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L’art de la gestion d’une entreprise multinationale repose sur le subtil équilibre entre l’intégration globale et la réactivité locale (Prahalad et Doz, 1987; Bartlett et Ghoshal, 1989; Yip, 1992). Ces tensions sont d’autant plus fortes sur les sujets sociétaux et éthiques que les conditions économiques, culturelles, religieuses, légales ou politiques varient selon les pays. Il est difficile d’acquérir une légitimité dans l’environnement de chacune des filiales tout en maintenant une cohérence d’ensemble à l’échelle de la maison-mère (Kostova et Zaheer, 1999). Au niveau international, le développement de stratégies de responsabilité sociale répond tant à des pressions institutionnelles de parties prenantes locales et globales, qu’à des impératifs stratégiques liés à l’organisation internationale de chaque entreprise (Husted et Allen, 2006). Les principaux travaux de recherche sur le sujet de la RSE internationale mettent en opposition les approches locales et globales (Muller, 2006; Husted et Allen, 2006; Jamali, 2010) et montrent l’intérêt de l’approche transnationale de la RSE (Logsdon et Wood, 2002; Arthaud-Day, 2005; Barin Cruz et al., 2008; Persais, 2010; Pestre, 2010, 2011; Bondy et Starkey, 2014; Barkemeyer et Figge, 2014). Toutefois, la formation et la mise en oeuvre de ces stratégies restent un phénomène peu connu.

L’objet de la recherche porte ainsi sur la question concrète de la construction de stratégies internationales de RSE. Cet article vise à mieux comprendre « comment » l’entreprise élabore ses réponses sociétales dans le cadre international. Pour cela, nous proposons d’examiner le fonctionnement interne à ces organisations en analysant le type de relations entretenues entre le siège et les filiales lors de la construction de leurs stratégies de RSE. Cette recherche vise à contribuer aux questions suivantes : Quelles sont les raisons qui poussent une entreprise à bâtir une stratégie de RSE locale, globale ou transnationale ? Quelles sont les dynamiques à l’oeuvre, au sein de l’entreprise multinationale, tout au long du processus de construction de chacune de ces stratégies ? Quelles sont les spécificités du management de ces stratégies ?

Dans la première partie de cet article, nous définissons la notion de RSE et présentons les principaux déterminants (institutionnels, stratégiques et spécifiques) des stratégies internationales de RSE. L’examen des principaux travaux de recherche dans le domaine permet de proposer une synthèse des avantages et inconvénients de chacune de ces stratégies. Nous exposons ensuite la démarche méthodologique et l’important terrain mobilisé : cinq études de cas menées au sein de grandes entreprises françaises par le biais de soixante et onze entretiens semi-directifs effectués tant au siège de ces entreprises qu’en filiales. La troisième partie de l’article expose les principaux résultats issus de l’analyse de ces cas. Trois types de stratégies de RSE (locale, globale et transnationale) sont proposés, définis et analysés de manière processuelle : quatre phases de construction de ces stratégies sont identifiées (déclenchement, conception, structuration et généralisation) et le type d’interactions entre le siège et les filiales est étudié tout au long du processus de manière à caractériser précisément chacune des trois stratégies présentées. Enfin, la dernière partie de l’article offre une discussion portant d’une part sur les spécificités du management des stratégies de RSE locale, globale et transnationale, et d’autre part sur les éléments communs à ces trois stratégies.

Quelle(s) stratégie(s) de RSE à l’international ?

Une approche stratégique de la RSE

Cette recherche appréhende le concept de RSE comme la traduction de la notion de développement durable dans les stratégies des entreprises, en cohérence avec la définition de la Commission Européenne : « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » (2011 : 7). Si cette acception est large et peut paraître vague, un consensus s’établit autour de l’intégration volontaire des préoccupations sociales, environnementales, éthiques, des droits de l’homme dans les stratégies des entreprises, « en collaboration étroite avec leurs parties prenantes » (Commission Européenne, 2011 : 7). Les conceptualisations récentes soulignent l’urgence de développer de nouveaux paradigmes pour répondre à la question de la mise en oeuvre des stratégies de RSE. Le rapport de Jacques Attali, intitulé « Pour une économie positive » (2013), invite ainsi à repositionner la stratégie au coeur de l’entreprise et à « restaurer la priorité au long terme » (2013 : 15). Il rejoint l’analyse développée par Segrestin et Hatchuel dans l’ouvrage « Refonder l’entreprise » (2012) dans lequel les auteurs réinterprètent la nature et le fonctionnement des entreprises. Des configurations innovantes émergent ainsi des travaux de recherche récents. Celles-ci interrogent la notion de création de valeur et discutent de l’évolution des modèles d’affaires. Porter et Kramer (2011) proposent le concept de « valeur partagée » et invitent les entreprises à se réapproprier les problèmes sociétaux et à développer des réponses collectives à ces enjeux. Le développement des approches « Bottom of the Pyramid » (BOP), lesquelles consistent à donner l’accès aux populations les plus pauvres à la société de consommation et de production (Prahalad, 2004), s’inscrit également dans cette volonté d’ajouter une utilité sociétale à la conquête de nouveaux marchés en créant de nouveaux modèles économiques. Martinet et Payaud (2008, 2014) considèrent ces approches BOP comme étant la forme la plus ambitieuse de la RSE. L’essor de l’entrepreneuriat social, et plus largement du secteur de l’économie sociale et solidaire, illustre également cette exploration de nouveaux modèles d’entreprises qu’O’Toole et Vogel (2011) nomment « le capitalisme conscient ». L’ensemble de ces nouveaux paradigmes, en construction, souffrent toutefois d’un déficit de recherches empiriques portant sur les processus d’élaboration de ces stratégies (Bansal, 2002; Bansal et al., 2012). Bansal et al. (2012) regrettent la déconnexion fréquente entre les travaux de recherche et les préoccupations managériales, un écart que les auteurs estiment d’autant plus sensible sur le thème de la RSE. L’objectif de cet article est ainsi de contribuer à la question du ‘comment’ les entreprises développent les formes les plus avancées de la RSE dans le contexte international.

Les déterminants des stratégies internationales de la RSE

Le débat central concerne le degré de standardisation ou d’adaptation des stratégies de RSE. De nombreux auteurs ont ainsi mobilisé la foisonnante littérature en management international qui traite de la question de la gestion du local et du global, telle qu’elle est présentée par Prahalad et Doz (1987), et l’ont appliquée au domaine de la RSE (Arthaud-Day, 2005; Muller, 2006; Husted et Allen, 2006; Jamali, 2010; Bondy et Starkey, 2014). L’étude de cette littérature permet de retenir trois types de facteurs majeurs qui guident l’orientation internationale de la stratégie RSE : les facteurs institutionnels, stratégiques et spécifiques.

Les facteurs institutionnels correspondent aux pressions de l’environnement externe que subit l’entreprise multinationale. Matten et Crane (2008) présentent ainsi de manière précisent les nombreux facteurs (systèmes politiques, financiers, d’éducation, culturels) qui expliquent les différentes conceptions de la RSE entre les pays. Husted et Allen (2006) font référence à l’approche des parties prenantes, et à la communauté de référence à laquelle s’adresse l’entreprise, pour distinguer la RSE locale de la RSE globale. L’enjeu pour l’entreprise multinationale repose, d’un point de vue instrumental, sur l’identification et la hiérarchisation des attentes des différentes parties prenantes (Clarkson, 1995; Donaldson et Preston, 1995). Barkemeyer et Figge (2014) mettent toutefois en évidence les difficultés que représente l’évaluation des parties prenantes au niveau international. Ils montrent que la mesure du pouvoir, de la légitimité et de l’urgence (Mitchell et al., 1997) de chaque partie prenante est particulièrement difficile à effectuer en raison des biais culturels liés à la perception de la « salience » de ces parties prenantes.

Les facteurs stratégiques correspondent aux pressions organisationnelles internes à l’entreprise multinationale. En effet, plusieurs auteurs se sont interrogés sur le lien entre l’orientation stratégique internationale de l’entreprise (en se fondant sur la typologie de Bartlett et Ghoshal (1989) qui utilise les degrés d’intégration globale et de réactivité locale pour distinguer quatre modèles organisationnels : international, global, multinational et transnational) et la stratégie internationale de RSE. Arthaud-Day (2005) justifie l’intérêt de mobiliser cette typologie car si ces stratégies et structures internationales sont celles « réellement mises en place dans les entreprises multinationales, il devrait y avoir des implications directes sur le comportement social des entreprises. Par exemple, les entreprises orientées vers une philosophie globale devraient tendre à définir leurs fonctions de RSE de manière centralisée; à l’opposé, les entreprises multinationales devraient présenter une plus grande diversité dans leurs activités de RSE, selon le contexte national et local » (2005 : 7-8). Muller (2006) montre le lien existant entre le niveau de décentralisation de la prise de décision (l’autonomie des filiales) et le développement de stratégies de RSE locales. Jamali (2010) établit des relations entre le type de stratégie RSE développée et les facteurs organisationnels tels que les ressources possédées par la filiale ou le rôle stratégique joué par la filiale dans le réseau de l’entreprise multinationale. Boudier et Bensebaa (2008) mettent en avant la complexité des filières de production mondiales et posent la question de l’impact du degré de propriété des filiales sur la responsabilité des entreprises multinationales.

Les facteurs spécifiques correspondent enfin à la nature des enjeux de RSE rencontrés. En effet, le concept de RSE, tel qu’il est défini par la Commission Européenne, est particulièrement large et englobe des thématiques variées : politique environnementale, politique sociale, engagements auprès des communautés locales, lutte contre les maladies, stratégies BOP, etc. Martinet et Payaud (2014) précisent qu’il ne faut pas considérer les stratégies de RSE comme monolithiques. Arthaud-Day (2005) distingue trois domaines : les droits de l’homme, le travail et l’environnement. En ce qui concerne cette dernière dimension, l’environnement, Christmann (2004) montre que les stratégies environnementales réussissent mieux à se disséminer dans les filiales lorsque l’approche est globale. Il apparaît donc important de pouvoir concevoir des stratégies de RSE différenciées au sein même d’une entreprise (Martinet et Payaud, 2014).

Il convient maintenant de caractériser chacune de ces stratégies en analysant plus précisément leurs caractéristiques, avantages et inconvénients.

La RSE locale

L’approche locale de la RSE met en exergue la nécessité de prendre en compte les contextes locaux tant dans la formation que dans la mise en oeuvre de la stratégie. Arthaud-Day (2005) rappelle que les entreprises doivent développer des approches uniques de la RSE pour chaque société dans lesquelles elles sont engagées. Husted et Allen (2006) précisent que les obligations de l’entreprise sont fondées sur les standards des communautés locales et les enjeux se définissent selon les besoins et les circonstances de chacune de ces communautés (Reed, 2002) et donc avec des parties prenantes locales. Or, l’internationalisation croissante des entreprises dans les pays émergents a pour conséquence d’augmenter le nombre de parties prenantes potentiellement conflictuelles. Le double contexte institutionnel dans lequel se situe alors la filiale peut être à l’origine de tensions entre la recherche d’une légitimité locale de la filiale et d’une légitimité globale de la maison-mère (Kostova et Zaheer, 1999). Les risques d’une telle approche sont la fragmentation et le développement de stratégies incohérentes. Il est à craindre que la gestion de stratégies locales dispersées soit complexe sachant que la gestion des stratégies plus traditionnelles et globales requiert déjà des mécanismes de coordination et un système de contrôle sophistiqués (Martinez et Jarillo, 1989). Le développement de stratégies de RSE locales multiples peut conduire à des tensions internes fortes, à un déficit de responsabilité et à un manque de cohérence. En outre, lorsque les standards de RSE locaux sont plus bas que ceux du pays d’origine, et lorsque les pressions sont moins fortes localement, il existe un risque élevé que la décentralisation conduise les filiales à adopter les standards les plus bas (Meyer, 2004). Cette approche locale fait écho aux processus ascendants de formation de la stratégie (Bower, 1970) dans lesquels la filiale peut être source d’initiative stratégique (Birkinshaw, 1997).

La RSE globale

L’approche globale de la RSE est encouragée par les institutions nationales et internationales. Le rapport public remis au gouvernement français en juin 2013 (Brovelli et al., 2013) prône l’adoption de stratégies globales et intégrées en précisant que « la culture, le modèle et la stratégie de performance globale – financière et extra-financière - des entreprises doivent être impulsés, définis et suivis par les organes de direction des entreprises comme une stratégie intégrée, englobant les filiales » (2013 : 14). Waddock (2008) dresse un tableau particulièrement complet de ce qu’elle nomme « l’infrastructure institutionnelle » et qui correspond à l’ensemble des acteurs qui établissent de nouvelles règles du jeu pour les entreprises multinationales. Ces pressions émergent tant au niveau des secteurs d’activités (des initiatives spécifiques à chaque industrie par exemple), qu’au niveau de la société civile (des initiatives des organisations non gouvernementales ou des organisations internationales telles que les Nations-unies avec le pacte mondial par exemple), ou qu’au niveau des gouvernements (des initiatives de régulation qui peuvent se traduire au niveau législatif). Le processus de standardisation a été étudié par de nombreux chercheurs et notamment sous l’angle du travail institutionnel, des pressions de mimétisme et d’isomorphisme (DiMaggio et Powell, 1983; Husted et Allen, 2006). Par exemple, Slager et al. (2012) montrent la puissance de régulation des normes (telles que les normes ISO, les standards de reporting à l’instar de la Global Reporting Initiative, ou les standards de l’investissement socialement responsable) sur les activités des entreprises multinationales. Le débat portant sur l’importance d’identifier des standards universels de RSE fait également référence à la réflexion philosophique développée par le courant de l’éthique des affaires internationales et notamment dans la recherche « d’hypernormes » (Donaldson et Dunfee, 1999) qui vise à établir les valeurs fondamentales communes à toutes les sociétés. Un consensus peut ainsi être atteint sur les questions de protection des droits de l’homme (De George, 1993) ou de la protection de l’environnement (Gnyawali, 1996; Christmann, 2004). Matten et Crane (2005) précisent que l’harmonisation des standards de RSE présente l’avantage de répondre au problème de carence de gouvernance publique et même à l’absence de pouvoirs publics dans certains pays où les gouvernements sont faibles et où la réglementation est inexistante. Barkemeyer et Figge (2014) montrent que les approches globales de la RSE sont dominantes au sein des entreprises multinationales. En termes de RSE, l’efficacité des stratégies globales se mesure en termes de coût de mise en oeuvre mais également en termes de cohérence et d’homogénéité du déploiement à l’échelle de l’entreprise (Bansal, 2002). Cela suppose, au niveau opérationnel, une transmission efficace des stratégies de RSE au sein de l’organisation et donc un système de pilotage performant. Les approches globales favorisent les processus descendants, de type top-down, dans lequel la stratégie est impulsée par la direction générale (Barin Cruz et al., 2008). Naturellement, les risques encourus sont, d’une part celui du manque de légitimité de ces stratégies au niveau local et, d’autre part celui du manque d’appropriation et de leadership par la filiale (Muller, 2006, Jamali, 2010). En outre, les valeurs fondamentales souffrent de leur haut niveau d’abstraction, elles ne sont pas toujours assez spécifiques pour guider les employés confrontés à des dilemmes d’ordre éthiques.

La RSE transnationale

L’approche transnationale vise à combiner les avantages de la réactivité locale et de l’intégration globale. La littérature portant sur la RSE transnationale (Logsdon et Wood, 2002; Arthaud Day, 2005; Persais, 2010; Jamali, 2010; Pestre, 2010; 2011; Barkemeyer et Figge, 2014; Bondy et Starkey, 2014) suggère que l’entreprise doit simultanément répondre aux normes et aux valeurs locales tout en se conformant, en même temps, à des principes à portée universelle. Les approches locales et globales de la RSE ne sont ainsi pas perçues comme mutuellement exclusives et la théorie des contrats sociaux intégrés (Donaldson et Dunfee, 1994) est largement mobilisée pour conceptualiser ce paradigme transnational de la RSE. Logsdon et Wood (2002) utilisent le terme de stratégie hybride pour la différencier des stratégies multidomestiques (locales) et des stratégies d’intégration globale. Persais (2010) utilise quant à lui le terme de glocal. Les points communs que l’on retrouve dans ces différentes acceptions est le fort degré d’apprentissage et de transfert multidirectionnel de connaissances au sein du réseau interdépendant de filiales de l’entreprise multinationale. Bondy et Starkey (2014 : 7) indiquent toutefois que les entreprises sont invitées à trouver « l’équilibre entre les problématiques universelles et spécifiques de la RSE au sein de leurs propres politiques et pratiques de RSE, mais sans indication sur la façon dont elles peuvent le réaliser ». Les limites de cette conception de la RSE résident dans la complexité de son élaboration et de sa mise en oeuvre, compte tenu du degré de sophistication que ce type stratégie requiert. En termes de processus stratégique, cette approche est caractérisée par un fort degré d’interaction entre des flux descendants et ascendants au sein de l’entreprise multinationale (Bartlett et al., 2004). Cependant il existe peu de travaux de recherche empiriques investiguant la façon dont une telle stratégie est construite et le type d’interaction entre siège et filiales, bien qu’il soit crucial, demeure peu exploré. Le tableau 1 propose une synthèse des principaux avantages et inconvénients de chacune des trois stratégies de RSE.

En conclusion, il ressort de cette analyse de la littérature que les trois types de stratégies de RSE à l’international répondent à des forces qui s’exercent sur les différents niveaux de l’entreprise multinationale. Les trois solutions génériques souffrent, chacune, de limites et présentent des risques significatifs. En outre, peu de travaux empiriques appréhendent la façon dont l’entreprise répond, de manière très opérationnelle et concrète, à ces diverses forces. Les relations entretenues entre le siège et les filiales sur le sujet de la RSE sont peu étudiées (Barin Cruz et al., 2008; Boudier et al., 2008; Pestre, 2010; Bastianutti, 2014). Pourtant, les travaux récents portant sur la RSE appellent à ouvrir la boîte noire des processus stratégiques pour mieux saisir la capacité des entreprises à créer de la valeur à partir d’un comportement socialement responsable (Porter et Kramer, 2011; Husted et al., 2012).

Tableau 1

Les avantages et les inconvénients des stratégies de RSE locale, globale et transnationale

Les avantages et les inconvénients des stratégies de RSE locale, globale et transnationale

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Méthodologie

L’objectif de cette recherche est de mieux comprendre le phénomène de construction de stratégies de RSE au sein des entreprises multinationales. Pour saisir les dynamiques relationnelles à l’oeuvre, il est nécessaire d’examiner en profondeur le fonctionnement interne des entreprises et plus particulièrement les relations siège-filiales. La méthodologie de recherche mise en place est donc de nature qualitative et étudie les stratégies de RSE de cinq entreprises multinationales françaises : Danone, Lafarge, Total, Renault et Suez (l’étude porte sur la période qui précède la fusion de Suez avec GDF). Le choix de l’étude de cas multiples se justifie par la recherche de contextes organisationnels variés (Yin, 2003). Les entreprises étudiées ont en effet des structures organisationnelles ainsi que des stratégies internationales différentes, ce qui est important compte tenu des facteurs stratégiques mis en évidence dans la revue de littérature. Elles ont pour point commun leur fort degré d’internationalisation et une appréhension européenne de la RSE (Pasquero, 2004). Deux de ces cas sont qualifiés de centraux car ils ont permis une analyse en profondeur des trois types de RSE (globale, locale et transnationale), il s’agit de Danone et de Lafarge. Pour ces deux cas, la récolte de données (principalement par entretiens) s’est déroulée tant au siège des directions générales de ces entreprises, que sur le terrain, dans les filiales polonaise de Danone et sud-africaine de Lafarge. Les trois autres cas, périphériques, enrichissent les observations issues des deux cas centraux et nourrissent l’analyse, il s’agit de Total, Renault et Suez. La récolte de données s’est effectuée principalement au siège de ces trois entreprises.

Le premier cas, Danone, repose sur cinq entretiens, semi-directifs, menés au siège de l’entreprise, auprès de dirigeants directement impliqués dans les problématiques de RSE et sur vingt entretiens réalisés en anglais dans la filiale polonaise (au siège de l’entreprise à Varsovie, au sein de l’usine de Varsovie ainsi que de celle de Bierun). Des données secondaires complètent le dispositif. L’étude porte sur la construction de trois stratégies de RSE différentes : une stratégie locale (l’initiative « Share Your Meal » développée par la filiale polonaise pour lutter contre la malnutrition infantile), une stratégie globale (le déploiement du « Danone Way ») et une stratégie transnationale (le développement d’une stratégie « Bottom of the Pyramid »).

Tableau 2

Liste des entretiens réalisés

Liste des entretiens réalisés

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Le deuxième cas, Lafarge, s’appuie sur treize entretiens réalisés auprès de dirigeants du groupe au siège de l’entreprise, sur trois entretiens réalisés auprès de dirigeants de la zone Afrique, et sur treize entretiens réalisés en anglais au sein de la filiale sud-africaine (au siège de l’entreprise à Johannesburg, au sein de la carrière de Durban et de la cimenterie de Lichtenburg) auprès d’acteurs directement impliqués dans l’une des stratégies de RSE du groupe : la lutte contre le sida, qualifiée de stratégie de RSE transnationale. La stratégie de RSE transnationale étant celle qui affiche le degré de sophistication le plus élevé, il est apparu pertinent de focaliser l’étude de ce deuxième cas sur cette stratégie spécifique de manière à l’étudier plus en profondeur (Yin, 2003). Des données secondaires ainsi que quatre entretiens conduits avec des experts indépendants à l’entreprise (ONG, experts, etc.), tant au niveau du groupe que de la filiale, complètent le dispositif de recueil des données.

Les cas Renault (quatre entretiens), Total (quatre entretiens) et Suez (cinq entretiens) livrent la vision de la direction générale de ces entreprises quant à la construction des stratégies de RSE dans les domaines suivants : la lutte contre le corruption (Suez), la politique environnementale (Renault), les droits sociaux fondamentaux et les conditions de travail (Renault), l’engagement des fournisseurs dans le développement durable et la politique d’achat responsable (Renault), les initiatives sociétales des filiales en matière de développement économique des communautés locales (Renault et Total), la prévention routière et la lutte contre le sida (Total). En effet, il est important d’étudier des enjeux de RSE de nature différente car c’est l’un des facteurs déterminants mis en évidence dans la revue de littérature. Le tableau 2 présente la liste des entretiens réalisés.

Le matériau empirique récolté permet de reconstituer les processus à l’oeuvre lors de la formation et de la mise en oeuvre des trois types de stratégies de RSE (locale, globale, transnationale). En effet, les entretiens réalisés, entièrement enregistrés et retranscrits, ont permis d’analyser tant le rôle du siège (mode de pilotage, outils de coordination et de contrôle, type de pression, type de stratégie internationale, etc.) que celui des filiales (rôle des acteurs, type d’interaction avec le siège, etc.) tout au long de ces processus. Les données ont été condensées par un travail de codage thématique (Miles et Huberman, 2003) et la démarche de recherche, abductive, a permis de construire, progressivement, des grilles d’analyse par des allers retours entre le terrain et la théorie (champs des relations siège-filiales, des stratégies internationales, des processus stratégiques, de la RSE internationale). Des monographies ont ensuite été rédigées dans le but de reconstituer la complexité et la richesse des phénomènes observés (Hlady-Rispal, 2002). Enfin, une analyse processuelle par les phases (Vandangeon-Derumez, 1998) a permis d’analyser l’enchaînement, dans le temps, des événements composant la construction des stratégies de RSE. La matrice d’analyse des processus retenue s’inspire de celle de Burgelman (1983), développée dans l’analyse de stratégies d’innovation, et elle distingue quatre phases principales dans la construction d’un processus stratégique : le déclenchement, la conception, la structuration et la généralisation de la stratégie. Deux niveaux d’analyse principaux sont adoptés : celui de la direction générale et celui de la filiale (un troisième niveau apparaît pour la stratégie transnationale, celui de la région ou de la branche). L’utilisation de cette matrice générique rend la démarche d’analyse des cas systématique et permet de décrire, étape par étape, les événements constitutifs de la stratégie construite. Les tableaux présentés en annexe 1, 2 et 3 détaillent les différentes phases de construction des trois stratégies de RSE (locale, globale et transnationale) observées au sein de Danone. Ces tableaux précisent, pour chacune des phases, le type d’actions entreprises (événements), le rôle des acteurs, les motivations, le type de pressions ainsi que le type de flux à l’oeuvre au sein de l’entreprise.

La partie suivante de l’article présente les principaux résultats de l’analyse des stratégies observées dans ces différentes entreprises.

La construction des stratégies de RSE locale, globale et transnationale

Il ressort de l’analyse des cas étudiés l’existence des trois types de stratégies discutées dans la littérature. Les stratégies de RSE locales et globales ne paraissent pas ‘abandonnées’ au profit d’une stratégie transnationale. Elles ne sont donc pas exclusives mais bien complémentaires. Au sein d’un même contexte organisationnel et stratégique, des stratégies de RSE locales peuvent se combiner avec des stratégies de RSE globales et transnationales. Nous allons donc présenter les caractéristiques de chacune de ces stratégies à partir de l’analyse processuelle que nous avons menée. Sont ainsi présentés, illustrés et discutés dans les trois sections suivantes les processus de construction des stratégies de RSE locales, globales et transnationales.

Le processus stratégique de la RSE locale

Ce premier modèle répond à la logique des processus stratégiques ascendants, ou bottom-up, telle qu’elle est caractérisée dans la littérature traitant des processus de formation de la stratégie (Bower, 1970; Martinet, 2001) et dans la littérature portant sur les rôles des filiales dans l’entreprise multinationale (Birkinshaw, 1997). La capacité d’autonomie conférée aux filiales leur permet de développer des solutions locales face à des problématiques spécifiques. Le tableau 3 met en évidence le rôle clé de la filiale dans les relations avec la direction générale lors de la formation et de la mise en oeuvre de cette stratégie. Le programme « Share Your Meal », développé par la filiale polonaise de Danone illustre parfaitement ce type de processus. L’annexe 1 retrace précisément les différentes phases de construction de cette stratégie.

Tableau 3

Processus de construction d’une stratégie de RSE locale

Processus de construction d’une stratégie de RSE locale

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Dans ce modèle, la stratégie de RSE se construit principalement par l’action de la filiale. L’élément déclencheur est la découverte par la filiale d’enjeux locaux nouveaux qui interfèrent dans le bon déroulement de ses affaires. Il n’y a pas d’intervention directe de la part de la direction générale et la filiale répond essentiellement à des pressions locales. Le seul flux existant avec le siège est d’ordre symbolique : des signaux sont envoyés aux filiales quant à l’importance accordée aux problématiques de RSE. Ceux-ci sont communiqués par l’intermédiaire des discours du Président de l’entreprise, par les visites informelles des cadres dirigeants au sein des filiales qui disséminent les valeurs et la culture de l’entreprise. Cette diffusion s’effectue également par le biais des conventions ou réunions internationales et par le biais des publications de documents (credo, principes d’action, etc.) et d’exemples de bonnes pratiques attendues dans le domaine. La filiale élabore alors une réponse à l’enjeu local en écho avec le type de climat développé par la maison-mère. Le directeur du développement durable de Suez indique ainsi que, par rapport aux problématiques de développement durable, « l’action est concrète, pragmatique et locale, on n’est pas un gouvernement mais une entreprise. Donc, face aux discours que l’on peut faire, plus ou moins idéologiques et abstraits, la vérité, c’est ce que l’on fait sur le terrain ».

Le rôle du dirigeant de filiale est clé dans sa capacité à articuler les préoccupations économiques et sociales de sa filiale avec celles communiquées par son groupe. Son leadership se traduit par l’affectation de ressources à la stratégie développée. Le type de soutien apporté par la direction générale est un soutien principalement d’ordre moral et symbolique. Puis, avec la structuration de la stratégie proposée par la filiale, le siège peut inciter au partage d’expérience entre filiales en favorisant l’échange d’expériences. Le directeur du développement durable de la branche Exploration-Production de Total explique que son rôle à la direction générale consiste « à rassembler tous les trois mois les ‘faits marquants’. Je demande en effet à chaque filiale de me présenter, succinctement en deux ou trois pages, leurs initiatives. C’est une remontée d’information qui me permet de constituer un réservoir d’expérience. Ensuite, je m’en sers notamment lors de la publication du rapport annuel de RSE. Il y a des milliers d’actions mais on sélectionne certains sujets qui sont particulièrement intéressants et qui deviennent ce que l’on appelle des ‘histoires de management’. Puis on adopte une ligne éditoriale avec une thématique et on choisit un certain nombre d’initiatives dans notre portefeuille d’histoires ».

Lorsque la stratégie locale est mise en oeuvre sur le terrain, le siège peut la valoriser par l’intermédiaire de différents moyens de communication, de manière à créer un climat de stimulation et d’émulation entre filiales en jouant sur la fierté des équipes locales et de manière à encourager chaque filiale à développer sa propre stratégie de RSE.

Le processus stratégique de la RSE globale

Ce deuxième modèle répond à une logique descendante, top-down, des processus stratégiques; il confère un rôle d’intégration fort à la direction générale de l’entreprise. Le tableau 4 met en évidence le rôle clé du siège dans les relations avec les filiales lors de la formation et de la mise en oeuvre de cette stratégie. La mise en oeuvre du Danone Way illustre ce type de démarche globale. L’annexe 2 donne une illustration empirique précise du processus.

Dans ce modèle, la naissance de la stratégie provient de l’impulsion de la direction générale. Celle-ci détecte la nécessité de construire une stratégie de RSE globale dans le but de mieux intégrer les actions des filiales. Trois raisons principales peuvent expliquer ce besoin.

D’une part, il s’agit souvent de répondre à des motivations d’ordres organisationnel et stratégique : l’augmentation de la taille de l’entreprise et la stratégie d’internationalisation rendent plus complexes la diffusion de la culture et des valeurs de l’entreprise ainsi que la coordination des actions des unités opérationnelles. Le directeur du développement durable de Total, indique ainsi que « tout a commencé au moment de la fusion entre TotalFina et Elf, en 2000. Il y a eu au tout début, une phase de sensibilisation sur le sujet du développement durable : de quoi on parle, qu’est-ce que c’est que le développement durable, comment est-ce que je suis concerné, etc. ». Le changement de taille, qui vient ici de la fusion entre deux entreprises, joue bien le rôle de stimulus ou de déclencheur du processus de construction de stratégies de RSE. La volonté de la direction générale d’intégrer ses filiales est forte compte tenu du degré élevé d’hétérogénéité des activités de RSE des filiales. Lorsque Lafarge a racheté l’entreprise BlueCircle, on observe la même volonté d’intégration de la part de la direction générale.

Tableau 4

Processus de construction d’une stratégie de RSE globale

Processus de construction d’une stratégie de RSE globale

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D’autre part, l’affirmation des ambitions de l’entreprise en termes de responsabilité sociale et le besoin de traduire en actes le discours de RSE impliquent de standardiser la démarche. Par exemple, au sein de Renault, qui est une entreprise particulièrement centralisée, le responsable des achats reconnaît, lorsqu’il retrace la genèse du développement durable dans sa direction, que le plan établi était « indispensable pour avoir une cohérence dans les panels fournisseurs : pour que l’on puisse dire la même chose, car c’est vraiment le leitmotiv d’ici, c’est vraiment « one voice ». C’est-à-dire que, que le fournisseur soit un petit fournisseur régional en Chine auquel on s’approvisionne pour alimenter une usine coréenne ou que ce soit un gros fournisseur principal, tels que Bosch ou Siemens, ce sera pareil, ce sera le même processus et le même principe. C’est un point important, on a eu besoin de standardiser nos méthodes, et cela ne nous pose pas de problème aujourd’hui ».

Enfin, l’intégration devient nécessaire lorsque la pression des parties prenantes s’exerce de manière plus prononcée envers le groupe dans son ensemble que dans les filiales. Dans les cinq cas étudiés, la décision d’enclencher le processus se prend au plus haut niveau, c’est-à-dire avec l’implication et le soutien du Président Directeur Général. Son leadership en matière de promotion du développement durable et des valeurs de l’entreprise apparaît primordial. Il se manifeste notamment par des annonces et des discours. Au sein de Suez, le directeur de l’éthique nous rappelle que « c’est lors de la fusion entre Suez et Lyonnaise des Eaux que Gérard Mestrallet, le Président, a souhaité mettre en place une politique éthique sous la forme d’un dispositif de management par les valeurs ».

Même si le processus est impulsé par le sommet, les interactions au sein de l’entreprise sont nombreuses dans la phase de formation de la stratégie. Des allers retours s’opèrent entre les filiales qui acceptent de tester la démarche, et la direction générale. La direction générale adopte une attitude incitative pour favoriser la participation des filiales à des expériences pilotes. La description de la construction du Danone Way illustre bien ce travail de conception. Le cas Suez tend à confirmer également ces propos. En effet, lorsque le directeur de l’éthique de Suez revient sur la conception des politiques éthiques de son entreprise, il indique que « sur ces questions, lorsque l’on décide de construire des référentiels et tout un dispositif, on ne va pas forcément avoir tout de suite la solution et on ne le fait pas du jour au lendemain. Donc il faut échanger, il faut discuter avec les gens, il faut discuter avec les collègues et les impliquer dans la démarche ».

La mise en oeuvre de la stratégie s’appuie sur des organes de pilotage formels conçus au siège de l’entreprise multinationale. Les structures de pilotage portent les stratégies globales. La direction générale crée les ressources qui seront nécessaires à la mise en oeuvre de la stratégie dans l’ensemble des filiales. Il s’agit par exemple de la création d’un site Intranet, d’un journal interne, de séminaires de sensibilisation, etc. Des ressources humaines sont aussi affectées à la mise en oeuvre de cette stratégie au sein de la direction générale, laquelle peut alors commencer de manière progressive mais coordonnée. Cette phase est caractérisée par des flux importants venant de la direction générale vers les filiales. Le plan ‘développement durable’ dans la direction achat de Renault s’inscrit bien dans ce schéma-là lorsque le directeur nous précise son rôle : « on prépare le travail; ici, notre métier est de préparer le maximum d’informations que l’on met à disposition des acheteurs sur les différents sujets (engagement sur les droits sociaux et humains), pour qu’à chaque fois, les acheteurs dans les filiales puissent jeter un coup d’oeil dans l’Intranet et voir s’il y a un problème ou pas avec son fournisseur ».

Des mécanismes de plus en plus formels sont ensuite adoptés. Le rôle de la direction générale évolue. Elle met en place des procédures de quantification afin de mesurer l’avancement de la mise en oeuvre de la stratégie dans les filiales. Elle utilise des indicateurs et les publie dans le rapport annuel. Elle valorise sa démarche auprès des agences de notation et en fait un atout auprès des observateurs extérieurs à l’entreprise. Elle convainc, en interne, les filiales les plus résistantes à l’appropriation de la démarche, et organise des audits pour contrôler le degré d’appropriation de la stratégie par les filiales. Enfin, elle recherche à étendre sa démarche à des problématiques plus larges et afférentes au coeur de métier de l’entreprise, c’est en ce sens que l’on observe un phénomène d’ancrage de la stratégie dans le contexte structurel et organisationnel de l’entreprise. Un nouveau projet peut alors naître (tel que le Danone Way Ahead par exemple). L’ancrage de la stratégie dans le contexte structurel traditionnel de l’entreprise s’observe aussi dans le cas de Renault. Le responsable des achats indique : « nous sommes en train d’intégrer la ‘check list’ des droits humains et sociaux fondamentaux dans toutes les grilles d’analyse de Renault; dans le référentiel qualité par exemple. C’est-à-dire qu’on veut que chaque qualiticien qui visite une usine puisse vérifier s’il y a des enfants qui travaillent. On veut que chaque contrôleur de Renault vérifie s’il y a des matières toxiques ou des produits dangereux, sources potentielles d’accidents ou de contamination, etc. ».

Enfin, lors de la dernière phase du processus, les filiales ont une marge de manoeuvre plus réduite quant au choix d’adoption ou non de la stratégie. Il devient plus difficile pour les filiales de se différencier les unes des autres et d’afficher son excellence sur l’adoption et la bonne mise en oeuvre de la stratégie. Sur le sujet, il y a une homogénéisation des pratiques des filiales et chacune cherche à pérenniser, en interne, la stratégie.

Le processus stratégique de la RSE transnationale

Ce troisième modèle répond à une logique transnationale et fait apparaître un troisième niveau d’interaction entre le siège et la filiale. Le tableau 5 met ainsi en évidence le rôle clé de la direction de zone ou de branche tout au long du processus de formation et de mise en oeuvre de cette stratégie. La construction de la stratégie d’accessibilité de Danone, présentée en annexe 3, suit ce type de processus. La construction de la stratégie de lutte contre le sida de Lafarge en Afrique du Sud correspond également à cette configuration.

Ce qui caractérise ce processus, c’est le rôle d’intermédiation joué par la direction de zone ou de branche. Ce troisième niveau rejoint le modèle de la stratégie régionale défendu par Ghemawat (2005). Le dialogue ne se fait plus uniquement entre les filiales et le siège. La rencontre entre des initiatives et expérimentations locales des filiales et des impulsions du siège est organisée sous l’égide du dirigeant de zone ou de branche. Autrement dit, l’identification d’un enjeu moral et éthique par les plus hauts dirigeants de l’entreprise est mise en relation avec des situations concrètes rencontrées dans certaines filiales. C’est ainsi le cas sur le sujet de la lutte contre le sida lorsque le directeur de la zone Afrique de Lafarge rapproche les questions d’ordre éthique du Président du groupe, Collomb, avec les préoccupations de plusieurs filiales telles que celle d’Afrique du Sud, pays très touché par la pandémie. C’est également le cas de la stratégie d’accessibilité de Danone lorsque les initiatives Bottom of the Pyramid de plusieurs filiales (indonésienne, sud-africaine, polonaise, etc.) sont rapprochées des aspirations du Président Riboud « d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » (mission de Danone).

Ce type de stratégie transnationale apparaît comme plus élaborée que les deux précédentes : les flux d’informations sont plus importants et les acteurs plus nombreux. Les enjeux rencontrés sont plus complexes que pour les stratégies locales ou globales. Par exemple, l’implication des entreprises étrangères dans la lutte contre le sida en Afrique du Sud est découragée par les institutions locales. En outre, la filiale manque d’expérience face à de tels sujets qui touchent à la vie privée de ses salariés. La construction d’une réponse repose alors sur de nombreux allers retours entre filiales, zone/branche et siège mais également avec les partenaires extérieurs de l’entreprise : ONG, experts, concurrents, etc. Compte tenu de la proximité entre des filiales d’une même zone géographique (zone Afrique pour Lafarge), ou d’une même branche (produit laitiers pour Danone par exemple), l’échelle régionale ou la direction de branche joue un rôle majeur et peut faire en sorte que la problématique devienne une priorité stratégique. En effet, compte tenu de son pouvoir de décision, ce niveau intermédiaire a souvent le pouvoir de fixer des objectifs prioritaires. La direction de zone/branche peut ainsi porter et crédibiliser un projet local et lui donner une dimension bien plus large en l’articulant avec les attentes de la direction générale de l’entreprise multinationale. Elle joue le rôle d’émulation et d’accélérateur du processus de mise en oeuvre. Elle peut coopérer avec la direction générale et créer des structures de pilotage (comités, outils de coordination, etc.) afin d’assurer le suivi de la mise en oeuvre des politiques et des documents édictés par la direction générale. L’objectif est également d’inciter les filiales à partager l’expérience. L’émulation est encouragée par un climat de compétition instauré entre les filiales. Les meilleures pratiques sont citées comme exemplaires lors des réunions internes, ce qui joue sur la fierté des filiales les plus en avance. Le directeur du développement durable de Total indique ainsi « qu’il y a une fierté indéniable pour les business units d’être citées dans le rapport annuel de RSE ou dans les newsletters ; cela crée une émulation. De la même façon, il y a un effet miroir qui joue lors des réunions et des séminaires; cette émulation, elle se fait entre les filiales mais aussi entre les branches ».

Tableau 5

Processus de construction d’une stratégie de RSE transnationale

Processus de construction d’une stratégie de RSE transnationale

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Il ressort des cas étudiés que les filiales sont particulièrement créatives et font preuve d’innovation dans l’élaboration de leurs plans d’actions. Le niveau d’autonomie accordé aux filiales est élevé de manière à leur permettre d’intégrer dans leurs initiatives les spécificités de leur environnement local. Les personnes qui ont la responsabilité directe des actions de RSE dans les filiales ont des profils souvent marqués par la créativité : en Afrique du Sud, la personne responsable du programme de lutte contre le sida de Lafarge a travaillé auparavant en agence de publicité ; la responsable de la RSE de Danone en Pologne a, quant à elle, travaillé dans le milieu du cinéma et des ONG avant de rejoindre Danone ; le responsable du développement durable de Total explique le succès des résultats de la filiale de Total au Venezuela, par l’implication de la responsable RSE locale : « elle a un passé intéressant, car elle est anthropologue. Avant de prendre la tête du département de RSE au Venezuela, elle dirigeait l’une des ONG les plus importantes de Venezuela. Elle a beaucoup travaillé sur le développement participatif, elle réussit à impliquer les communautés locales ».

La dernière phase de la mise en oeuvre de la stratégie correspond à un ancrage de la stratégie RSE dans les processus organisationnels plus traditionnels de l’entreprise. Le but recherché par la direction générale est de faire en sorte que la stratégie RSE soit intégrée à part entière comme un facteur clé de succès dans le management des activités traditionnelles de l’entreprise. En fait, la direction générale essaie d’intégrer le projet dans le contexte structurel de l’entreprise. C’est-à-dire que la stratégie ne va plus être gérée à part (par le département de RSE), mais elle va être de plus en plus intégrée et ancrée dans les différents processus afférents au coeur de métier de l’entreprise. Cette phase est la dernière du processus et elle représente le but à atteindre pour réussir la stratégie de RSE transnationale. Dans chacune des cinq entreprises étudiées, les personnes interrogées ont insisté sur la volonté de « ne pas faire une couche de plus, mais d’essayer d’intégrer les activités de développement durable et de RSE aux systèmes déjà existants : on intègre ainsi le sociétal local dans les plans de formation existants », comme le précise le directeur du développement durable de Total. La stratégie d’accessibilité de Danone engendre une réflexion sur l’évolution du business model et du coeur de métier de l’entreprise; les approches de Lafarge ou de Renault vis-à-vis du sida visent à appréhender le problème comme un enjeu de management ordinaire.

La section suivante propose une discussion centrée autour des spécificités de ces trois stratégies de RSE d’une part, et des éléments communs à ces stratégies, d’autre part.

Discussion : Quels types de management pour les stratégies RSE locales, globales et transnationales ?

Les spécificités des trois stratégies : trois processus qui possèdent leurs propres logiques et qui appellent un management différencié

La stratégie locale de RSE suit une démarche ascendante. La filiale est source d’initiative stratégique dans un contexte organisationnel où la direction générale encourage le développement de la différenciation et de la réactivité locale de ses filiales. La trajectoire de ce processus suit un chemin émergent largement inductif. Dans les processus stratégiques de ce type, Burgelman (1983) relève l’importance du rôle des dirigeants de l’entreprise dans l’identification et la sélection des initiatives des filiales d’une part, et dans leur capacité à les généraliser au sein de l’entreprise, d’autre part.

La stratégie globale de RSE suit une logique descendante. Ce processus met en avant le rôle d’impulsion de la direction générale, lequel est décisif. Il est caractérisé par un fort degré d’intégration de la stratégie et il implique un système de pilotage performant. Les interactions avec les filiales existent; elles permettent des ajustements de la stratégie, même si le but recherché est celui de l’homogénéisation dans les pratiques RSE des filiales.

Tableau 6

Les spécificités des stratégies locale, globale et transnationale de RSE

Les spécificités des stratégies locale, globale et transnationale de RSE

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La stratégie transnationale de RSE est associée à une logique interactive. Elle fait intervenir un troisième niveau entre la direction générale et la filiale : la branche ou la zone. Ce processus est marqué par un phénomène de co-construction de la stratégie et les dynamiques relationnelles sont particulièrement fortes au sein de l’entreprise. Le type de stratégie qui en résulte peut être moteur dans la remise en cause de la pensée stratégique de l’entreprise.

Le tableau 6 propose une comparaison synthétique des stratégies et met en évidence leurs spécificités en termes de processus, structures et mécanismes.

Trois éléments communs aux stratégies RSE : coordination informelle et leadership, ancrage progressif au sein de l’entreprise, et rôle crucial de l’innovation

L’importance des mécanismes informels de pilotage et du leadership dans les premières phases

La force du leadership et du management par les valeurs intervient dès la première phase des processus. L’expression d’un fort leadership et un engagement indiscutable sont indispensables au lancement du processus, qu’il se situe au niveau de la direction générale (pour la RSE globale), au niveau de la filiale (pour la RSE locale), ou au niveau de la zone ou de la branche (pour la RSE transnationale). L’identification des personnes les plus convaincues et les plus porteuses de la stratégie de RSE permet à la direction générale de trouver des points d’entrée, afin d’inciter les filiales à s’impliquer dans la construction de la stratégie, selon un système en cascade. Le leadership sur la question de la RSE se traduit notamment par l’émission de signaux au plus haut niveau de l’entreprise. Il s’agit, par exemple, des discours et des annonces du dirigeant et de ses visites dans les filiales. La valeur de l’exemplarité des comportements se manifeste par l’importance conférée aux publications des meilleures pratiques dans les lettres internes ou dans les rapports annuels. Le management par les valeurs est ainsi une méthode de coordination informelle largement privilégiée dans la construction des stratégies de RSE locale, globale et transnationale. La diffusion des valeurs et la transmission de la culture d’entreprise s’effectuent lors de contacts directs, de visites des dirigeants dans les filiales ou de l’organisation de conventions et de réunions regroupant les dirigeants de ces filiales. Ces méthodes tendent à faire passer le message et l’esprit contenus dans la stratégie de RSE et cherchent à impulser une dynamique dans les filiales. Le fonctionnement en réseau est important pour les stratégies de RSE, car il permet d’accélérer la phase d’expérimentation et de partage d’expérience. La notion d’échange, par le biais des contacts informels des dirigeants de filiale, par exemple, est un principe fondamental qui traduit la capacité à diffuser rapidement les bonnes pratiques et les idées. Enfin, la perspective du contrôle repose plutôt sur une philosophie de confiance et d’encouragement, plutôt que sur la vérification et la punition. La direction générale cherche, en effet, à persuader les filiales de l’intérêt de la stratégie de RSE, qu’elle soit locale, globale ou transnationale, afin de la « vendre ». Elle montre notamment l’intérêt économique associé à la stratégie RSE et le potentiel de performance dont la filiale peut bénéficier grâce à la mise en oeuvre de la stratégie.

L’ancrage des stratégies de RSE dans l’entreprise et la transformation en enjeu de management ordinaire en fin du processus

Il apparaît dans les trois processus étudiés un phénomène similaire : il s’agit des efforts faits par la direction générale pour ancrer la stratégie de RSE dans le contexte structurel traditionnel de l’entreprise. En effet, quel que soit le type de stratégie (locale, globale ou transnationale), la dernière phase, celle de la généralisation de la stratégie, fait apparaître la même volonté d’intégrer la stratégie développée dans l’organisation. Le travail de la direction générale s’oriente en effet vers la stabilisation de la stratégie de manière que celle-ci s’intègre aux systèmes de fonctionnement plus traditionnels de l’entreprise. Ce résultat est en concordance avec les travaux de Martinet et Payaud (2008); ceux-ci reconnaissent, en effet, « le changement important que signifie une volonté de passer à un stade de RSE intégrée », ils ajoutent que « c’est le caractère systématique […] d’intégration effective de critères sociaux et/ou écologiques dans le contrôle de gestion qui révèle, selon nous, le sérieux et l’engagement de l’entreprise dans la RSE. Faute de celle-ci, il est difficile de diffuser une telle politique au sein de l’organisation alors qu’en ce domaine, la décentralisation et la contextualisation constituent des impératifs » (Martinet et Payaud, 2008 : 210).

La progression de la construction de la stratégie indique un glissement progressif vers une gestion ordinaire d’un enjeu de management classique. Les pratiques de pilotage tendent à utiliser les mêmes mécanismes de coordination et les mêmes outils de contrôle que ceux qui sont utilisés pour le pilotage d’autres types de stratégies. Il s’agit de la création de comités ad hoc, d’équipes de travail, de tableaux de bord, de feuilles de route, de mise en place de ressources informatiques (Intranet), d’allocation d’un budget, de pratiques régulières de reporting et d’utilisation d’indicateurs et de mesures, de mesures incitatives et d’intégration de bonus pour les managers. En ce qui concerne la filiale, l’utilisation de tels indicateurs et la mesure des actions de RSE réalisées lui permettent de légitimer ses actions autant vis-à-vis de ses collaborateurs réticents que vis-à-vis de son environnement local; elles lui permettent également de promouvoir la démarche. Les outils de mesure développés par la direction générale visent, quant à eux, à quantifier les bénéfices, difficiles à évaluer, afin d’apporter des preuves et de stimuler les filiales qui progressent le moins. Tout cela fait que la direction générale peut mieux asseoir sa crédibilité mais d’autres méthodes traditionnelles sont utilisées. Par exemple, l’évolution des carrières des dirigeants internationaux ayant le mieux réussi à mettre en oeuvre la stratégie de RSE, est un levier traditionnellement utilisé mais qui semble particulièrement important en ce qui concerne les stratégies de RSE.

Le rôle capital de l’innovation et de l’ouverture aux acteurs externes de l’entreprise

Les processus décrits dans cet article sont proches de ceux qui caractérisent l’innovation. Quelle que soit la logique suivie, locale, globale ou transnationale, la construction de la stratégie RSE prend en compte le contexte local de la filiale. Celle-ci doit élaborer la meilleure solution possible, face à un problème souvent complexe. La marge de manoeuvre consentie aux filiales leur permet d’interpréter les recommandations de la direction générale et de leur donner du sens localement. L’autonomie de la filiale permet l’expérimentation, le tâtonnement, le test, dans le but de développer des solutions. Les filiales recherchent l’inspiration auprès du groupe, dans les poches de connaissances et d’expertise de la direction générale et dans l’expérience des autres filiales; mais elles s’adressent également aux sources d’expertise dans leur environnement proche par l’observation des pratiques des concurrents, parfois même par la coopération avec les concurrents, par le développement de partenariats avec les organisations de la société civile et par le recours à des consultants experts.

Conclusion

Dans cette recherche, nous soutenons la pertinence des trois formes de RSE : locale, globale et transnationale, ainsi que leur complémentarité. La revue de la littérature nous apprend en effet que chacune de ces logiques présente des avantages et des inconvénients. De nombreux facteurs s’exercent sur l’entreprise multinationale et peuvent conduire celle-ci à opter pour l’une ou l’autre des logiques de RSE, selon des déterminants institutionnels, stratégiques ou spécifiques aux types d’enjeux de RSE rencontrés. Le travail empirique sur lequel repose cette recherche (soixante et onze entretiens réalisés tant au niveau du siège que des filiales de plusieurs entreprises multinationales françaises) permet d’examiner en profondeur les différentes phases qui structurent la formation et la mise en oeuvre de ces stratégies en privilégiant l’étude des relations entre le siège et ses filiales. Ce choix d’analyse permet de répondre à la question opérationnelle du ‘comment’ l’entreprise bâtit ses stratégies. Cet article met en avant l’importance d’un management différencié des stratégies de RSE, compte tenu de leurs spécificités, et l’importance de l’utilisation de mécanismes de pilotage informels lors des phases de conception de ces stratégies. La recherche souligne également la manière dont les stratégies de RSE sont intégrées dans les processus plus traditionnels de l’entreprise et met en évidence le rôle capital de l’innovation et des partenariats dans la construction des stratégies de RSE à l’international.

Enfin, cet article ouvre plusieurs voies de recherche et notamment celle qui concerne la question des tensions engendrées par la coexistence de ces trois stratégies de RSE au sein de l’entreprise multinationale. Nous pouvons en effet nous interroger sur :

  • l’évaluation de la performance sociétale d’une filiale : la filiale peut-elle ‘compenser’ une mauvaise performance sur l’une des trois stratégies par une bonne performance sur une autre ?

  • la gestion des contradictions et des paradoxes qui peuvent surgir lors de la construction des stratégies RSE locale, globale et transnationale;

  • le rythme de construction de ces stratégies, leur éventuelle hiérarchisation en termes de priorité, et l’arbitrage dans l’allocation des ressources qui leur sont affectées.