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Le temps où la priorité pratiquement absolue était accordée à la recherche de la grande taille par les firmes (économies d’échelle, effet d’expérience, compétitivité prix/volume, etc.) est en partie révolu. Le contexte concurrentiel et stratégique a profondément changé : complexité technologique, économie de la connaissance, différenciation des produits, cycles d’innovation de plus en plus courts, réduction des frontières entre des activités et des industries jusque-là séparées, etc. Voici venu le temps dominé par les réseaux d’acteurs et les interdépendances entre firmes, des start-up innovantes, de la désintégration des produits finals par des chaînes de valeur, de l’indispensable assemblage des ressources et compétences. Cette nouvelle configuration nécessite des formes renouvelées de coordination économique transectorielle : regroupement localisé d’organisations de différentes natures tourné vers un marché, une industrie ou un domaine technologique particulier. Des noms ? Silicon Valley, Silicon Saxony, Genome Valley par exemple. Oui, nous parlons bien de l’économie des clusters qui a fait l’objet d’un récent ouvrage passionnant à plus d’un titre[1].

La relation entre les industries et les territoires n’est pas au coeur des préoccupations majeures des économistes et gestionnaires. De plus, le modèle économique de base qui a servi de pilier à la croissance du début de la période des « trente glorieuse » est construit sur les grandes entreprises avec les effets d’entraînement (effets revenus…) sans des considérations sur le territoire d’implantation. Les stratégies sont construites « dans l’espace interne global de la firme ou d’un groupe auquel elles appartiennent, lesquelles achoppent trop souvent à s’articuler avec les réalités économiques et sociales des territoires dans lesquels elles s’implantent »[2]. Il faudra du temps pour que les asymétries territoriales soient totalement étudiées et intégrées dans l’action publique.

Pourtant cette relation constitue un champ d’analyse intéressant pour de nombreuses disciplines scientifiques et une zone d’action (d’expérimentation) de la puissance publique. Certains économistes ont consacré des écrits pertinents (mais peu utilisés) à cette relation, qu’il s’agisse d’A. Marshall (1890) avec le concept de districts industriels[3] ou de F. Perroux (1955) avec la notion de pôle de croissance[4]; il s’agit en fait d’une dimension de concentration spatiale avec des firmes moteurs et les effets sur l’environnement immédiat. La crise des années 1970 qui traduit une forte mutation du système productif (ou régime de croissance), et ses conséquences sur les territoires (fermetures, délocalisations…) vont imposer une réflexion sur le développement économique du local (reconversions, nouvelles spécialisations…).

Des travaux d’économistes (issus des approches spatiales) et de géographes vont fournir des cadres d’analyse à l’action publique avec la notion de districts industriels, de systèmes productifs locaux, de systèmes productifs territoriaux. Les années 1990 et suivantes vont faire émerger deux orientations avec d’une part l’école française de la proximité[5] et d’autre part les travaux de M. Porter sur les clusters[6]. Ce dernier souhaite mieux comprendre à partir des analyses de cas (il commencera par la Silicon Valley) pourquoi des regroupements sont efficaces. Pour M.E. Porter, un cluster est « un groupe géographiquement proche de firmes et d’institutions associées, interconnectées au sein d’un champ particulier et liées par des éléments communs et des complémentarités ». De nombreux travaux en France et à l’étranger vont reprendre et enrichir le concept de clusters. La puissance publique va aussi s’en servir comme base de ses actions territoriales (ou locales) avec le lien entre territoires et innovations comme l’illustre la politique française des années 2000 axée sur les pôles de compétitivité.

Le livre de J. Vicente permet d’établir un état de l’art sur ce sujet essentiel aussi bien pour les théories de la localisation que pour les politiques de l’innovation. L’auteur fixe ainsi son cadre : « l’ouvrage propose une synthèse du processus par lequel les clusters sont devenus un objet de recherche central pour l’ensemble des sciences sociales dédiées à la compréhension des mécanismes de production et de diffusion des innovations ».

Le premier chapitre reprend l’histoire des théories des clusters avec dans un premier temps, peut-il en être autrement, les écrits d’A. Marshall sur les districts industriels à la fin du 19ième siècle (travaux peu utilisés pendant une longue période). Un district industriel s’apparente à une forme efficiente d’écosystème productif dans la mesure où la proximité géographique de nombreuses firmes spécialisées permet de combiner concurrence et coopération, différenciation et intégration. L’étude des districts italiens des années 1970 illustre la nécessité de la flexibilité dans le processus productif (en réponse à la crise du modèle fordiste basé sur les grandes firmes). Quant à la Silicon Valley, modèle par excellence des clusters, l’auteur cite A.L. Saxenian (1990)[7] : « La Silicon Valley s’apparente à la version américaine des districts industriels européens (…). Ces districts sont la contrepartie moderne des districts marshalliens du XIX e siècle (…). La caractéristique principale réside dans un système décentralisé qui est plus souple que la firme traditionnelle verticalement intégrée ». Le renouveau du modèle de la Silicon Valley qui remonte à la fin des années 1930, traduit une rupture avec le modèle fordiste. Pour l’auteur, nous retrouvons donc les avantages concurrentiels chers aux auteurs italiens : spécialisation flexible, mobilité des connaissances et un certain degré de porosité des frontières de la firme.

M. E. Porter, professeur de management, est l’auteur qui aura imposé le concept de cluster dans la littérature dans deux articles fondateurs publiés en 1998 et en 2000. Ces travaux permettront de nombreux approfondissements théoriques et empiriques.

Le chapitre deux s’attarde sur les mécanismes de formation des clusters et investit ainsi le champ des économistes et des géographes. L’auteur cherche à expliquer les motifs microéconomiques qui poussent à la colocalisation des acteurs et à une inégale répartition des activités économiques dans l’espace géographique. La réponse réside en grande partie dans l’existence des différentes externalités de localisation. La formation des clusters apparaît ainsi comme le produit d’un jeu des interdépendances dans les choix de localisation.

Les externalités (développées déjà par A. Marshall) sont utilisées dans le cadre de la nouvelle économie géographique. Les clusters seront ainsi associés à l’obtention d’un équilibre singulier de localisations au sein d’une industrie. « Leur point commun est d’appréhender un tel équilibre comme la résultante d’un jeu de force de dispersion et d’agglomération ».

D’autres auteurs sortiront du cadre de cette école et associeront l’émergence des normes de localisation (la Silicon Valley et le standard de la haute technologie) à des processus dynamiques de choix de localisation soumis à des externalités de décision (relatives aux motifs).

Des explications à la formation des clusters sont également à chercher dans les externalités de réseaux et les externalités informationnelles en lien avec les normes de localisation. L’objectif de cette démarche est de comprendre l’origine de la formation des clusters. Les trajectoires historiques des clusters poussent les entreprises, qui ont des préférences hétérogènes, à converger vers un même choix de localisation. Comme le précise l’auteur, « cette dépendance du chemin traduit le fait que la décision de localisation des premiers agents peut influencer durablement les décisions de localisation d’autres agents, jusqu’à conduire certaines régions à s’imposer comme des normes de localisation ».

L’auteur aborde un point tout à fait intéressant qui mérite sûrement d’autres développements : la dynamique à long terme des clusters, la question de la stabilité des normes, et la capacité des clusters à résister aux chocs (la Silicon Valley et l’éclatement de la bulle internet par exemple). Interviennent alors dans ce contexte la possibilité de nomadisme des entreprises ainsi que la balance entre externalités négatives et positives. Comme le précise l’auteur, « ces externalités négatives, si elles ne sont pas compensées par des externalités positives associées à des complémentarités productives, pourront fragiliser le cluster sur les moyen et long termes ».

Les rebondissements sont au coeur du troisième chapitre : des clusters aux réseaux, des réseaux aux pipelines, des pipelines à la résilience des clusters !

Il s’agit d’abord de dépasser une approche où le déterminisme géographique de la coordination serait la variable clé de la formation des clusters. D’autres variables - autre que la proximité géographique - doivent être prises en compte. Il est question ici des proximités non spatiales qui ont des effets non négligeables sur la capacité à innover des organisations. Doivent ainsi être prises en compte la proximité cognitive, la proximité organisationnelle, la proximité sociale et la proximité institutionnelle. Ces différentes proximités « permettent de mieux comprendre par quels jeux d’interaction et par quels dispositifs de coordination les acteurs confrontés à des logiques d’appropriation et d’accessibilité aux connaissances peuvent tirer profit de leur colocalisation ». Nous avons donc une analyse multiforme des proximités qui permet d’enrichir les fondements socio-économiques des clusters. L’analyse des complémentarités et des substitutions de ces différentes proximités s’avère déterminante pour une meilleure compréhension de l’évolution des clusters.

Il s’agit ensuite d’une approche structurelle qui peut permettre de franchir une nouvelle étape avec l’indispensable lien entre les réseaux d’innovation et les clusters. Comment accéder à de nouvelles connaissances externes aux clusters et qui peuvent impacter les performances des organisations ? L’auteur précise à ce sujet que « la capacité d’innovation des organisations localisées au sein d’un même cluster peut tout autant dépendre des liens noués avec des organisations spatialement proches que de ceux construits avec d’autres, beaucoup plus éloignés géographiquement ». Dans ce contexte, il faut revenir aux motifs microéconomiques des incitations à l’échange de connaissances avec la question sous-jacente à toute coopération de R&D entre firmes : jusqu’à quel point coopérer et avec quel degré de risque quant à l’appropriation du résultat de la coopération.

Il s’agit également de savoir si la performance à l’innovation des clusters dépend uniquement de la mise en réseaux des acteurs locaux ou s’il faut opter pour un espace lointain avec les pipelines. Nous avons d’un côté les travaux de Porter qui se focalisent sur les mécanismes internes de développement et de fonctionnement des clusters et, de l’autre, ceux de Bathelt qui insistent sur les nécessaires relations à distance qualifiées de pipelines. Si l’on veut que l’innovation se transforme en marché, ce qui est l’objectif recherché, il est indispensable que les acteurs du cluster diffusent les produits pour les imposer sur le marché, ce qui passe par des alliances nouées au sein des réseaux internationaux (pipelines). Ainsi, pour Jérôme Vicente, « si les clusters sont des lieux importants pour l’innovation et la croissance, négliger les relations à distance et la mise en réseau des clusters par le développement des pipelines peut conduire à passer à côté d’un des déterminants essentiels des processus par lesquels une innovation se transforme en marché ».

Il s’agit enfin, dans ce troisième chapitre, du dernier rebondissement : la résilience des clusters face au déclin des marchés sur lesquels ils étaient leaders. On retrouve ainsi l’essence même des organisations ambidextres avec les activités d’exploitation (efficience dans les champs de prédilection) et d’exploration (prise de risque, vision du long terme, créativité, innovation radicale). La décomposition des activités d’exploration en deux proposée par A. Bloch et I. Lamothe[8] trouve ici toute sa pertinence : exploration appliquée et exploration fondamentale. La deuxième, en projetant l’organisation dans le futur, devrait rendre le déclin des clusters moins inéluctable.

Le dernier chapitre porte sur le rôle joué par les clusters dans la mise en place des politiques d’innovation dans différents pays. En d’autres termes, comment dupliquer le modèle de la Silicon Valley dans les autres régions du monde ? On l’aura compris, la politique industrielle « classique » cède le pas aux clusters dont la multiplication est favorisée par des instances internationales (Commission Européenne en 2008 et 2009, OCDE en 2007, Banque Mondiale en 2009 [9]) qui éditent des guides pratiques sur les clusters. Les clusters sont ainsi présentés comme des remèdes efficaces à la désindustrialisation et à la baisse des gains de productivité. L’auteur note qu’ « au-delà de quelques singularités sur les approches, le dénominateur commun de ces politiques réside dans la mise en place de programmes d’incitations financières à la collaboration dans la R&D. On retrouve la logique des clusters « à la Porter » : la mise en réseau des organisations colocalisées et impliquées dans un même domaine technologique favorise l’innovation et la compétitivité du territoire, dans une logique sectorielle d’avantages comparatifs. Densifier les réseaux apparaît donc comme le facteur premier de la performance des clusters et le critère essentiel de leur position dans la compétition interrégionale et internationale ». Beaucoup de questions pertinentes sont posées dans ce chapitre et portent sur l’évaluation de l’efficacité d’une telle politique (avec les difficultés et les controverses de l’évaluation), les limites de la croissance des clusters (développement de la pauvreté et des inégalités au sein même de la Silicon Valley), les risques des faibles rendements de la dépense publique, le choix entre accroître la densité du réseau ou identifier les liens manquants et les difficultés d’accès aux pipelines, les actions ciblées en fonction du cycle de vie du cluster et de la maturité technologique, etc. Dans les dernières pages de ce chapitre, l’auteur pose en fait une question clé : le planificateur peut-il développer une expertise et en retirer des formes d’interventions efficaces ? Sur le plan de la défaillance des réseaux, quelle action doit-il observer : laisser-faire les règles du marché ou agir pour renforcer par exemple les capacités de résilience des clusters ?

Le mérite de ce passionnant ouvrage est de fournir une remarquable synthèse des théories des clusters et d’offrir des clés de lecture pour comprendre leur fonctionnement et leur évolution. Plusieurs disciplines sont ainsi mobilisées pour cette synthèse réussie : les approches managériales, sociologiques et géographiques. Toutefois, des tableaux de synthèse auraient été les bienvenus pour aider le lecteur à bien suivre toutes les études et toutes les analyses consacrées aux clusters.

C'est un sujet d’actualité dans la mesure où le concept de cluster est devenu incontournable depuis plusieurs années dans l’élaboration des politiques régionales d’innovation favorisant la collaboration dans les activités intensives en connaissance et la densification des réseaux. Ainsi, en juillet 2016, un nouveau cluster, E-Clide (filière nucléaire), a été lancé en France dans la région Nouvelle-Aquitaine réunissant sur un même territoire des compétences indispensables à la collaboration : entreprises, universités, laboratoires, etc.

On regrette toutefois l’absence d’une analyse comparative des actions publiques entre les pôles de compétitivité français[10] et les clusters. Par ailleurs, il aurait été également utile de comparer le concept de cluster et le concept d’écosystème d’affaire où nous trouvons des acteurs hétérogènes, dotés de compétences spécifiques, et intervenant à des degrés divers dans un processus collectif de création de valeur. Ne figurent pas dans cet ouvrage non plus les actions, donc les stratégies, des collectivités territoriales dans la constitution des clusters. Autant de thèmes qui donneront lieu, à ne pas en douter, à de futures publications.