représentations, interprétations et systèmes de croyances partagées (Nahapiet, Ghoshal, 1998) qui permettent aux acteurs du réseau de donner du sens à l’information et de la classer en catégories perceptuelles (Augoustinos, Walker, 1995). Cette dernière dimension éclaire sur les éléments favorisant une même vision au sein du réseau, ce dernier devenant, non seulement un cadre de référence pour les acteurs, mais également un cadre d’interprétation de ce qui s’y déroule. En d’autres termes, si le rôle instrumental du réseau ne peut être nié, sa dimension normative est tout aussi prégnante (Coleman, 1988).

Les effets positifs du réseau ont été évoqués. Ses effets négatifs doivent aussi être mis en évidence. Pour Portes (1998), ils sont de quatre natures : l’exclusion des étrangers au réseau, les demandes excessives vis-à-vis des membres du groupe (ex : solidarité systématique entre acteurs…), les restrictions des libertés individuelles (prégnance du caractère normatif du réseau) et l’abaissement progressif des normes (pour garder l’ensemble des membres du groupe). Il résulte que les meilleurs quittent parfois le réseau, insatisfaits qu’ils sont du niveau d’exigence décroissant au sein du groupe. Conséquences positives et négatives doivent donc être mises en parallèle pour évaluer objectivement les incidences du capital social sur les acteurs du réseau.

Nous allons désormais aborder la question du rôle des réseaux dans l’approche sociétale des entreprises qui en sont membres.

Réseaux sociaux et RSE ou de l'emergence de réseaux sociétaux

L’importance des réseaux sociaux pour le gestionnaire peut se révéler à deux niveaux : au niveau individuel et organisationnel. Au niveau individuel, les réseaux sociaux ont une importance capitale, notamment dans le processus de création d’entreprise. Ils conditionnent en partie le succès de la démarche, non seulement par le biais de l’accès aux ressources, mais également de l’accès à l’information (Peredo, Chrisman, (2006). Le capital social s’avère être, au même titre que le capital financier, essentiel dans la démarche de création d’entreprise.

Au niveau organisationnel, les réseaux sociaux ont une influence significative sur la réussite des différents acteurs interreliés (ici, des entreprises). Ils contribuent tout d’abord à la diffusion des meilleures pratiques, notamment grâce aux processus d’imitation entre participants (Brass et al., 2004). Ils stimulent également l’innovation, comme le démontrent les travaux de Baum et al. (2000) dans le secteur des biotechnologies. De plus, la participation à un réseau social améliore les chances de survie d’une organisation (Hager et al., 2004), ce qui est particulièrement important dans la phase de création et de développement de l’activité. Enfin, elle favorise la performance, notamment pour les entreprises disposant de fortes capacités internes (Brass et al., 2004). Parfois, d’ailleurs, la participation à un réseau est interprétée comme un signal de qualité qui confère à l’entreprise un certain statut. Cette appartenance lui permet finalement d’augmenter le prix de ses prestations.

Si le réseau social influence la réussite de ses membres, la création d’un réseau peut résulter d’une démarche délibérée de l’entreprise qui souhaite s’appuyer sur ce réseau pour servir ses propres intérêts (Bourdieu, 1985). Dans le domaine spécifique du DD, les travaux de Wheeler et al. (2005) ont montré que les meilleures entreprises s’appuyaient très souvent sur des réseaux informels (sustainable local enterprise network) composés d’autres sociétés, d’organisations à but non-lucratif, de communautés locales et d’autres acteurs. Peredo et Chrisman (2006) s’intéressent à la création d’entreprises basées sur l’intérêt commun (community-based enterprise) et qui poursuivent de multiples objectifs (économique, social, environnemental, culturel). Selon les auteurs, ces organisations qui sont au coeur d’un réseau, sont une voie prometteuse pour un développement local durable.

L’idée de s’associer et de créer un réseau pour apporter collectivement une contribution positive au DD n’est pas nouvelle. De tels réseaux sont généralement basés sur l’existence d’une proximité géographique (ex. : mise en place de stations d’épuration communes à plusieurs entreprises industrielles), d’un intérêt commun (ex. : les déchets produits par une entreprise servent de matière première à une autre) et/ou sur l’appartenance à un même secteur (ex. : filière de démantèlement des produits en fin de cycle de vie comme c’est le cas dans le secteur automobile). Nous parlerons ici de « réseau sociétal » puisque l’objectif est de permettre une meilleure prise en compte de leur Responsabilité Sociétale par les entreprises qui en sont membres.

La mise en place d’un réseau sociétal entraîne théoriquement l’émergence d’un capital que nous qualifierons de « capital sociétal », ceci par analogie au concept précédent. La définition de Bourdieu (cf. supra) reste valable, mais la notion de « ressources actuelles et potentielles » liées à la possession du réseau sociétal, doit alors être entendue au sens large (i.e., au-delà des aspects économiques de ces ressources pour englober les dimensions éthiques, environnementales, sociales, humaines). Pour définir les caractéristiques de ce capital, reprenons les trois dimensions mises en évidence par de Carolis et Saparito (2006) : structurelle, relationnelle et cognitive.

Concernant la dimension structurelle, deux aspects sont importants : les caractéristiques des acteurs (en particulier celles de la firme-pivot), mais également les interconnexions entre l’ensemble des membres du réseau (liens directs et indirects). Le choix des participants n’est évidemment pas neutre puisque ce qui fonde l’appartenance au réseau c’est précisément l’idée de « projet sociétal partagé ». L’intégration d’un nouvel acteur constitue, de sa part, un engagement à respecter les critères du DD et à satisfaire aux obligations sociétales. Les interconnexions renseignent sur le degré de maillage du réseau et sur la place qu’occupe l’acteur central en termes de proéminence, de centralité et de prestige (Mc Carthy et al., 2007). Dans ce domaine, l’initiateur, qui est généralement la firme-pivot, remplit une double fonction d’animateur et de contrôleur. Son rôle consiste non seulement à imprimer un mouvement vers une économie durable et responsable, mais également à le faire vivre en vérifiant a posteriori que les engagements pris par le nouvel acteur sont respectés. Dès lors, le centre de gravité passe nécessairement par cet acteur considéré comme le point central du réseau sociétal.

Concernant l’aspect relationnel, il s’agit de mesurer l’intensité des relations au sein du réseau. Sur un plan purement statique, rappelons que la force du lien entre deux participants est supposée être caractéristique de la confiance qu’un acteur accorde à un autre acteur (de Carolis, Saparito, 2006). Buskens (1998) considère notamment que la densité du réseau et son degré de centralité sont des indicateurs du niveau de confiance qui y règne. Sur un plan dynamique, Buskens et Weesie (2000) montrent que l’encastrement dans le réseau augmente la confiance au travers de l’apprentissage et du potentiel de contrôle croissant sur les membres. Pour Coleman (1988), les structures sociales qui incluent les réseaux denses, les normes et les tiers intermédiaires (conseillers, tiers qui apportent leur caution…), facilitent l’extension de la confiance comme une forme de crédit social, ce qui permet l’expansion de la capacité d’action du système. Finalement, deux éléments paraissent essentiels sur le plan de la confiance et de son renforcement : d’une part l’existence d’un leader qui marque de son empreinte l’ensemble du réseau et qui utilise, pour ce faire, l’ensemble des ressorts disponibles (ex : réseaux d’influence); d’autre part le degré d’implication des membres dans le projet sociétal initié par le leader et qui devient progressivement un projet partagé par l’ensemble des acteurs.

Enfin, la dimension cognitive s’intéresse aux aspects symboliques et normatifs du réseau. Les normes sont centrales dans les travaux de Coleman qui développe cependant une vision instrumentale de ce concept (Coleman, 1988). L’auteur émet néanmoins certaines conditions pour que ces normes deviennent effectives et, en particulier, l’existence d’un système de contrôle et de sanction suffisant pour renforcer la conformité. Dans le domaine qui nous intéresse, le non-respect par l’un des membres du réseau sociétal, des exigences qui fondent l’adhésion (respect des principes du DD) entraîne le risque d’une exclusion du réseau. Ce système semble être suffisamment dissuasif pour permettre l’intégration des normes telles qu’elles ont été édictées, de façon plus ou moins explicite, par le leader. Evidemment, cette vision fait une large part à la dimension coercitive de ces normes et elle occulte le rôle incitatif des outils et systèmes utilisés pour engendrer une intériorisation positive des principes qui fondent la participation au réseau. Rappelons simplement que cette adhésion est volontaire et qu’elle ne peut se faire sans un minimum d’accord sur les valeurs sous-jacentes au DD. Partant, l’animation du réseau par son leader vise à cultiver ce que nous avons qualifié précédemment de projet sociétal partagé par l’ensemble des participants.

Abordons désormais le coeur de notre recherche, à savoir le rôle supposé de la gouvernance en matière de création, de développement et de pérennisation d’un capital sociétal.

Gouvernance et démarche sociétale de l'entreprise

Voyons tout d’abord les liens entre gouvernance et RSE, avant d’exposer la problématique et les aspects méthodologiques de notre recherche.

Gouvernance et approche partenariale de l'entreprise

Bien qu’il ne fasse l’objet d’aucune valorisation au niveau du bilan, le capital sociétal constitue un bien immatériel qu’il faut préserver au même titre que l’ensemble des actifs de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle la mise en place d’un réseau sociétal relève des mécanismes de gouvernance.

La gouvernance d’entreprise désigne « l’ensemble des mécanismes organisationnels qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d’influencer les décisions des dirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur espace discrétionnaire » (Charreaux, 1997, p. 1652). Si cette définition fait l’objet d’une certaine unanimité, deux approches de la gouvernance s’affrontent, néanmoins : la première est basée sur une vision actionnariale de l’entreprise et sur les conflits d’agence qui découlent d’une délégation de pouvoir actionnaires/dirigeants. Elle considère notamment que le rôle de la gouvernance serait de sécuriser le capital financier des actionnaires (Cercle des Economistes, 2003). Cette approche est contestée par de nombreux auteurs (Zingales, 2000; Rébérioux, 2003; Charreaux, Wirtz, 2006). La raison invoquée est simple : le capital financier apporté par les actionnaires ne joue qu’un faible rôle dans la construction de la rente organisationnelle. La valeur créée repose en effet sur l’existence d’une compétence distinctive que seul le capital financier ne peut apporter. D’autres facteurs entrent en jeu, en particulier le capital humain des dirigeants et des salariés, et même le capital organisationnel créé autour de l’entreprise (i.e. les fournisseurs, les sous-traitants, voire les clients). Le système de gouvernance nécessite donc d’être réinterprété à la lumière de cette vision élargie de l’entreprise (Charreaux, 2002). Son rôle ne peut se limiter à la préservation des seuls intérêts (financiers) des actionnaires; ceux de l’ensemble des parties prenantes sont nécessairement concernés (Charreaux, Desbrières, 1998; Wirtz, 2008). Charreaux (1998) propose une gouvernance axée sur la valeur partenariale de la firme[6] ce qui a une conséquence majeure : elle induit un élargissement de la problématique de la gouvernance à des questions qui dépassent la sphère économique habituelle (Clarke, 2007; Martinet, 2008). La préservation des intérêts environnementaux, sociaux, humains (…) relève donc de celle-ci (Money, Schepers, 2007; Jamali et al., 2008).

Généralement, la gouvernance d’entreprise couvre six grands aspects (OCDE, 2004) : le Conseil d’Administration (CA), les comités du conseil, l’information financière et non-financière, la rémunération des dirigeants, les droits des actionnaires et le rôle des différentes parties prenantes. Rappelons à ce stade que les entreprises de l’ESS n’ont pas d’actionnaires mais des sociétaires qui ne sont pas rémunérés en contrepartie de la détention de parts sociales[7]. D’autre part, dans ces entreprises, le droit de vote aux assemblées générales n’est pas lié au nombre de parts détenues par le sociétaire. Cette spécificité a évidemment des conséquences sur les autres aspects de la gouvernance (ex : nomination des membres du conseil…).

De nombreux rapports ont été consacrés aux nécessaires évolutions en matière de gouvernance (ex. : rapports Viénot, 1995, 1999; rapport Bouton, 2002; Clément, 2003; OCDE, 2004; AMF, 2006, 2007, 2008, IFEC, 2010). L’IFA (Institut Français des Administrateurs) a ainsi proposé de modifier les pratiques de gouvernance afin que le conseil d’administration prenne mieux en compte les problèmes de RSE (IFA, 2007). Le groupe de travail constitué à cet effet note toutefois le caractère ambigu du concept RSE qui englobe deux dimensions : « ce qui relève des obligations légales et réglementaires RSE (aspect « compliance ») qu’elles soient générales (ex : loi NRE) ou spécifiques au secteur; ce qui relève des engagements volontaires de l’entreprise, qu’ils soient généraux (ex : adhésion à Global Compact) ou spécifiques au secteur (ex : principes Equateur pour les institutions concernées par le financement de projets) ». Compte tenu de cette ambiguïté[8], l’IFA reste donc très évasif sur les responsabilités des membres du conseil au regard de la RSE.

Dans sa vision actuelle, la gouvernance ne se soucie qu’à la marge des problèmes de RSE et de relations tissées par l’entreprise avec ses partenaires dans une démarche de DD. La crise apparue en 2008 a sans aucun doute permis une prise de conscience de l’importance des questions sociétales tant au niveau macro que micro-économique (en particulier les entreprises). Il y a donc fort à parier de ce que la gouvernance verra son domaine de compétence s’élargir pour englober progressivement les questions de préservation de la valeur partenariale de l’entreprise. Notre ambition est donc d’explorer ce terrain et plus précisément de nous intéresser à la gouvernance des réseaux sociétaux mis en place par certaines entreprises pionnières.

Abordons désormais la problématique et le cadre méthodologique de notre recherche

Problématique et aspects methodologiques de la recherche

Dans quelle mesure le développement d’un réseau sociétal consécutif à la mise en oeuvre d’une démarche de RSE trouve-t-il une traduction dans les mécanismes de gouvernance de l’entreprise ? Telle est la question centrale de cette recherche qui se scinde en deux objectifs. Il s’agit :

  • de montrer qu’une démarche de RSE conduit bien l’entreprise à s’impliquer, avec ses partenaires, dans la création d’un réseau, lui-même générateur d’un capital sociétal pour l’ensemble de ses membres (proposition 1),

  • de montrer le rôle des mécanismes de gouvernance dans la création, le développement et la pérennisation du capital sociétal, source de création de valeur pour les détenteurs de parts sociales et l’ensemble des parties prenantes (proposition 2).

Notre propos se situe donc dans une perspective de compréhension d’un phénomène plus que d’explication. De même, il ne s’agit pas de généraliser à partir d’observations, mais plutôt d’interpréter une situation tout en la remettant dans son contexte (Hadly-Rispal, 2002). Ces éléments justifient le choix d’une démarche de recherche qualitative.

L’étude de cas est particulièrement adaptée à ce type d’approche. Elle s’appuie généralement sur des données collectées au travers d’entretiens, d’observations ou encore de documents d’entreprises. Elle offre la possibilité de recouper des données, de les compléter, voire de les remettre en cause. Par son caractère pluriel, l’étude de cas nous semble adaptée à la problématique posée dans la mesure où la réalité est complexe et qu’il convient de rendre compte de cette complexité.

Notre choix s’est, ici, porté sur les entreprises de l’ESS (Laville, 1999). L’OCDE les définit comme « toute activité privée, d’intérêt général, organisée à partir d’une démarche entrepreneuriale et n’ayant pas comme raison principale la maximisation des profits, mais la satisfaction de certains objectifs économiques et sociaux, ainsi que la capacité de mettre en place, par la production de biens ou de services, des solutions innovantes aux problèmes d’exclusion ou de chômage » (OCDE, 1998). Les entreprises sociales ont toujours affiché leur volonté de faire de l’économie autrement (Clément, Gardin, 1999; Defourny, 2004). Largement présentes au niveau international (Laville, 1999; 2007), elles sont désormais considérées comme des références en matière de RSE (Commission Européenne, 2001). Ces entreprises se proposent d’offrir une alternative crédible au modèle capitaliste dominant. Bien que cette « spécificité sociétale » soit inscrite dans leurs gènes, ces entités n’ont pas spontanément adhéré au concept de DD et ceci tient à deux raisons : d’une part, les entreprises sociales se sont longtemps défendues d’utiliser les mécanismes de l’économie classique pour faire leur propre promotion (ex : communication mettant en avant le positionnement sociétal des entreprises de l’ESS); d’autre part, le concept de DD a longtemps été perçu comme un avatar de l’économie capitaliste. Désormais « décomplexées », les entreprises de l’ESS ont largement embrassé le mouvement d’une économie mondialisée et cherchent à faire de leur politique sociétale un atout concurrentiel. Cette mise en avant passe par la mise en place de réseaux de partenaires qui défendent les mêmes valeurs et inscrivent leur action dans le cadre du DD. Si la constitution de réseaux entraîne des liens capitalistiques, certains se constituent sans qu’il n’y ait prise de participation. Il peut donc y avoir création d’un capital sociétal sans que cette création ne s’accompagne d’un actif au sens financier du terme.

Notre terrain d’études est composé d’entreprises françaises du secteur de l’assurance. Ce secteur a un poids économique particulièrement important dans l’Hexagone, puisqu’il emploie environ 220000 salariés pour un chiffre d’affaires de plus de 200 milliards d’euros (chiffres FFSA, 2010). Les entreprises ciblées font partie du secteur mutualiste[9]. Bien que les mutuelles d’assurance (ou assimilées[10]) ne représentent, en France, que 17 % des effectifs, celles-ci détiennent la plus forte part de marché sur certains segments et notamment sur celui de l’assurance dommages des particuliers. Elles prennent ainsi en charge un véhicule sur deux et deux habitations sur trois. Les mutuelles d’assurances françaises affirment, pour la plupart, leur attachement aux valeurs et principes fondateurs de l’ESS. Nous optons donc pour une étude qui cible trois de leurs principales représentantes : la MACIF, la MAIF et la MATMUT. Ces sociétés ont d’ailleurs annoncé leur rapprochement, début 2010, par le biais d’une SGAM (Société de Groupe d’Assurance Mutuelle) appelée la SFEREN.

Les thèmes traités ayant une portée stratégique, nous avons opté pour la méthode des entretiens complétée par une analyse de documents internes et de rapports publiés par des structures collectives dont font partie ces trois entreprises (cf. tableau 1) : le GEMA et EURESA[11]. Les personnes interviewées font partie du comité de direction ou dirigent les cellules/départements en charge des questions de RSE. Les entretiens ont été réalisés au début de l’année 2010[12], puis ils ont ensuite été retranscrits dans leur intégralité. L’analyse des données a essentiellement consisté en une analyse thématique des entretiens. Nous avons construit, pour cela, une grille de dépouillement et codifié les données (Gianelloni, Vernette, 1995). Les thèmes choisis pour l’analyse sont ceux qui ont fait l’objet d’approfondissement au cours des interviews (cf. tableaux 2 et 3).

Tableau 1

Informations sur le terrain d’études

Informations sur le terrain d’études

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Notre recherche s’intéresse aux deux aspects que sont le capital sociétal et la gouvernance. Nous synthétisons donc ci-après les aspects du capital sociétal ayant fait l’objet d’approfondissements (cf. tableau 2) :

Tableau 2

Dimensions du capital sociétal et aspects abordés dans le cadre de l’étude

Dimensions du capital sociétal et aspects abordés dans le cadre de l’étude

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En revanche, trois aspects de la gouvernance ont été laissés de côté, notamment parce qu’ils ne concernent pas directement la constitution d’un réseau sociétal (cf. tableau 3) : la rémunération des dirigeants, l’information et les droits des actionnaires. En effet, ces éléments touchent prioritairement à la dimension économique et financière du fonctionnement de l’entreprise, alors que notre propos vise à appréhender le rôle de la gouvernance dans ses autres dimensions (éthique, environnementale, sociale, humaine…).

Tableau 3

Dimensions de la gouvernance et aspects abordés dans le cadre de l’étude

Dimensions de la gouvernance et aspects abordés dans le cadre de l’étude

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D’autre part, rappelons que la notion « d’actionnaire », qui renvoie à l’idée de rémunération d’un capital et l’existence de droits de vote équivalents aux nombre de parts détenues dans la société, ne s’applique pas aux entreprises de l’ESS. Le principe qui s’applique ici est le suivant : une personne = une voix. De surcroît, les surplus générés par l’activité de l’entreprise sont impartageables puisque la propriété de l’entreprise est collective.

Après avoir abordé le cadre de notre recherche, la problématique et les aspects méthodologiques de l’étude, passons désormais aux résultats et à leur interprétation.

Capital sociétal et dispositifs de gouvernance

Voyons tout d’abord dans quelle mesure les entreprises créent de façon délibérée un réseau sociétal avant d’étudier le rôle des dispositifs de gouvernance dans le développement d’un capital sociétal.

Création d'un réseau sociétal

Notre objectif est de montrer qu’une démarche de RSE conduit l’entreprise à développer un réseau spécifique qui donne naissance à ce que nous avons qualifié précédemment de « capital sociétal ». A ce stade, il convient de dissocier les relations entretenues avec des entités de l’économie capitaliste, de celles instituées avec des entreprises de l’ESS (et/ou de leurs filiales). Les premières s’inscrivent dans le cadre de prestations de services et bien que les aspects non-économiques ne soient pas absents des contrats fournisseurs/donneurs d’ordres (ex. : code de déontologie des achats de E1 qui fait référence à la promotion de… conduites honnêtes et socialement responsables), on ne peut en déduire qu’elles participent à l’émergence d’un réseau sociétal au sens entendu précédemment. En revanche, les réseaux tissés avec les entités de l’ESS, essentiellement basés sur le partage de valeurs communes, semblent correspondre à ce souci de l’entreprise d’apporter une contribution sociétale. Nous repartirons donc des trois dimensions du capital sociétal précédemment identifiées pour appuyer cette idée.

Concernant la dimension structurelle, trois points doivent être abordés : les caractéristiques des acteurs du réseau, la place de l’acteur central ainsi que son rôle, et enfin, les interconnexions entre les membres du réseau.

Dans l’établissement de partenariats économiques, la volonté de privilégier l’ESS est explicitement affichée par les dirigeants des entreprises E1, E2 et E3. Par exemple, E1 indique qu’elle « (recherchera) de façon proactive, à (se) rapprocher structurellement d’acteurs de l’ESS intervenant dans (ses) domaines d’activités » (extrait du projet d’entreprise E1, 2009). Il en résulte une logique de l’essaimage propre au monde mutualiste, logique qui a d’ailleurs donné naissance à des prestataires de services désormais reconnus (ex : création, en 1981, d’Inter Mutuelles Assistance et, en 2006, de SERENA, société de services à la personne). Ce souci de contribuer à la diffusion de la philosophie mutualiste exprime la volonté de ces entreprises d’apporter une plus-value sociétale : « C’est avant tout dans nos activités et en nous appuyant sur nos parties prenantes (…) que nous allons développer de la valeur sociale » (extrait du projet d’entreprise de E1). En d’autres termes, ces entités utilisent leur capacité d’influence pour combattre la logique financière qui prévaudrait, selon elles, dans le monde économique actuel.

Compte tenu de leur poids, ces entreprises jouent un rôle moteur, voire structurant, pour de nombreux sujets qui touchent au DD. Par exemple, la création de la société ADERE RECYCLAGE à l’initiative d’E1, répondait à la volonté de faire émerger une filière de recyclage des véhicules en fin de vie, sur des normes environnementales et sociales élevées. Cette structure emploie notamment une majorité de personnels en réinsertion. La logique partenariale qui prédomine au sein de l’ESS et l’existence de structures fédératives permettent aux membres de jouer un rôle, tantôt moteur, tantôt suiveur, sur des sujets dits « de société » (ex. : E1 qui s’est engagée sur le thème de l’habitat durable). En d’autres termes, on tente ici de « jouer collectif » avant de « jouer pour soi ».

Pour les trois entreprises, les interconnexions avec les acteurs de l’ESS sont particulièrement fortes. Elles semblent correspondre à cette volonté de tisser autour d’elles, un réseau basé tout à la fois sur des considérations éthiques et économiques. La création récente de SGAM au sein du monde mutualiste (ex : SFEREN en 2010) répond à la volonté des associés d’être mieux armés pour faire face à la concurrence des entreprises capitalistes. De même, la création de filiales communes (ex. : Inter Mutuelles Assistance, cf. supra) s’inscrit dans cette logique de regroupement au sein de l’ESS. Enfin, la mise en place de GIE/GEIE[13] (ex. : EURESA) formalise un certain nombre de liens entre les membres de ce réseau. De telles structures tendent à unir les entités de l’ESS « pour le meilleur » (regroupement de moyens), mais aussi « pour le pire » (mécanismes de solidarité financière en cas de défaillance d’un des membres). Il semble donc que les défauts propres aux structures mutualistes (manque de « surface financière ») les poussent à travailler en réseau avec leurs partenaires.

Pour ce qui concerne la dimension relationnelle, trois points doivent être approfondis : l’intensité des relations au sein du réseau, le degré de centralisation du réseau et l’implication de ses membres.

Les liens tissés au sein des réseaux de l’ESS donnent lieu à des relations fortes et régulières. Par exemple, les membres d’EURESA (dont font partie E1, E2, E3) sont amenés à se rencontrer régulièrement, soit pour des partages d’expériences, soit pour la mise en place de projets collectifs, soit pour l’élaboration de pratiques communes. En dehors de ces réseaux juridiquement institués, les relations tissées dans les cercles propres à l’ESS donnent naissance à de nombreux partenariats. L’un des responsables souligne : « On trouve dans ces cercles[14] tous les acteurs de l’ESS. On en trouve certains avec lesquels on est particulièrement proches (…). Ce sont des entités avec lesquelles historiquement, il y a la proximité des dirigeants, il y a une vraie cohérence d’engagement au sens large. (…) Ça fait du sens et c’est pour ça qu’on se retrouve sur des projets ensemble, parfois fortuitement ». L’homogénéité de vue, le partage de valeurs, conduisent les acteurs à s’engager dans des projets communs (ex. : étiquetage des produits financiers). Ces relations qui naissent de rencontres au sein des cercles de l’ESS tendent progressivement à renforcer les interconnexions entre acteurs.

Le degré de centralisation d’un réseau est supposé caractéristique du degré de confiance qui y règne. Cet attribut s’applique difficilement à la notion de réseau sociétal, notamment parce que les acteurs de l’ESS prennent tour à tour le leadership sur les sujets qui les touchent plus particulièrement (ex. : E3 sur les questions d’éducation). Néanmoins, certains acteurs, comme E1 et E3, sont reconnus pour être généralement moteurs sur les questions de RSE. Lorsqu’un dirigeant occupe la présidence d’une structure fédérative, l’impact sur son entreprise est d’autant plus fort. Il s’agit de « montrer la voie » et de jouer sur l’effet « boule de neige ». L’un des responsables reconnaît la vertu de ces réseaux externes : « Il y a des effets d’entraînement avec (E1). On se dit (E1) l’a fait; il faut qu’on le fasse… On est dans une forme de « coopétition » qui fait progresser l’idée ». Finalement, plus que l’existence d’un centre de gravité, il convient de souligner la présence d’un maillage avec des noeuds plus denses qui représentent les « têtes de pont » (E1 et E3) sur les sujets sociétaux.

Le degré d’implication des membres de ce réseau est à la hauteur du rôle qu’ils jouent dans la promotion d’une économie responsable. Si E1 et E3 jouent clairement un rôle moteur, E2 semble plus dans une position de suiveur « raisonné ». Ceci tient à sa cible constituée d’un sociétariat plus populaire. La nécessité de ne pas se couper de son marché l’amène à faire des choix ayant des conséquences majeures sur son implication sociétale. Le degré d’engagement résulterait donc d’un subtil ajustement entre des valeurs portées historiquement par l’entreprise et des considérations d’ordre économique/stratégique.

Abordons désormais la dimension du capital sociétal. Trois aspects doivent être abordés : l’existence de normes de comportement, la présence d’un système d’animation et l’existence d’un système de contrôle et de sanction.

La posture du Tiers Secteur entraîne des exigences pour l’ensemble de ses membres. Comme le souligne l’un des responsables : « Le modèle mutualiste oblige à être vertueux » (extrait entretien E2). L’appartenance à cette famille, largement revendiquée par les entreprises ciblées dans cette enquête, oblige à un comportement irréprochable. C’est ce que semble traduire la formule de la déclaration commune des membres d’EURESA pour un Développement Durable : « Nos valeurs nous engagent ». Cette tâche apparaît d’autant plus difficile que le contexte actuel n’est pas favorable : « Etre économiquement viable en étant sociétalement responsable. On doit être dans l’action mais avec les moyens dont dispose l’entreprise aujourd’hui… On est quand même d’abord assureur au service du sociétaire; on doit une qualité de service, un bon niveau de prix » (extrait entretien E3).

Comment traduire cette différence de comportement dans les actes ? La réponse d’EURESA, dont E1, E2 et E3 sont membres, est explicite : « (Nous cherchons) à articuler et à conjuguer des objectifs d’équité sociale, de respect de l’environnement et de viabilité financière et économique »… « En impliquant les salariés de nos entreprises, dans l’élaboration de plans de développement et d’actions durables; en mettant en oeuvre des politiques de recrutement et de gestion des ressources humaines favorisant la diversité, l’égalité des chances et l’insertion professionnelle; en accompagnant l’évolution et la mobilité professionnelle par des formations; en sensibilisant les salariés et en les rendant acteurs des engagements de nos entreprises... ». C’est donc autant au travers des phénomènes de professionnalisation, que de la mise en oeuvre de pratiques RH responsables, que s’opère cette institutionnalisation. Enfin, les phénomènes de mimétisme semblent opérer au sein des réseaux de l’ESS, notamment grâce aux partages d’expérience et à l’apparition de standards sociétaux au sein des champs organisationnels.

Concernant le deuxième aspect, les multiples réseaux de l’ESS disposent de leur propre système d’animation et les questions de DD y tiennent une place importante. Cela s’explique par la volonté de proposer un modèle alternatif de développement et de faire du comportement sociétalement responsable un facteur de différenciation. Par exemple, le réseau EURESA, qui se donne pour ambition d'agir « Pour un développement durable », dispose d’une véritable structure d’administration et de gestion et d’un système d’animation composé de cadres dirigeants des sociétés membres (comité de pilotage). La question de l'existence d'un système de contrôle et de sanction éventuel est, ici, sans objet. Non seulement l'appartenance à ce GEIE repose sur l'adhésion à un certain nombre de valeurs, mais on imagine difficilement une structure de ce type portée par ses membres, mettre en place un système chargé de les contrôler et, le cas échéant, de les sanctionner pour le non-respect de ces valeurs.

L’analyse que nous venons de mener nous permet donc d’étayer l’idée suivante : les entreprises interviewées dans le cadre de cette enquête s’efforcent de mettre en place un réseau spécifique entraînant la création d’un capital sociétal. Nous résumons ci-après les principales caractéristiques de ce capital au travers des trois dimensions qui le caractérisent (voir tableau 4).

Tableau 4

Synthèse des résultats concernant le capital sociétal

Synthèse des résultats concernant le capital sociétal

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Gouvernance et capital sociétal

Après avoir abordé la question du capital sociétal, attachons-nous désormais au rôle des dispositifs de gouvernance dans la création, la préservation et le développement de ce capital. Nous verrons tout d’abord dans quelle mesure ces dispositifs s’inscrivent dans le cadre d’une démarche de RSE avant de mettre en évidence leur rôle dans la construction du capital sociétal.

Le conseil d'administration est chargé de déterminer les orientations des activités de la société et de vérifier leur mise en oeuvre. Il dispose donc des pouvoirs étendus pour guider l’entreprise vers une démarche de RSE.

Les administrateurs définissent les grandes orientations de l’entreprise tout en étant garants de ses valeurs, valeurs qui doivent être conformes à celles de l’ESS. Cette volonté de rester fidèle aux principes mutualistes est une constante dans les entités E1, E2 et E3. Elle conduit à orienter la composition du conseil de façon à ce que l’entreprise préserve son identité. Par exemple, E2 souligne que « le conseil d’administration demeure à l’image de ce qu’il était à l’origine, c’est-à-dire exclusivement composé de responsables mutualistes et de l’ESS, garants des valeurs qui ont toujours présidé aux orientations de la Société ». Si la composition du CA offre une certaine garantie concernant la prise en compte d’intérêts sociaux[15], la référence aux autres aspects du DD est moins évidente (dimension environnementale, notamment). Le responsable d’E3 avoue même : « Il y a aujourd’hui un décalage sur les attentes (de nos sociétaires) : on nous attend sur la protection de l’environnement alors qu’on est très engagé sur le volet social, le handicap… ».

Sur le plan sociétal, le conseil d’administration entend jouer un rôle moteur. En attestent les déclarations des Présidents de E1, E2 et E3 qui font systématiquement référence à la philosophie mutualiste et à son adéquation avec le DD (ex : RDD 2007, E3). Le responsable de E1 souligne : « Pour le conseil d’administration, la mission de l’entreprise, c’est de créer de la valeur sociale (…); l’entreprise doit s’appuyer sur une efficacité économique pour y parvenir ». Néanmoins, les questions de RSE ne constituent pas le principal sujet de discussion lors des réunions du conseil. Un responsable indique d’ailleurs : « Dans (ces) réunions, on est plus dans une logique économique. (…) Il y a une dizaine de réunions du CA par an. (…) L’année dernière, seules deux ont permis de faire explicitement le point sur des questions d’ordre sociétal » (extrait entretien E3). Toutefois, la sensibilité aux aspects sociétaux fait partie des gènes. Point n’est besoin d’y faire systématiquement référence puisque cette problématique est latente comme le laisse à penser cette remarque d’un des responsables interviewés : « Quand un projet technique est présenté au CA, il n’est pas rare qu’un administrateur lève la main et demande : qu’en est-il de l’accessibilité (aux handicapés) ? » (extrait entretien E1).

Le conseil d’administration joue un rôle central dans la construction du capital sociétal et ceci est perceptible à plusieurs niveaux. Il existe tout d’abord une forte volonté de la part des directions de contribuer à un élargissement de l’influence de l’ESS dans l’Economie. Plusieurs structures ont ainsi été créées grâce à l’appui des entreprises E1, E2 et E3, afin d’aider financièrement d’autres entités du Tiers secteur. C’est notamment le cas de l’Institut du Développement de l’Economie Sociale (IDES), holding dédiée au financement des entreprises de l’ESS. Sa vocation est de susciter des situations favorables au développement du Tiers secteur et de faciliter l’accès des entreprises de l’ESS à de nouveaux marchés. C’est aussi le cas d’AVISE, association créée grâce à l’appui financier d’acteurs majeurs de l’ESS (notamment d’E1 et E3). Cette structure spécialisée dans l’« Ingénierie et le service pour entreprendre autrement » se donne pour objectif d’agir pour accroître le nombre et la performance des entreprises de l’ESS. Ensuite, il existe une forte tradition de l’essaimage dans l’ESS et ceci touche particulièrement les entreprises concernées par cette étude. E3, mutuelle d’assurance qui s’était focalisée dès son origine (1934), sur un segment de clients, a notamment appuyé la création d’E1 en 1960, puis celle d’E2 en 1962, entités qui souhaitaient cibler, selon le même principe (i.e. principe mutualiste), d’autres segments de clientèle. Enfin, les décisions du conseil d’administration d’E1, E2 ou E3 vont clairement dans le sens d’un renforcement des liens avec leurs partenaires de l’ESS. La création de SGAM, notamment de la SFEREN qui regroupe les trois entités concernées par cette étude, montre une volonté des entreprises de l’ESS de lier leurs propres destins. La création de filiales communes (par exemple, Inter Mutuelles Assistance, société dont sont actionnaires E1, E2 et E3) est aussi une illustration de ce souci de renforcer les partenariats au sein de la famille de l’ESS afin de pouvoir affronter la concurrence des entreprises du secteur capitaliste. En guise d’illustration, nous rappellerons qu’une des entreprises, en l’occurrence E1, indique clairement dans son projet d’entreprise (2009) qu’elle souhaite se « rapprocher structurellement (…), de façon proactive (…), d’autres acteurs de l’ESS intervenant dans ses domaines d’activité ». Si ces alliances nécessitent de trouver une traduction au travers de contrats explicites liant les différents acteurs, l’établissement de partenariats est facilité par le fait que les dirigeants et membres des conseils d’administration fréquentent les mêmes réseaux, se côtoient dans les mêmes cercles politiques ou syndicaux. En outre, ils partagent les mêmes valeurs et la même vision du rôle de l’entreprise dans la société (cf. déclarations des dirigeants d’E1, E2 et E3). En d’autres termes, les partenariats organisationnels sont facilités par l’existence de relations interpersonnelles entre les dirigeants d’entreprises de l’ESS.

Le deuxième aspect de la gouvernance concerne les comités du conseil. Nous rappellerons simplement que le conseil d’administration a la faculté de déléguer certaines de ses attributions à un comité. La question est donc de savoir si l’un de ces comités s’intéresse aux aspects sociétaux et, si oui, dans quelle mesure.

Sur les trois entreprises ayant participé à l’étude, seule E3 mentionne l’existence d’un comité spécifique en charge, entre autres choses, des questions sociétales. Une fois par mois, est organisée une rencontre entre les membres de ce comité (trois administrateurs de l’entreprise) et les responsables de la cellule RSE, rencontre au cours de laquelle ces derniers exposent leurs projets visant à permettre une meilleure prise en compte des aspects sociétaux par l’entreprise. L’objectif est d’obtenir le soutien du comité qui s’en fera, le cas échéant, le relais auprès du conseil d’administration. Ce comité peut également être à l’origine d’une demande émanant du conseil et relayée au niveau opérationnel. Il a ainsi été l’instigateur des bilans sociétaux réalisés en 2002 et 2003, puis du dialogue avec les parties prenantes mené en 2008. Finalement, ce comité qui n’est pas exclusivement dédié (rappelons-le) aux questions sociétales, sert de courroie de transmission entre le conseil d’administration et l’exécutif. Dans une logique ascendante, il s’agit de sélectionner les projets pertinents proposés par l’exécutif et de préparer le travail du conseil d’administration qui devra, le cas échéant, arbitrer. Dans une logique descendante, ce comité permet de relayer la volonté du conseil de mettre en oeuvre une véritable politique de RSE.

En matière de constitution d’un capital sociétal, les comités du conseil sont susceptibles de jouer un rôle prépondérant. Bien qu’unique au regard des trois entreprises ayant participé à cette recherche, l’exemple d’E1 est, de ce point de vue, particulièrement significatif. L’entreprise a ainsi mis en place un « Comité Groupe du Partenariat » afin de pouvoir bénéficier des effets positifs des réseaux. Ce comité qui travaille sous l’égide du conseil d’administration, a pour mission d’alimenter par ses réflexions et ses actions, la vie partenariale de l’entreprise. Celle-ci concerne les partenariats politiques, c’est-à-dire les accords conclus avec les organisations représentatives de ses composantes (syndicats de salariés; fédérations et autres regroupements de professionnels indépendants; mutuelles, coopératives et associations), mais aussi les partenariats avec l’ensemble des acteurs de l’ESS. L’ambition est double : il s’agit, d’une part, d’alimenter le vivier de ses sociétaires et de consolider son « socle politique » et, d’autre part, de renforcer l’implication de l’entreprise dans les différentes branches de l’ESS. Force de proposition, notamment pour la mise en oeuvre de nouveaux rapprochements, ce comité remplit un rôle exécutif au regard de l’animation et du suivi des partenariats existants. Il est d’ailleurs le garant de leur bonne application (Charte de Partenariat, E1, 2005). Ce comité travaille en étroite collaboration avec la Direction des Partenariats Politiques (DPP), instance exécutive chargée depuis 2007, de la mise en oeuvre du projet partenarial du Groupe. C’est notamment à cette DPP qu’il revient d’effectuer le suivi opérationnel des relations partenariales et de permettre le développement prospectif des ces relations : « La DPP cible ce développement prospectif en fonction d’objectifs de consolidation de la gouvernance (d’E1), et à partir d’un travail permanent de veille stratégique interne (réseau, entités) et externe (repérage d’opportunités) (extrait Projet Stratégique et Déclinaison Opérationnelle, Direction des Partenariats Politiques E1). La DPP doit contribuer à la croissance des activités du Groupe « en générant de nouveaux partenariats à partir des trois composantes politiques » (idem). Elle doit aussi « apporter un appui au développement de l’ESS en tant que porteuse de modèles d’entreprises différentes et performantes du double point de vue économique et social, de valeurs solidaires et de préoccupations sociales » (idem). La procédure de qualification pour un nouveau partenariat est la suivante : la proposition est faite au Comité Groupe du Partenariat qui transmet, le cas échéant, la candidature au Conseil d’Administration qui statuera. Finalement, le comité est chargé de mettre en acte la volonté de développement partenarial de l’entreprise vers la sphère de l’ESS.

La dernière dimension concerne le rôle des parties prenantes. Il s’agit ici de voir si leurs demandes (non-économiques, notamment) sont intégrées dans les processus décisionnels et dans quelle mesure les stakeholders contribuent au développement du capital sociétal de l’entreprise.

Seules deux entités affichent une volonté explicite de dialogue avec les parties prenantes et un souci de tenir compte de leurs attentes. E1 fait de la « création de valeur sociale », le premier axe de sa stratégie. Deux niveaux doivent être dissociés, celui de la gouvernance et celui de l’exécutif. Sur le premier plan, la défense d’intérêts sociétaux constitue, selon le responsable d’E1, une préoccupation constante du Président du conseil. C’est une question de personne mais aussi, et peut-être plus encore, de culture d’entreprise : « Si les personnes changent, on peut changer sur ce point-là, mais on est sur des textes fondamentaux écrits noir sur blanc, donc ça va être un peu difficile » (extrait interview E1). Notons également que trois catégories de stakeholders participent directement au conseil d’administration : il s’agit des sociétaires, des délégués et des salariés. On peut donc penser que leurs demandes (économiques ou non) seront intégrées dans les orientations stratégiques d’E1. Sur le plan opérationnel, l’entreprise a mis en place un certain nombre de dispositifs de consultation et de dialogue avec les parties prenantes[16] (cf. rapport RSE 2008, p. 37). Ceux-ci doivent lui permettre d’enregistrer leurs attentes et d’en tenir compte dans les processus décisionnels.

E3 souligne également sa volonté de dialoguer avec ses stakeholders (cf. RDD, 2007). Au niveau de la gouvernance, la composition du conseil d’administration est sensiblement identique à celle d’E1 : elle intègre des représentants des sociétaires, des délégués et des salariés. Leurs demandes seront donc naturellement prises en compte. A la question de savoir s’il existe au sein du conseil, une personnalité indépendante susceptible de défendre les intérêts des autres parties prenantes, la réponse est sans équivoque : « Cette question a été débattue à l’Institut Français des Administrateurs. (Le dirigeant de l’époque) a dit que (E3) n’était pas concerné par cette question ! (…) Le CA pense que tous les administrateurs sont indépendants car élus par les sociétaires… Ce ne sont pas des administrateurs type CAC40… Ce sont des militants/sociétaires… » (extrait entretien E3). En d’autres termes, le profil des administrateurs garantirait à lui seul l’intégration des intérêts sociétaux dans les décisions de l’entreprise. Sur le plan exécutif, la volonté d’adopter une politique de RSE et d’intégrer, ce-faisant, les parties prenantes a donné lieu à de nombreuses démarches initiées par le conseil d’administration. Elle a abouti à la rédaction de plusieurs rapports : bilan sociétal 2002 et 2003, audit sociétal 2006 et 2010. Dans un rapport d’audit (2006), l’agence Vigeo conclut : « Pour l’essentiel, (E3) est porteuse d’un modèle de réussite où les objectifs sociaux, environnementaux et sociétaux ne s’opposent pas aux objectifs économiques, mais en constituent le fondement » (cf. RDD 2006). L’engagement pris dans ce même rapport d’un dialogue approfondi avec les stakeholders a donné lieu à des rencontres entre la mutuelle et ses principales parties prenantes, fin 2008. L’objectif était « d’obtenir une vision de leurs perceptions et de leurs attentes sur l’engagement de (E3) en matière de responsabilité sociale d’entreprise et de développement durable » (cf. RDD 2008). Ces rencontres ont permis de faire ressortir des pistes d’amélioration (ex. : relier la culture produit avec les valeurs sociales de l’entreprise). Le responsable de la cellule RSE note cependant deux difficultés majeures : le contexte de crise qui a contrarié la volonté de mettre en acte une politique sociétale ambitieuse, mais aussi les choix opérés au niveau de la structure de l’entreprise. Tout en relevant de l’exécutif, la Direction coordination et RSE est la seule direction rattachée au Président du conseil : « Etre rattaché au Président, ça nous sert car on est rattaché à la plus haute instance. Mais aussi, de façon paradoxale, ça nous dessert car on n’est plus dans les circuits techniques, la direction opérationnelle ». Ces propos sont donc révélateurs de la difficulté à mettre en acte une politique volontariste à l’égard des parties prenantes.

Pour sa part, E2 indique que les intérêts sociétaux sont naturellement intégrés par le conseil qui est composé de personnalités reconnues de l’ESS[17] et d’administrateurs élus par les salariés. A la question de savoir comment sont pris en compte les intérêts des parties prenantes, la réponse du responsable est laconique : « Dans le modèle mutualiste, actionnaires et clients ne font qu’un et le sociétaire reçoit son dividende sous forme de tarifs serrés et de qualité de service. Concernant les autres parties prenantes, si nous parvenons à dégager des excédents, nous finançons, à la mesure de nos moyens (…). Mais ne plaçons pas nos ambitions à un niveau irréaliste, et n’oublions pas notre mission première : proposer des assurances de qualité au plus grand nombre ». En d’autres termes, si intérêts il y a, ils concernent prioritairement les sociétaires et relèvent majoritairement du domaine de l’économique.

A la question de savoir si les stakeholders participent au développement du capital sociétal de l’entreprise, la réponse est positive. Leur implication est effective dans les trois domaines (structurel, relationnel, cognitif). D’abord, certains d’entre eux sont directement impliqués dans le conseil d’administration, en particulier les sociétaires et les salariés (cf. supra). Dès lors, leur capacité à influencer la construction de réseaux vers le tiers secteur est bien réelle et, d’ailleurs, systématiquement affirmée. E1, E2 comme E3, disent vouloir contribuer à la consolidation et au développement des idées mutualistes. Ces entreprises orientent, dès que possible, leurs partenariats vers des entités de l’ESS (comme c’est d’ailleurs le cas au travers de la SFEREN qui implique, rappelons-le, E1, E2 et E3). Ensuite, les stakeholders concourent, de façon plus ou moins directe, au développement des réseaux relationnels autour des entités concernées par notre étude. Dans son projet d’entreprise, E1 souligne d’ailleurs : « C’est avant tout dans nos activités et en nous appuyant sur nos parties prenantes : sociétaires, délégués, salariés, partenaires et prestataires, que nous allons développer de la valeur sociale » (extrait Projet d’Entreprise E1). L’entreprise compte enfin sur ses parties prenantes pour promouvoir ses valeurs et étendre ainsi son influence à l’extérieur. C’est notamment le cas pour les élus des sociétaires : « (Le) rôle (du délégué) rejoint son implication personnelle en tant que militant au sein de réseaux sociaux et/ou professionnels (…). Militant de notre identité, le délégué pourra le rester, même après l’expiration de ses mandats, au travers d’un lien maintenu avec le Groupe » (idem). Les salariés sont également mis à contribution. Ils sont ainsi considérés par l’entreprise comme « un vecteur puissant pour faire partager (son) identité, contribuer à la création et à la perception de valeur sociale, rendre (son) Projet viable en apportant de l’efficacité économique » (idem). Finalement, l’entreprise entend s’appuyer sur ses différentes parties prenantes pour développer autour un réseau sociétal. C’est, d’ailleurs, une ambition affichée dans le projet d’entreprise qui reposerait sur un partage de valeurs entre les stakeholders[18] : « Faire vivre (E1) hors et dans ses murs est l’une des conditions indispensables pour traduire sa singularité dans les faits, stimuler sa créativité et favoriser sa réactivité » (idem).

Notre analyse conduit donc à penser que les entreprises interviewées utilisent à des degrés divers les trois mécanismes de gouvernance à des fins sociétales. Nous résumons ci-après les principaux points mis en évidence au travers des trois cas étudiés dans le cadre de cette recherche (voir tableau 5).

Tableau 5

Synthèse des résultats concernant les dispositifs de gouvernance

Synthèse des résultats concernant les dispositifs de gouvernance

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Concernant les dispositifs de gouvernance, nos analyses nous amènent à penser que chaque dispositif joue un rôle spécifique vis-à-vis du capital sociétal. Le conseil d’administration semble exercer un rôle structurant puisqu’il est à l’origine des partenariats initiés à partir des réseaux de l’ESS. Les comités s’impliquent plus particulièrement dans le suivi et le renforcement des liens avec les partenaires sélectionnés. Ils ont donc un rôle essentiellement relationnel. Alors que les parties prenantes ont un rôle plus transversal (structurel, relationnel et cognitif) : non seulement ils interviennent dans les choix structurels grâce à leur participation au conseil, mais ils participent également au renforcement des relations avec les partenaires sélectionnés ainsi qu’à la diffusion des valeurs de l’ESS au sein des milieux économiques et de la société en général. Nous synthétisons ci-après les arguments permettant d’appuyer ce qu’il convient de considérer, à ce stade, comme des propositions théoriques (voir tableau 6).

Tableau 6

Influence des dispositifs de gouvernance sur le capital sociétal

Influence des dispositifs de gouvernance sur le capital sociétal

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Nous proposons ci-après un schéma synthétisant le rôle des dispositifs de gouvernance vis-à-vis du capital sociétal, ceci dans une perspective processuelle (voir schéma 1).

Schéma 1

Rôle des dispositifs de gouvernance en matière de développement du capital sociétal

Rôle des dispositifs de gouvernance en matière de développement du capital sociétal
*

essentiel

**

important

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Conclusion

La capacité à répondre aux attentes sociétales et à intégrer les intérêts des différentes parties prenantes apparaît comme un facteur clé de succès dans le contexte du DD. Fortes de leurs valeurs et principes de fonctionnement, les entreprises sociales ont compris qu’elles pouvaient tirer parti des exigences croissantes en matière de RSE. Certaines d’entre elles cherchent donc à étendre leur sphère d’influence et à tisser autour d’elles, un ensemble de relations avec des partenaires partageant les mêmes valeurs, de façon à apporter cette plus-value sociétale désormais exigée par le marché. Dans quelle mesure peut-on qualifier cet ensemble de liens de « réseau sociétal » ? L’existence de ce réseau conduit-elle à l’émergence de ce que nous qualifions ici de « capital sociétal » ? A quel niveau les dispositifs de gouvernance sont-ils impliqués dans la construction, le développement et la pérennisation de d’un tel réseau ? C’est autour de ces différentes questions que nous avons axé l’ensemble de nos propos.

L’analyse que nous avons menée à partir de données collectées auprès de trois mutuelles d’assurances françaises, laisse à penser que ces entreprises créent effectivement autour d’elles, un réseau de relations avec des partenaires intervenant dans la chaîne de valeur, de façon à offrir une plus-value sociale, environnementale ou humaine à leurs clients. Même si la logique économique est souvent prépondérante, ce réseau peut être assimilé à un réseau sociétal dans la mesure où il est créé sur la base d’un partage de valeurs entre les participants. Il rassemble essentiellement des entités du Tiers Secteur, entités qui entendent montrer, grâce à une offre originale, qu’il est possible de faire de l’économie « autrement ». Grâce notamment à son pouvoir d’attraction, le réseau sociétal renforce les interconnexions entre des acteurs qui travaillaient initialement de façon isolée (dimensions structurelle et relationnelle). Il leur permet également de détecter des opportunités communes en même temps qu’il favorise les échanges d’informations tacites/explicites entre les participants (dimensions relationnelle et cognitive) (Nonaka, Takeuchi, 1995).

L’importance stratégique de tels réseaux et la volonté des entreprises de l’ESS de différencier leur offre, font que les dispositifs de gouvernance jouent, ici, un rôle essentiel. Les membres des conseils d’administration sont directement impliqués dans les choix structurels opérés par les entreprises du Tiers secteur, notamment dès lors qu’il s’agit de finaliser les partenariats avec d’autres entreprises du Tiers secteur. Les comités du conseil ont un rôle essentiellement relationnel puisqu’ils sont chargés de faire vivre les liens avec les organisations partenaires, voire de suggérer de nouveaux partenariats. Enfin, les parties prenantes ont un rôle transversal : non seulement, elles participent aux choix structurels grâce à leur présence au sein du conseil d’administration, elles s’impliquent également dans le renforcement des liens avec les partenaires et elles contribuent à la diffusion des valeurs de l’entreprise et à la promotion de l’ESS dans la société. Le rôle de la gouvernance s’avère donc prépondérant puisqu’il est à l’origine de l’émergence, de la construction et du renforcement d’un capital sociétal, certes immatériel, mais essentiel pour la conquête des marchés (notamment dans le contexte de pénurie de ressources financières qui caractérise les entreprises de l’ESS).

Cette recherche présente deux types de limites : celles inhérentes aux démarches qualitatives (richesse de l’information collectée plutôt que représentativité des résultats), mais aussi celles consécutives à l’utilisation d’un matériau empirique limité[19]. Elle ne peut donc, à elle seule constituer une preuve de ce que les entreprises souhaitant inscrire leur action dans le cadre du DD, utilisent les dispositifs de gouvernance pour mettre en place, développer et pérenniser un réseau sociétal utile sur le plan stratégique. En revanche, elle peut servir de base à la construction d’une recherche quantitative confirmatoire dont l’objectif serait d’évaluer, entre autres chos es, le rôle de ces réseaux dans la construction d’un avantage concurrentiel durable.