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Le choix de l’ouvrage de James Boyle dans le cadre d’un numéro thématique sur le management stratégique de la propriété intellectuelle peut paraître curieux. Il s’agit en effet d’un ouvrage écrit par un collègue spécialiste de droit. Or, n’est-ce pas justement parce que ce domaine technique a été laissé aux juristes et à quelques économistes spécialisés que les enjeux stratégiques de la PI ont longtemps été largement laissés de côté par les chercheurs universitaires ?

Pourtant un tel ouvrage s’avère réellement stimulant dans le cadre d’une réflexion sur le management stratégique de la propriété intellectuelle (désormais PI). Il développe en effet une approche critique des politiques actuelles en matière de PI, notamment aux Etats-Unis. Selon l’auteur, elles conduisent à réduire le domaine public (ce qui est librement utilisable car non couvert par des droits de la propriété intellectuelle en vigueur) à un point tel qu’il devient contreproductif pour le motif même qui a conduit à créer ces droits : favoriser l’innovation.

Il commence par rappeler la logique (volontairement idéalisée) qui a conduit à la création de ces droits. Il s’agit pour l’essentiel de permettre le fonctionnement du marché dans des domaines comme la culture (le droit d’auteur) ou l’innovation (le brevet) dans lesquels seule une intervention directe de l’Etat permettrait de compenser le caractère largement « non rival » de biens comme un livre ou un médicament (une fois diffusé, il peut être reproduit à très faible coût). La marque, quant-à-elle, permet d’économiser du temps au consommateur en lui procurant un ensemble d’informations sur le produit, ce qui constitue une incitation pour les entreprises à augmenter la qualité de leurs produits.

Mais l’extension progressive de ces droits finit par réduire le domaine public et risque donc d’aller à l’encontre du but recherché. Par exemple, l’extension du copyright aux Etats-Unis d’une durée de 28 ans à 70 ans après la mort de l’auteur rend difficile l’utilisation de toute une partie des oeuvres du vingtième siècle, dont on a pourtant souvent du mal à identifier les ayant-droits, sans que les avantages en termes d’incitations soient importants.

Il rappelle que ces droits sont des droits socialement construits dans une conception utilitariste et non des droits naturels (même si le cas du droit d’auteur français est plus nuancé). Il s’agit d’un mal nécessaire qu’il convient donc de limiter au minimum nécessaire pour obtenir les bénéfices attendus. Autrement dit, à mesure que ces droits deviennent plus importants dans la vie économique, il devient aussi plus important d’en contrôler la portée : « The variegated and evolving limitations on intellectual property are as important as the rights they constrain, curtail, and define. The holes matter as much as the cheese. » (p.69)

Il compare le mouvement actuel de renforcement des droits de la propriété intellectuelle à celui des « enclosures » de l’Angleterre du XVIIIe siècle mais rappelle que les « communs » concernés ont des propriétés bien différentes des zones de pâturage : les biens informationnels sont non rivaux au sens où l’entendent les économistes (leur utilisation par un individu ne gêne pas l’utilisation par d’autres) et sont composés de fragments d’information créés par d’autres. Une autre différence fondamentale auquel doit faire face le droit de la PI par rapport au moment où il a été mis en place est que d’un ensemble de règles qui n’intéressaient que les industriels et dont le but était de s’assurer que la concurrence n’était pas déloyale, il a fini par intégrer la sphère privée. Les possibilités pour les individus d’enregistrer et de diffuser des oeuvres protégées (avec les photocopieurs et les magnétoscopes, puis les réseaux informatiques) ont modifié la problématique d’origine. Les lois concernant Internet ont été conçues à partir de l’idée que plus les coûts de copies étaient faibles plus on devait protéger les créateurs. En oubliant que la réduction des coûts de copie réduisait aussi les coûts de distribution et augmentait le marché potentiel.

Il critique ainsi particulièrement le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) voté par le Congrès des Etats-Unis et son application lors de certains procès. Il montre que les arguments qui ont permis à la justice américaine de condamner des sites d’échanges en « peer-to-peer » comme Glocksters auraient pu menacer le développement de l’Internet lui-même s’ils avaient été appliqués plus tôt. Une interprétation extensive de ses principes pourrait selon lui menacer la liberté d’expression (en remettant en cause, en pratique, les « fair uses » par la possibilité de sanctionner la copie illégale elle-même mais aussi le fait de « casser » les protections incorporées aux produits numériques, y compris dans un but légal : par exemple, permettre de visionner un DVD sous Linux) et la concurrence (en permettant, par l’ajout de clés numériques, de limiter l’interopératibilité entre des produits – par exemple, le lien entre l’iPod et l’iTunes Music Store).

Pour mettre en lumière les risques pour la créativité de l’extension du champ et de la durée du copyright, il détaille l’exemple d’une chanson écrite par un duo de musiciens be-bop (Legendary K.O.) pour dénoncer le manque de réactivité de l’administration américaine après la catastrophe de Katerina à la Nouvelle Orléans. Cette chanson, diffusée sur Internet, était une transformation d’une chanson du rappeur Kanye West elle-même créée sur la base d’un grand succès de Ray Charles : « I Got a Woman ». Il y reprenait le refrain mais décrivait dans les couplets un comportement exactement opposé à la femme décrite dans la chanson de Ray Charles. Il avait pour cela obtenu les droits auprès des détenteurs du copyright. Mais il montre aussi que cette chanson était non seulement la transformation d’un chant de gospel enregistré au début du XXe siècle (la reprise était donc légale compte tenu de la durée du copyright de l’époque) mais pourrait être aussi très fortement inspirée par une version de Clara Ward élaborée seulement quatre ans avant celle de Ray Charles. Or, compte tenu des critiques alors émises par ceux qui trouvaient choquant cette manière de détourner des chants religieux – dont Clara Ward, il est peu probable que Ray Charles ait obtenu les droits nécessaires, selon les lois et pratiques d’aujourd’hui, pour enregistrer cette chanson. Cela le conduit à s’interroger : ce qu’a fait Ray Charles, et qui a fondé tout un courant musical, serait-il encore possible aujourd’hui ? Sans doute serait-il possible, comme Legendary K.O. de diffuser ainsi sur Internet des oeuvres portant peu d’attention aux problématiques juridiques. Mais quelle maison de disque prendrait le risque de diffuser l’oeuvre ? Pourrait-elle atteindre les médias de masse (aucune télévision n’a diffusé les clips vidéo réalisés sur la base de la chanson de Legendary K.O.) ?

L’essentiel de l’argumentation de James Boyle concerne le copyright. Il consacre toutefois un chapitre de l’ouvrage à l’utilisation des brevets dans deux domaines : les logiciels et les biotechnologies. S’il reconnaît que l’utilisation du copyright dans le domaine du logiciel – contestable sur le principe – a donné de bons résultats (les tribunaux l’ont interprété d’une manière suffisamment restrictive pour qu’il évite la copie servile sans pour autant bloquer la possibilité de capitaliser sur les réalisations précédentes), il considère que l’extension du brevet aux logiciels a conduit à rendre brevetable des éléments qui avaient toujours été exclus du champ de la brevetabilité (des algorithmes, des business methods…) : « The words ‘by means of a computer’ are – in the eyes of the Federal Circuit – an incantation of magical power, able to transubstantiate the ideas and formulae of the public domain into private property. […] If one could turn an algorithm into a patentable machine simply by adding ‘by means of a computer’, then one could turn a business method into something patentable by specifying the organizational or information technology structure to which the business method is to be implemented. » (p.169). Au niveau de formes émergentes de biotechnologies, comme la biologie synthétique, ses craintes sont surtout que l’on accorde des brevets trop larges, portant sur les principes mêmes de cette discipline émergente, ce qui aurait des effets d’autant plus dévastateurs que l’art antérieur y est très limité, de sorte que le domaine public en serait d’autant plus restreint.

Il revient ensuite à une argumentation plus positive, fondée sur le potentiel d’un monde dans lequel le domaine public serait étendu. Il évoque à l’appui de son argumentation les réseaux de partage de textes, de photos, de musiques fonctionnant sur la base de « creative commons licenses » et bien sûr le développement du logiciel libre. Cela remet en cause l’analogie fréquente avec la propriété des biens physiques et la tragédie des biens communs. Ces créations immatérielles ne perdent pas de valeur lorsqu’elles sont largement utilisées (au contraire, souvent, du fait des externalités de réseau, elles prennent de la valeur avec le nombre de leurs utilisateurs). Dès lors, le principe selon lequel la diminution du coût de la copie implique un renforcement des droits sur ce qui est copiable ne tient plus. La diminution des coûts de production et surtout de diffusion de certains produits pose au contraire la question de la portée de droits conçus pour inciter les acteurs économiques à supporter ces coûts. L’auteur invite donc les autorités à ne pas prendre en compte seulement les nouvelles menaces que fait peser l’arrivée de nouvelles technologies sur les modèles d’affaires existants, mais aussi les nouvelles potentialités qui pourraient ne pas se réaliser si les droits de propriété intellectuelle s’élargissaient trop (à l’image des risques que font subir les brevets logiciels à la communauté du logiciel libre) : « Losses due to sharing that failed because of artificially erected legal barriers are every bit as real as losses that come about because of illicit copying. Yet our attention goes entirely to the latter. » (p.202). Il détaille le cas des droits sui generis sur les bases de données, introduits en Europe mais pas aux Etats-Unis. Or, depuis la mise en oeuvre de ce droit, destiné à combler le retard européen en la matière, les Etats-Unis ont encore creusé l’écart avec l’Europe. La directive ne semble pas être un atout compétitif pour l’Europe et pourtant elle est toujours en place.

C’est là le coeur de son argument : les bénéfices du domaine public sont systématiquement sous-évalués par rapport à ceux de la propriété privée : « We are systematically likely to undervalue the importance, viability, and productive power of open systems, open networks, and non proprietary production. » (p.231). Il appelle à une prise de conscience comparable à celle du mouvement environnementaliste, ce qui implique à la fois la mise en place d’organisations de défense du domaine public (phénomène effectif depuis une dizaine d’années) et l’élaboration de concepts permettant de faire passer le message (l’équivalent de l’écosystème et le phénomène des externalités dans le cas du mouvement environnementaliste). De ce point de vue, ce livre, sans nul doute, contribue à donner un véritable statut au domaine public, à souligner son rôle dans la création et l’innovation.

L’argumentation de James Boyle est globalement convaincante. Mais s’il est assez aisé de partager son constat fondamental, les remèdes sont plus difficiles à administrer. La réduction de la durée des droits d’auteur, par exemple, qui sous sa plume apparaît comme une simple mesure de bon sens porterait un nouveau coup au modèle d’affaires des éditeurs musicaux et cinématographiques, déjà durement touché par la diffusion illégale des oeuvres sur Internet. Il y a sans doute des alternatives à ces éditeurs, mais sont-elles viables aujourd’hui ? De même, lorsqu’il propose la mise dans le domaine public des travaux de recherche financés par des fonds publics, cela semble être d’une logique irréfutable mais cela laisse de côté le financement des investissements qui restent alors à réaliser avant de pouvoir mettre sur le marché un produit issu de ces travaux. Bien sûr, s’il s’agit de principes scientifiques généraux, cela doit rentrer dans la base de connaissance commune qui permet ensuite les progrès technologiques. Ils ne sont d’ailleurs en principe brevetables dans aucun pays. Mais s’il s’agit d’une molécule. Qui paiera les études cliniques si toutes les entreprises du secteur peuvent ensuite la reproduire sans payer de droits ?

Il n’en demeure pas moins qu’il pose une vraie question. La tendance est indubitablement à l’extension des droits de la propriété intellectuelle. Or, il faut effectivement se souvenir que ce système repose sur un équilibre (Dominique Foray nous le rappelle dans sa contribution à ce numéro). Cela implique au minimum d’évaluer régulièrement les résultats de nos politiques en la matière et de les réajuster en conséquence, dans un sens ou dans un autre.

Tout cela semble typique des débats réguliers que l’on trouve dans les revues de droit ou d’économie. En apparence, nous sommes donc loin de l’optique spécifique de ce numéro thématique. Pourtant, si les liens avec la stratégie ne sont pas les plus développés dans cet ouvrage, ils existent.

Tout d’abord, James Boyle nous donne quelques exemples de la manière dont les entreprises tentent de tirer parti des nouvelles opportunités créées par l’extension des droits de la propriété intellectuelle. Ainsi, Lexmark a-t-il tenté de renforcer son modèle d’affaires de type « lames de rasoir » (l’essentiel des marges est fait sur la vente des accessoires et non du produit principal). En exploitant les nouvelles possibilités offertes par le DMCA en ajoutant un petit programme permettant de reconnaître des cartouches d’origine, il éliminait potentiellement tous les fabricants de cartouches génériques. Certes, la justice américaine ne l’a finalement pas suivi (en appel), mais cela illustre le parti qu’une entreprise peut prendre de changements juridiques.

Si James Boyle utilise cet exemple, c’est aussi parce que qu’il illustre la manière dont les droits de propriété intellectuelle peuvent être détournés de leur but premier : favoriser l’innovation. Le logiciel de Lexmark n’apporte aucun bénéfice au consommateur. Il est là uniquement pour gêner la concurrence. Mais s’il est assez naturel pour les entreprises de rechercher des rentes de monopole, pousser le système trop loin peut se retourner contre elles. Déjà, certains travaux avaient montré que les entreprises devaient intégrer à leur stratégie l’accès aux droits des tiers (Grindley et Teece, 1997; Hall et Ziedonis, 2001). Mais s’il existe des solutions stratégiques aux problèmes posés par les « maquis » de brevets (licences croisées, patent pools), elles ne jouent qu’entre industriels ayant déjà accumulé des portefeuilles, ce qui pose à la fois un problème aux jeunes start-up susceptibles d’entrer sur un marché (Corbel, 2005), mais aussi aux entreprises en place dès lors qu’elles sont confrontées à des acteurs n’ayant aucune activité industrielle (voir la partie sur les patent trolls dans l’interview d’Alfred Chaouat).

Par ailleurs, une approche purement économique de l’exercice des droits de la propriété intellectuelle peut se heurter aux principes de la responsabilité sociétale des entreprises, comme l’ont appris à leurs dépens certains grands laboratoires pharmaceutiques (Smith, 2003). Les stratégies de propriété intellectuelle ne peuvent donc faire fi de la dimension éthique. Sinon, le risque est double : celui que les armes se retournent contre ceux qui les utilisent et celui que les pouvoirs publics prennent des mesures radicales. James Boyle rappelle magistralement que les droits de la propriété intellectuelle sont des droits socialement construits, et non des droits naturels. Si certaines décisions en la matière ont sans doute été trop loin dans l’extension de ces droits, les contre-réactions pourraient être tout aussi excessives.

Enfin, l’ouvrage comporte quelques exemples de stratégies destinées à contrer les effets négatifs de l’extension de la PI, comme les licences ouvertes. Mais l’ouvrage reste globalement dans l’optique traditionnelle selon laquelle c’est le droit (la loi, la jurisprudence, la doctrine) qui doit trouver le juste équilibre entre bénéfices et effets pervers des droits de PI. Or, comme l’illustre l’article de Julien Pénin dans ce numéro et comme nous l’avons développé ailleurs (Corbel et al., 2007), les organisations publiques peuvent aussi être amenées à mettre en oeuvre des stratégies destinées à contrer ces effets pervers. Cela donne une souplesse supplémentaire au système en permettant de régler des cas particuliers sans changer le cadre général, donc, dans certains cas, d’atténuer le problème du « one size does not fit all » bien décrit par Dominique Foray dans son article introductif.

Voilà qui illustre selon nous à la fois ce qu’une approche stratégique de la PI peut tirer de travaux juridiques et ce que ces travaux juridiques pourraient potentiellement gagner à intégrer les résultats de travaux ayant une approche plus stratégique.