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À partir des années 1970, l’Etat Providence ainsi que la notion de service public vivent une crise qui implique la redéfinition de leurs contours ainsi que de leurs principes d’organisation. Cela s’explique par de grandes tendances institutionnelles, historiques, culturelles ou encore économiques qui soumettent les organisations publiques à de multiples tensions renforçant la question des fins et moyens du management public (Serval et al., 2014). Mais il s’agit également d’un glissement paradigmatique qui a mené à l’avènement du nouveau management public (NMP), s’inscrivant dans une critique idéologique à l’encontre d’une gestion publique jugée inefficace voire liberticide (Baslé, 2010). En conséquence, sur fond de scepticisme à l’égard du rôle de l’État dans la société (Emery et Giauque, 2005), depuis une vingtaine d’années, l’ensemble des pays de l’OCDE procède à des réformes profondes des administrations publiques (Baslé, 2014). Cela se traduit par l’introduction de mécanismes et valeurs propres au marché (la gestion par résultat, les partenariats publics privés), ainsi que des méthodes et outils de gestion issus directement des entreprises privées (modèles d’analyse stratégique, outils de planification et d’organisation, outils de suivi et de contrôle). Ces réformes du NMP, portées par l’idéologie technicienne, matrice du programme néo-libéral (Bertolucci et Peignot, 2014, p. 9) révèlent ce que Lascoumes et Le Galès évoquent, à savoir que « la création d’instruments d’action publique peut servir de révélateur de transformations plus profondes de l’action publique, de son sens, de son cadre cognitif et normatif et de ses résultats » (2005, p. 25). 

Les tensions, entendues comme des conflits d’idées et de principes ou d’actions provoquant un inconfort (Michaud, 2013), sont consubstantielles à toutes organisations (Guedri Zied et al., 2014). Cependant, ce glissement paradigmatique accroît clairement la tension entre les missions des organisations publiques et leur contrainte de performance économique. Si cet état de fait est notable au niveau international comme national, il est d’autant plus prégnant au niveau local, échelon administratif en charge des politiques publiques de proximité à l’égard des citoyens. Force est de constater en effet, que toute politique a aujourd’hui pour vocation d’être territorialisée, c’est-à-dire mise en oeuvre dans un contexte territorial spécifique. L’avènement du management territorial stratégique, nouveau paradigme de l’action publique locale, modifie notablement l’appréhension du territoire, ce dernier cessant de n’être qu’un support et devenant l’objet de véritables démarches stratégiques (Arnaud et Soldo, 2015). Ces dernières nécessitent de prendre en compte la complexité de cet objet « territoire »[1] et d’intégrer les finalités, enjeux et besoins de multiples parties prenantes n’appartenant pas à une seule et même organisation (Divay et Mazouz, 2008, p.342). « Le management territorial s’inscrit donc clairement dans une dimension collective du fait de l’ouverture croissante des organisations publiques aux autres parties prenantes du territoire et aux relations de proximité qui s’y exercent. La gouvernance territoriale, alternative aux démarches descendantes classiques, s’inscrit dans cette recherche de nouveaux modes d’organisation et de gestion territoriale » (Arnaud et Soldo, 2015, p.178). Elle relève d’une approche pluraliste et interactive de l’action collective (Chevallier, 2003), dans une double logique horizontale et verticale.

L’essor de la logique « projet » incarne ce changement paradigmatique (contrats de projet Etat-Région, projets urbains, projets Agenda 21, projets politiques, appels à projet, subventions par projet, etc.). Le « projet », élément stratégique du management, participe de la construction du territoire et du système de gouvernance locale. Ce terme recouvre deux réalités : à la fois l’ébauche d’une idée ou d’une action (le dessin), et un objectif pour le futur (le dessein). « Essentiellement, un projet se définit comme une action spécifique, nouvelle, qui structure méthodiquement et progressivement une réalité à venir pour laquelle on n’a pas encore d’équivalent exact » (Le Bissonnais, 2000, p. 2). Il canalise alors les risques de dispersion et d’incohérence globale en se posant comme élément fédérateur et représente l’ambition stratégique et culturelle de l’organisation. Ces éléments sont encore plus prégnants à l’échelle d’un territoire. En effet, dès lors que la focale d’analyse est territoriale, les projets se définissent par des finalités multiples, de long terme et spécifiques, censées infléchir la trajectoire de développement du territoire concerné. Leur mise en oeuvre s’inscrit donc nécessairement dans un cadre de gouvernance multi-niveaux et multipartite impliquant la fédération et la mobilisation de nombreuses parties prenantes. D’ailleurs, le management territorial prend de plus en plus la forme d’un management par projet qui intègre « l’existence, au niveau sectoriel ou local, d’institutions ou de réseaux, permettant d’assurer la reproduction des compétences, la définition des qualifications, la faisabilité même de projets par nature éphémères » (Benghozi, 2006, p. 6). Les projets, véritables continuums spatio-temporels opérationnels dont les acteurs territoriaux peuvent se saisir, constituent un cadre générique privilégié pour l’action publique locale (Arnaud, 2012, p. 150).

C’est dans ce contexte territorial complexe que sont interrogées ici, les démarches d’évaluation des politiques publiques, censées répondre au besoin des acteurs locaux d’évaluer et d’accompagner leur action (Berthet, 2008) tout en s’inscrivant dans les principes démocratiques fondateurs du management public. Affichée dans le champ public, depuis les années 1960, comme une nécessité, la démarche évaluative s’est en effet vue fortement réaffirmée depuis le début des années 2000. En France, « le thème de la « crise de l’État-providence » constitue incontestablement la matrice porteuse du thème de l’évaluation » (Duran et Monnier, 1992, p. 255). Elle est en effet présentée comme un moyen de remédier à la perte d’efficacité et surtout de légitimité de l’Etat. « Grâce à sa finalité gestionnaire, elle permet une meilleure gestion des ressources publiques, notamment en identifiant les domaines d’intervention où l’action de l’Etat est efficiente. Grâce à sa finalité déontologique elle permet de rendre des comptes aux responsables des politiques mais également à l’ensemble des citoyens » (Soldo, 2007, p. 105). L’histoire de l’évaluation des politiques publiques relève ainsi, dans tous les pays, d’une succession de tentatives plus ou moins abouties de rationalisation de la gestion publique (Chanut, 2010, p.54). Même si le développement de la pratique évaluative fait l’objet d’un débat prolixe sur ses finalités ainsi que sur les critères garantissant sa qualité et son utilité, son caractère protéiforme en fait l’outil idéal afin de procéder à un état des lieux des actions mises en oeuvre. Ce phénomène s’est donc vu renforcé par le développement des démarches évaluatives dans nombre de territoires, témoignant d’un champ d’expérimentation créatif (Baslé, 2010; Berthet, 2008). Pourtant, les différents bilans semblent plutôt mitigés, notamment au regard des répercussions effectives de cette pratique sur la gestion des politiques publiques et le rôle même de l’évaluation se voit fréquemment discuté (Chanut, 2010, p.56). Celle-ci, trop souvent perçue par les acteurs politiques comme un contrôle sanctionnant leurs actions, revêt pour eux un caractère négatif. Or, « même si l’évaluation aboutit presque nécessairement à un jugement de valeur, elle est avant tout destinée à améliorer l’information de ceux qui élaborent et mettent en oeuvre l’action publique » (Werquin, 2006, p. 121). Elle n’a de sens qu’au service de l’action publique (Trosa, 2004).

L’objet de cette recherche conceptuelle est donc de questionner les démarches évaluatives dans leur capacité à favoriser la gestion démocratique de projets de territoire. Afin de répondre à ce questionnement, cet article explore tout d’abord le contexte d’étude, à savoir le projet de territoire et sa gestion démocratique. Il ressort qu’une telle gestion doit respecter deux conditions principales, à savoir la poursuite de finalités démocratisantes et la garantie de processus décisionnels et modalités de gouvernance démocratisés (1). Par la suite, les quatre caractéristiques essentielles de l’évaluation stratégique une temporalité « chemin faisant », des modalités de gouvernance pluraliste et participative, une posture de recherche-action et son protocole méthodologique mixte original sont discutés au regard de ces deux conditions (2). 

Pour clarifier la démarche d’évaluation stratégique et incarner le propos théorique, les auteurs ont fait le choix d’appuyer leur raisonnement sur le récit d’une expérience engagée entre 2011 et 2014 sur le territoire du Pays d’Aix[2]. Cette démarche évaluative inédite, ayant impliqué de multiples parties-prenantes, avait pour objectif de réaliser un diagnostic des ressources territoriales existantes dans le champ des musiques actuelles (acteurs et activités), mais également d’accompagner la mise en place d’une réelle politique de soutien à l’émergence et la structuration d’une filière socio-économique de musiques actuelles. Des encadrés relatifs à cette démarche émaillent ici le propos théorique et servent de support à sa discussion[3].

La gestion démocratique des projets de territoire comme finalité

« Le développement capitaliste privilégie un modèle de rationalisation qui étend la rationalité cognitive-instrumentale bien au-delà de l’économie et de l’Etat, jusqu’à pénétrer des sphères de vie dans lesquelles il ne peut prévaloir qu’au détriment de la rationalité morale-pratique et esthétique-pratique »

Habermas, 1987, p. 320

Des caractéristiques spécifiques du management public…

Les grandes mutations évoquées en introduction remettent en cause les caractéristiques fondamentales des organisations publiques en France. En premier lieu, ces réformes menacent leur raison d’être, qui tient en leur double fonction de production (Emery et Giauque, 2005), en créant une tension continue entre leur mission d’intérêt général et la contrainte de performance économique. En effet, si la fonction de production dite primaire des organisations publiques est de fournir un bien ou un service au même titre que n’importe quel type d’organisation (outputs), leur fonction de production secondaire consiste à mettre à l’agenda politique les problématiques publiques qui relèvent de l’intérêt général, à savoir du vivre ensemble et du bien-être des citoyens (outcomes). Au-delà, il s’agit de « fournir aux hommes le maximum de moyens d’inventer ensemble leurs propres fins. Il s’agit en somme de réveiller, au coeur de nos cités la fonction civilisatrice : celle qui postule, dans le plus simple habitant de quelque village ou quartier que ce soit, un citoyen à part entière » (Jeanson, 1973, p.24). La vie sociale apparaît aujourd’hui comme un ensemble disparate, désordonné, formé de réseaux fluctuants, d’institutions instables, de groupes sociaux, tribus, communautés composites, aux frontières floues, où les liens sociaux (famille, travail, politiques) se sont fragilisés (Dortier, 2001). « L’enjeu est de construire l’unité de la cité en cessant d’ignorer sa diversité, en en faisant un atout et même un point d’appui du vivre ensemble » (Saez, 2009, p. 92). Les différentes actions publiques doivent donc permettre d’accroître le lien social sur le territoire (au niveau individuel et collectif), et permettre, à terme, un mieux vivre ensemble, et ainsi, un accroissement du bien-être sur le territoire.

En second lieu, le management public s’inscrit dans des principes démocratiques nécessitant de replacer les « citoyens-usagers » au coeur du processus (Calanda et Palau, 2005), non pas uniquement dans u ne posture passive, mais en tant que citoyens actifs et coproducteurs. En cela, les organisations publiques se doivent de « conjuguer efficacité administrative et idéal démocratique » (Brest, 2011, p. 336). La citoyenneté ne se définit en effet pas uniquement d’un point de vue juridique par la possession de la nationalité française et de ses droits civiques et politiques. Elle se définit aussi comme une participation à la vie de la Cité. Ainsi, la citoyenneté et la notion même de démocratie trouvent-elles racine dans le comportement des individus : si la liberté de l’individu égoïste et utilitariste « s’arrête là où commence la liberté des autres », la liberté du citoyen « commence là où commence la liberté des autres » (Castoriadis, 1975, p. 137). En dehors des élections, les citoyens peuvent, de façon quotidienne, jouer un rôle important dans la société. Par exemple, ils peuvent adhérer à une association, un syndicat ou un parti politique et, ainsi, tenter de faire évoluer la société dans laquelle ils vivent, de venir en aide aux autres ou d’influencer la politique nationale. Il est nécessaire de souligner ici le rôle prépondérant des organisations à but non lucratif qui « marque l’irruption des citoyens dans le processus de décision et la part croissante qu’ils prétendent prendre au niveau local, qu’il s’agisse de porter les projets ou de les contester » (Chia, Torre et Rey-Valette, 2008, p. 170). La rationalité managériale, lorsqu’elle devient publique, perd ainsi ses caractéristiques liées au contexte de compétition, de rentabilité et de profit, pour acquérir celles de la rationalité juridique dans laquelle elle s’insère (service public) (Payette, 1992, p. 8). Le management public incarne donc la tension existant entre une rationalité gouvernementale qui prétend exercer une influence sur le comportement des citoyens et ce qui conduit ces derniers à s’associer ou à résister à ces prescriptions (Dardot et Laval, 2009).

…Qui impliquent une gestion démocratique des projets de territoire

En théorie, le management public relève donc d’une gestion dite « démocratique ». « Démocratiser consiste à introduire ou développer une logique, des pratiques, un esprit, propres au régime politique qualifié de démocratie, régime caractérisé par le fait que le pouvoir souverain appartient au peuple » (Guglielmi, 2009, p. 1). Dans une vision extensive de la démocratie, Munck (2014) considère que les organisations publiques sont d’autant plus démocratiques que la majorité des citoyens est en capacité de « changer le statu quo » dans un contexte socio-politique assurant la liberté et l’égalité politiques (p. 3). En d’autres, termes, une gestion démocratique correspond à une participation active des citoyens auxquels l’on reconnaît la capacité d’élaborer, de manière autonome, des choix en matière de politique publique (Mackinnon, Pitre et Watling, 2006). Et pourtant, il est aisé de poser le constat d’un « gouvernement des affaires publiques [qui] accorde une place plus que limitée à la participation du public » (Gourgues, 2013, p. 5). Dans une approche processuelle des politiques publiques locales, ces dernières apparaissent comme le résultat d’une multiplicité d’interactions, d’échanges et de rapports de force entre une multiplicité d’acteurs (Massardier, 2003). A l’instar de Chia, Torre et Rey-Valette, nous considérons donc essentiel de replacer la question de la participation citoyenne au coeur même de la gouvernance des projets de territoire. « La gouvernance apparaît ainsi comme un point focal, cristallisant de nombreux apports récents sur les questions d’interaction, d’action collective, « d’empowerment » et d’apprentissage… » (Chia, Torre et Rey-Valette, 2008, paragraphe 4).

Parce que l’on conçoit les limites de la démocratie représentative, la démocratie participative apparaît comme un nouveau champ des possibles garantissant aux citoyens des droits et libertés beaucoup plus étendus (Nativel, 2015, p. 8). Selon le rapport du GRIDE (2005), cette participation constitue la composante fondamentale de la démocratie et se définit comme l’ensemble des normes, des pratiques et des mécanismes qui permettent aux citoyens de contribuer à la vie d’une organisation ou d’exercer une influence sur la marche des affaires d’une communauté. Bien que de nombreux outils ou dispositifs participatifs, associés à l’essor des démarches de démocratie participative aient fleuri, il n’en reste pas moins que leurs caractéristiques hétérogènes et leurs conditions d’exercice souvent lourdes et complexes, n’ont pas encore permis l’émergence d’une démarche optimale d’accompagnement à la gestion démocratique des politiques publiques. Ainsi, bien qu’il semble y avoir un consensus autour de l’implication des citoyens dans les processus d’élaboration, de mise en oeuvre et d’évaluation des projets de territoire, il y a peu d’accord sur la meilleure façon d’atteindre une participation citoyenne optimale (Callahan, 2007) de par la complexité de cette participation, encastrée dans des réalités politiques, matérielles et institutionnelles multiples (Gourgues, 2013, p. 6). Pour autant, la démocratie participative serait le régime dans lequel « le maximum de participation est requis et dans lequel les bénéfices produits n’incluent pas uniquement les politiques publiques (décisions) mais également le développement des capacités sociales et politiques de chaque individu » (Pateman, 1970, p. 43).

De manière non exhaustive, il convient ici d’incarner ce propos en présentant les différentes formes de participation. Le tableau suivant s’appuie sur les travaux fondateurs d’Arnstein (1969) qui interroge les différents niveaux de participation citoyenne et les met en parallèle de travaux plus récents.

Les modalités de gouvernance d’une gestion démocratique s’incarnent donc dans un arsenal des différentes formes de participation au débat et à la décision publique des citoyens en tant qu’individu, mais associent également des acteurs publics, semi-publics et privés (Chia, Torre et Rey-Valette, 2008, paragraphe 11). Cette approche participative peut prendre diverses formes et permet, à des degrés variés, de ménager les intérêts, les identités et les perceptions de chacun : « l’élaboration collective d’un projet est visée […]. Il s’agit d’un processus de co-élaboration du projet où chacun se sent concerné » (Rozet, 2005, p.88). Cette nouvelle forme d’action s’inscrit donc dans la durée, dans des processus itératifs, incrémentaux, qui restent en partie à déterminer et fondés sur la production permanente de connaissance (Pinson, 2004). L’un des principaux enjeux des projets de territoire tient donc en leur capacité de « création de sens et de contenus partagés, par un processus de participation » (Brodach et Goffi, 2005, Conclusion, paragraphe 87).

Mais au-delà de ces premiers éléments, pourquoi les décideurs publics locaux feraient-ils de la place à la participation et pourquoi les citoyens sont en demande de participation ? Autrement dit, quelles sont les conséquences de la participation citoyenne sur le territoire, la société et ses institutions ?

Tout d’abord, la participation citoyenne peut permettre aux décideurs de mieux connaître et comprendre les préférences, besoins et attentes des citoyens (Baslé, 2010). En cela, les politiques publiques peuvent être élaborées au regard de la demande sociale et tenir compte des références et besoins des citoyens, y compris les plus difficiles à rejoindre. En cela, la participation citoyenne permet une amélioration des décisions publiques en y incorporant les connaissances citoyennes (Innes et Booher, 2004).

Tableau 1

Mécanismes de gouvernance : des formes de participation plus ou moins démocratiques

Mécanismes de gouvernance : des formes de participation plus ou moins démocratiques
Source. Auteurs

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Par ailleurs, l’un des principaux enjeux tient dans le renforcement de la légitimité des institutions et décisions (Blondiaux, 2004; Innes et Booher, 2004) dans un contexte où ces dernières sont en crise. Comme le souligne Nativel (2015, p. 7), cette crise se caractérise par un désengagement du citoyen à l’encontre des institutions et des élus politiques, par un cynisme des citoyens face à l’appareil politico-administratif et par une insatisfaction croissante face à la lourdeur et l’inefficacité de l’appareil bureaucratique. Par ailleurs, les populations des territoires sont de plus en plus hétérogènes (Torre et Beuret, 2012, p. 3) et souhaitent être impliquées dans les décisions et projets de territoire. Ainsi, la légitimité et le leadership des décideurs publics, provenant avant tout du processus de démocratie représentative, peut-elle être renforcée « par une association plus directe des citoyens et des parties prenantes, comme le montrent plusieurs expériences tant nationales (concertation sur la refondation de l’école) que locales (budgets participatifs) » (Bureau et Naves, 2015). Ces démarches participatives peuvent donc renforcer l’acceptation et l’appropriation des décisions par la population (Michels et De Graaf, 2010; Blondiaux, 2004).

Enfin, Irvin et Stansbury (2004) notent que la participation est un vecteur d’éducation des citoyens mais également des décideurs qui ont ainsi un accès direct à la parole citoyenne. En cela, elle peut être une solution à l’apathie de la population qui ne doit plus être considérée comme une donnée de base des régimes démocratiques. Le lien se fait ici entre les dimensions démocratisée et démocratisante de la gestion publique autour, notamment, des théories de l’empowerment qui considèrent la participation active de la société civile comme un vecteur de « capacitation » qui permet l’accumulation de ressources par les individus (self-development) et, ainsi, leur émancipation économique et politique (Warren, 1993). De même, les théories de la gestion des problèmes publics mettent en exergue la capacité de la participation à agir comme un levier potentiel de résolution de conflits liés au vivre-ensemble (Callon, Lascoumes et Barthes, 2001).

Cependant, au-delà de ces nombreux avantages, il convient de souligner l’importance du processus afin d’atteindre ces fins bénéfiques. Le risque est fort que les avantages de la participation soient contrebalancés par un écart entre les attentes des participants et le résultat final du processus (Michels et Graaf, 2010). L’une des conditions tient dans la temporalité de la participation qui doit commencer en amont de l’implémentation des décisions (Michels et De Graaf, 2010). Ainsi, comme le soulignent Prémont et Boisvert (2003), les consultations publiques sont souvent mal mises en oeuvre dans le sens où la décision finale est déjà prise avant d’amorcer le processus. Cela contribue à « la perte de confiance des citoyens envers leurs institutions, tandis que les décideurs les voient comme une perte de temps considérable puisque les citoyens n’ont pas la capacité et les connaissances nécessaires pour discuter de certains sujets avec des spécialistes » (Prémont et Boisvert, 2003, p.7). De même, il est indispensable de souligner la difficulté de la mise en place de ces dispositifs participatifs et de leur appropriation par les citoyens. Une gouvernance dite démocratisée à travers la participation citoyenne doit permettre à la société civile de s’exprimer en dehors des dispositifs institutionnalisés et s’inscrit aussi dans une logique bottom up. Enfin, Blondiaux (2004) relève la difficulté à prendre en compte les compétences des citoyens, d’une toute autre nature que celles habituellement valorisées dans les sphères politico-administratives. Cela peut engendrer des difficultés en termes de temps, de conflits ou encore de mauvaises décisions et peut constituer une barrière à la participation. « Il semble donc qu’une organisation souhaitant développer des processus participatifs doive s’interroger sur les compétences nécessaires pour y prendre part et sur les façons dont elle peut accompagner ces compétences au sein même du processus » (Anberrée, 2015, p. 103).

Il convient donc d’être particulièrement attentif au processus d’où le questionnement autour des démarches évaluatives et des conditions de leur mise en oeuvre afin qu’elles favorisent la gestion démocratique des projets de territoire en permettant d’assurer des finalités démocratisantes correspondant aux valeurs des organisations publiques et des modalités démocratisées à travers la participation citoyenne.

… Le choix de l’évaluation comme levier de participation citoyenne

Parmi le foisonnement de démarches visant à associer les citoyens à la décision et à la mise en oeuvre des actions publiques, la démarche évaluative semble aujourd’hui réaffirmée, puisqu’elle « revient en force dans le débat public sous les influences convergentes de décisions gouvernementales depuis 2007 et de méthodes médiatisées d’évaluation des impacts » (Fouquet, 2013, p.836). L’évaluation y est perçue comme visant à « produire des connaissances en vue, pour les citoyens, d’apprécier la valeur d’une politique (d’un programme, d’un dispositif), notamment quant à ses effets, et, pour les décideurs, de les aider à en améliorer sa pertinence, son efficience, sa cohérence et ses impacts » (Charte de la société française de l’évaluation, d’après les décrets de 1990 et 1998). « Jugement de valeur qui est construit sur la base de critères d’évaluation spécifiques, en référence à une situation donnée et à partir d’informations ad-hoc collectées à cet effet » (Monnier, 1990, p.117), l’évaluation d’un processus, d’un projet, d’une politique, d’une organisation ou d’une simple action, consiste donc dans leur expertise et leur confrontation à un référentiel, bâti autour d’un certain nombre de critères, indicatifs de leur valeur (objectifs, cahier des charges, évolution, etc.).

L’évaluation stratégique comme démarche d’accompagnement à la gestion démocratique de projets de territoire

Appréhender la notion d’évaluation n’est pas simple, et l’on constate qu’il existe autant de définitions que d’expériences menées, diverses, tant par leurs objets, leurs finalités que leurs contextes de mise en oeuvre. La variété de leurs méthodes, plus ou moins adéquates, conditionnent fortement la qualité des évaluations et révèlent dans le même temps les orientations ou postures théoriques des évaluateurs. Il s’agit donc à présent, de questionner les principes et modalités de mise en oeuvre des démarches évaluatives afin de proposer un processus qui agisse comme un levier de gestion démocratique à l’échelle des projets de territoire. Ainsi conçu, ce processus relève d’une démarche d’évaluation stratégique (Soldo, 2015, 2010, 2007, Soldo et Arnaud, 2014) dont les quatre caractéristiques essentielles nécessitent d’être explicitées.

Si la dénomination d’évaluation stratégique a été retenue pour caractériser la démarche présentée, c’est parce que cette dernière poursuit clairement une finalité d’aide au pilotage dans le cadre de la mise en oeuvre d’une stratégie territoriale. Or, le management stratégique semble viser la construction de son chemin pas à pas en référence à certaines finalités, mais également en tirant parti des situations qui émergent progressivement (Avenier, 1999). En référence aux travaux de Mintzberg (1994, 1990, 1989) ainsi qu’à ceux d’Avenier (1999, 1997), nous considérons que les choix stratégiques d’une organisation (privée comme publique) sont le plus souvent un compromis entre des intentions affichées et des facteurs plus ou moins incontrôlés. Encore plus que par le passé, la réalité stratégique d’un projet de territoire correspond ainsi à un processus continu d’équilibrage évolutif entre les décisions et les comportements contingents de tous les acteurs impliqués. Aussi, toute démarche stratégique mise en oeuvre résulte d’une « stratégie projetée » ou « délibérée », combinée généralement à une ou plusieurs « stratégies émergentes ». Or, comme le souligne Mintzberg (1990), « stratégie émergente signifie littéralement ordre non intentionnel » (p. 152). En cela, une démarche stratégique implique nécessairement la mise en acte effective de « tâtonnements » (Avenier 1997).

En s’inscrivant dans une dimension temporelle « chemin-faisant » (1) et dans des principes de gouvernance participatifs et pluralistes (2), l’évaluation stratégique permet la coopération d’un ensemble de parties prenantes sur une temporalité longue et continue et favorise ainsi l’appropriation de la démarche et de ses résultats. Ancrer cette évaluation dans une posture de recherche-action, au-delà d’un positionnement épistémologique, relève donc d’une démarche pragmatique (Chanut, 2010, p.64), en adéquation avec ces finalités (3). Un tel processus évaluatif ne peut se cantonner à la réplication d’un modèle générique ex-nihilo. Dès lors, il doit se traduire par la co-construction d’un protocole méthodologique original, fondé sur la mixité des méthodes de recherche mobilisées afin de garantir l’implication des différentes parties-prenantes ainsi que la révélation de leurs systèmes de valeurs (4). Combinant ces quatre caractéristiques, l’évaluation stratégique peut alors constituer une réelle démarche d’accompagnement à la gestion démocratique d’un projet de territoire.

D’une logique occasionnelle et séquentielle à une logique systématique et continue : l’évaluation « chemin-faisant » 

Parmi les différentes démarches évaluatives menées sur les territoires depuis les années 1980, trois grands types d’évaluation « ex ante », « mi-parcours » et « ex post » se sont progressivement structurés au regard du « moment » d’intervention et des objectifs évaluatifs qui leur sont assignés (approche séquentielle de l’évaluation).

Malgré leurs qualités et la variété des pratiques qui leur sont associées, ces trois formes d’évaluation, issues de l’approche séquentielle de l’analyse des politiques publiques, font l’objet d’un bilan mitigé quant à leur capacité d’inflexion de l’action publique et semblent jouer un rôle assez limité d’aide au pilotage des actions (Chanut, 2010, p. 51). Elles se heurtent tout particulièrement aux effets de l’environnement mouvant qui impose aux porteurs de projets des stratégies de « tâtonnements » au sens d’Avenier (1997). Aussi, même si certaines d’entre-elles représentent des temps d’apprentissage, de rapprochement des parties-prenantes, fondant parfois des décisions importantes au sein des organisations, les démarches d’évaluation ponctuelles à des phases distinctes du cycle de gestion de projet apparaissent insuffisantes dans une démarche stratégique. Chanut (2010) considère notamment que « l’évaluation s’inscrit dans une approche dynamique et turbulente de l’action publique, à l’opposé d’une vision abusivement linéaire, séquentielle et balistique » (p. 52). Elle souligne notamment le principal écueil des évaluations ex-post, « irrémédiablement à la traîne de l’action publique. Autant de raisons qui expliquent que nombre d’évaluations ne parviennent pas réellement à embrayer sur l’action » (p. 56).

Face au besoin de renouvellement de ces démarches, l’évaluation « chemin faisant » (Couix, 1997) semble une voie intéressante. En effet, une stratégie chemin faisant est fondée tout à la fois sur une vision stratégique qui, bien que susceptible d’évoluer dans le temps garantit une cohérence, et sur un principe d’intervention intentionnelle sans cesse reconsidérée à la lueur des phénomènes qui surviennent au cours de l’action (Avenier, 1999). Il s’agit, tout au long du processus de conception et mise en oeuvre de l’action, de conduire un diagnostic continu interne et externe. Démarche herméneutique, fondée sur des allers et retours entre l’action et la réflexion, cette forme d’évaluation correspond à un processus d’élaboration d’informations afin d’attribuer des valeurs à une action, valeurs pouvant être d’ordre politique, économique, philosophique, culturel, moral, etc. Il ne s’agit plus là de comparer le phénomène considéré à une quelconque norme préexistante et extérieure (audit, contrôle…), mais de construire une appréciation du phénomène, de produire du sens pour les acteurs impliqués dans la mise en oeuvre du projet (Couix, 1997). L’évaluation se caractérise alors par un questionnement en termes de signification, d’interprétation des actions menées, mais aussi, des conséquences inattendues, imprévues. Elle nécessite l’élaboration de critères, quantitatifs et qualitatifs, au regard desquels la valeur de l’action sera attribuée. La construction d’un outil permanent, telle une grille d’évaluation, peut permettre de lister et d’organiser ces critères ainsi que les indicateurs de suivi. Dans un processus d’évaluation « chemin faisant » les critères et indicateurs peuvent de surcroît être à ajuster en fonction de l’évolution des objectifs et de la vision stratégique des porteurs de projets, des interprétations nouvelles, des transformations d’actions, etc. (Couix, 1997).

D’une logique résultat à une logique processus : l’évaluation pluraliste et participative

Telle que conçue ici, l’évaluation ne prédispose pas d’une démarche générique applicable à tout projet ou toute organisation. Le dispositif d’évaluation reste conditionné par les finalités mêmes de cette démarche et, là encore, le contexte complexe de mise en oeuvre des projets de territoire (objectifs multidimensionnels, pluralisme des acteurs impliqués et impactés…) vient questionner la démarche dans les méthodes et outils qu’elle déploie. Outre les résultats propres au diagnostic lui-même, le processus d’évaluation envisagé est essentiel (Chanut, 2010, p.59). Chaque démarche d’évaluation fait ainsi l’objet d’un protocole méthodologique original, co-construit avec les parties prenantes impliquées dans le projet évalué.

figure 1

L'évaluation stratégique : une combinaison de quatre caractéristiques essentielles

L'évaluation stratégique : une combinaison de quatre caractéristiques essentielles
Source. Auteurs

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Tableau 2

Les trois types d'évaluation institutionnalisés[4]

Les trois types d'évaluation institutionnalisés4
Source. Auteurs, adapté de Soldo, 2007, pp. 27-28

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L’évaluation ne se résume pas, en effet, à une simple étude ou à une procédure de contrôle mais doit être conçue comme « un travail de nature participative au cours duquel un processus de dialogue et d’apprentissage heuristique se développe entre les acteurs […], de sorte que représentations et valeurs évoluent à mesure que l’évaluation progresse » (Trosa, 2004, p. 13). Elle s’inscrit ainsi dans une démarche participative, propice à la mise en place ultérieure de concertations publiques sur les problématiques concernées par le projet. Cette approche de l’évaluation décrite par Monnier (1992), à dimension pluraliste et participative, est avant tout fondée sur la reconnaissance des acteurs. Elle postule que leur comportement n’est pas nécessairement passif et neutre, que leur savoir-faire, leurs modes de relation, d’échange et d’interdépendance ont un effet sur le déroulement de l’action sur le terrain et sur ses résultats (Soldo, 2007). Elle vise ainsi à identifier les acteurs susceptibles de contribuer à la réussite ou l’échec du projet, comprendre en quoi leur mode de fonctionnement peut influencer son cours et son résultat et dans le même temps, à identifier les informations qui leur sont utiles pour améliorer leur compréhension des effets et permettre une amélioration de l’action elle-même. Elle se fonde ainsi sur l’acception d’un pluralisme de valeurs au sein de la société, et par là même d’un pluralisme de jugements sur la valeur d’une action (Duran et Monnier, 1992). La prise en compte de la pluralité de ces systèmes de référence, en associant les acteurs concernés, constitue ainsi un gage de qualité de cette démarche.

Cette approche pluraliste constitue un lieu de négociation, permettant la révélation des systèmes de croyances de chacun et la recherche d’un compromis entre eux. « Par évaluation pluraliste nous entendons une démarche d’évaluation qui associe deux catégories d’acteurs : les destinataires de l’évaluation, c’est à dire souvent les décideurs d’une politique publique, mais aussi les acteurs affectés par la mise en oeuvre de l’action qu’ils y aient participé activement (les « opérateurs ») ou passivement (bénéficiaires ou assujettis) » (Monnier, 1990, p. 124). La prise en compte de la pluralité des systèmes de valeurs apparaît ainsi comme le gage essentiel de l’appropriation par les parties prenantes de la démarche évaluative ainsi que de ses résultats. Dans le même temps, elle en légitime les conclusions contribuant aux prises de décision à venir (Couix, 1997). Dès lors, l’évaluation telle que conçue par Monnier, apparaît comme un outil courant, nécessaire à la formulation de l’action, à sa mise en oeuvre ainsi qu’à son amélioration. Elle ne représente donc pas une procédure exceptionnelle, utile uniquement pour fonder un jugement a posteriori (Monnier, 1992). « La principale finalité de cette évaluation relève dès lors de sa dimension formative et même, endoformative[6], notamment dans le fait d’associer les destinataires de l’évaluation tout au long de la démarche » (Soldo, 2007, p. 94).

D’une logique positiviste à une logique interprétativiste : la recherche-action comme posture

« Des recherches qui ne produisent rien d’autre que des livres ne suffisent pas. Cela n’implique en aucune façon que la recherche nécessaire soit moins scientifique ni moins noble que ce qui serait demandé pour la science pure dans le champ des évènements sociaux »

Lewin, 1964, p. 164

La recherche-action renvoie à des orientations épistémologiques et méthodologiques qui ont conduit à une pratique nouvelle de recherche prenant en compte la complexité sociale. Proposée par Lewin en 1946, la recherche-action s’impose face à la nécessité d’une expérimentation dans le domaine social. Il s’agit donc de passer de l’expérience en laboratoire à de l’expérimentation réelle « dans des groupes existant naturellement » (Liu, 1997, p. 27). En cela, et en concordance avec le projet initial de Lewin, la recherche-action peut être définie comme « une recherche comparative sur les conditions et les effets de différentes formes d’action sociale et une recherche qui mène à l’action sociale. » (Lewin, 1964, p. 164). Bien que cette posture ne corresponde pas à « l’orthodoxie évaluative » elle semble, plus que n’importe quelle autre, répondre aux exigences des principes et finalités d’une évaluation (Chanut, 2010, p. 63). En effet, l’évaluation en tant que processus d’interactions complexes dans lequel se construit le jugement social (Conan, 1998), ne peut se résoudre à une technologie ou à une procédure distanciée, mais « colle à l’action » (Chanut, 2010, p. 63). « Evaluer l’action en train de se faire interdit donc de séparer les résultats des processus. Il s’agit en fait de passer de « l’évaluation de l’action » à « l’évaluation dans l’action » (Chanut, 2010, p. 63). Or, « la recherche-action, comme approche générale, s’appuie sur cette idée centrale de la production d’un savoir qui se développe dans et par l’action réalisée par des groupes sociaux. Elle implique également un mode d’interaction réciproque entre les chercheurs, les praticiens et les diverses « clientèles » visée dans le changement. Elle comporte enfin une dimension éducative ou ‘rééducative’ » (Rhéaume, 1982, p. 44).

Bien entendu, « si l’on fait varier les échelles de temps et l’étendue de l’espace social concerné, il n’est pas de recherche scientifique qui n’apparaisse comme intrinsèquement liée à l’action. Cependant toute recherche ne se définit pas d’emblée par rapport à l’action » (Albaladejo et Casabianca, 1997b, p. 128). Lorsqu’il y a un décalage temporel entre une action et la recherche menée, il ne s’agit plus de recherche-action. La finalité d’une telle recherche ne peut pas uniquement consister à apprendre à des acteurs, à expliciter des savoirs et à recueillir ces éléments dans un corpus de connaissances scientifiques (Liu, 1997, p. 20). « Certes, les sciences humaines ne sont pas étrangères aux évolutions sociales. Elles en portent la marque et en font partie. Cependant [...] les recherches-Actions n’y participent pas à partir d’une position de Savoir, fournissant aux décideurs des repères pour élaborer leurs politiques, établir des évaluations ou des diagnostics, faire des prévisions, proposer des explications a posteriori..., c’est-à-dire en aval ou en amont du changement, mais dans le moment et le lieu où il se fait » (Lévy, 1985). Ainsi, les recherches en sciences sociales ont-elles entrepris, depuis Lewin, d’élaborer des processus, de théoriser des pratiques qui permettent d’associer les acteurs à la conduite des dispositifs de recherche (Chia, 2004).

La recherche-action consiste ainsi à « expérimenter « avec » des acteurs conscients de l’existence de la recherche, mais poursuivant des finalités autres que celles de la recherche » (Liu, 1997, p. 41). C’est en cela qu’elle questionne les manières de « faire de la recherche dans les temps et les lieux de l’action » (Albaladejo et Casabianca, 1997a, p. 7). Liu considère alors qu’il existe deux types de recherche-action (1997, p. 20) :

  • La recherche-action associée, qui correspond à une volonté de changement portée par une institution et à une intention de recherche portée par une équipe de recherche (dissociation commanditaires / évaluateurs);

  • La recherche-action interne, dans laquelle la volonté de changement et l’intention de recherche sont portées par une même équipe au sein d’une institution unique (amalgame commanditaires / évaluateurs).

Quelle que soit la nature de la recherche-action, elle vise nécessairement la participation des parties prenantes dans les processus de recherche. Dans le cadre d’une recherche-action associée, plusieurs questionnements émergent (Casabianca et Albaladejo, 1997a) :

  • La responsabilité sociale du chercheur et les relations de pouvoir dans les situations où il s’implique;

  • Les notions de dispositif de travail et de chronique de la recherche, notions orientées par les besoins de changement et la constitution de savoir;

  • Les processus d’apprentissage de résolution collective de problèmes aussi bien de la part des acteurs sociaux que des chercheurs eux-mêmes;

  • La légitimité scientifique des connaissances produites.

Si cette démarche scientifique participe du renouvellement de l’analyse des situations managériales lors d’un processus stratégique, la légitimité de la recherche-action reste controversée. Ainsi, deux domaines de légitimité doivent être questionnés et intégrés au cahier des charges (Casabianca et Albaladejo, 1997a). Tout d’abord, la co-construction des objets et la formulation des problématiques avec les partenaires. Cette étape va, en effet, largement contribuer à l’orientation des hypothèses d’action et donc du processus de recherche et des résultats. Ensuite, les critères de validation des connaissances produites doivent porter sur la qualité du processus de recherche plus que sur les résultats. Car enfin, ce type de recherche relève d’une démarche processuelle. Cela conduit à l’émergence de critères tels que la pertinence de la recherche, sa fécondité, son opérationnalité, ou encore l’apprentissage organisationnel qu’elle peut permettre.

La posture de la recherche-action s’inscrit donc clairement dans les méthodes de recherche de terrain. Cette dernière correspond à l’étude d’organisations réelles ou de situations sociales in situ. Mobilisant notamment la technique de l’entretien, celle de l’observation, ainsi que les techniques d’enquête, les questionnaires et les méthodes d’analyse de données qualitatives, cette approche vise à comprendre et interpréter plutôt que mesurer (Soldo, 2007). Elle s’oppose donc aux méthodes expérimentales ou quasi-expérimentales en ce qu’elle admet le principe de contingence et ne recherche pas la reproductibilité des résultats. Elle ne fait pas de la mesure sa finalité essentielle (résultat), mais participe à la compréhension d’une réalité organisationnelle (processus). Enfin, elle met en débat le positionnement positiviste du chercheur en s’inscrivant dans une posture épistémologique interprétativiste. En plaçant les acteurs au coeur du dispositif évaluatif mis en oeuvre, la recherche-action favorise donc non seulement les effets d’apprentissage, mais peut également constituer un levier d’appropriation des résultats de la démarche engagée (Barbut et Bechler, 2015).

La nécessité d’un protocole méthodologique mixte et original

L’évaluation, comme tout processus cognitif, suppose une organisation méthodologique rigoureuse et transparente, permettant de transformer la question évaluative en une stratégie de recherche empirique. Cependant, vu le contexte relativement contraint dans lequel les démarches d’évaluation sont menées, « il s’agit de construire un savoir qui fasse sens pour les destinataires de l’évaluation, et qui puisse être traduit par eux en termes d’action » (Perret, 1995, p. 19). Les différentes options méthodologiques ne sont donc pas choisies au hasard. Le choix se fait en fonction des caractéristiques de l’action évaluée mais surtout, des « croyances » des parties prenantes impliquées. Si les méthodes, au sens des techniques de collecte et de traitement de l’information, ne sont en définitive pas différentes de celles de la recherche, les conditions dans lesquelles elles sont mises en oeuvre, diffèrent donc dans le cas d’une évaluation (Monnier, 1990, p. 119).

Définie par de nombreux auteurs comme la méthode « standard » pour établir une relation causale entre l’action mise en oeuvre et les effets observés (Deleau, Nioche, Penz et Poinsard, 1986), l’utilisation de la méthode expérimentale dans une approche évaluative se voit pourtant fréquemment critiquée (Fouquet, 2013, p.843). « Lorsqu’on examine la mise en pratique de cette méthode dans le cadre d’une évaluation des effets sociaux d’une politique publique de nombreux écueils apparaissent » (Monnier, 1990, p. 119). En premier lieu, la méthode évaluative expérimentale ne peut concerner que des mesures ciblées sur des individus, des entreprises ou des territoires particuliers. Or, dans bien des cas, la nature même de l’intervention publique fait que ses bénéficiaires ne peuvent être recrutés de manière discrétionnaire. Cette approche expérimentale se heurte également à la rareté des cas où il est possible de raisonner « toutes choses égales par ailleurs » ou en d’autres termes, de comparer deux situations sur lesquelles toutes les variables exogènes agissent de la même manière. Ainsi, plus on prend de précautions pour éliminer les biais de mesure et garantir la validité interne de l’expérimentation, moins ses conclusions seront généralisables à un contexte non-expérimental (Fouquet, 2013, p.843).

Dans un tel contexte, deux constats s’imposent : l’inadéquation des méthodes « expérimentales » trop distanciées des contingences territoriales (Monnier 1992 : 34), ainsi que l’inadéquation du recours à une méthode unique d’accès au réel, qui conduirait à ne révéler qu’une petite partie de la réalité (Weick 1979). Afin de dépasser les lancinants affrontements épistémologiques (positivisme vs constructivisme) et afin de mieux capter des objets multidimensionnels, les chercheurs peuvent mixer la grande diversité de méthodologies, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives (Aldebert et Rouzies, 2014, p. 44). On parle alors de recherche en méthodes mixtes, « type de recherche dans laquelle un chercheur ou une équipe de chercheurs combinent des éléments de méthodes qualitatives et quantitatives (par exemple, l’utilisation de points de vue qualitatifs et quantitatifs, la collecte de données, l’analyse, les techniques d’inférence) pour répondre à l’ampleur et à la profondeur des besoins de compréhension et de corroboration de l’étude » (Johnson et al., 2007, p. 123)

Bien que ce type de protocole méthodologique demeure encore assez peu mobilisé, du fait de son coût élevé (en temps, en ressources humaines ainsi qu’en compétences) de nombreux auteurs ont déjà souligné ses nombreux avantages (Aldebert et Rouzies, 2014, p. 46). Les limites de chacune des méthodes se voient compensées en étant utilisées conjointement (Denzin, 1978), permettant aux chercheurs d’être plus confiants dans leurs résultats (Jick, 1979; Rossman et Wilson, 1985; Greene et al., 1989). Par ailleurs, la combinaison de méthodes variées stimule le développement créatif de recueil des données (Jick, 1979) et fait émerger des paradoxes provenant de sources de données différentes (Rossman et Wilson, 1985; Greene et al., 1989). L’utilisation des méthodes mixtes enrichit les données collectées et limite les erreurs et risques de mesures (Sechrest et Sidana, 1995). Enfin, la triangulation des méthodes et des données permet d’obtenir des données différentes sur un même sujet afin de mieux le comprendre (Morse, 1991). Elle permet notamment de souligner la convergence des données, ce qui corrobore les résultats obtenus et renforce d’autant leur validité. En outre, confronter des résultats qualitatifs et quantitatifs parfois contradictoires permet d’identifier des paradoxes, conduisant à de nouvelles interprétations d’un même phénomène et à la création potentielle de nouvelles connaissances. C’est ce que Greene et al. (1989) nomment initiation.

Conclusion

Cette recherche permet de dessiner les contours d’un processus évaluatif répondant à l’objectif assigné d’être un levier pour une gestion démocratique des projets de territoire. En effet, une gestion dite démocratique doit permettre la participation active des citoyens. Afin de favoriser cette dimension démocratique, il existe un arsenal de multiples formes de participation au débat et à la décision publique des parties prenantes territoriales - les citoyens, mais également les acteurs publics, semi-publics et privés - (Chia, Torre et Rey-Valette, 2008). Or, dans sa dimension pluraliste et participative, la démarche évaluative proposée, permet la prise en compte d’une pluralité de systèmes et de compétences des citoyens. Les modalités de gouvernance du processus évaluatif mettent notamment en avant l’importance des valeurs et perceptions de l’ensemble des parties prenantes, favorisant l’échange, le partage et l’enrichissement de chacun, c’est-à-dire une appropriation et un apprentissage collectifs. Le design mixte de recherche, au coeur de l’évaluation stratégique, dans sa combinaison de méthodes variées, permet d’associer ces différents systèmes de croyance et favorise leur révélation. Par ailleurs, une gestion démocratique de projet de territoire s’inscrit dans la durée, dans des processus itératifs fondés sur une production permanente de connaissance (Pinson, 2004). L’une des conditions de réussite des processus participatifs tient donc dans leur temporalité qui doit commencer en amont de l’implémentation des décisions (Michels et De Graaf, 2010). Or, le processus évaluatif proposé s’inscrit dans une logique systématique et continue. Il s’agit d’une démarche « chemin-faisant » qui favorise l’aide au pilotage grâce à des réajustements constants et facilite l’appropriation des acteurs dans le temps long. Enfin, il est avéré que la participation agit comme un levier potentiel de résolution de conflits liés au vivre-ensemble (Callon, Lascoumes et Barthes, 2001). En cela, la démarche proposée, à la fois dans sa dimension pluraliste et participative ainsi que dans la posture du chercheur, constitue un espace de négociation et renforce la recherche d’un compromis entre l’ensemble des parties prenantes concernées, favorisant ainsi un apprentissage du vivre ensemble. A l’opposé du positionnement distancié et dominant de l’équipe de recherche produisant une évaluation dont se saisissent avec plus ou moins de facilité les acteurs concernés, la posture de recherche-action favorise le décloisonnement entre la sphère scientifique et les parties prenantes et ainsi l’appropriation des résultats de l’évaluation engagée et un apprentissage organisationnel.

En conclusion, quant à la valeur ajoutée démocratique de l’évaluation stratégique, la combinaison de ses quatre caractéristiques permet l’accumulation de ressources par les individus et, ainsi, leur émancipation économique et politique (théories de l’empowerment). En effet, elle favorise les échanges et la coopération d’un ensemble de parties prenantes sur un temps long et continu, dans une démarche d’accompagnement, s’appuyant sur une méthodologie compréhensive et adaptée au projet de territoire. En outre, l’évaluation telle que définit ici représente un véritable outil au service de la dimension stratégique du projet de territoire. En effet, sa temporalité chemin faisant permet d’accompagner la formulation stratégique du projet de territoire et sa mise en oeuvre pas à pas. Le pluralisme favorise l’enrichissement de la pensée stratégique. Enfin, en s’appuyant sur un protocole méthodologique mixte, co-construit et inédit, propre à chaque démarche engagée, l’évaluation stratégique s’ancre dans les contingences territoriales de chaque projet et en révèle plus facilement les spécificités managériales.

L’évaluation stratégique s’inscrit donc clairement dans une logique endo-formative et permet de poursuivre trois finalités : cognitive (capitalisation des expériences et accumulation du savoir dans le champ d’intervention), décisionnelle (rationalisation de la prise de décision) et d’apprentissage organisationnel (évolution des pratiques) (Soldo, 2007, pp. 5-6). L’évaluation apparaît ainsi comme un outil essentiel au pilotage de projets de territoire, au regard des différentes parties prenantes territoriales impliquées ou impactées par ces projets. Aussi, les pratiques évaluatives stratégiques, censées interroger et décrypter l’action, se doivent d’être elles-mêmes questionnées. De par leur caractère continu, elles impliquent la mise en place d’outils et de techniques adéquats. Mises en oeuvre tout au long de l’action elles demeurent limitées dans leur capacité à rendre compte d’effets souvent diffus et à long-terme des projets de territoire. Par ailleurs, le succès de ces processus évaluatifs pluralistes et participatifs, dépend largement de l’appropriation de la démarche et de ses résultats par les différentes parties prenantes organisationnelles et territoriales. Enfin, la question de la diffusion et de la valorisation des résultats et des méthodes de l’évaluation est centrale. Les impacts de la démarche en termes de réajustement de l’action ou d’évolution des pratiques organisationnelles dépendent des modes de communication interne et externe mobilisés.