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Dans les quelques travaux qui s’intéressent aux échecs en matière d’innovation, les auteurs se concentrent généralement sur les raisons susceptibles d’expliquer ces déboires (e.g. Cooper et Kleischmidt, 1986). En revanche, la plupart du temps, ces revers ne sont pas envisagés comme des stimuli, susceptibles d’avoir des effets sur le comportement de l’organisation. En particulier, les études sur le thème de l’apprentissage par l’échec sont peu nombreuses. Certes, certains travaux sur les innovations de produit abordent implicitement cette problématique (e.g. Maidique et Zirger, 1985; Lynn et al., 1996)[1]. Cependant, si ces auteurs livrent des exemples d’entreprises pour étayer leur thèse selon laquelle une « déroute » commerciale peut être à l’origine d’un succès ultérieur, ils ne proposent pas, pour autant, de modèle de l’apprentissage par l’échec. Cela semble d’autant plus regrettable que l’étude de cas réalisée dans le cadre de cette recherche – l’échec d’un projet lancé par un Grand Magasin français – ne permet pas d’aboutir aux mêmes conclusions que ces auteurs-là. Le cas en question suggère plutôt :

  • que les membres de l’organisation ne tiennent pas forcément compte des « leçons de l’échec » et peuvent reproduire un certain nombre d’erreurs, débouchant sur de nouveaux échecs tout aussi retentissants.

  • qu’un projet malheureux peut déclencher de vives émotions en interne, qui sont susceptibles d’expliquer les difficultés de l’entreprise à apprendre de son échec.

Ainsi, la présente recherche se propose de réaliser un travail de conceptualisation du processus d’apprentissage par l’échec. Pour ce faire, nous inscrivons la question des échecs commerciaux dans le cycle d’apprentissage par l’expérience de March et de ses coauteurs, que nous complétons à travers l’ajout de deux nouveaux facteurs : l’engagement affectif et les émotions. Notre objectif n’est pas de proposer un modèle qui expliquerait comment apprendre d’un échec, et qui aurait alors une visée prescriptive. Il s’agit simplement d’identifier et de décrire les facteurs clés à prendre en compte quand on étudie la question de l’apprentissage par l’échec commercial et d’analyser les relations qui unissent ces facteurs. Ce faisant, nous cherchons à comprendre, à expliquer et à prédire pourquoi un échec peut – ou non – déclencher un processus d’apprentissage organisationnel. En l’occurrence, dans la continuité des travaux de Baumard et Starbuck (2005), nous tentons de mettre en évidence les difficultés, pour une entreprise, d’apprendre d’un échec. Pour autant, notre projet de recherche se distingue de celui des auteurs :

  • Déjà, nous nous focalisons ici sur un cas unique d’échec, qui fait l’objet d’une analyse en profondeur, alors que Baumard et Starbuck (2005) étudient quatorze cas différents d’échecs au sein de la même entreprise (sur une période de vingt ans).

  • En outre, nous cherchons à élaborer une modélisation des relations entre les différents facteurs intervenant dans le processus d’apprentissage – ou de non apprentissage – par l’échec, là où Baumard et Starbuck (2005) se posent surtout la question de savoir si les « petits » échecs ont les mêmes effets que les « grands » échecs (en réponse notamment aux propos de Sitkin (1992), selon lequel un « échec intelligent » est un échec d’ampleur modeste). Ainsi, par exemple, les travaux de Staw (1981) sont très peu utilisés par Baumard et Starbuck (2005). Certes, à plusieurs reprises dans le papier, il est question de « commitment », mais cela permet surtout aux auteurs de caractériser un type particulier d’échec qu’ils étudient.

  • Enfin, l’accent mis sur l’importance des émotions dans le processus d’apprentissage par l’échec est une autre spécificité du présent article, car ce phénomène n’est pas vraiment mis en exergue par Baumard et Starbuck (2005)[2]. Ainsi, lorsque nous analyserons l’attitude des acteurs à l’égard d’un échec commercial, nous insisterons tout particulièrement sur les aspects cognitifs (connaissances, croyances, jugements…) et affectifs. Même si la dimension « psychologique » sera, par conséquent, très présente dans notre étude, nous n’occulterons pas, pour autant, la dimension « organisationnelle ». En effet, nous optons, ci-après, pour une démarche intégrationniste (e.g. Dyck et al., 2005). En l’occurrence, nous considérons que l’apprentissage organisationnel commence – lorsqu’il a lieu – avec les processus cognitifs des individus et qu’il est ensuite amélioré et préservé par les processus organisationnels (ex. : encastrement des résultats de l’apprentissage dans les systèmes, les structures et la culture de l’organisation).

Analyse de la littérature

La question de l’apprentissage par l’échec dans la littérature

Lynn et al. (1996) soulignent qu’il est particulièrement difficile de comprendre le marché dans le cas des innovations de rupture. Aussi, certaines entreprises choisissent de lancer des versions « bêtas » de leurs produits – quitte à rencontrer quelques déboires commerciaux à court terme, afin de tirer un maximum d’enseignements pour l’avenir. Elles modifient ensuite leurs produits sur la base de ce qu’elles ont appris à cette occasion et effectuent, par la suite, de nouvelles tentatives. Cependant, les auteurs défendent un paradigme de l’innovation, dans lequel le concept d’échec ne semble pas vraiment avoir de place. Ils se situent, en cela, dans la lignée de Maidique et Zirger (1985), selon lesquels la pleine mesure de l’impact d’un produit peut seulement être déterminée en le considérant dans le contexte de ceux qui précèdent et de ceux qui suivent.

De leur côté, les auteurs qui parlent plus volontiers d’échec ne sont pas tous d’accord pour dire qu’une telle situation débouche forcément sur une modification du comportement de l’organisation[3]. Par exemple, pour Cyert et March (1963), lorsque les résultats obtenus sont en dessous des objectifs de départ, les décideurs sont enclins à mettre en place des changements dans les activités et/ou les pratiques de l’organisation, afin de réduire – voire d’éliminer – l’écart entre la performance actuelle et les aspirations initiales. Des études empiriques récentes se veulent, au contraire, plus nuancées. Ainsi, par exemple, pour Cannon et Edmondson (2005), les organisations qui apprennent de façon systématique de leurs échecs sont rares, et ce quelle que soit l’ampleur des revers en question. De même, l’entreprise de télécommunications étudiée par Baumard et Starbuck (2005) apprend peu de ses déboires :

  • Les managers expliquent les échecs de grande ampleur par des causes idiosyncrasiques et exogènes, y compris lorsqu’ils ont été à la tête de plusieurs projets malheureux.

  • Ces mêmes managers interprètent la plupart des échecs de faible ampleur comme venant démontrer la folie de s’écarter des croyances fondamentales de l’organisation. Quand de telles analyses ne sont pas possibles, ils décrivent les situations en question comme étant idiosyncrasiques ou expérimentales, et donc non susceptibles de se reproduire.

Cet article a le mérite de constituer une étude empirique très approfondie sur la thématique de l’apprentissage par l’échec. En revanche, il ne propose pas de modèle théorique. Nous avons donc besoin d’une grille de lecture permettant d’expliquer les observations de Baumard et Starbuck (2005).

En l’occurrence, les travaux de Staw (1981) offrent un éclairage intéressant sur la question de l’inertie organisationnelle face à une situation d’échec. En effet, vu qu’une faible performance est susceptible de mettre en péril la viabilité de l’entreprise, il est très probable qu’elle sera perçue, en interne, comme quelque chose d’inquiétant. Cela aura alors pour effet de déclencher un certain stress parmi les collaborateurs, qui risquent d’augmenter le recours à des réponses bien maîtrisées et d’accentuer les tendances à l’inertie (Staw et al., 1981). Par ailleurs, les individus sont parfois tentés de renforcer les actions, en faveur desquelles ils se sont engagés publiquement, malgré la preuve manifeste que les actions en question sont peu judicieuses et devraient être arrêtées (e.g. Ross et Staw, 1986). Pour Staw (1981), ce processus d’escalade de l’engagement trouve son explication à travers trois mécanismes :

  • La motivation à justifier les décisions précédentes vis-à-vis de soi-même et des autres (Motivation to justify previous decisions) : rationalité rétrospective.

  • Les normes culturelles et organisationnelles en faveur de la cohérence (Norms for Consistency) : construction de modèles.

  • Les espérances de gains, fondées sur la probabilité perçue des résultats futurs et de leur utilité (Expected Value Calculations) : rationalité prospective.

Initialement, Staw (2005) avait envisagé le phénomène d’escalade de l’engagement comme une application possible de la théorie de la dissonance cognitive (Festinger, 1957). Une telle situation survient, par exemple, en cas de décalage entre, d’un côté, la conviction profonde de l’individu sur la pertinence de ses décisions passées et, de l’autre, les mauvais résultats auxquelles celles-ci ont donné lieu. La tension psychologique alors ressentie par l’individu sera a priori d’autant plus grande que les décisions passées sont en phase avec les hypothèses fondamentales et les normes de comportement de l’organisation. Dans un tel cas de figure, renoncer à ses actions passées serait synonyme d’incohérence pour l’individu, au regard de ses croyances. Ce dernier va donc investir davantage dans les actions qui n’ont pas porté leurs fruits, dans le but de renverser la situation et de prouver, par là même, que sa décision antérieure était pertinente. Il peut également chercher à réduire la dissonance, en se livrant à des rationalisations rétrospectives. En particulier, il peut être tenté d’attribuer l’échec à des causes externes (la malchance, la conjoncture, les clients, etc.), au lieu d’en assumer la responsabilité ultime. C’est d’ailleurs le résultat établi empiriquement par Baumard et Starbuck (2005). Les auteurs mettent ainsi en évidence que l’organisation est une arène politique où chacun cherche à défendre son territoire. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que les individus se livrent à des analyses susceptibles de les protéger d’une hiérarchie qui a tendance à chercher les « coupables » des échecs et à les sanctionner.

Ainsi, pour Staw (2005), les comportements d’escalade de l’engagement trouvent également leur explication dans la tendance des acteurs à être dans l’auto-justification et à rationaliser leurs choix passés, en vue notamment de protéger l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes (internal needs for competence). Ceci dit, Fox et Staw (1979) ont démontré que si les décideurs accroissent souvent leur engagement en faveur d’un ensemble particulier d’actions, ce n’est pas seulement parce qu’ils veulent se prouver à eux-mêmes qu’ils sont rationnels ou compétents, mais aussi parce que leur crédibilité est menacée par les autres membres de l’organisation, et qu’ils ont peur d’être critiqués, rétrogradés, voire licenciés (external demands for competence). Dans la même veine, Staw et Ross (1980) soulignent que l’escalade de l’engagement est souvent liée à un vieux stéréotype culturel, selon lequel les leaders doivent absolument rester cohérents au fil du temps. Cela les conduit parfois à maintenir des actions qui ne marchent pas (norms for consistency).

Toutefois, Wong et al. (2006) notent qu’au cours des trente dernières années les travaux sur le phénomène d’escalade de l’engagement se sont surtout penchés sur les déterminants cognitifs (ex. : auto-justification, illusion de contrôle, etc.), mais n’ont pas examiné cette question à travers une perspective émotionnelle. Les auteurs considèrent qu’il s’agit-là d’un vide théorique à combler. En l’occurrence, les différentes expériences qu’ils ont réalisées leur permettent de soutenir l’hypothèse de la « coping perspective ». Cette littérature se focalise sur les stratégies que les individus utilisent pour réduire l’anxiété provoquée par des situations d’échec. Dans de telles circonstances, des individus avec un fort neuroticisme ont un niveau relativement élevé de stress qu’il leur est difficile de supporter. Dès lors, ils auront tendance à éviter la tâche actuelle, source d’affect négatif, et à s’engager dans une nouvelle action moins anxiogène (Endler et Parker, 1990). A fortiori si les individus en question sont personnellement responsables des décisions antérieures ayant conduit à l’échec. Pour les auteurs, leur résultat ne doit pas pour autant remettre en cause l’idée selon laquelle la dissonance cognitive est une source majeure d’escalade de l’engagement. Cependant, pour Wong et al. (2006), il est possible que lorsque les personnes se sentent responsables de la décision initiale, la « force » poussant à maintenir les décisions passées comme conséquence de la dissonance cognitive soit surpassée par la « force » contraire, visant à éviter un affect encore plus négatif qui peut en résulter. Du coup, « l’effet net » est en faveur d’un retrait du comportement.

Quoi qu’il en soit, les travaux de Wong et al. (2006) soulignent clairement la nécessité d’introduire une dimension émotionnelle dans notre analyse du processus d’apprentissage par l’échec. Cela paraît d’autant plus pertinent que Meyer et Allen (1991) abordent, eux aussi, la question de l’engagement sous l’angle « affectif ». Plus précisément, pour les auteurs, l’engagement des collaborateurs se découpe en trois composantes, qui ne sont pas mutuellement exclusives :

  • L’engagement affectif (affective commitment) fait référence à l’attachement émotionnel de l’employé à l’organisation, à laquelle il s’identifie et dans laquelle il souhaite s’impliquer.

  • L’engagement calculé (continuance commitment) renvoie à la prise en compte, par les collaborateurs, des coûts associés au fait de quitter l’organisation et de mettre un terme aux actions en cours.

  • L’engagement normatif (normative commitment) reflète un sentiment d’obligation et de loyauté de la personne envers l’organisation.

A l’issue de ce rapide tour d’horizon de la littérature, nous avons à notre disposition quelques éléments pour construire un modèle théorique sur le processus d’apprentissage par l’échec. Pour autant, il n’est pas possible de reprendre in extenso le modèle de Staw (1981 : p. 582). En effet, ce dernier étudie le processus d’escalade de l’engagement pour un projet en cours (e.g. Expo 1986), au lien de s’inscrire dans une logique de capitalisation des connaissances inter-projets. En d’autres termes, là où Staw et ses coauteurs analysent des comportements de non-apprentissage aboutissant à ce qu’un projet donné se solde finalement par un échec, nous proposons, quant à nous, une analyse intergénérationnelle, en étudiant la capacité d’une entreprise à apprendre d’un projet arrêté pour les projets suivants[4]. En matière d’échec, il convient ainsi de bien distinguer l’apprentissage chemin faisant (learning by failing), auquel s’intéressent implicitement Staw et ses co-auteurs, de l’apprentissage a posteriori (learning from failure), auquel nous consacrons cet article :

Dès lors, pour aller dans le sens d’une innovation envisagée comme un processus itératif, il nous est apparu plus pertinent de nous tourner vers un modèle qui soit fondé sur une logique d’apprentissage par essais erreurs. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons désormais d’adopter une grille de lecture « behavioriste », selon laquelle le comportement d’une organisation est fondé sur ses expériences passées. Par rapport aux travaux de Maidique et Zirger (1985) ou Lynn et al. (1996) un tel cadre d’analyse nous permettra notamment d’adopter une vision peut-être un peu moins « positive » des échecs, étant donné que l’apprentissage est envisagé, par March et ses coauteurs, comme un mécanisme potentiellement défectueux (ambiguïté des expériences, myopie de l’apprentissage, apprentissage mal fondé, trappe à compétences, inertie organisationnelle, etc.). Or, nous avons vu supra que l’apprentissage par l’échec ne va pas forcément de soi dans les organisations.

Une lecture behavioriste de l’apprentissage par l’échec : le modèle « ari »

L’approche de March et ses coauteurs suppose une logique assez simple de l’apprentissage par l’expérience (cf. figure 1) : 1) une action est entreprise, 2) il y a une réponse de l’environnement externe[5], qui va être évaluée, de façon dichotomique, par les individus (performance inférieure ou supérieure aux aspirations initiales), 3) ces derniers cherchent à interpréter cette réponse, et développent des idées sur les causes du succès ou de l’échec, 4) les expériences tirées de l’action modifient les comportements futurs des organisations à travers l’exécution de nouvelles actions, afin d’accroître les chances d’obtenir la réponse de l’environnement désirée (e.g. March et Olsen, 1976; Levitt et March, 1988; Levinthal et March, 1993).

Figure 1

Le cycle d'apprentissage Behavioriste (modèle « A ri » de March et ses coauteurs)

Le cycle d'apprentissage Behavioriste (modèle « A ri » de March et ses coauteurs)
*

Ce terme d’interprétation englobe, tout à la fois, l’évaluation de la réponse de l’environnement par les membres de l’organisation (classification du résultat de l’action en tant que succès ou échec), ainsi que les inférences qu’ils tirent de cette expérience (analyse des causes de ce succès ou de cet échec).

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Le cycle « ARI » repose donc sur le principe de « rationalité adaptative », selon lequel, en matière d’innovation, les résultats négatifs conduisent à des changements par rapport aux actions entreprises par le passé, jusqu’à ce que cela se traduise par des résultats positifs.

Une lecture émotionnelle de l’apprentissage par l’échec : le modèle « ari » enrichi

Les travaux de March et de ses coauteurs ont le mérite d’insister sur les difficultés de l’apprentissage par l’expérience, mais ils occultent la dimension « affective » de cette question, évoquée par Wong et al. (2006). En effet, les dirigeants s’identifient souvent très fortement aux stratégies qu’ils ont formulées et sont généralement très attachés aux affaires dont ils s’occupent (Shepherd, 2003). Dès lors, ils peuvent vivre les échecs comme de véritables épreuves sur le plan psychologique (Miller, 1993). De façon implicite, on retrouve effectivement, dans la plupart des travaux de recherche, l’idée selon laquelle une émotion est une réaction affective intense à un événement spécifique, qui peut être externe ou interne (Garcia-Prieto et al., 2005). Par exemple, Dubouloy (2005) note qu’un processus de deuil s’applique chaque fois qu’un sujet se trouve en situation de renoncer à un « objet » pour lequel il s’est largement investi et auquel il était très attaché. C’est le cas notamment quand un projet, commercialement infructueux, s’achève et que l’individu se rend compte que les objectifs qu’il s’était fixés initialement – en terme d’évolution de carrière, par exemple – ne verront certainement jamais le jour. Dans certains cas, les échecs font même partie de ces évènements tellement marquants dans la vie d’une organisation que de nombreux individus tendent à ressentir simultanément des émotions très similaires. Or, de telles émotions individuelles et/ou collectives sont susceptibles d’interférer avec le processus d’apprentissage (Scherer et Tran, 2001). Ainsi, par exemple, il est tout à fait possible que les personnes concernées s’efforcent de ne pas penser à l’échec pour accélérer le deuil. En effet, pour des acteurs, se lancer au plus vite dans la conquête d’une nouvelle affaire est susceptible de raccourcir la phase de déchirement. La possibilité existe alors que les mêmes erreurs soient reproduites, parce que les individus n’ont pas suffisamment appris de leurs expériences ratées (Shepherd, 2003).

Même si Shepherd (2003) est l’un des rares auteurs à étudier cet effet « médiateur » des émotions dans le processus d’apprentissage par l’échec, l’existence de cet article ne doit pas minorer l’intérêt de notre recherche, pour trois raisons au moins :

  • Déjà, l’auteur se penche sur le cas très spécifique des entrepreneurs, pour lesquels l’échec est une perte personnelle, dès lors qu’ils sont tout à la fois managers et propriétaires de leur société, là où l’échec du projet étudié dans cette recherche ne remet pas en cause la survie de l’entreprise.

  • En outre, l’auteur produit un texte exclusivement théorique, sans étayer ses arguments par des observations empiriques, alors que nous illustrons nos propos par une étude de cas approfondie.

  • Enfin, l’auteur ne cherche pas tant à comprendre et à expliquer le processus d’apprentissage par l’échec qu’à étudier l’analogie entre l’émotion vécue par un entrepreneur en cas de faillite et celle que vit un être humain face au décès d’un proche. Il mobilise à cet effet une littérature plutôt axée sur la psychologie, qui lui permet d’envisager des moyens de réduire la phase de « deuil ».

Quoi qu’il en soit, nous retiendrons que les échecs sont susceptibles de déclencher de vives émotions individuelles et collectives, en raison notamment du degré d’engagement affectif des acteurs à l’égard du projet, soit un point occulté par les behavioristes. A ce titre, la figure 2 retrace l’ensemble des facteurs que nous avons identifiés dans le processus d’apprentissage par l’échec, sachant que les « liens logiques » de ce modèle seront étudiés dans la quatrième section de cet article.

Figure 2

Le cycle d’apprentissage par l’échec commercial

Le cycle d’apprentissage par l’échec commercial

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Notre modèle comprend donc cinq catégories, que nous pouvons résumer de la manière suivante :

  • Action : Il s’agit, tout à la fois, du point de départ et du point d’aboutissement du modèle, qui représente, par conséquent, un cycle complet d’apprentissage. En effet, dans une perspective behavioriste, le processus d’apprentissage est envisagé comme une séquence répétée d’actions, dans une logique essais erreurs. Selon cette perspective, la répétition des succès ou des échecs va influer sur le comportement de l’organisation. Ainsi, dans le cas qui nous intéresse ici, l’entreprise lance un projet N sur le marché, qui est potentiellement susceptible d’avoir une incidence sur les projets lancés en N+1, selon que l’entreprise aura appris – ou non – de son expérience. Les « lignées de produits » sont certainement l’exemple le plus emblématique de ces enchaînements successifs de projets, qui s’affinent au fil du temps dans une logique de capitalisation des connaissances.

  • Réponse de l’environnement : Pour les théoriciens comportementalistes, le projet N s’évalue de façon dichotomique (succès / échec), selon qu’il permet d’atteindre des résultats, qui se situent au-dessus ou en dessous du niveau d’aspiration initial. Sur ce point, l’arrêt du concept constitue l’indicateur ultime de l’échec commercial, nous dit Dougherty (1992). C’est ce constat d’échec – considéré ici comme une réponse négative de l’environnement – qui fait office de stimulus de l’apprentissage.

  • Analyse / Interprétation : Nous faisons référence ici aux connaissances que les individus développent – de façon formelle ou informelle – à la suite d’un échec commercial. Il s’agit donc de créer du sens à partir du projet N, en identifiant les enseignements qu’il permet de tirer. En effet, ce n’est pas l’échec stricto sensu qui déclenche l’apprentissage, mais son interprétation par les membres de l’organisation, qui vont développer des idées sur les causes de cet évènement (e.g. Levinthal et March, 1993).

  • Engagement : Cette catégorie fait écho à la littérature sur « l’implication organisationnelle ». Pour Meyer et Allen (1991), cette dernière a trois grandes orientations, facilement transposables à l’échelle d’un projet. Cependant, ce qui nous intéresse ici, c’est de savoir si les membres de l’organisation sont attachés au projet ou s’ils le rejettent. Notre propos est donc centré sur l’engagement affectif.

  • Émotion : Ce facteur fait référence à l’état affectif des individus confrontés à un échec commercial. Les émotions ressenties dans une telle situation peuvent être de natures différentes (valence) et varier très largement en intensité (activation). Ce que nous ressentons face à un événement est effectivement déterminé par notre évaluation cognitive de sa pertinence pour notre bien-être et de notre capacité à en maîtriser les conséquences (Frijda, 1987).

Présentation du cas « BigStore »

En septembre 2000, Roger M.*[6] prenait la direction du BigStore*, une chaîne de magasins française de 4500 personnes, spécialisée dans le bricolage et l’aménagement de la maison, qui appartient au groupe GMF (environ 40.000 salariés et 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires). L’objectif fixé par l’actionnaire était que le BigStore atteigne la performance de 6 à 7 % de résultat d’exploitation avant amortissements en quatre ans (contre 2,7 % à cette époque), à travers une réorientation rapide de l’entreprise. C’est dans ce contexte que fut lancé, le 3 octobre 2001, Line Up*, un concept de 6000 références, dont la mission consistait à offrir toutes les solutions imaginables pour résoudre les problèmes de rangement (caddies, sacs, cageots, poubelles, cintres, etc.) dans tous les espaces de la maison (cuisine, cellier, salle de bains, buanderie, dressing, bureau, etc.). En effet, quelques années plus tôt, lors d’un voyage aux Etats-Unis, Roger M. avait eu un véritable « coup de coeur » pour Container Store, un concept analogue, peu connu en France. Après avoir échoué dans sa tentative de développer ce projet lorsqu’il dirigeait Habitat, il le proposa tel quel aux deux co-Présidents de GMF. Ces derniers furent très enthousiastes, mais lui imposèrent des délais très serrés. Des études préliminaires ont néanmoins été réalisées pendant un an, en collaboration avec des cabinets extérieurs. Roger M. a notamment fait appel à un cabinet français chargé d’assurer l’ingénierie commerciale, de l’analyse à la maîtrise d’oeuvre du projet (analyse des potentialités, zones de chalandise, segmentation clientèle; perspectives financières, investissements et retour sur investissements; étude, planification, merchandising; coordination et contrôle des réalisations, etc.). Par ailleurs, un autre cabinet a effectué une étude de recevabilité de ces nouveaux univers de produits auprès des clients. Enfin, ce qui avait été fait outre-Atlantique a été soigneusement analysé.

Line Up a ensuite vu le jour à travers deux surfaces de 2000 à 2500 m², qui ont servi de test : en l’occurrence, le 2e étage du BigStore de Paris et le BigStore de Strasbourg qui a été entièrement transformé. Pour mettre en oeuvre ce projet, Roger M. s’est entouré d’une de ses plus proches collaboratrices au sein de sa précédente entreprise (Marie O.*), à laquelle il a confié le poste de chef de projet. Son objectif consistait à ouvrir entre 2001 et 2005, plus d’une vingtaine de magasins, souvent par transformation de BigStore situés en centre ville. Malheureusement, face aux très mauvais résultats de Line Up, Roger M. a été contraint de démissionner de son poste de Président du directoire le 22 février 2002. Trois jours plus tard, la décision était prise, par GMF, d’arrêter cette expérience à Strasbourg, avant d’en faire de même, peu de temps après, à Paris. Le développement de ce concept a donc été stoppé net cinq mois après son lancement, ce qui nous conduit ici à parler d’échec commercial (Dougherty, 1992). En effet, les pertes étaient telles que les deux co-Présidents du groupe avaient perdu confiance dans le potentiel de ce concept de rangement. A leurs yeux, Line Up n’offrait pas assez de garanties pour que de nouveaux investissements soient entrepris, surtout que GMF venait tout juste de racheter – en janvier 2002 – les 18 sites français de Marks & Spencer, pour 229 millions d’euros. A cette époque, le groupe a également fait le choix de soutenir le plan de développement d’OutStore*, une enseigne dédiée à l’outdoor et au voyage, dont 30 % du capital est détenu par GMF. Cependant, le groupe avait une situation patrimoniale très enviable avec une trésorerie confortable (114 millions d’euros environ) et un endettement nul. Ce matelas financier suggère que GMF aurait certainement pu mener de front son opération de croissance externe et la relance du projet Line Up. En d’autres termes, l’expérience a peut-être été interrompue pour d’autres raisons. En l’occurrence, il y a eu, au fil du temps, un « divorce » entre les co-Présidents de GMF et l’ancien Président du BigStore. La lecture du rapport du Conseil de Surveillance de 2002 permet d’ailleurs de percevoir, en filigrane, de tels tiraillements : « [Certains] éléments mis en place en termes de politique commerciale ont prêté à interrogation. Le concept institutionnalisé de Line Up […] n’a pas produit de résultats immédiats convaincants et une divergence d’opinions, tout à fait compréhensible, sur la durée nécessaire de la période d’expérimentation de ce concept, a mené au départ du Président du directoire, Monsieur Roger M. […]. De même, la suppression du rayon textile de l’enfant et la réduction du rayon textile de l’homme peuvent prêter à controverse ». Sur la fin, certaines personnes ont effectivement senti, de la part de l’actionnaire, une réelle volonté de « chasser Roger M. », plutôt que de lui laisser l’opportunité de « corriger le tir ». D’ailleurs, les co-Présidents du groupe n’ont pas hésité à discréditer Roger M. dans la presse (son choix de produits, sa politique de prix, etc.), à travers des « interviews perfides ». Attirer l’attention sur l’échec de Line Up et du Président du BigStore permettait notamment de justifier les mauvaises performances de GMF cette année-là (avertissement sur les résultats émis par le groupe en janvier 2002), alors que le BigStore contribue pour 10 % seulement au résultat d’exploitation du groupe. Ainsi, par exemple, on constate que l’exercice 2001 a également été celui du constat d’échec de la stratégie Internet tous azimuts du groupe, avec notamment le déficit de 20 millions d’euros du supermarché en ligne de GMF.

Le projet Line Up semble particulièrement intéressant à étudier au regard de notre problématique, et ce pour deux raisons au moins :

  1. Le successeur de Roger M. à la tête du BigStore, Olivier D.*, a également mis en oeuvre un projet très personnel – baptisé « l’Annexe »[7] – qui s’est soldé par un nouvel échec retentissant, au point que le magasin de Belle Epine (en région parisienne), dans lequel le concept avait été testé, a été remplacé par une autre enseigne du groupe. Ainsi, le nouveau Président n’a pas tenu compte des leçons de l’expérience Line Up et a cherché – lui aussi – à imposer un concept « clé en main », sans tenir compte des différentes critiques émises en interne. Autrement dit, il n’y a pas eu d’apprentissage par l’échec.

  2. Ce projet a déclenché de vives émotions en interne, tant chez les partisans du projet que chez les opposants. Ainsi, la déception de ceux qui ont participé, avec entrain, à cette aventure fut très nette, car ils étaient tous convaincus que Line Up finirait par décoller. D’ailleurs, ils se demandent aujourd’hui comment les co-Présidents du groupe ont bien pu se lancer dans un projet d’une telle ampleur, en le présentant comme quelque chose susceptible de relancer le BigStore, pour finalement l’arrêter aussi rapidement, sans songer à des alternatives moins radicales (e.g. réflexion sur le choix et le positionnement des produits). Inversement, les détracteurs du projet étaient en colère face au gaspillage de ressources lié au développement de Line Up, au détriment d’investissements plus urgents (e.g. rénovation de certains magasins de province). Nous montrerons par la suite que les émotions suscitées par l’échec de ce projet sont susceptibles d’expliquer les difficultés du BigStore à apprendre de cette expérience très malheureuse.

Recueil et analyse des données

Recueil des données

Entre novembre 2003 et juillet 2004, nous avons recueilli des données via 41 entretiens semi-directifs[8], conduits auprès de personnes ayant des fonctions et des niveaux de responsabilité différents, afin de contraster au maximum les propos tenus par les acteurs. Plus précisément, en interne, nous avons rencontré 26 personnes du BigStore de Paris (siège et magasin), 10 personnes du BigStore de Strasbourg ainsi qu’un des deux co-Présidents de GMF. Nous avons également rencontré 4 consultants ayant participé au projet Line Up. Toutefois, pour un sujet aussi « sensible », il est difficile de s’en remettre simplement à ce que disent les interlocuteurs. Nous avons donc essayé de récupérer le maximum de données secondaires dans une logique de triangulation. Malheureusement, la plupart des documents internes ont été soit détruits, soit emportés par le Président et la chef de projet de l’époque, qui ont été écartés suite à l’échec de ce concept. Nous avons malgré tout récupéré des brochures, des magazines internes, ainsi que des mails. Nous avons aussi consulté des articles de presse, grâce à la base de données LexisNexis. Ceci nous a été très utile, notamment pour comprendre les enjeux « politiques » ainsi que le contexte de l’époque. En tout, plus de 140 articles sur le BigStore et GMF ont été utilisés, dont 42 traitant du cas Line Up.

Vu que nous nous intéressons à la capacité du BigStore à tirer les leçons d’un échec passé, nous avons choisi d’effectuer un recueil de données a posteriori. En effet, Stata (1989) rappelle que l’une des caractéristiques d’un système complexe, c’est le délai parfois important entre la cause (ex. : telle ou telle « leçon de l’échec ») et les effets (ex. : telle ou telle prise en compte, par l’organisation, de ce nouveau savoir), avec bien souvent des phénomènes de réminiscence ponctuelle (ex. : lancement ultérieur d’un nouveau projet, plus ou moins similaire, qui évoque le souvenir du projet malheureux). Une approche rétrospective permet, par conséquent, d’avoir suffisamment de recul pour identifier les éventuelles traces d’apprentissage au sein de l’entreprise, en cherchant notamment à repérer si certaines erreurs n’ont pas été commises à nouveau au cours des projets ultérieurs (Meyers et Wilemon, 1989). En revanche, avec une telle méthode, il semble difficile d’établir une chronique du processus d’apprentissage par l’échec, car les entretiens rétrospectifs « écrasent » la chronologie des évènements (en raison notamment des biais de remémoration des acteurs).

Ce recueil de données nous a néanmoins permis d’enrichir notre travail de modélisation à travers des allers-retours permanents entre le matériau empirique et les connaissances théoriques initialement mobilisées (Charreire et Durieux, 2003). Par exemple, les travaux de Baumard et Starbuck, puis ceux de Wong et ses coauteurs, respectivement publiés en 2005 et 2006, n’ont été pris en compte qu’après la phase de collecte des données, achevée – nous l’avons dit – en juillet 2004. En fait, comme le résume Roux-Dufort (1997), le corps de variables repérées dans la littérature doit constituer une « enveloppe théorique » suffisamment large pour, à la fois, contenir les théories de départ et permettre à d’autres éléments de s’y raccrocher et d’y émerger librement. L’élaboration conceptuelle est ainsi enrichie par les données du terrain, ce qui se traduit notamment par des aménagements ou compléments de certains modèles théoriques. Dans cet article, nous nous inspirons aussi de la démarche adoptée par Charreire (1995). Certaines de ses analyses empiriques intermédiaires se sont trouvées confortées par les travaux théoriques précédents. La voie de « l’exploration hybride » lui a également permis de mettre en évidence d’autres explications sur le processus d’apprentissage, non présentes dans les travaux antérieurs. En définitive, l’approche abductive de l’auteur l’a conduit à proposer un modèle d’apprentissage organisationnel, intégrant les apports des travaux antérieurs, ainsi que les analyses empiriques réalisées (Charreire et Durieux, 2003). En ce qui nous concerne, nous avions bien en tête, ex-ante, le rôle médiateur des émotions dans le processus d’apprentissage (e.g. Scherer et Tran, 2001), et donc la nécessité d’interroger les acteurs sur leur engagement affectif et l’émotion ressentie suite à l’arrêt du projet (cf. annexe n°1). En revanche, nous n’avions pas à l’esprit, dès l’origine du projet, l’idée d’aboutir au modèle ARI enrichi, qui correspond au point d’aboutissement de notre démarche.

Analyse des données 

A partir de notre matériau empirique, nous avons finalement procédé à un codage thématique sur la base d’un dictionnaire, reprenant les cinq catégories présentées supra. Pour valider notre approche, nous avons nous-même effectué un double-codage de deux entretiens (à trois mois d’intervalle) dont les résultats étaient de l’ordre de 85 %. Enfin, cette étude de cas a fait l’objet d’une confrontation au terrain, en janvier 2006, à travers quatre entretiens de validation sur la base d’une présentation PowerPoint de 35 à 40 minutes de notre travail empirique. Pendant 1h15 en moyenne, nos interlocuteurs (le directeur du magasin de Paris et celui de Strasbourg, le DRH du BigStore et le principal acheteur de la cellule Line Up) étaient ensuite invités à réagir à notre travail. Grâce aux commentaires effectués par les acteurs, nous avons ainsi pu enrichir et préciser notre réflexion.

Présentation détaillée du modèle à l’aune du cas « BigStore »

Conformément aux préconisations de Miles et Huberman (2003), nous avons ordonné notre matériau empirique à l’aide des cinq facteurs identifiés supra. En effet, un tel groupement conceptuel des données du terrain facilite la construction de notre modèle théorique. Ce dernier comprend ainsi sept liens logiques sur lesquels nous revenons, en détail, ci-dessous :

1- Action > Réponse de l’environnement. Dans le cas du BigStore, il n’y a aucun doute sur le fait que la réponse de l’environnement a été négative (le projet est un échec notoire sur le plan commercial), ce qui s’est traduit, en interne, par la décision d’arrêter le projet.

2- Action > Engagement affectif. Certains collaborateurs peuvent être très attachés au concept – et le décriront comme leur « bébé » – alors que d’autres seront, quant à eux, indifférents ou le rejetteront carrément.

3- Réponse de l’environnement > Emotion (avec effet modérateur de l’engagement affectif). En fonction du niveau d’engagement affectif des individus à l’égard du projet, le constat d’échec va déboucher sur des émotions dont la nature et l’intensité seront très différentes selon les collaborateurs : indifférence, douleur, joie, stress, soulagement, satisfaction, frustration, peur, colère, amertume, etc. En particulier, vu que les personnes ayant travaillé activement sur un nouveau concept ont mis une part d’elles-mêmes dans cette aventure et ont fini par s’identifier au projet, leur ressenti sera très profond en cas d’échec commercial, au point que l’on peut assimiler cette situation à un « deuil ».

4- Engagement affectif > Analyse & Interprétation. Les acteurs clés peuvent parfois être tellement attachés à « leur » projet qu’ils sont susceptibles d’avoir une interprétation « biaisée » de l’échec. Il peut notamment leur sembler difficile de remettre en question un projet pour lequel ils se sont énormément investis (nous parlons de « biais de paternité » pour décrire cette situation).

5- Emotion > Analyse. Lorsque l’émotion suscitée par l’échec du projet est très vive en interne, il peut y avoir une volonté collective de « tourner la page », auquel cas aucun débriefing post-mortem ne sera organisé :

  • les acteurs clés vont vouloir refouler cet évènement douloureux, plutôt que de le ressasser en organisant un retour d’expérience. En outre, ceux d’entre eux qui n’ont pas été écartés sont soulagés de ne pas avoir servi de « fusibles » et ne souhaitent pas trop s’attarder sur cette question. Les personnes concernées de près par le projet sont effectivement soucieuses de se faire oublier, car elles peuvent craindre d’être victimes d’une « chasse aux sorcières » si les raisons de l’échec sont analysées de trop près (cela pourrait mettre en évidence leur responsabilité dans cette mésaventure). Les fins de projet sont, de toute façon, des périodes très agitées où la priorité n’est pas la réflexion, mais où chacun pense surtout à défendre ses intérêts personnels (en faisant tout pour retrouver un poste intéressant au sein de l’entreprise, par exemple).

  • le fait d’occulter cet échec peut aussi être interprété comme une « stratégie de communication » de la part des dirigeants, visant à étouffer les choses (oubli volontaire d’un souvenir douloureux) et à ne pas faire trop de vagues en interne, quitte à ce que l’entreprise ne tire aucune leçon de cette aventure malheureuse.

  • les détracteurs du projet, qui ont vécu l’arrêt du produit comme une réelle satisfaction, sont soulagés de voir l’entreprise consacrer ses ressources à autre chose que ce projet-là et de ne plus en entendre parler.

Par ailleurs, si la situation est vécue comme traumatisante en interne, la nécessité peut se faire sentir d’écarter les personnes qui incarnent le plus le projet malheureux, en vue de repartir sur des bases entièrement nouvelles[9]. Or, le départ des acteurs clés du projet peut sérieusement compliquer l’organisation d’un débriefing post-mortem, vu qu’ils avaient auparavant vocation à prendre l’ensemble des décisions relatives à ce projet. C’est tout particulièrement le cas quand ce dernier est totalement incarné par un individu. De surcroît, lorsque les personnes ayant quitté l’entreprise concentrent l’essentiel de l’expertise relative au projet, les autres acteurs peuvent avoir du mal à interpréter correctement ce qui s’est passé, car ils manquent d’informations.

5bis- Emotion > Interprétation. Les émotions influencent également les leçons qui seront finalement tirées d’un échec, dès lors que les individus peuvent avoir tendance à rejeter la faute sur le dos des autres membres de l’organisation (parce qu’ils ont peur d’être sanctionnés et veulent s’exonérer de toute responsabilité dans cet échec, parce qu’ils sont en colère contre certaines personnes, parce qu’ils ont besoin que certains individus – des boucs émissaires – soient « sacrifiés » pour se sentir mieux, etc.).

6- Emotion > Action. Il s’agit ici de savoir si l’échec du projet N va inhiber la prise de risque future des collaborateurs et les rendre plus frileux en matière d’innovation. En effet, moins il y a de nouveaux projets, moins il y a d’occasions de réutiliser ultérieurement le savoir acquis à l’occasion du projet N. Qui plus est, vu que les projets sont, dans ce cas-là, de plus en plus espacés les uns des autres, les individus se tournent de moins en moins naturellement vers les enseignements du passé.

7- Analyse & Interprétation > Action. Il s’agit ici de voir si, dans les projets qu’elle met en oeuvre en N+1, l’entreprise réutilise le savoir acquis à l’occasion du projet N. Si tel n’est pas le cas, elle court notamment le risque de voir se reproduire un certain nombre d’erreurs[11]. Ainsi, lorsqu’il a lieu, l’apprentissage peut prendre plusieurs formes :

  • Le projet malheureux devient une référence de « ce qu’il ne faut pas faire » et fait, à ce titre, office de contre-exemple, qui est incorporé dans le processus de décision.

  • De nouvelles procédures peuvent être mises en place, en vue de remédier aux dysfonctionnements « génériques » qui ont été constatés lors du projet N.

  • L’entreprise lance de nouveaux projets, qui s’inscrivent dans la lignée du concept développé précédemment, et exploite les savoirs « spécifiques » que ce dernier lui a permis d’acquérir.

  • Il est également possible d’opérer des greffes de certains aspects positifs du projet N sur de nouveaux projets totalement différents.

Discussion et prolongements

Il apparaît finalement que les théoriciens comportementalistes ont raison de présenter le cycle d’apprentissage expérientiel comme un mécanisme potentiellement défectueux, en raison des nombreux obstacles existants, a fortiori quand l’expérience en question est un échec. Cependant, la prise en compte des émotions individuelles et collectives dans l’analyse permet de dépasser la logique stimulus / réponse, qui reste sous-jacente dans l’approche behavioriste. Cela semble d’autant plus crucial que les émotions sont généralement abordées, en psychosociologie, sous l’angle des réactions à un évènement, tel qu’un choc externe par exemple (e.g. Scherer et Tran, 2001). Cette recherche envisage donc l’échec, non seulement comme un stimulus susceptible de déclencher un processus d’apprentissage, mais aussi comme une expérience qui provoque des émotions, ce qui a des incidences notoires sur le processus d’apprentissage à proprement dit. En définitive, parler d’apprentissage par l’expérience au sens large, comme le font les behavioristes, conduit à occulter la singularité des échecs commerciaux. En effet, les échecs ne sont pas des expériences « comme les autres » sur le plan affectif et constituent, au contraire, des épreuves parfois très difficiles à surmonter pour les individus.

Dans cette recherche, nous avons notamment mis en évidence l’impact des émotions sur l’attention portée par les individus aux échecs (cf. absence de débriefing post-mortem). Notons, à ce titre, que nos résultats sont sensiblement différents par rapport à ceux trouvés par Weick (1990) à l’occasion de ses travaux sur le désastre d’Air Ténérife. Pour l’auteur, le stress psychologique peut être positif en terme d’adaptation, en ce sens qu’il attire l’attention des individus sur l’importance de l’évènement. Par conséquent, ces derniers vont être incités à consacrer du temps à traiter l’information sur l’événement en question. Plus précisément, pour Weick (1990), le stress jouerait un rôle positif pendant l’action, mais pas après. En effet, l’auteur souligne que si le diagnostic n’est pas rapide, l’excitation liée aux émotions négatives commence à affaiblir la capacité des individus à traiter l’information. Nous pensons, quant à nous, que les collaborateurs ont tout à fait conscience de l’échec (le concept a été officiellement arrêté) et que l’émotion négative qu’ils sont susceptibles d’éprouver aura plutôt tendance à les détourner de cet évènement, pour qu’ils puissent évacuer au plus vite ce souvenir, au lieu de se lancer dans une analyse approfondie. Surtout que le stress ressenti, à ce moment-là, par les acteurs n’est pas dû uniquement à l’échec du projet en tant que tel, mais est lié également au fait que les individus ont une appréciation presque instinctive des conséquences que cette expérience ratée peut avoir sur leur carrière (licenciement, mutation, stigmatisation, etc.), si bien qu’ils seront plutôt enclins à ne pas s’attarder sur cette expérience malheureuse, qui peut remettre en cause leur pouvoir au sein de l’organisation. En un mot, c’est précisément parce que les individus sont stressés qu’ils vont adopter des comportements de défense, qui entravent la réflexion post-mortem. L’analyse des données empiriques conduit ainsi à remettre en cause le point de vue défendu par Rimé (1997), selon lequel l’individu confronté à un choc externe cherche à mettre fin à l’état aversif dans lequel il se trouve, en cherchant à connaître rapidement l’origine de cet évènement affectif douloureux. En d’autres termes, notre recherche permet plutôt de valider l’hypothèse de Shepherd (2003) pour qui les personnes concernées par un échec s’efforcent généralement de ne pas y penser, afin d’accélérer leur deuil.

Dans cet article, nous avons également souligné l’impact des émotions sur l’interprétation que les acteurs font des évènements :

  • Tout d’abord, nous avons montré que les convictions profondes, parfois erronées, exprimées par les acteurs face à un constat d’échec s’expliquent, dans certains cas, par l’attachement que ces derniers portent au produit qu’ils ont conçu, développé ou commercialisé. Ainsi, la mise en évidence de ce « biais de paternité » prolonge certains travaux existants sur « l’engagement », qui se sont surtout penchés sur les déterminants cognitifs (ex. : auto-justification ou illusion de contrôle), mais n’ont pas examiné cette question à travers une perspective émotionnelle (Wong et al., 2006). Cependant, la notion de « biais de paternité » s’éloigne des résultats de Wong et al. (2006), conformes à la « coping perspective ». Selon cette dernière, lorsqu’une décision d’un individu n’a pas les retombées espérées, l’affect négatif qu’il ressent à ce moment-là accroît la probabilité qu’il adopte une stratégie de retrait. Et pourtant, dans cette recherche, nous montrons que les personnes fortement marquées psychologiquement par l’échec sont sujettes à d’importants biais en matière d’interprétation de l’échec. A ce titre, il y a là un parallèle à établir avec le cas de l’Expo 86, étudié par Ross et Staw (1986), qui illustre le caractère biaisé du processus de traitement des informations, en situation d’échec. Dans le cas de l’Expo 86, cela s’est traduit notamment par une surestimation, sans cesse accrue, de l’affluence prévisible pour cette exposition. De même, les auteurs soulignent une tendance à ignorer – ou à minimiser – les signaux négatifs tout au long de la préparation de l’exposition, notamment lorsqu’il s’agissait d’avertissements liés à des dépassements importants du budget. Ross et Staw (1986) précisent, à ce sujet, que la persistance des décideurs peut être liée notamment au fait que des causes permanentes de l’échec sont interprétées par les individus comme étant des causes temporaires. En tous cas, les auteurs n’abordent pas la question de l’escalade de l’engagement sous l’angle des émotions (cf. supra). Qui plus est, notre propos sur le « biais de paternité » se distingue de celui des auteurs, en ce sens que nous nous situons en aval de l’échec : nous étudions un projet arrêté et nous nous demandons quels enseignements une personne attachée à ce projet tire de l’échec, là où Ross et Staw (1986) étudient des interprétations biaisées de l’échec « chemin faisant ». Autrement dit, il ne s’agit pas ici de savoir si on accroît ses efforts – ou si on adopte un comportement de retrait – lorsqu’un projet en cours se révèle moins fructueux que prévu; il s’agit plutôt d’étudier la capacité d’une entreprise à tirer les leçons d’un échec passé, dans une logique de capitalisation inter-projets. Nous étudions donc la « rationalité adaptive » de l’organisation en matière d’innovation.

Par ailleurs, dans ses travaux, Staw (2005) insiste sur le niveau de responsabilité des individus. En effet, ce sont ceux qui ont initié les actions ne donnant pas les résultats escomptés qui vont avoir tendance à accroître leur engagement, en investissant des ressources supplémentaires dans les actions en questions. Un tel comportement relève, pour l’essentiel, de la « stratégie d’acteur », car les personnes responsables d’une décision infructueuse ont peur des conséquences de l’échec pour leur carrière (stigmatisation, licenciement, perte de statut, etc.). Autrement dit, il y a une forme de « calcul » dans l’approche des décideurs, qui souhaitent à tout prix justifier et rationaliser leurs choix passés aux yeux de leurs pairs et de leurs supérieurs. On retrouve également cette idée-là dans les travaux de Baumard et Starbuck (2005), qui proposent une « analyse stratégique » des situations post-mortem. Ainsi, les comportements défensifs d’acteurs cherchant à se protéger des conséquences de l’échec – en évoquant notamment des facteurs externes comme causes possibles du revers en question – peuvent expliquer l’absence d’apprentissage par l’échec. Comme beaucoup de grandes entreprises organisées par divisions, Eurocom – l’entreprise de télécommunications étudiée par Baumard et Starbuck (2005) – est effectivement un système politique, à l’intérieur duquel les managers sont en concurrence les uns par rapport à autres pour contrôler des ressources et acquérir du pouvoir. Un tel contexte ne favorise pas l’apprentissage. En effet, vu que les membres de l’organisation associent les managers aux projets dont ils ont la charge, ces derniers se refusent à faire des analyses qui pourraient les faire passer pour responsables des erreurs, des inadvertances et des promesses non tenues, et ils dissimulent les causes de l’échec. Ainsi, ils ont beau jeu d’expliquer les petits et les grands échecs comme ayant des causes idiosyncrasiques ou exogènes que personne n’aurait pu prévoir, et de rationaliser leurs actions personnelles à travers les croyances fondamentales de l’organisation.

Même si l’on retrouve, dans notre travail, une certaine tendance des acteurs à mettre l’accent sur des facteurs externes pour expliquer l’échec, il n’en demeure pas moins que le « biais de paternité » relève d’une approche plus « affective » – donc moins « calculée » (Meyer et Allen, 1991) – et témoigne simplement d’un attachement des acteurs au projet. En fait, là où Baumard et Starbuck (2005) font implicitement allusion à une prise en compte, par les collaborateurs, des coûts associés au fait d’analyser objectivement l’échec (les individus savent que leur analyse n’est pas la bonne, mais cherchent délibérément à dissimuler leurs erreurs), nous faisons, quant à nous, référence à l’attachement des participants à l’égard du projet, auquel ils s’identifient, dans lequel ils sont impliqués et qu’ils regardent de façon subjective (les individus n’ont pas conscience que leur attachement au projet fausse leur jugement). Ainsi, par exemple, les vendeurs du BigStore de Paris – qui n’ont pas du tout participé, en amont, à l’élaboration de Line Up – continuent de regarder ce projet à travers un prisme déformant (cf. item n°4 du modèle). Leurs propos traduisent davantage un attachement viscéral au projet qu’une attitude défensive pour dissimuler leurs fautes. En effet, ils ont tous été reclassés dans un autre rayon du BigStore de Paris et ne craignent strictement rien à titre individuel, vu qu’ils n’ont fait que vendre ces produits-là. D’ailleurs, à la différence des travaux de Staw et ses coauteurs, la question n’est pas ici de savoir si ces personnes-là vont persévérer dans l’échec (absence de learning by failing), vu qu’elles n’ont pas un rôle de décideur, allouant des ressources à tel ou tel projet. L’objectif est plutôt de montrer que le retour d’expérience peut être biaisé, ce qui complique le processus d’apprentissage post-mortem (absence de learning from failure). Autrement dit, cet article ne cherche pas à souligner – une nouvelle fois – que les individus ont tendance à accroître leur investissement dans un ensemble d’actions qui ne marchent pas. Nous cherchons simplement à mettre en évidence que l’engagement affectif perturbe l’analyse de l’échec et peut, par conséquent, conduire l’entreprise – qui n’a pas une vision claire de ce qui s’est passé – à reproduire ultérieurement certaines erreurs.

En définitive, il apparaît que l’engagement affectif pourrait être ajouté au modèle de Staw (1981), aux côtés des pressions internes et externes (cf. figure n°3). Autrement dit, il y a trois lectures possibles du non apprentissage par l’échec, qui ne sont pas mutuellement exclusives, et que l’on peut rattacher aux travaux de Meyer et Allen (1991) :

  1. L’individu fait une analyse biaisée de l’échec, parce qu’il a besoin de se sentir compétent pour son estime personnelle et l’image qu’il a de lui-même (Internal Needs for Competence) : souci de la « norme ».

  2. L’individu fait une analyse biaisée de l’échec, parce qu’il a peur de la pression de ses pairs et de ses supérieurs, ainsi que des conséquences de ce revers pour sa carrière (External Demands for Competence) : logique de « calcul ».

  3. L’individu fait une analyse biaisée de l’échec, parce qu’il est attaché affectivement au projet et qu’il le regarde avec un prisme déformant (Affective Commitment) : logique « affective ».

Figure 3

Ajout d'une variable « engagement affectif » au modèle de Staw (1981)

Ajout d'une variable « engagement affectif » au modèle de Staw (1981)

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Autrement dit, nous introduisons ici une troisième variable susceptible d’expliquer la tendance des acteurs à justifier leurs décisions passées. Toutefois, ce « mécanisme » relève, plus ou moins, de la dissonance cognitive. En effet :

  • Pour les individus dont le projet est un objet d’investissement affectif (participants), il y a une contradiction manifeste entre leur vision idéalisée du projet et ses retombées commerciales négatives. Dès lors, pour réduire cette dissonance, ils évoquent des causes exogènes pour justifier l’échec. Plus l’implication dans la conception du projet sera élevée, plus le « biais de paternité » sera important (cf. item n°4).

  • Pour les individus dont le projet est un objet de désinvestissement affectif (opposants), il y a une parfaite cohérence entre leur désamour envers le projet et son échec commercial. Ils éprouvent ainsi une émotion positive. Aussi, ils ont tendance à « jeter le bébé avec l’eau du bain », considérant qu’ils avaient raison et qu’il n’y a rien de positif à ressortir du projet (cf. item n°7).

Précisons qu’il est tout à fait possible d’expliquer pourquoi nous parvenons ici à un résultat différent de celui de Wong et al. (2006), qui valident l’hypothèse de la « coping perspective » dans leurs travaux, et non celle de la dissonance cognitive. En l’occurrence, dans le cas que nous avons étudié, il n’y a plus de ressources à engager (à travers un renforcement des actions passées), tout simplement parce que le projet est arrêté. Il n’y a donc pas de risque que l’affect négatif s’accroisse, car il est déjà à son paroxysme. Dès lors, « l’effet net », évoqué par les auteurs, joue ici en faveur de la dissonance cognitive. On retrouve, là encore, la spécificité de notre recherche qui se penche sur un échec passé, et non pas sur un échec en cours.

  • Par ailleurs, nos résultats font écho aux travaux de Girard (1982), dès lors que les angoisses et frustrations collectives des collaborateurs, provoquées par l’échec, semblent partiellement assouvies en rejetant la faute sur un bouc émissaire. Sur cette question, Kerdellant (2000) souligne pourtant qu’une mauvaise décision – tout comme une réussite spectaculaire – est rarement le fait d’un homme seul. Reste que dans l’imaginaire collectif, les entreprises sont incarnées par leur patron et régulièrement confondues avec lui. Du coup, l’homme qui décide et bénéficie au premier chef du succès de l’organisation porte aussi la responsabilité de son échec. Ce « biais d’attribution » (Nisbett et Ross, 1980) inhibe la capacité de l’organisation à apprendre de cette expérience, car une fois que l’individu en question a été écarté, il est souvent fait l’hypothèse erronée que le problème est résolu. Qui plus est, apprendre d’un échec suppose une certaine stabilité à la tête de l’entreprise, car à chaque changement de leader, dans une logique de « purge symbolique » (Klein, 1989), l’entreprise fait table rase du passé et repart de zéro. Dès lors, il ne peut pas y avoir de capitalisation des connaissances.

  • Enfin, dans cet article, nous nous sommes également intéressés aux conséquences de l’échec sur les comportements individuels à l’égard de l’innovation. En l’occurrence, nous avons souligné que les émotions post-mortem pouvaient faire naître une certaine frilosité à l’égard des projets ultérieurs. Plus exactement, nous avons noté qu’il n’y a pas vraiment d’inhibition au plus haut niveau (celui des décideurs), surtout lorsque l’échec se traduit par une rotation importante des dirigeants. Par contre, nous avons montré que suite au choc psychologique provoqué par l’échec, il peut y avoir un apprentissage émotionnel des salariés les amenant à se montrer méfiants face aux nouvelles idées proposées par la direction. Ce constat incite à compléter les conclusions de Greve (2003). En effet, ce dernier rappelle que les solutions risquées sont plus acceptables lorsque le décideur subit une perte, si bien qu’un niveau de performance inférieur au niveau d’aspiration devrait rendre les changements organisationnels plus acceptables pour les managers. En particulier, les innovations font partie du large panel d’actions stratégiques que les entreprises sont susceptibles d’entreprendre pour résoudre des problèmes de performance. Nos propres travaux nous conduisent toutefois à ajouter une lecture « émotionnelle » à cette question du lien entre la prise de risque et l’innovation. Même si on ne peut évidemment pas placer sur le même plan les dirigeants (qui décident de développer tel ou tel nouveau projet) et les employés (qui sont chargés de les mettre en oeuvre), il ne faut pas occulter, pour autant, le fait que le personnel peut être marqué psychologiquement par une déconvenue de grande ampleur et que, dans ces conditions, il est susceptible de faire barrage aux projets ultérieurs, voire même de les faire échouer.

Il apparaît finalement que le modèle « ARI » est incomplet pour rendre compte, de façon suffisamment détaillée, du processus d’apprentissage par l’échec commercial. Le point le plus critique de cette théorie réside dans le fait qu’elle ignore totalement la dimension affective, alors même que les émotions jouent un rôle central dans le processus d’apprentissage par l’échec. D’ailleurs, l’absence des émotions dans l’oeuvre de March et ses coauteurs est peut-être une réminiscence du behaviorisme « radical » (e.g. Pavlov, Watson, Skinner, etc.), qui évacuait totalement la question de l’inconscient et celle du sujet dans le processus d’apprentissage. En effet, le rôle des variables internes de l’individu (motivation, ressorts psychologiques, etc.) était totalement nié, dès lors que celles-ci sont – par nature – indémontrables et ne peuvent faire l’objet d’aucune observation. L’introduction de cette dimension-là dans l’analyse permet d’ailleurs de pousser plus loin le raisonnement des théoriciens de l’Ecole de la Carnegie en termes de coalitions d’acteurs aux intérêts divergents. Ainsi, le fait que les individus aient des degrés d’attachement totalement différents à l’égard d’un même projet suggère que ces derniers auront des aspirations nécessairement distinctes – certains souhaitent voir le projet réussir, là où d’autres veulent le voir échouer – et réagiront par conséquent différemment en cas d’arrêt du projet[12]. La prise en compte des émotions dans le modèle ARI permet également de mieux comprendre que l’analyse d’un échec commercial ne va pas forcément de soi dans les organisations (l’échec peut être tabou, les collaborateurs peuvent souhaiter « tourner la page », etc.). Autrement dit, favoriser la confrontation des points de vue pour éviter l’écueil de l’apprentissage mal fondé – comme le conseillent les behavioristes (e.g. Levitt et March, 1988) – n’est pas si évident à instaurer lorsque les individus sont durement marqués, sur le plan psychologique, par la déconvenue.

Conclusion

Tout au long de cette recherche, il nous a semblé fondamental de faire apparaître le rôle médiateur des émotions dans le processus d’apprentissage par l’échec. En effet, les rares travaux qui s’intéressent aux échecs en matière d’innovation ont tendance à « banaliser » ce type d’évènements, en soulignant qu’un lancement de produit raté n’est finalement qu’une simple étape dans le développement d’une firme innovante. S’il ne s’agit évidemment pas ici de dramatiser les situations d’échecs, nous souhaitons néanmoins insister, non seulement sur les réactions émotionnelles que ces derniers peuvent susciter en interne, mais aussi sur les conséquences de ces émotions-là en terme de comportement d’apprentissage (ex. : tendance à refouler l’échec et à refuser toute démarche de retour d’expérience). Ainsi, là où une logique d’apprentissage organisationnel devrait normalement reposer sur une capitalisation des leçons de l’expérience – fût-elle malheureuse – d’un projet à l’autre, nous montrons, dans cette recherche, que des ressorts psychologiques individuels conduisent plutôt à déconnecter les projets les uns des autres en cas d’échec, limitant par là même l’apprentissage. En d’autres termes, il semble que la propension des entreprises à reproduire certaines erreurs au fil du temps – soit un résultat déjà suggéré par Baumard et Starbuck (2005) – tienne, pour partie, à une mauvaise gestion des émotions post-mortem. En effet rares sont, à ce jour, les organisations qui procèdent à un accompagnement psychologique en cas d’échec. Ceci dit, la prise en compte des émotions semble a priori tout aussi importante en cas de succès du projet. En effet, la réussite peut faire naître une joie excessive, voire une certaine complaisance, qui empêche de se remettre en question, et donc freine l’apprentissage (Miller, 1993). Cela pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une nouvelle recherche, afin de voir si le modèle ARI enrichi s’adapte bien à toutes les situations.