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Les firmes multinationales (FMN) sont soumises à de nombreux défis en lien avec la localisation de leurs activités dans des pays étrangers (Colovic et Mayrhofer, 2012). La question de l’organisation de ces grands groupes internationaux est alors posée. En effet, les relations établies entre le siège et ses filiales dans les FMN sont complexes et donnent lieu à de nombreuses typologies (Heenan et Perlmutter, 1979; Bartlett et Ghoshal, 1991; Prahalad et Doz, 1987; Malnight, 1996 etc.), qui se fondent toutes sur la perspective intégration globale/réactivité locale (Prahalad et Doz, 1987) dans le prolongement de la dialectique intégration/différenciation (Lawrence et Lorsch, 1967). Les recherches actuelles utilisent le vocable d’« approches en réseau » (Malnight, 1996; Ensign, 1999; O’Donnell, 2000; Harzing et Noorderhaven, 2006, 2009) pour qualifier les relations siège-filiales à la fois globalement intégrées et localement réactives. S’y retrouvent les modèles de la transnationale (Bartlett et Ghoshal, 1991), l’hétérarchie (Hedlund, 1986) ou la metanationale (Doz et al., 2001) dans la continuité de l’entreprise géocentrique (Heenan et Perlmutter, 1979).

Pour autant, il reste difficile de comprendre comment les relations siège-filiales sont organisées. Bien que les filiales sont souvent bien ancrées dans leur environnement local (Hennart, 2009) et développent des relations avec différents acteurs locaux (Asmussen et al., 2009), la place du siège et des filiales dans la FMN sont des questions toujours d’actualité (Scott et al., 2010; Andersson et Holm, 2010; Beddi, 2011). Il semble alors utile de lier à ces approches des études portant sur les modes de coordination dans les groupes, pour comprendre la nature des liens entre les entités au sein des FMN. La mobilisation de la coordination dans les FMN nous permettra de saisir toute la complexité des relations siège-filiales. Ainsi, l’objectif de cette recherche porte sur la compréhension des modes de coordination à l’oeuvre dans les relations siège-filiales.

Une revue de littérature nous permet d’identifier quatre modes de coordination : trois modes reposant sur des mécanismes formels (coordination par les personnes, bureaucratique et par les résultats) et un quatrième mode fondé sur des mécanismes informels (coordination par la socialisation et les réseaux). Cependant, il semble pertinent de préciser les mécanismes informels à l’oeuvre dans les relations siège-filiales. De plus, il serait intéressant d’étudier les combinaisons, les interactions possibles entre ces quatre modes de coordination.

Pour répondre à notre objectif, une étude qualitative multi-sites a été menée à travers la réalisation d’entretiens semi-directifs centrés. Plus précisément, 70 entretiens réalisés dans 10 FMN constituent le coeur de notre recherche. Les entretiens ont été menés auprès de responsables de siège et de filiales internationales[1].

Nos résultats montrent la pertinence de la grille des quatre modes de coordination identifiée dans la littérature. Ils permettent tout particulièrement de préciser le mode de coordination fondé sur les mécanismes informels en le découpant en trois sous-modes : par les relations latérales, par la socialisation et par la circulation des connaissances. De plus, ces différents modes de coordination peuvent être combinés et donnent alors lieu à trois types de relations siège-filiales. Enfin, nous discutons des liens entre ces modes et intégrons des facteurs liés à la filiale et des facteurs propres à la FMN, en mettant tout particulièrement l’accent sur le pouvoir décisionnel des filiales.

Une approche par les modes de coordination pour comprendre les relations siège-filiales

Après avoir présenté les modèles des relations siège-filiales et montré l’intérêt d’une approche par la coordination, nous identifions les modes de coordination à l’oeuvre dans les FMN et les questions qui subsistent en la matière.

L’intérêt d’une approche par la coordination

La littérature permet de distinguer trois modèles de relations siège-filiales. Les modèles centralisés (Malnight, 1996) regroupent l’entreprise ethnocentrique (Heenan et Perlmutter, 1979) et l’entreprise globale (Bartlett et Ghoshal, 1991). Les modèles décentralisés (Malnight, 1996) rejoignent l’entreprise polycentrique (Heenan et Perlmutter, 1979) et l’entreprise multinationale (Bartlett et Ghoshal, 1991). Ces modèles sont caractérisés par une domination respectivement des forces d’intégration globale ou de réactivité locale, selon la perspective de Prahalad et Doz (1987). Enfin, les modèles en réseau représentent des FMN à la fois globalement intégrées et localement réactives. Ils incluent la transnationale (Bartlett et Ghoshal, 1991), l’hétérarchie (Hedlund, 1986) et la metanationale (Doz et al., 2001), développées dans la continuité de l’entreprise géocentrique (Heenan et Perlmutter, 1979). La dénomination « d’approches en réseau » est reprise par de nombreux chercheurs (Malnight, 1996, 2001; Ensign, 1999; O’Donnell, 2000; Noorderhaven et Harzing, 2009). Plus qu’une simple coexistence de ces modèles, les auteurs parlent d’évolution des FMN qui devraient tendre vers les formes plus avancées que représentent la transnationale ou l’hétérarchie (Kostova et Roth, 2003).

Cependant, l’expression ‘d’approche en réseau’ peut être critiquée. En effet, le réseau est un concept difficilement modélisable et il n’apporte que peu d’éléments sur le fonctionnement des organisations (Josserand, 2001). Une vision par modèle est ainsi insuffisante pour rendre compte de la complexité des relations siège-filiales. Cela nous conduit à nous intéresser à la nature des liens existant au sein des FMN et à avoir recours aux modes de coordination. Une recherche sur les modes de coordination vient donc en complément d’une approche par les modèles de relations siège-filiales et se comprend compte tenu de la complexité de notre objet de recherche.

Suivant Martinez et Jarillo (1991), nous définissons la coordination comme le processus qui permet l’intégration des activités qui sont dispersées entre les filiales. Ainsi, nous rapprochons les deux concepts de coordination et de contrôle et adoptons le terme de coordination au sens large. L’ensemble de ces éléments sont inter-reliés et pertinents pour comprendre la complexité des relations siège-filiales. Dans les deux cas, le but final reste la poursuite de buts organisationnels communs (Harzing, 1999). Cette vision globale de la coordination nous permet de mobiliser à la fois les modèles portant sur la coordination, comme la grille de Martinez et Jarillo (1989; 1991), et sur le contrôle, comme la typologie d’Ouchi (1979).

Une revue de littérature permettant d’identifier quatre modes de coordination

Une analyse de la littérature sur la coordination nous permet d’identifier quatre modes de coordination : par les personnes, bureaucratique, par les résultats, et par la socialisation et les réseaux. Les trois premiers modes de coordination sont fondés sur des mécanismes formels et le dernier mode repose sur des mécanismes informels, en nous appuyant sur la classification de Martinez et Jarillo (1989; 1991). Nous présentons les différents modes de coordination en réalisant une synthèse des travaux portant sur les FMN et sur les organisations en général.

Trois modes fondés sur des mécanismes de coordination formels

Trois premiers modes de coordination sont ainsi identifiés : par les personnes, par les résultats et bureaucratique. Ils sont proches des modes de contrôle de Harzing (1999) repris dans Hocking et al. (2007) : contrôle personnel centralisé, contrôle bureaucratique formalisé et contrôle par les résultats. Ces modes de coordination reposent sur les mécanismes de coordination formels (Martinez et Jarillo; 1989; 1991) qui regroupent la départementalisation des unités, la décentralisation de la prise de décision, la formalisation et standardisation, la planification, et le contrôle du résultat et du comportement. Il est aussi possible de les relier aux instruments de coordination technocratiques de Holtbrügge (2005) qui rassemblent la standardisation, la centralisation et le reporting. Pour autant, ces mécanismes vont différer selon les différents modes. Le tableau ci-dessus synthétise les mécanismes sur lesquels reposent ces trois modes.

Tableau 1

Trois modes reposant sur des mécanismes de coordination formels

Trois modes reposant sur des mécanismes de coordination formels

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Plus précisément, le mode de coordination par les personnes passe par l’utilisation d’expatriés qui représente dans ce cas une forme étendue de la supervision du siège (Boyacigiller, 1990). La présence du personnel du siège dans la filiale traduit la volonté de contrôler le comportement du management de la filiale (O’Donnell, 2000). De plus, les modes bureaucratique, par les personnes et par les résultats se rapprochent de deux modes d’organisation[3] identifiés par Josserand (2001), dans la lignée des travaux d’Ouchi (1979) et de Hennart (1993) : le marché et la bureaucratie. Pour le marché, les mécanismes en jeu sont les systèmes incitatifs qui transparaissent dans l’entreprise par les systèmes de cessions internes et la rémunération à la performance indépendamment de tous liens hiérarchiques. Pour la bureaucratie, ce sont des mécanismes de contrôle hiérarchiques à travers, soit un contrôle par l’« input » (à travers les procédures ou sur le comportement direct), soit un contrôle par l’« output » (le contrôle par les résultats).

Un mode fondé sur les mécanismes de coordination informels

Un quatrième mode de coordination repose sur les mécanismes de coordination informels (Martinez et Jarillo, 1989; 1991). Il rejoint le contrôle par la socialisation et les réseaux de Harzing (1999). Les mécanismes informels reprennent les relations latérales ou inter-départements, la communication informelle et la socialisation. On y retrouve les instruments personnels de Holtbrügge (2005) qui regroupent les équipes inter-filiales et la socialisation.

Nous proposons une synthèse des mécanismes informels sur lesquels se fonde le mode de coordination par la socialisation et les réseaux.

La socialisation est ainsi au coeur des mécanismes informels. Le développement d’une culture organisationnelle consiste à « endoctriner » les membres par des valeurs et espérer que leurs actions dans ces organisations seront influencées par ces valeurs (Baliga et Jaeger, 1984). Cela correspond au contrôle social ou par le clan (Ouchi, 1979), à l’intégration normative (Etzioni, 1965) ou au contrôle par la socialisation (Edström et Galbraith, 1977). Ce mécanisme est proche de la standardisation des compétences dans le sens des valeurs de Mintzberg (1979). Il s’agit de créer une adhésion aux valeurs partagées de l’organisation (Nohria et Ghoshal, 1994). Les questions de la sélection du personnel et de la place de l’expatriation sont notamment posées (Edström et Galbraith, 1977; Baliga et Jaeger, 1984; Harzing, 1999; Hocking et al., 2007).

Cependant, il est difficile de distinguer les outils à l’oeuvre au sein de ce mode de coordination. La place tenue par la socialisation est particulièrement en question. Pour Martinez et Jarillo (1989; 1991), il s’agit d’un mécanisme parmi d’autres. Une autre approche consiste à voir le développement d’une culture organisationnelle comme le but visé et les autres mécanismes (relations latérales et communication informelle) comme le moyen d’atteindre ce but (O’Donnell, 2000). Allant dans ce sens, Josserand (2001) distingue le clan du réseau : le clan est fondé sur le contrôle par la socialisation, tandis que le réseau repose sur une relation de confiance entre les acteurs et une interdépendance entre les membres, ou au moins un échange de ressources. Ces divergences nous amène à nous interroger sur la présence de mécanismes informels en dehors d’un contrôle social et à adopter le point de vue d’Harzing (1999) en parlant de contrôle par la socialisation et les réseaux plutôt qu’uniquement de contrôle social. Le contrôle par la socialisation et les réseaux « inclut les mécanismes comme la participation des managers de filiales dans les groupes de travail internationaux et les programmes de formation internationaux, la communication informelle avec les autres sous-unités organisationnelles, et la socialisation des managers de filiales[4] » (Harzing et Noorderhaven, 2006, p200). Ainsi, un flou subsiste dans la littérature au sujet de ce mode de coordination, tout particulièrement quant au lien qui peut unir les différents mécanismes qui le composent. Notre recherche vise à apporter des éléments de compréhension à ce sujet.

Tableau 2

Mécanismes à l’oeuvre dans le mode de coordination par la socialisation et les réseaux

Mécanismes à l’oeuvre dans le mode de coordination par la socialisation et les réseaux

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Enfin, nous nous interrogeons sur les liens entre les différents modes de coordination identifiés. Martinez et Jarillo (1989) ont montré une superposition de ces derniers, les stratégies complexes nécessitant, en complément des mécanismes formels, l’utilisation des mécanismes informels. Harzing (1999) parle également d’interaction entre les modes en adoptant une logique additive et non de substitution. Pour autant, il n’est pas possible d’identifier des combinaisons de modes de coordination. Notre recherche s’intéresse justement à ces interactions en cherchant à mettre en évidence les combinaisons possibles entre les modes. Cela nous conduit à identifier les facteurs, liés aux filiales et à la FMN, permettant de comprendre les choix réalisés.

Notre revue de littérature permet de distinguer quatre modes de coordination : par les personnes, par les résultats, bureaucratique, et par la socialisation et les réseaux. L’objectif de notre recherche consiste dans la compréhension des modes de coordination, en complément d’une vision par les modèles de relations siège-filiales, en nous intéressant à la nature des liens dans les groupes. Plus en détail, il s’agit de préciser le mode de coordination par la socialisation et les réseaux compte tenu de l’ambiguïté que recouvre l’utilisation des mécanismes informels. Notre recherche vise également à étudier les interactions qui existent entre les modes pour en dégager des combinaisons et les comprendre à partir des caractéristiques des filiales et de la FMN.

Pour répondre à cet objectif et après avoir présenté le cadre conceptuel mobilisé, nous décrivons maintenant la méthodologie mise en place.

Dispositif méthodologique

Choix des FMN étudiées

Notre recherche poursuit une démarche qualitative multi-sites à travers l’étude de dix FMN. Le choix des entreprises se comprend dans une logique de réplication plutôt que d’échantillonnage (Yin, 1994). Nous avons ainsi sélectionné des FMN françaises, avec un chiffre d’affaires supérieur à un milliard d’euros. Les groupes sont cotés en bourse et, lors de notre étude, listés au CAC 40. Ils agissent dans des secteurs d’activité différents, en vue de saisir la complexité et la diversité de ce type d’entreprises.

Tableau 3

Répartition des entretiens au siège et dans les filiales par FMN

Répartition des entretiens au siège et dans les filiales par FMN

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La réalisation d’entretiens comme stratégie d’accès au terrain

Nous adoptons une méthodologie qualitative par entretiens semi-directifs centrés (Romelaer, 2005). 70 entretiens ont été réalisés auprès de responsables de siège et de filiales. En effet, Mezias et al. (1999) conseillent aux chercheurs un double contrôle (« double check ») en ne se limitant pas à la vision du siège sur les filiales. Comme le préconisent Marschan-Piekkari et al. (2004), « il peut être nécessaire de collecter des données provenant de plusieurs unités de la FMN, comme les sièges centraux / de divisions / régionaux et les filiales internationales, pour pouvoir contraster et comparer plusieurs points de vue[5] » (p254). Ainsi, la triangulation ne porte pas uniquement sur les données ou la méthode mais aussi au niveau des unités du fait du caractère « multi-localisations » (« multilocational ») de la FMN. Le tableau 3 résume les entretiens réalisés au niveau du siège et des filiales par FMN.

Tableau 4

Secteurs d’activités des FMN et pays de filiales étudiées

Secteurs d’activités des FMN et pays de filiales étudiées

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Les filiales étudiées sont réparties dans différents pays selon les FMN. Il peut y avoir une ou plusieurs filiales dans un pays, et cela peut concerner différentes activités de la chaîne de valeur (ventes et marketing, production ou R&D). Le tableau 4 présente le secteur d’activité des FMN et détaille les pays des filiales étudiées.

Les répondants sont à la fois des responsables de siège et de filiales. Au niveau du siège, la moitié d’entre eux détient des responsabilités fonctionnelles (finance, contrôle de gestion, système d’information, ressources humaines, stratégie), l’autre moitié a des responsabilités opérationnelles (division produit, activité ou processus, zone géographique). Au niveau des filiales, nous avons principalement rencontré les directeurs de filiales. Il s’agissait à la fois des expatriés (français ou d’une tierce nationalité) et des locaux.

Une même grille d’entretien a été utilisée pour tous les entretiens. Certains entretiens ont été menés en français, d’autres en anglais. Des données secondaires externes et internes sont venues compléter le dispositif.

Méthode d’analyse des données

Les entretiens ont été enregistrés puis intégralement retranscrits. Ils ont alors fait l’objet d’un codage et d’une analyse thématiques avec l’aide du logiciel N*Vivo, en suivant la méthodologie de Miles and Huberman (2003). Notre analyse des données a porté sur la nature des relations siège-filiales en s’intéressant au choix en matière d’arbitrage local/global, à l’implication des filiales dans la stratégie du groupe et aux mécanismes de coordination mobilisés. Nous avons également étudié les acteurs des relations siège-filiales et les variations selon les filiales d’un même groupe. Enfin, nous avons cherché à déterminer les facteurs de contexte propres à la FMN permettant de comprendre les choix réalisés.

Notre recherche suit une démarche abductive. La grille de codage est ainsi largement déterminée par la littérature tout en étant enrichie par des thèmes qui ont émergé du terrain. C’est le cas des critères de différenciation selon les filiales ou des facteurs de contexte qui ont été largement déterminés à la fois par la littérature et les données. Une étude par FMN a permis de comprendre les mécanismes de coordination mobilisés et les facteurs permettant d’expliquer les choix réalisés (des éléments propres aux filiales et au groupe). Une analyse inter-cas a permis ensuite de proposer une typologie de trois combinaisons des modes de coordination[6].

Tableau 5

Positionnement des FMN selon les modes de coordination

Positionnement des FMN selon les modes de coordination

* : S1 et S2 représentent deux types de coordination par la socialisation, S1étant le développement de valeurs associées à des politiques d’expatriation et de mobilité internationale et S2 le développement de valeurs indépendamment de ces politiques.

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Il s’agit maintenant de présenter les résultats obtenus en vue de répondre à notre objectif qui consiste dans la compréhension des modes de coordination à l’oeuvre dans les FMN.

Étude des modes de coordination dans dix firmes multinationales

Le tableau 5 synthétise les résultats obtenus en positionnant les FMN selon les modes de coordination.

Tout d’abord, nous analysons les résultats obtenus en nous intéressant aux mécanismes informels de coordination. Puis, nous étudions les interactions entre les modes de coordination. Cela nous amène à proposer une typologie des relations siège-filiales selon les modes de coordination tout en intégrant l’impact de facteurs liés aux filiales et à la FMN.

Les résultats portant sur les mécanismes informels de coordination

Nos résultats précisent le mode de coordination par la socialisation et les réseaux en le scindant en trois sous-modes : par la socialisation, par les relations latérales et par la circulation des connaissances.

La coordination par la socialisation concerne huit groupes. Elle passe par la diffusion d’une culture d’entreprise à travers des politiques d’expatriation et de mobilité internationale développées pour cinq FMN. Le recours aux expatriés se conçoit alors principalement dans une optique de partage des valeurs. Les trois autres groupes se caractérisent par une forte culture d’entreprise sans que pour autant cela soit associé à des politiques d’expatriation et de mobilité internationale développées. Le mécanisme principal dans ce cas est l’usage d’un système d’information structurant. Celui-ci permet alors de donner des référents communs en matière de traitement des affaires[7].

Sur le système de gestion, c’est le seul point commun qui est structurant dans le groupe, il structure l’organisation, il structure la façon de prendre des affaires, il structure la façon de chiffrer nos affaires, cela peut sembler vu de l’extérieur comme étant presque un dogme, et là c’est vrai.

Responsable opérationnel siège Energex

En outre, il est intéressant de noter la relation qui semble exclusive entre les modes de coordination par les personnes et par la socialisation. En effet, les deux FMN ayant un fort niveau de la coordination par les personnes (Telex et Concex) sont les seules à ne pas mobiliser la coordination par la socialisation. Nous développons de manière plusprécise les interactions entre les modes plus loin dans cet article.

De plus, notre étude empirique a mis en lumière la coordination par les relations latérales comme un mode de coordination à part entière. Plus précisément, nos résultats nous permettent de distinguer trois cas de figure selon l’usage de la coordination par les relations latérales. Les relations entre les filiales peuvent être limitées, du fait des activités essentiellement locales des groupes. L’adaptation locale prédomine notamment du fait de la prise en compte de la culture du pays hôte (en incluant la structure concurrentielle et l’environnement institutionnel locaux). Si elles existent, les relations entre les filiales sont uniquement du fait de réseaux personnels développés entre les managers. C’est le cas rencontré dans sept FMN. De plus, dans le groupe Pubex, les filiales ont des relations entre elles mais uniquement liées aux clients. Ces échanges passent par les responsables de marques globales et des zones géographiques. Au final, il y a peu de lien direct entre elles étant donné que cela passe par des acteurs du siège. Enfin, dans deux groupes (Energex et Airex), les relations inter-filiales en direct sont nombreuses. Cela constitue même une valeur du groupe pour Energex. Pour Airex, il s’agit notamment de liens commerciaux qui sont développés. Ces relations se comprennent du fait de la structure organisationnelle mise en place par la FMN.

Enfin, la circulation des connaissances constitue un mode de coordination en soi pour les FMN. Cela concerne huit FMN et nos résultats font émerger différents usages dans cette coordination. Pour quatre FMN, la circulation des connaissances se fait à travers l’action du siège, via la diffusion des savoirs aux filiales et en faisant remonter les connaissances des filiales que le siège diffuse alors au reste du groupe. Les connaissances circulent donc dans les deux sens, siège-filiales et filiales-siège. Pour deux FMN, la coordination par la circulation des connaissances est importante dans tous les sens : siège-filiales, filiales-siège et entre les filiales (compte tenu des relations latérales fortes développées). Enfin, pour deux FMN, la circulation des connaissances est forte mais se fait uniquement dans le sens du siège vers les filiales. Cela se comprend car les sièges sont considérés comme des experts dans leurs secteurs, les connaissances allant uniquement de la France vers l’international.

Il est intéressant de noter le lien entre la coordination par les relations latérales et la circulation des connaissances. Un fort niveau de ces deux modes se retrouve dans deux FMN (Airex et Energex). En effet, les liens dans tous les sens du groupe en matière de connaissances conduit au développement de relations inter-filiales en direct. Pour autant, un faible niveau des relations entre les filiales en direct peut être couplé à une circulation des connaissances développée sous deux conditions : le sens du transfert des connaissances uniquement du siège vers les filiales (Telex; Routex) ou alors un transfert des connaissances dans les deux sens (siège-filiales et filiales-siège) mais avec un siège qui fait la navette entre les filiales (Elex; Liquex; Hotex). Ces éléments nous renseignent sur les liens possibles entre les modes de coordination. Nous développons maintenant la question de ces interactions de manière plus précise en nous intéressant aux combinaisons des modes de coordination.

Combinaisons des modes de coordination dans les firmes multinationales

Les dix FMN étudiées se caractérisent par une forte coordination par les résultats. Cela se comprend par la cotation en bourse, au CAC 40 même, des FMN ce qui traduit une forte pression des marchés financiers. Ce lien entre la coordination par les résultats et le poids des marchés financiers est mentionné dans nos entretiens par tous les groupes (à l’exception de Prodex). Ce mode de coordination n’est toutefois pas utilisé de manière exclusive, mais toujours en complément d’autres modes. Nos résultats nous permettent de dégager une typologie selon les modes de coordination. Le tableau suivant reprend cette typologie. Nous ne positionnons pas le mode de coordination par les résultats, commun à tous les groupes.

Une coordination par la socialisation ou par les personnes, pouvant être associée à une circulation des connaissances (dans le sens du siège vers les filiales uniquement)

Quatre FMN se situent dans cette première catégorie. Cependant, l’utilisation et la combinaison des modes de coordination peuvent varier.

Concex et Prodex se caractérisent ainsi par l’usage d’un seul mode de coordination, respectivement par les personnes et par la socialisation. Il y a une absence à la fois de coordination bureaucratique, de relations entre les filiales et de circulation des connaissances. Pour Concex, ces absences d’interactions entre les entités du groupe se comprennent du fait de l’activité des filiales (dans le bâtiment et travaux publics) très implantée localement, avec une grande importance accordée à la connaissance du business local. Pour autant, les filiales sont fortement contrôlées. Un outil de ce contrôle par les personnes est la gestion de l’information centrée autour du dirigeant. Des remontées d’informations permettent à ce dernier d’être alerté des anomalies ou des difficultés directement, sans que cela passe par un système d’information formalisé. Ces informations peuvent venir de différentes sources ou canaux. Le dirigeant se fonde notamment sur des relations de confiance avec des personnes (pas forcément le directeur de la filiale), qu’il place dans les filiales et qu’il contacte directement. Il y a une véritable personnalisation de la relation siège-filiales par le dirigeant ce qui explique que nous placions ce mécanisme dans le mode de coordination par les personnes. Dans la manière dont les répondants nous l’ont présentée, ce n’est pas l’immersion dans un réseau ou la socialisation qui compte mais le réseau personnel du dirigeant.

Tableau 6

Trois combinaisons de relations siège-filiales selon les modes de coordination

Trois combinaisons de relations siège-filiales selon les modes de coordination

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Telex et Routex se situent également dans cette première catégorie. Ils sont caractérisés respectivement par une coordination par les personnes et par la socialisation. On y retrouve également, dans les deux cas, une forte circulation des connaissances mais uniquement dans le sens du siège vers les filiales. Cette dernière s’explique par le secteur d’activité des deux groupes. En effet, Telex agit dans le secteur des télécommunications, Routex dans le secteur routier. Or, la maison-mère est, dans les deux cas, un expert qui a pour vocation à diffuser les « bonnes pratiques » du siège aux filiales. Par exemple, Telex partage souvent l’actionnariat de ses filiales avec le gouvernement local. Ces filiales sont d’anciennes entreprises publiques et le gouvernement du pays hôte a fait appel à la FMN pour son expertise. Cela s’explique par le fait que les filiales étudiées sont localisées dans des pays en développement, ce qui permet de comprendre les niveaux d’expertise requis. Le groupe Routex agit dans le secteur routier et cherche à s’adapter à son business local en accordant beaucoup d’importance à la compréhension du tissu local et la mise en place de bonnes relations avec les organismes publics locaux. Pour autant, le groupe adopte une coordination par la socialisation à travers la mise en place un système d’information structurant, permettant de diffuser des valeurs et donc de s’assurer de la bonne direction des filiales. La circulation des connaissances du siège vers les filiales est à mettre en lien avec le pays d’origine de la FMN, la France.

L’histoire de notre métier en France, l’administration française, l’administration des ponts et chaussées, l’administration des équipements etc. fait qu’en France, on a acquis un certain savoir-faire de construction de groupe et que le projet [de Routex], c’est de développer le savoir-faire et de le mettre à disposition des sociétés qui font les routes.

Directeur Général de Routex

Des niveaux élevés de plusieurs modes de coordination et des filiales en liens directs

C’est le cas de deux FMN : Airex et Energex. Ces deux groupes se caractérisent par une forte utilisation des mécanismes informels. Il y a notamment des niveaux élevés de coordination par les relations latérales et la circulation des connaissances dans tous les sens, siège-filiales, filiales-siège et inter-filiales. Ainsi, dans ces deux FMN, les filiales ont des liens directs avec une volonté du siège de favoriser ces échanges.

Pour Airex, le groupe a mis en place une structure matricielle très complexe, organisée en domaines d’activités stratégiques et en pays. Les filiales sont différenciées par activités (de ventes, ou de R&D et production). Il y a donc une forte spécialisation des filiales (par activité) et une volonté de les rendre interdépendantes. Cela passe notamment par un haut degré de formalisation et de planification. Le mode de coordination bureaucratique y est élevé. Cette volonté de développer les liens entre les activités et les pays se comprend par le secteur d’activité du groupe : le secteur de l’aéronautique et de la défense. Dans le groupe Energex, la coordination par la socialisation est forte à travers la mise en place d’un système d’information structurant. Cela se traduit par une absence d’expatriés dans les filiales compte tenu de l’activité du groupe (bâtiment et travaux public) essentiellement locale. L’auto-contrôle est développé dans la FMN.

La particularité du groupe c’est que nous n’avons pas de contrôle de gestion. […] Nous n’avons aucun contrôleur de gestion. […] Nous partons du principe qu’on doit donner les moyens d’auto-contrôle aux entreprises. Nous on leur donne les moyens et la forme pour préparer leurs budgets. […] On fait par principe confiance aux gens.

Responsable opérationnel siège d’Energex

Des liens forts inter-filiales se développent à travers les marques globales qui mettent en place une organisation quasi-informelle (en parallèle d’une structure du groupe par zones géographiques). Le fonctionnement en réseau appelé « maillage » constitue une valeur du groupe. Ces échanges sont voulus et impulsés par le siège. Ils conduisent à une forte circulation des connaissances, avec divers sens de diffusion au sein du groupe.

Des modes de coordination bureaucratique et/ou par la socialisation associés à une circulation des connaissances siège-filiales et filiales-siège

Quatre FMN correspondent à cette catégorie et mobilisent un mode de coordination bureaucratique et/ou par la socialisation. Elles sont caractérisées par une circulation des connaissances du siège vers les filiales et des filiales vers le siège, et l’absence de relations latérales, le siège faisant le relai.

Cette circulation des connaissances est associée, pour Elex et Pubex, à une forte socialisation. Pour Elex, la forte coordination par la socialisation passe par l’usage d’expatriés (de toutes nationalités) envoyés dans les filiales et une politique de mobilité internationale très développée.

Liquex se caractérise aussi par une forte circulation des connaissances couplée principalement à un niveau élevé du mode de coordination bureaucratique.

Il y a un référentiel de procédures que l’on demande aux filiales d’appliquer, et puis après on a une gestion de projet dans le temps où on a demandé aux filiales de faire un audit par rapport à ce référentiel de bonnes pratiques. On demande ensuite aux filiales d’avoir des plans d’actions visant à résorber les écarts entre les bonnes pratiques de référence et ce qu’elles font.

Directeur de filiale de Liquex

Cela passe pour Liquex par un système d’information commun en cours d’implantation. Il est possible de relier cette importance accordée aux procédures et au formalisme au nombre important de fonctionnels localisés au siège. Les filiales se trouvent alors très sollicitées par des demandes de ces derniers. Le groupe se base beaucoup sur le benchmarking, pour comparer entre elles les entités d’une même activité. On retrouve là encore la forte présence du siège qui cherche à détecter les bonnes connaissances et à les faire circuler partout dans le groupe.

Enfin, Hotex se situe entre les deux positions, avec des niveaux moyens pour les modes de coordination bureaucratique et par la socialisation. Le mode bureaucratique se comprend compte tenu de la normalisation des hôtels en fonction des différentes marques du groupe. Il y a ainsi des marques fortes et globales du groupe qui imposent des normes à respecter partout dans le monde.

Le respect des marques, les normes de sécurité dans les hôtels, le respect des produits qu’on met en place etc. On est dans un groupe très encadré. C’est un peu des figures imposées. Moi, j’assimile ça à une sorte de grammaire. Il y a un alphabet. C’est-à-dire qu’il faut bien quand même une base pour arriver à s’exprimer, donc on nous impose un certain nombre de choses.

Directeur de filiale de Hotex

L’importance du mode de coordination bureaucratique se comprend compte tenu du secteur d’activité du groupe : l’hôtellerie. Le siège cherche également à réaliser des échanges de best practices partout dans le monde. Du fait de l’importance accordée au benchmarking et à la normalisation, ce groupe tend à ressembler à Liquex. Il se rapproche également de Pubex pour sa gestion des marques qui pousse, dans les deux groupes, à une forte socialisation. Nous pouvons émettre la proposition qui suit : Hotex devrait, dans l’avenir, choisir entre l’une ou l’autre de ces coordinations (bureaucratique ou par la socialisation). En effet, le groupe est actuellement en cours de changement, avec l’arrivée récente d’un nouveau dirigeant à sa tête, ce qui explique ce positionnement actuel sans doute intermédiaire.

Mise en perspective des résultats

Nous positionnons les modes de coordination par rapport au pouvoir décisionnel des filiales et aux facteurs propres aux FMN. Puis, nous confrontons nos résultats à la littérature sur la coordination et sur les modèles de relations siège-filiales.

Tableau 7

Combinaisons de modes de coordination, pouvoir décisionnel des filiales et facteurs propres aux FMN

Combinaisons de modes de coordination, pouvoir décisionnel des filiales et facteurs propres aux FMN

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Combinaisons des modes de coordination, pouvoir décisionnel des filiales et facteurs propres aux FMN

Nous pouvons résumer les liens entre les modes de coordination, le pouvoir décisionnel des filiales et les facteurs propres aux FMN par le tableau 7.

L’ensemble des groupes étudiés se caractérise par de forts degrés d’intégration globale et de réactivité locale. Pour autant, les divergences apparaissent en matière de modes de coordination étroitement liés au degré d’autonomie des filiales, à la question des différences selon les filiales et aux facteurs internes et externes des FMN.

Les quatre FMN de la première combinaison se caractérisent par une forte centralisation du siège, qui cherche à tout contrôler, par les personnes, par les valeurs, et même par les connaissances qu’il est le seul à détenir. Les groupes gèrent leurs filiales de manière uniforme en leur accordant une autonomie réduite. Une différenciation interne peut cependant être subie compte tenu des différences au niveau de l’actionnariat détenu et de l’activité de la filiale. Il existe des variations liées à la culture du pays hôte et les FMN cherchent à en tenir compte (comme la spécificité des pays en développement pour Telex). De plus, le siège centralisateur et une uniformité intra-firme s’explique par des facteurs propres aux groupes. Nous pouvons relier la circulation des connaissances à l’histoire et au secteur d’activité des groupes, ou encore à la culture du pays d’origine (la France). Par exemple, le sens siège-filiales pour Routex se comprend par son secteur d’activité dans lequel la France a toujours eu une expertise. C’est en lien également avec l’histoire du groupe – fruit d’une fusion de trois entreprises françaises axées sur l’innovation et l’expertise dans le domaine routier – et au fait que le groupe suit une stratégie de spécialisation.

Les deux FMN de la deuxième combinaison se caractérisent par de fortes relations latérales et une circulation des connaissances dans tous les sens. Ces éléments reposent sur une structure organisationnelle très formalisée pour Airex et de fortes valeurs partagées pour Energex. Les filiales sont fortement différenciées par activités chez Airex et ces interdépendances induisent des liens « en réseau ». La cohérence du groupe est assurée par une structure organisationnelle complexe et une forte formalisation associées à une centralisation de la stratégie par le siège. Chez Energex, les filiales sont gérées de manière uniforme du fait de la forte socialisation à travers notamment un système d’information commun structurant. Au-delà de cet élément rassembleur, les filiales disposent d’une forte autonomie.

Les quatre FMN de cette troisième catégorie, les modes de coordination mobilisés sont bureaucratique et/ou par la socialisation, associés à une circulation des connaissances forte mais avec une absence de liens directs entre les filiales. Pour Elex, les filiales sont gérées de façon uniforme compte tenu des fortes valeurs partagées. Cela s’explique par la spécialisation du groupe, les filiales ayant la même activité. Pour Liquex, les filiales peuvent avoir des activités différentes mais le groupe cherche à les gérer de façon uniforme, avec une forte normalisation du fait de l’action de nombreux fonctionnels du siège. L’autonomie des filiales reste alors limitée. Il y a des relations différenciées dans les deux autres groupes du fait de l’existence de marques globales (Hotex) ou de clients globaux (Pubex). Ces responsables de marque basés au siège développent des liens (d’expertise) entre les filiales autour de la marque. Hotex reste toutefois très centralisé alors que Pubex peut accorder une grande autonomie des filiales, selon le poids des clients globaux et locaux. Ainsi, pour cette troisième combinaison, une uniformité ou une différenciation inter-filiales est possible. La différenciation est alors fonction des activités du groupe, notamment des marques ou clients globaux/locaux. Cela amène une circulation des connaissances centrée sur les acteurs du siège et peut induire une décentralisation de la stratégie.

Confrontation des résultats à la littérature sur les mécanismes de coordination

Nos résultats permettent de distinguer le mode de coordination fondé sur des mécanismes informels, nommé coordination par la socialisation et les réseaux, en trois sous-modes : la socialisation, les relations latérales et la circulation des connaissances. La dissociation entre la socialisation et les relations latérales conduit à mettre en exergue l’importance, dans certains groupes, des liens horizontaux (entre les filiales) en parallèle des liens verticaux (entre le siège et les filiales). Cela met en évidence un siège moins présent et peut laisser suggérer un pouvoir plus fort des filiales.

De plus, nos résultats mettent en évidence l’importance de la circulation des connaissances. Cette question constitue un enjeu majeur pour les FMN (i.e. Gupta et Govindarajan, 1991; Björkman et al. 2004; Saka-Helmhout, 2007; Noorderhaven et Harzing, 2009). Cependant, sa place reste sous-estimée dans la littérature sur les mécanismes de coordination. Or, la circulation des connaissances est apparue dans nos résultats comme un objectif en soi, au même titre que le développement d’une culture d’entreprise (objectif de socialisation) ou l’atteinte d’objectifs fixés (coordination par les résultats).

Suivant Gupta et Govindarajan (2000), notre recherche « se focalise sur le transfert de connaissances qui existe sous la forme de « savoir-faire » plutôt que le transfert de connaissances qui existe sous la forme d’« informations opérationnelles »[8] » (p474). Les savoir-faire sont une forme de connaissances procédurales (comme le design de produit ou le savoir-faire en matière de distribution) et nous ne nous intéressons pas aux connaissances déclaratives (comme les données financières mensuellement transmises). Suivant Gupta et Govindarajan (2000) repris par Harzing et Noorderhaven (2006, 2009), nous étudions quatre domaines de la circulation des connaissances : les savoir-faire dans le design de produit, en marketing, en distribution, et dans les pratiques et systèmes de management. Dans la lignée des travaux de Gupta et Govindarajan (1991), Frost et Zhou (2005) ou Harzing et Noorderhaven (2006; 2009), nous évaluons ce mode de coordination selon deux dimensions : la localisation de la connaissance (siège et/ou filiales) et le sens de sa diffusion (siège-filiale, filiale-siège, ou dans tous les sens en incluant les transferts entre filiales). A cela s’ajoute la magnitude des transactions, qui correspond au niveau avec lequel les FMN s’engagent dans des transferts de connaissances. Ainsi, les flux de connaissances étudiées sont les suivants : flux de connaissances entrants dans la filiale, flux de connaissances entrants au siège, flux de connaissances sortant de la filiale et flux de connaissances sortant du siège. Ces transferts passent notamment par la mise en place de formations et de groupes de travail réunissant des membres du siège et des filiales internationales, par des visites dans les filiales ou le siège et par l’envoi d’expatriés ou d’experts (venant du siège ou d’un pays tiers) pour des missions de courte durée à cette fin dans les filiales. Comme Gupta et Govindarajan (2000), nous reconnaissons la limite qui porte sur le caractère tacite de la connaissance étudiée et son influence sur le transfert de la connaissance. Cette évaluation du caractère tacite de la connaissance – rarement étudiée dans le contexte des FMN – nécessite des dispositifs méthodologiques permettant dans la durée de rendre compte de ce transfert en mettant notamment l’accent sur l’importance des interactions interpersonnelles entre les membres du siège et des filiales.

Nous nous intéressons ainsi à l’existence (ou non) d’un réseau de flux de connaissances, ce qui constituent un enjeu d’autant plus majeur dans le développement des approches en réseau (Hedlund, 1986; Bartlett et Ghoshal, 1991; Doz et al., 2001). Les modes de coordination par la circulation des connaissances et par les relations latérales se rejoignent dans le cadre du deuxième type identifié. En effet, le transfert des ressources et compétences développées initialement dans différentes localisations internationales nécessitent le développement d’un réseau de liens entre les filiales (O’Donnell, 2000). L’existence de liens proches entre les unités facilite la création et la diffusion de connaissances entre les unités (Tsai et Ghoshal, 1998). Dans les deux autres catégories, la circulation des connaissances est indépendante des liens latéraux, qui sont inexistants ou faibles.

En outre, nos résultats semblent mettre en évidence une relation exclusive entre une coordination par les personnes et par la socialisation. En effet, les seuls groupes ne mobilisant pas la socialisation sont ceux ayant recours à la coordination par les personnes. La coordination par les personnes répond à une optique de contrôle (au sens strict) et induit un alignement des filiales sur les décisions prises au siège dans la continuité de la théorie de l’agence. La coordination par la socialisation, en jouant sur les valeurs, s’assure de l’alignement des filiales de manière plus implicite, sans passer par un pouvoir coercitif. Les mécanismes de coordination peuvent être les mêmes, comme une politique d’expatriation développée. Les expatriés sont alors envoyés dans les filiales comme « des agents du siège » (O’Donnell, 2000) ou pour diffuser des valeurs (Edström et Galbraith, 1977).

Il est également intéressant d’étudier la place du système d’information, notamment pour six FMN. Quatre groupes accordent une grande place aux flux formels d’information véhiculés par les systèmes d’information (Routex, Energex, Liquex et Hotex). Ces derniers répondent à un objectif de socialisation en diffusant les valeurs du groupe ou ils permettent de normaliser les pratiques pour identifier et diffuser des best practices, au service d’une coordination bureaucratique. Le cinquième groupe, Concex, n’a pas de système d’information formalisé mais il se fonde sur des flux informels d’information, liés au réseau du dirigeant (informations provenant des filiales, du siège ou des acteurs externes comme les clients), dans le cadre d’une coordination par les personnes. Enfin, pour Elex, le système d’information commun et homogène est en cours d’implantation. Or, sa mise en place peut être vécue comme une perte de pouvoir par les filiales[9].

Confrontation des résultats aux modèles de relations siège-filiales existants

Notre recherche mobilise les modes de coordination pour comprendre la nature des liens entre les entités d’un même groupe. C’est une démarche complémentaire à une approche par les modèles de relations siège-filiales. Il s’agit maintenant de confronter nos résultats à cette approche.

La littérature sur les relations siège-filiales nous a permis d’identifier trois modèles de relations siège-filiales : modèles centralisés, décentralisés et en réseau. De plus, les recherches actuelles prônent le développement des approches en réseau, qui induisent une approche différenciée des relations siège-filiales (Bartlett et Ghoshal, 1991; Malnight, 2001). Une des interrogations posées concerne alors l’effective mise en place (ou non) d’une différenciation interne au sein des groupes (Beddi, 2012) et, au-delà, de la place respective du siège et des filiales internationales (Andersson et Holm, 2010; Beddi, 2011).

Nos résultats fournissent une typologie par modes de coordination qui vient compléter ces recherches sur plusieurs points. Tout d’abord, la première combinaison des modes de coordination identifiée peut correspondre aux modèles centralisés. En effet, dans ce cas, le siège est prédominant et adopte un traitement uniforme de ses filiales. Notre recherche montre alors que les modes de coordination principaux mobilisés sont par les personnes ou par la socialisation.

De plus, la deuxième combinaison des modes de coordination rejoindrait les modèles en réseau. On y retrouve ainsi de fortes relations latérales sans aucune intervention du siège et une circulation des connaissances dans tous les sens. Or, l’usage des relations latérales et informelles est centrale dans ces modélisations (Malnight, 1996, 2001). En effet, la mise en place de relations inter-filiales constitue, selon nous, la grande spécificité des conceptualisations récentes par rapport aux autres modèles des relations siège-filiales. Il est, par ailleurs, possible de rapprocher Airex et Energex aux modes d’organisation de Josserand (2001). Airex tend alors vers le réseau compte tenu des interdépendances entre les entités du groupe tandis qu’Energex tend vers le clan du fait des fortes valeurs partagées. En outre, les modèles en réseau seraient caractérisés par une approche différenciée des relations siège-filiales. Or, nos résultats montrent une plus grande diversité au sein de ces approches. Une forte différenciation des filiales est possible compte tenu de leurs activités mais une uniformité intra-groupe peut également exister en lien avec la socialisation développée. Elex tend finalement plus vers « le modèle des valeurs partagées » de Nohria et Ghoshal (1994). Ainsi, au sein des approches en réseau, une diversité de relations siège-filiales demeure, en fonction des modes de coordination employés.

Enfin, nos résultats ont mis en exergue une troisième combinaison de relations siège-filiales. Elle ne correspond ni aux modèles centralisés ni aux modèles décentralisés du fait des liens qui existent dans les deux sens entre le siège et les filiales. Toutefois, les filiales n’ont pas de liens entre elles en direct. Le siège reste présent et se charge de localiser et de véhiculer les connaissances, en faisant la navette entre les filiales. Le pouvoir décisionnel des filiales peut être élevé, une différenciation s’opérant selon leurs activités. En ce sens, cette combinaison se rapproche des modèles en réseau mais il s’agit tout de même d’une variante, le siège restant fortement présent dans les relations au sein du groupe.

Ainsi, contrairement à la tendance des recherches actuelles, seules deux FMN (sur les dix groupes étudiés) rejoignent les approches en réseau. Or, la littérature part de ce constat - l’évolution des FMN vers les modélisations en réseau - pour prôner un changement de niveau d’analyse, de la FMN vers la filiale (Birkinshaw et Hood, 1998; Paterson et Brock, 2002). Pour autant, nous avons cherché à montrer l’utilité des recherches portant sur la FMN dans son ensemble, compte tenu des nombreuses questions qui restent en suspens. Suivant cette voie, notre recherche montre la diversité et la complexité des relations siège-filiales grâce à la mobilisation des mécanismes de coordination.

Conclusion

Notre recherche mobilise les modes de coordination pour étudier les relations siège-filiales. Notre analyse de la littérature nous a permis de construire une grille des modes de coordination : par les personnes, bureaucratique, par les résultats, et par la socialisation et les réseaux. A travers notre étude de dix FMN, nous avons précisé le mode de coordination par la socialisation et les réseaux en le scindant en trois sous-modes : par la socialisation, par les relations latérales et par la circulation des connaissances. Ce résultat répond à la difficulté de caractériser les mécanismes informels de coordination. De plus, nous avons identifié trois combinaisons de modes de coordination. C’est un résultat fort qui montre les interactions entre les modes de coordination et l’impact des facteurs propres aux filiales et des facteurs liés à la FMN en nous axant tout particulièrement sur la question du pouvoir décisionnel des filiales. L’apport de cette recherche consiste dans la mise en évidence des interdépendances entre ces éléments pour saisir la complexité des relations siège-filiales.

Un autre apport de notre recherche réside dans l’étude des FMN françaises. En effet, de nombreuses recherches portent sur l’étude de filiales implantées dans un pays donné, comme Jaussaud et Schaaper (2006) pour la Chine, mais peu de travaux concernent les FMN françaises sans accent mis sur un pays d’implantation particulier. Toutefois, notre recherche gagnerait à étudier plus en détail la dimension culturelle. Les questions de différences interculturelles et de distance culturelle (Davel et al. 2008; Ghemawat, 2001; Mayrhofer et Roth, 2007) et leurs incidences sur les modes de coordination constituent une voie de recherche potentiellement fructueuse à suivre. De même, nous pourrions dans les recherches futures prendre en compte l’impact de la culture du pays d’origine (Harzing et Sorge, 2003).

Comme toute recherche, notre étude a des limites. En dépit de notre démarche inter-cas, elle souffre d’une limite en termes de généralisation des résultats. De plus, réaliser une étude multi-sites fait courir le risque de perdre de la profondeur des cas mais permet de créer plus de variances et de divergences tirées par la théorie dans les données (Pauwels et Matthyssens, 2004).

Enfin, la typologie selon les modes de coordination proposée pourrait être testée sur un échantillon plus large. Cela constitue une piste de recherche potentiellement fructueuse. Il serait particulièrement intéressant de tester, dans les recherches futures, le lien entre les contextes particuliers des FMN, les modes de coordination et la performance des entreprises.