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Introduction : Le management public en mutation

Bénéficiant antérieurement d’une légitimité intrinsèque, le management public doit aujourd’hui prouver son efficacité. Des approches récentes (Ferlie et al., 2003; Feldman, 2005; Kelman, 2005; Osborne, 2006; Bartoli, 2008) privilégient une approche « contextuelle », qui puise dans les concepts théoriques et les outils opérationnels existants pour comprendre et guider la gestion des organisations publiques, en fonction des missions liées à la politique et l’action publique.

De nombreux gouvernements et organisations publiques engagent des changements fondamentaux dans la gouvernance, la conception et la distribution des services publics (Ferlie et al., 2003; Bauby, 2007). Cette évolution est liée à une recherche de performance : les réformes menées dans les pays de l’OCDE, regroupées sous la bannière du Nouveau Management Public (New Public Management), ont prôné une plus grande responsabilisation des acteurs sur les résultats, une plus grande flexibilité managériale et le recours à l’utilisation de mécanismes de marché (Huerta Melchior, 2008). Présente dans les pays de culture anglo-saxonne, cette orientation de fond s’est également diffusée en France sous l’effet conjugué de la mondialisation et de la construction européenne. Depuis une trentaine d’années, deux mouvements sont allés de pair : le secteur public a connu non seulement une modification considérable de son paysage institutionnel dans ses structures et son périmètre, mais aussi une transformation des approches, méthodes et outils de la gestion publique (Demeestère et Orange, 2008). La littérature sur le sujet s’est développée dans des revues propres au secteur public mais également dans des revues généralistes.

Pour Collerette (2008), cette vague de changements dans le secteur public suscite des difficultés nouvelles car les changements sont trop nombreux, trop fréquents, trop gros, trop dispersés ou trop vagues. Cet excès de changement suscite un syndrome d’épuisement organisationnel. A l’inverse, certaines pratiques de mise en oeuvre du changement dans le secteur public se traduisent par trop peu de mise à l’épreuve, trop peu d’encadrement, trop peu d’accent sur les pratiques professionnelles et sur les problèmes à corriger. Dans les deux cas, la mise en oeuvre du changement est déficiente. Nous partageons ainsi le point de vue de Collerette (2008) selon lequel « la gestion du changement constitue un maillon faible dans la tradition du management public contemporain (…) dans les faits, on a souvent tendance à gérer les projets de changement selon une logique plutôt mécanique et technocratique de la gestion, en se souciant peu des dynamiques propres au changement organisationnel ». Il convient plutôt d’adopter les pratiques de gestion appropriées au changement et de développer les compétences managériales associées. Notre travail s’inscrit dans cette perspective.

Cet approfondissement des méthodes de gestion du changement est d’autant plus nécessaire que les grandes organisations publiques sont souvent dépeintes comme résistantes aux changements, encore « marquées par les caractéristiques de l’idéal type wébérien de bureaucratie » (Mazouz, Emery, Côté, 2004). Le modèle d’organisation selon Weber (1995), particulièrement applicable aux affaires publiques, se veut professionnel et fiable, impliquant un fonctionnement neutre et impersonnel de l’organe d’exécution des tâches publiques. Le monde de l’administration publique serait marqué par l’immobilisme, les routines et l’incapacité à évoluer (Crozier, 1955, Selznick, 1957). Par nature, l’organisation bureaucratique apparaît peu ouverte et peu perméable aux changements qui l’entourent. Opérante dans un environnement stable, où les processus de travail sont répétitifs et les demandes des citoyens bien identifiées, elle se révèle inefficace, comme toute conception mécanique, dans un environnement changeant, où la capacité d’adaptation prend le dessus. En effet, la conception bureaucratique pour les agents du service public se traduit par une recherche de protection par rapport aux collègues, au supérieur hiérarchique, aux usagers, et un manque de coopération inter individus et inter services. Le sociologue Dupuy (1998) a montré comment cette conception traditionnelle dans la fonction publique française est heurtée par des réformes de tendance libérale, facteurs d’insécurité.

Pour les organisations publiques confrontées à la nécessité du changement, Fernandez et Rainey (2006) soulignent le rôle particulièrement important des dirigeants publics qui doivent développer une stratégie vis-à-vis des différentes parties prenantes. Cette stratégie doit notamment comporter une communication adaptée et des espaces de participation afin de construire un soutien interne au changement. D’autres auteurs insistent sur le rôle des managers intermédiaires : tel que l’explique Nonaka (1988), le changement ne se fait ni par le haut ni par le bas, mais par le milieu. Ce rôle du management intermédiaire est également mis en évidence par Huy (2001) qui fait l’éloge de ces managers souvent négligés par la direction générale, accusés de « résister au changement », alors même qu’ils en sont souvent les acteurs et promoteurs : ils jouent ainsi des rôles d’entrepreneur, de thérapeute, et de communiquant pour accompagner le changement. Kanter (2004) partage ce point de vue : parce qu’ils sont au coeur des opérations, ils peuvent concevoir et mettre en oeuvre de nouvelles idées et de nouveaux modes d’organisation que la direction générale n’a pas. Ecouter le retour sur information des cadres et des managers intermédiaires est indispensable dans le contexte de changement, non pour bloquer les évolutions, mais pour utiliser ce retour comme une ressource indispensable au pilotage (Ford & Ford, 2009). Le rôle des managers intermédiaires gagne ainsi à être mieux évalué. Les travaux qui évoquent systématiquement la « résistance » des cadres au changement sont discutables et il convient de démystifier ce concept (Bareil, 2004, 2008).

Dans ce contexte, notre objectif est d’ouvrir la « boite noire » du changement des organisations publiques pour analyser la représentation du rôle des cadres. Nous privilégions un point de vue interprétatif. Nous étudions la représentation du rôle des cadres, de l’avis des cadres interrogés eux- mêmes dans une perspective réflexive, ainsi que de l’avis d’autres parties prenantes. Nous pourrons ainsi appréhender les particularités de ce rôle d’agent de changement dans le secteur public et sa contribution à la capacité de changement des organisations publiques locales.

L’organisation comme système de sens pour penser le changement

L’évolution des approches du changement organisationnel : développer la capacité de changement

La littérature concernant le changement organisationnel comporte de multiples travaux, concurrents tant aux niveaux conceptuel qu’empirique. A partir des principales théories du changement organisationnel depuis 1945 et des évolutions de la conception du changement, deux visions différentes du changement peuvent être identifiées dans le temps (Demers, 1999) : hier, la gestion du changement organisationnel, où la préoccupation est de répondre aux questions « quel changement fait-on ? », « comment le fait-on ? »; aujourd’hui, la gestion de la capacité à changer des organisations, centrée sur « comment le changement se fait-il ? ». Cette évolution a des conséquences importantes pour la pratique. Selon l’auteure, il est premièrement nécessaire d’adopter une approche extrêmement contingente : « observer l’organisation de l’intérieur » avec plusieurs points de vue à différents niveaux. Les outils comme l’observation, le dialogue, l’écoute doivent être privilégiés dans un nouveau rôle du « gestionnaire », celui de « guide, facilitateur, celui qui met en place les conditions pour que les membres de l’organisation fassent le changement ». Ces conditions sont propres à chaque organisation, en fonction de son contexte. Deuxièmement, « stabilité et changement (ordre et désordre) doivent coexister dans l’organisation ».. La réalisation du changement se fonde sur un processus de traduction de la part des différents acteurs concernés, qui contribuent au changement en se l’appropriant et en le reformulant selon leur propre contexte d’action. Cette dynamique de l’action collective s’adresse à tous dans l’organisation comme agents du changement, et non plus seulement aux dirigeants.

Dans la même perspective, R. Soparnot (2009) propose de regrouper les approches de la conduite du changement sous deux paradigmes, gestionnaire et complexe. Le paradigme gestionnaire voit le processus de changement comme un acte volontaire de management dans une logique de pilotage et de maîtrise. Le paradigme complexe suggère de créer les conditions organisationnelles qui vont faciliter le changement, et pour cela « d’encastrer » le changement par la voie de l’apprentissage organisationnel, afin qu’il devienne une routine, une aptitude, un état permanent de l’organisation.

L’analyse de Rondeau (2008) s’inscrit dans le cadre du paradigme complexe. Elle rappelle, sur la base de recherches empiriques, que le changement est « une manifestation systémique complexe, qui dépasse l’intention des acteurs stratégiques, qui est tributaire du contexte global et historique dans lequel elle se déroule » (Rondeau, 2008). A cet égard, le terme de « réorganisation » est trop large : il convient de distinguer les types de transformation permettant d’accroître la valeur de l’organisation en mettant l’accent sur des objets bien distincts. Divers objets de changement nécessitent la mise en place de stratégies différentes. Rondeau propose ainsi d’évoluer de la « gestion du changement » vers la « capacité à changer ». Selon cet auteur, le changement porte sur la culture, les modes de fonctionnement, les habitudes et les compétences. Il ne résulte pas de conditions gagnantes à respecter, « mais beaucoup plus de la mobilisation de capacités organisationnelles nouvelles qui rendent possibles l’émergence d’actions jusque là ignorées. ». Pour Rondeau et Bareil (2010), les enjeux du changement sont multiples, « légitimation » (grâce à une communication qui permet de développer une vision claire de l’importance du changement), « réalisation » (par une gestion de projet et une structure adaptée) et « appropriation du changement » par les personnes, enjeu le plus important mais le plus difficile, (par le développement de la capacité d’apprentissage). Ces auteurs proposent ainsi des pistes concrètes pour répondre aux enjeux du changement.

Enfin, Saussois (2008) souligne les apports des théories en organisation au management public en contexte de changement. A l’appui de Starbuck et al. (1976), il développe l’idée que le changement résulte de poussées contradictoires, d’une dynamique instable à ménager, et que conduire le changement s’apprend. En outre, il reprend les constats de Simon (1956) qui peuvent s’appliquer aux processus de réorganisation publique en insistant sur l’importance de changer l’image que les acteurs se font de leurs objectifs et missions pour changer l’organisation.

Dans une perspective macro sociale, ces différentes approches mettent en avant deux dimensions sur lesquelles s’appuierait la capacité de changement des organisations :

  • un aspect émergent dans le processus de changement, à partir de la contribution des individus et de leurs interactions;

  • des éléments de contexte facilitant la mise en oeuvre de cette émergence.

Nous cherchons à articuler une perspective microsociale à la perspective macro sociale afin de mieux appréhender cet aspect émergent qui nous semble fondamental pour la capacité de changement des organisations. Nous nous situons dans le cadre du paradigme complexe et privilégions une approche interprétative, pour comprendre la façon dont les individus contribuent au processus de changement en nous focalisant sur le rôle des cadres intermédiaires et les mécanismes de construction de sens dans la gestion du changement. A l’instar des travaux de Meyer et Stensaker (2006), nous évoquerons la construction de sens, le rythme et la participation des acteurs au changement ainsi que les modes à privilégier pour ancrer le changement dans l’organisation.

L’organisation comme systeme de sens : une perspective interpretative

Gioia et ses collègues se sont intéressés au changement stratégique qui implique une réorientation cognitive de l’organisation (Gioia et Chittipeddi, 1991; Gioia et al., 1994) : le succès du changement dépend de la capacité des parties prenantes à comprendre et accepter une nouvelle conception de l’organisation.

Dans cette approche, l’organisation est considérée comme un système de sens, résultat de constructions sociales (Berger et Luckman, 1967; Weick, 1979; Pfeffer, 1981). Les membres de l’organisation forment activement leur environnement à travers leurs interactions sociales, ce que Weick appelle « enactment ». L’interprétation est un processus de traduction des évènements, de développement de modèles pour la compréhension, d’apport de sens et d’assemblage de schémas conceptuels parmi les managers clés (Daft et Weick, 1984). Les personnes émettent et reçoivent de l’information et assument le processus d’interprétation.

Cependant, donner du sens est intrinsèquement relié au contexte socio culturel dans lequel les personnes évoluent : ainsi, une approche socio cognitive de l’organisation permet d’étudier l’interaction entre l’individu et l’organisation (Allard Poesi, 1998). Cette vision interactive a été développée par Moscovici et ses collègues en psychologie sociale : « l’interaction sociale est un processus qui forme les cognitions et les conduites sociales; elle s’attache à comprendre les déterminants de ces cognitions et conduites, et analyse les modalités de leur insertion contextuelle (dans le groupe) et individuelle (l’identité, les attitudes individuelles, etc.) » (Lauriol, 1998). Les représentations sociales constituent une « forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 2003).

Dans ce processus de construction, Daft et Weick mettent l’accent sur le travail du management qui est d’interpréter. Gioia et ses collègues définissent le « sensemaking » et le « sensegiving » stratégique comme deux processus complémentaires et réciproques. Le sensemaking est défini comme la façon dont les managers comprennent, interprètent et créent du sens pour eux-mêmes, sens basé sur l’information autour du changement stratégique. Le sensegiving s’intéresse à l’influence des managers sur le résultat. Le sensemaking et sensegiving résultent également des processus inconscients reliés à l’expérience pratique des acteurs, dans lesquels interviennent la connaissance explicite, consciente autour du changement, mais aussi la connaissance tacite. Atteindre la convergence parmi les membres de l’organisation caractérise l’action d’organiser. Les managers sont responsables de ce processus et doivent être impliqués dans celui-ci.

C’est pourquoi nous allons nous intéresser au rôle des managers, point d’intersection entre l’individu et l’organisation, dans le processus de changement.

Le rôle du cadre, entre attentes et action intentionnelle

Le rôle du manager intermédiaire dans les démarches de changement apparait multidimensionnel et conflictuel (Allard Poesi et Perret, 2006). Guider le travail du groupe, faciliter l’élaboration et la participation collective, s’assurer de la mise en oeuvre, induisent pour les membres de l’équipe des comportements attendus de disciples, acteurs et agents dans la participation au changement. Ces comportements peuvent générer à leur tour des attentes différenciées voire contradictoires et nourrir des tensions de rôles pour le manager.

En effet, les managers intermédiaires sont des membres clés de l’organisation, médiateurs entre les dirigeants et le reste de la communauté (Floyd et Wooldridge, 1992, 1994, 2000). La médiation est structurée par les attentes de rôles dans l’organisation. Le rôle renvoie au système d’attentes envers l’individu dans une structure sociale (Katz et Khan, 1966). Dans une perspective structuro fonctionnaliste (caractéristique des travaux de l’anthropologue Linton et du sociologue Parsons), les membres de l’organisation sont les organes d’un corps, chacun servant un but spécifique dans le système complet (Giddens, 2001). La théorie des rôles fonctionnels ne prend pas en compte « l’entremise » ou « intermédiation » (agency), qui implique l’action intentionnelle par des individus réflexifs : capables de réfléchir aux conditions de leurs activités et en conséquence de transformer ces conditions (Giddens, 1984).

Nous rejoignons l’idée que les managers intermédiaires sont des agents connaissants réflexifs, au moins partiellement conscients des conditions structurelles derrière leur entremise, et que l’analyse du rôle de manager doit expliquer le « role enactment » qui s’appuie sur l’entremise et le contexte. L’action résulte des individus : leur entremise est associée à une orientation micro sociologique. Cette approche construite du rôle correspond au courant de la sociologie compréhensive et interactionniste (Goffman, Cicourel).

Floyd et Wooldridge (1992, 1994, 2000) se sont concentrés sur les tensions entre les attentes de rôles par les dirigeants, le comportement contraint des managers intermédiaires et les possibilités d’action présentées par les managers intermédiaires eux-mêmes, du fait de leur entremise. Le modèle qu’ils ont développé décrit quatre types d’activités des cadres intermédiaires, qui sont de deux ordres :

  • Influence descendante : mise en oeuvre de la stratégie; facilitation de l’adaptabilité;

  • Influence ascendante : synthèse de l’information; proposition d’alternatives.

En regard des attentes relatives au rôle des cadres intermédiaires, Mantere (2008) montre que plusieurs conditions sont nécessaires pour l’entremise du cadre intermédiaire :

  • Dans la mise en oeuvre (descendante) : capacité des dirigeants à expliquer, contextualiser les objectifs stratégiques, possibilité de réallouer les ressources en fonction des besoins, reconnaissance du travail de terrain;

  • Dans la facilitation de l’adaptabilité (descendante) : confiance, encouragement de l’expérimentation (par les dirigeants);

  • Dans la synthèse d’information (ascendante) : responsivité des dirigeants (avis sur les expériences de terrain);

  • Dans la proposition d’alternatives (ascendante) : invitation des cadres intermédiaires à participer, arbitrage des dirigeants entre nouvelles idées.

Les managers intermédiaires ne sont pas de simples figurants dans les opérations de conduite du changement mais de véritables acteurs avec des marges de négociation, des auteurs qui co-construisent le sens dans le changement, comme le montre l’étude de Balogun et Johnson (2004). Ces auteurs montrent l’importance de ce travail de construction du sens (sensemaking) des managers intermédiaires pendant un changement top-down, initié par les dirigeants. Chargés de mettre en oeuvre et développer les détails opérationnels d’une nouvelle structure (équipes semi autonomes), les managers intermédiaires sont à la fois objets du changement et acteurs de sa mise en oeuvre. L’analyse qualitative montre que les récepteurs du changement créent le changement : ils déterminent son résultat à travers les processus sociaux d’interaction et les significations qu’ils développent. Cette recherche montre que pendant le changement organisationnel, il est essentiel de comprendre et de veiller aux interprétations multiples qui se développent parmi les récepteurs du changement.

A la suite de ces travaux fondateurs, Rouleau et Balogun (2011) cherchent à mieux comprendre la façon dont les managers intermédiaires contribuent stratégiquement au développement d’une organisation en examinant comment ils « enactent » les rôles stratégiques qui leur sont dédiés. Les auteurs développent un cadre qui montre deux activités discursives inter reliées :

  • Mener la conversation, les échanges (« performing the conversation »). Cette activité se réfère à un échange verbal constructif qui essaye de réconcilier des demandes et intérêts divergents venant des niveaux supérieurs et opérationnels, ou de différentes parties de la même organisation : utiliser le bon vocabulaire, construire et diffuser le message approprié, savoir que dire aux différents groupes de parties prenantes, se mettre en relations avec les autres acteurs.

  • Mettre en scène (« setting the scene »). Cette activité se réfère à la capacité des managers intermédiaires de rassembler les personnes autour d’un projet de changement pour lui donner sens et construire une alliance par rapport à ce changement même si les raisons invoquées en faveur du changement diffèrent et sont propres à chaque personne : savoir qui influencer, identifier les bons moyens de communication pour les différents groupes de parties prenantes, construire les réseaux à mobiliser par la suite.

Cette activité discursive de « mise en scène » renvoie à l’effet de pouvoir dans le sensemaking, par lequel certaines voix ont plus d’influence que d’autres. Le sensemaking correspond à une capacité à agir politiquement, à activer un « pouvoir systémique » (Lawrence et al., 2005). Pour agir politiquement, les managers intermédiaires ont besoin d’être socialisés dans leur contexte d’action pour comprendre les représentations verbales et systèmes socioculturels.

Ces deux activités sont essentielles pour permettre aux managers intermédiaires d’accomplir leurs rôles stratégiques et donner du sens au changement. Ces activités sont renforcées par la capacité des managers à s’appuyer sur les représentations symboliques et verbales et sur le système socioculturel auquel ils appartiennent.

Rôles prescrits et rôles perçus du cadre public

Peu de travaux portent sur les mécanismes de sensemaking et sensegiving dans le secteur public, alors même que ce secteur est en proie à de profonds changements.

Pour Crozet et Desmarais (2005), les rôles prescrits évoluent d’un modèle traditionnel vers un modèle managérial qui met l’accent sur la capacité transformatrice de l’encadrant dans son activité. Deux orientations fortes sous-tendent ainsi l’évolution prescriptive des rôles des cadres publics : la responsabilisation, dans l’objectif d’une gestion publique davantage centrée sur les résultats, qui passe par l’accroissement des marges de manoeuvre des encadrants et la redéfinition des zones de pouvoir dans l’organisation; la logique participative qui renforce le rôle de communication et d’interface du cadre entre supérieurs et collaborateurs, et vis-à-vis de l’usager. Ces orientations placent les cadres publics dans une « situation inconfortable, ambiguë, caractérisée par des conflits de rôles » et les soumettent à des injonctions paradoxales.

La distinction entre public et privé peut être discutée : les rôles des managers publics et privés ont de nombreux points de convergence et les représentations des managers paraissent très proches. Les différences sont ainsi parfois plus importantes au sein des univers publics et privés qu’entre eux (Desmarais et Abord de Chatillon, 2008). Cependant, il subsiste des points de différenciation qui peuvent affaiblir le rôle d’agent de changement des managers en univers bureaucratique : moins d’autonomie, une relation avec l’extérieur plus fondée sur l’autorité et des relations internes davantage centrées sur la hiérarchie, un management centré sur des objectifs, mais moins de pression et plus de complexité.

L’étude de Currie et Procter (2005) porte sur le service de santé anglais (NHS) et utilise la théorie des rôles pour conceptualiser les expériences de changement des managers intermédiaires comme des transitions de rôle. L’étude met en lumière les facteurs limitant le rôle stratégique des managers dans le cadre d’une bureaucratie professionnelle : le centre administratif qui édicte des normes et la politique centralisée du gouvernement avec des ressources financières limitées. Dans ce contexte, les auteurs montrent que la réponse des managers est la mise en oeuvre d’un rôle moins autonome que celui présenté par Floyd et Wooldridge (2000). Il apparait nécessaire pour atténuer les conflits et difficultés de rôle, de renforcer le positionnement des managers pour leur permettre de développer une plus grande compréhension du contexte stratégique de l’organisation et d’exercer de l’influence sur la stratégie.

L’analyse de Stoker (2006) menée notamment au sein de grandes organisation publiques et privées des Pays Bas (avec plus de 412 entretiens menées auprès des managers, des employés, et des cadres dirigeants) montre également comment ce rôle des managers intermédiaires évolue, davantage tourné vers les personnes et caractérisé par l’écoute. Cependant, ce nouveau « leadership doux » ne peut pas être identifié à un rôle de « coaching » : de nouvelles tensions apparaissent (y compris avec les cadres dirigeants et les employés) sur ce rôle. A cet égard, modifier le rôle des managers intermédiaires nécessite de modifier le rôle des employés et cadres dirigeants. Les cadres dirigeants doivent en effet expliquer et donner du sens au changement.

Bareil (2008, 2010) souligne également l’importance d’une gestion plus humaine du changement et recommande de s’intéresser aux préoccupations du management intermédiaire afin que celui-ci puisse jouer son rôle d’agent de changement. Ce rôle n’est pas spontané car les managers intermédiaires vivent de fortes tensions qui remettent en cause leur identité professionnelle (Rouleau 1999). Etant mieux à même de percevoir l’ampleur réelle des conséquences pratiques des changements, les managers intermédiaires doivent, en plus de leurs tâches quotidiennes, répondre à leurs propres préoccupations ainsi qu’à celle de leurs équipes. Un accompagnement est donc nécessaire pour permettre aux managers intermédiaires de jouer ce rôle de sensemaking pour eux-mêmes et de sensegiving pour leurs équipes. Ainsi, Rondeau et Bareil (2010) préconisent l’aide de la direction générale pour que les cadres puissent relever les trois enjeux du changement : légitimation, réalisation et appropriation.

Il ressort de ces différentes études que les mécanismes de sensemaking et sensegiving sont importants à identifier dans le contexte de changement des organisations publiques. Comment analyser les mécanismes de sensemaking et sensegiving à l’oeuvre dans les organisations publiques et caractériser le rôle des managers intermédiaires dans ces démarches ?

Méthodologie qualitative et terrains de recherche

Nous avons choisi d’analyser la façon dont les cadres du secteur public se livrent à ce travail de sensemaking et de sensegiving dans une démarche de changement. Comment les cadres intermédiaires donnent-ils du sens au changement ? Comment vivent-ils et assument-ils ce rôle d’acteur au service du renforcement de la capacité organisationnelle de changement ? Y a t-il des spécificités liées au rôle de cadre pour être moteur du changement dans une organisation publique ? Ces analyses apparaissent pertinentes et utiles à la théorie et à la pratique dans un contexte marqué par une mutation profonde des services publics.

Présentation du terrain : les mutualisations de service dans les collectivités territoriales françaises

Nous avons privilégié comme terrain le service public local en nous intéressant aux évolutions des collectivités territoriales françaises. Depuis trente ans, les réformes de l’Etat et des collectivités se déroulent parallèlement et produisent une réaffectation de compétences : des phénomènes de concentration apparaissent parfois au détriment d’institutions anciennes[1]. Conséquence des mouvements importants de décentralisation, les différentes strates territoriales (régions, départements, communes et intercommunalités) ont fait l’expérience du transfert massif de personnels généré par les transferts de compétences dans un mouvement descendant (état vers régions et départements) ou ascendant (communes vers intercommunalité) et des changements organisationnels que cette intégration induit, avec la reconfiguration des services existants ou la création de nouveaux services. La récente réforme territoriale (loi du 16 décembre 2010) favorise les regroupements de collectivités sur une base volontaire, tout en supprimant les niveaux devenus superflus au 1er juin 2013. Ces réorganisations administratives constituent un changement d’ordre stratégique pour les collectivités.

Dans cette perspective, les mutualisations de services entre communauté et communes membres visent à réaliser des économies d’échelle sur un territoire en regroupant la gestion de certains services, généralement de la ville-centre et de la communauté, ce qui permet de faire bénéficier l’ensemble des communes de nouveaux services sans création de « doublons ». Encouragées par l’Etat et présentant jusqu’à présent un caractère volontaire, ces démarches de mutualisation vont connaitre un développement rendu plus impératif. Elles font d’ores et déjà l’objet d’une attention particulière des praticiens cherchant à identifier les bonnes pratiques et à fournir un guide pour l’action, notamment en matière de ressources humaines[2]. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant d’en faire un terrain de recherche.

Nous avons pu étudier deux cas différents de démarches de mutualisation engagées par deux pôles ville centre-intercommunalité. L’échantillon est volontairement contrasté : le processus de changement n’est pas le même dans les deux cas. Nous avons cherché à analyser le changement en cours et ses différentes étapes et à mettre en évidence le rôle du cadre dans une situation de changement.

Cas 1 : Une mutualisation récente, volontariste et d’ampleur

Cette démarche est présentée comme une démarche volontaire d’ampleur, très structurée, issue d’une volonté politique forte du maire-président, qui fait l’objet d’un calendrier cadré et d’un pilotage de la part des deux directeurs généraux des services (DGS). L’objectif visé comporte une double dimension : rapprochement de services entre la ville centre et l’agglomération et déploiement de services pour les communes membres.

Le périmètre des services touchés par la mutualisation concerne 580 agents dans les deux collectivités (qui emploient au total environ 5000 agents : 4500 pour la Ville et 500 pour l’agglomération). Une première échéance au 1er janvier 2010 concerne la mise en place de nouveaux organigrammes qui devront être construits à partir d’une organisation cible définie par les DGS, qui sera déclinée dans des organigrammes détaillés, établis de façon concertée par les directeurs généraux adjoints nouvellement nommés avec les responsables de service et les agents concernés. Par ailleurs, pour la mise en oeuvre de la plateforme de services aux communes prévu début 2010, des groupes mixtes (ville centre, agglomération, communes membres) devront travailler sur le contenu concret de la plateforme et ses modalités de mise en oeuvre, avec un accompagnement d’un cabinet conseil et d’un chargé de mission.

Cas 2 : Une mutualisation plus ancienne en cours d’approfondissement

Si là aussi, le président de l’agglomération est le maire de la ville centre, la démarche de mutualisation est sensiblement différente de celle du cas 1, d’abord d’un point de vue historique. En effet, il existe déjà des services mutualisés entre les deux entités, issus d’un premier transfert mené en 2001. La démarche a été relancée en juin 2008 par les élus, afin de « servir au mieux le projet de territoire dans un contexte de resserrement budgétaire », et d’anticiper sur la réforme prévue des collectivités territoriales. Il est à noter qu’il n’y a qu’un seul directeur général des services pour les deux entités. En janvier 2009, une première étape a eu lieu avec la mutualisation de la direction générale et du cabinet du maire-président. Par ailleurs, la démarche est conçue comme fondamentalement collaborative et pragmatique, avec un comité de pilotage (composé d’élus, du DGS et de la chargée de mission, qui a vocation à valider les points d’étapes de la démarche), un comité de suivi (composé de cadres des trois entités ainsi que des communes de l’agglomération, du DGS et de la chargée de mission) et de nombreux groupes de travail. Après une première phase d’information et de sensibilisation menée par la chargée de mission pour avoir une première vision du périmètre de la mutualisation (54 entretiens avec directeurs et chefs de services), une phase d’études a été conduite par un cabinet conseil auprès des directions concernées, pour accompagner la phase « du souhaitable au possible ». Enfin, le début de la mise en oeuvre est envisagé pour fin 2009 – courant 2010, avec l’évolution de l’organisation des services concernés.

Les deux démarches présentées nous paraissent relativement proches dans leurs finalités mais sensiblement différentes dans leurs modalités, calendrier et méthodes. Les entretiens réalisés auprès de différents acteurs visent à expliciter les rôles des cadres prescrits et réels dans l’organisation et les mécanismes de construction de sens (sensegiving et sensemaking) à l’oeuvre.

Méthodologie qualitative

L’étude menée est de type exploratoire pour « acquérir une vision aussi complète que possible du problème ». Les études exploratoires se caractérisent par un échantillon de taille faible, un recueil de données qualitatives, une interaction observateur – observé (Evrard, Pras et Roux, 2003).

Le travail de recherche interprétative vise à rendre explicite la connaissance à travers laquelle les membres de l’organisation analysent leur situation : la logique cause-effet est évitée au profit de l’examen des règles que les individus suivent, les raisons de leurs actes et la signification donnée aux évènements (Smircich et Stubbart, 1985). L’étude du phénomène cognitif se fait à partir des contenus représentatifs saisis dans différents supports : langage, discours, pratiques, dispositifs matériels. L’approche sociale des représentations sociales traite d’une matière concrète, directement observable, même si l’organisation latente de ces éléments fait l’objet d’une reconstruction de la part du chercheur.

Au niveau méthodologique, cet article s’appuie sur plusieurs sources :

  • Analyse documentaire des deux cas étudiés (lecture des documents internes et notes, bilans sociaux, organigrammes, rapports émis par les cabinets conseils) : cette analyse a permis d’évoquer les cas concrets de mutualisation de services, et de bien comprendre leurs déterminants et conséquences, au delà des témoignages oraux;

  • Analyse de contenu des entretiens semi-directifs réalisés (dix entretiens retranscrits). Le choix a été fait de privilégier les rencontres avec des acteurs concernés directement et participant à la démarche de mutualisation (cf. tableau de présentation en annexe). Cela nous a permis de recueillir un discours essentiellement sur deux thématiques, le changement conduit et le rôle de cadre, et d’identifier leurs représentations en la matière.

  • Observation participante et introspection liée au statut d’un des deux auteurs (Responsable des Ressources Humaines dans une collectivité territoriale) et participation aux travaux de réflexion sur la mutualisation de services mené par le Centre National de la Fonction Publique Territoriale[3]. Cette position permet une empathie très forte par rapport aux personnes rencontrées.

Notre approche est ici réflexive (Molénat, 2006) : nous considérons à l’instar des sociologues Dubet (1994) et Giddens (1984) que les managers sont capables d’analyses réflexives sur leur action. La réflexivité provient du fait que le manager doit désormais construire le sens de son action dans le changement : il construit, articule met en scène sa propre trajectoire personnelle, il examine et révise des pratiques sociales.

Le faible nombre de personnes interrogées constitue une limite, mais nous avons été très attentifs à faire apparaitre cette analyse réflexive des managers sur leurs rôles. L’objectif des entretiens menés était de faire émerger les représentations des personnes interrogées sur les points suivants :

  • Perception du changement dans l‘organisation : finalité, méthode, résultats;

  • Perception du rôle prescrit par l’organisation pour le cadre dans la démarche de changement : contribution, objectifs;

  • Rôle investi par la personne : composantes.

La consigne initiale de l’entretien était : « J’aimerais que vous me parliez du changement d’organisation en cours concernant les services de la ville et de l’agglomération et la façon dont vous percevez le rôle de cadre dans cette démarche ». Chaque entretien durait environ 1 h 30 sur un mode semi-directif avec enregistrement. La déontologie était explicitée : confidentialité, retour de la retranscription.

Nous avons ensuite mené une analyse de contenu (Bardin, 2007) : analyse thématique du corpus des entretiens retranscrits et découpage des verbatim les plus significatifs. Les entretiens ont été lus et analysés par chacun des deux auteurs qui ont ensuite confronté leur analyse pour renforcer la validité et la fidélité intercodeur.

Nous présenterons ici les résultats de l’analyse de contenu en distinguant les facteurs qui influencent la construction de sens et les contenus de sensemaking et sensegiving.

Processus, contexte et contenu du sensemaking et dusensegiving

L’analyse des témoignages et des représentations sous jacentes nous permettent d’approfondir en premier lieu, deux dimensions qui participent de la construction du rôle du cadre : le processus et le contexte de la démarche de changement dans lesquels cette construction s’inscrit. En second lieu, nous préciserons le contenu du rôle du cadre, en lien avec les deux dimensions précédentes.

Le processus de sensemaking : une demarche iterative et interactive

C’est parce que les décideurs donnent du sens que les managers intermédiaires peuvent partager le sens, la signification du changement. Ce changement doit être porté par le maire et le président d’agglomération. Ce rôle primordial de l’élu est aussi partagé avec le directeur général des services (DGS). Par conséquent, l’ensemble des cadres doivent relayer le changement. « La démarche est déjà portée par le Président qui a la légitimité la plus forte. De fait, il y a une commande politique tellement claire que voilà, les uns et les autres se mettent en ordre de marche pour avancer ».

Cette impulsion est nécessaire mais non suffisante. En fait, le processus est toujours itératif et c’est ce caractère inachevé qui doit être souligné : « C’est aussi un travail itératif, on ne peut pas avoir une vision d’emblée, on réfléchit et les choses se mettent en place, se construisent peu à peu, ce n’est pas une démarche complètement linéaire quoi, il faut revenir, discuter, échanger… ».

Les cadres insistent aussi pour eux et pour leurs collaborateurs sur l’importance de l’écoute et du retour pour construire le sens : « Avoir une réponse aux questions et de pouvoir tant les poser par un système de forums, par mail, de pouvoir les poser en direct, de pouvoir les exprimer au groupe de travail, de les voir notifiées à un compte rendu, avec des fois des réponses des directions générales, j’ai trouvé ça très intéressant ». L’importance des échanges entre pairs est également soulignée : « Ce sont les échanges d’expérience qui sont intéressants pour nous parce qu’on est confrontés aux mêmes questions ».

Les représentants sociaux, s’ils ne jouent pas de rôle moteur, peuvent jouer un rôle d’entrave fort. A cet égard l’absence d’hostilité des représentants du personnel (voire leur soutien) constitue un avantage : « On voit les syndicats deux fois par mois, ils partagent bien la démarche, la méthode ».

Synthèse 1 : Le sensemaking est conditionné par l’engagement fort et conjoint des élus et du directeur général des services. La double hiérarchie (politique et administrative) dans les services publics doit être mobilisée. La démarche de construction de sens s’appuie fortement sur une démarche itérative et interactive privilégiant la communication (écoute et retour) et les échanges entre pairs.

Le contexte du sensemaking dans le secteur public : facteurs favorables et défavorables

Les entretiens mettent en avant dans ce contexte l’importance du temps. Le secteur public n’est pas soumis à des temporalités de court terme : les collectivités peuvent ainsi anticiper et préparer le changement. Cette préparation apparait nécessaire car le processus de sensemaking n’est pas spontané et nécessite du temps. Selon le DGS de l’agglomération interrogée, la ville centre et ses cadres ont évolué d’une position de méfiance envers l’agglomération « nous, on sait faire » vers une position d’ouverture « l’avenir, c’est l’agglomération ». Celle-ci est une structure plus jeune, qui s’est professionnalisée depuis sa création, mais qui reste une structure plus légère. De ce fait, certains de ces cadres ont tendance à avoir peur des effectifs et de l’expertise que représente la ville. Le temps facilite la connaissance réciproque. Cette maitrise du temps dans la négociation permet d’éviter les préjugés et d’asseoir la légitimité du changement en associant les différents acteurs : « La méthode qui a été choisie est une méthode de consensus puisqu’on associe quand même les cadres, on associe les agents, on prend le temps puisqu’entre le choix du cabinet en juillet et la mutualisation effective au 1er janvier, il y aura un an et demi, donc ça permet de prendre du temps, de murir les projets ».

Le fait de travailler dans le secteur public limite également les inquiétudes quant à la protection de l’emploi : « Les gens ont des inquiétudes mais qui ne sont pas de l’ordre de la suppression de poste. Le fait qu’on soit dans la fonction publique territoriale, qu’on ait la sécurité de l’emploi évacue les craintes ». Cette garantie d’emploi constitue un facteur favorable, comme l’évoque le témoignage joint : « Si les agents n’avaient pas la sécurité de l’emploi, là, l’inquiétude aurait été énorme. Un exemple concret : il y a deux DRH, est ce qu’il y aura deux postes ? ». Paradoxalement, cette garantie de l’emploi et ce souci de protection dans le public constitue également un frein au changement comme le montre le sociologue Dupuy dans ses différents travaux : les mécanismes de réassurance poussés à l’extrême renforcent la peur du changement.

Les effets du contexte public ne se limitent pas à la temporalité du changement et à la sécurité de l’emploi. Les notions de sens de l’intérêt général « la culture de la territoriale, c’est d’être au service de la population », de qualité du service au public « la valeur fondamentale, c’est de bien faire son travail », de bonne utilisation des moyens du contribuable « une question très prégnante est comment utiliser de façon optimale les ressources », sont autant de valeurs citées par les personnes interrogées. A cet égard, motiver le changement dans le secteur public par une logique de rentabilisation du service pour un usager considéré comme un client, se révèle selon nous contre-productif. L’argument d’intérêt général (bonne utilisation des deniers publics), liée à une perspective de citoyenneté (rendre service aux citoyens) apparaît pertinent vis-à-vis du système de valeur des personnes rencontrées.

Synthèse 2 : Le contexte public permet de disposer du temps pour le changement, ce qui constitue un facteur favorable. De même, la garantie de l’emploi constitue un atout pour éviter d’effrayer les managers et collaborateurs dans le secteur public dans un contexte de changement, mais peut constituer un frein en limitant l’intérêt pour le changement. Enfin, la démarche aura tout intérêt à tenir compte du système de valeur présent chez les agents publics territoriaux.

Le contenu du sensemaking et sensegiving : legitimite, faisabilite et portage du changement

L’analyse des discours montre le sensemaking à l’oeuvre : les cadres interrogés affirment adhérer à la logique de mutualisation et de changement, que ce soit les cadres travaillant dans l’intercommunalité « Les territoires s’élargissent, aujourd’hui, ça va dans le sens de l’histoire de se rapprocher et de travailler à une échelle la plus large possible avec les communes », ou ceux travaillant dans la ville-centre « Quand je regarde l’échelle de la métropole, je me dis « il y a tout à gagner que d’élargir ce territoire et ce domaine. Donc je suis pour le regroupement, dans le sens de la force de compétences, aussi pour éviter de multiplier les actions etc…; aussi pour une lisibilité et une proximité élus usagers ». Le fait d’avoir des exemples en tête permet d’illustrer l’intérêt de la démarche : ainsi en matière de sécurité incendie, l’agglomération-ville centre est sollicitée par des élus de petites communes pour la sécurité de leurs bâtiments : « la mutualisation crée une valeur ajoutée par rapport à des communes qui ont moins de moyens ». La légitimité apparait à la fois politique et économique : l’argument économique est clairement cité « la logique est d’éviter les doublons ».

Les entretiens montrent ainsi que la légitimité du changement gagne à reprendre les valeurs du service public et des agents publics : parce qu’il y a légitimation et construction de sens, les cadres du public sont aussi capables de donner du sens vis-à-vis de leurs collaborateurs et s’assurer que le changement donne bien les résultats attendus.

Le rôle de traduction du cadre est également souligné. Il s’implique et donne l’exemple dans la démarche de changement : « Le choix qu’on a fait au sein du service, c’est vraiment d’essayer de participer le plus possible à ce diagnostic, enfin d’être force de proposition, et pas de nous replier en disant « voilà, qu’est ce qui va nous tomber sur la tête ? », enfin d’être plutôt dans une démarche active de proposition, de réflexion. Donc ça a été un investissement en temps très important, en plus sur un temps très concentré, c’est peut être aussi la difficulté ». Le cadre a ainsi été très impliqué : « il y a une période où vraiment on était très chargé en travail, et en plus on avait cette réflexion à mener, avec la production d’un autodiagnostic pour le service ».

Pour construire du sens, les managers intermédiaires ont apprécié de disposer de temps, d’être écoutés, d’être associés pleinement à la démarche de changement. Par résonnance, pour mettre en place un sensegiving efficace tourné vers les résultats, les managers intermédiaires privilégient à leur tour l’écoute, l’association des collaborateurs. Une démarche délibérée, sans possibilité de temps d’appropriation, apparait peu pertinente selon les acteurs interrogés car elle renforce les forces de résistance. En revanche, le fait de faire reposer le mécanisme de sensegiving sur une communication authentique et honnête apparait pertinent et source de crédibilité renforcée. « Aider les agents à se projeter dans un avenir positif, il ne faut pas le faire de façon outrancière et naïve et caricaturale parce qu’on perd toute crédibilité. La personne qui me dit « tout sera super génial, tout est rose », on lui dit « tu récites ta leçon » et on ne le croit pas. C’est pour ça qu’il faut aussi (…) reconnaitre que tout ne sera pas rose, et c’est cette touche de concession à la réalité qui fait que tout le discours est crédible ».

Inversement, le fait de déstabiliser (sans « restabiliser ») le management intermédiaire constitue un frein au sensegiving tourné vers les résultats : un manager intermédiaire déstabilisé n’arrive pas à construire et donner du sens, ni à expliquer le sens du changement à ses collaborateurs. Si l’on se réfère à la théorie des champs du changement élaborée par Lewin, le sensegiving se caractérise par le fait de renforcer les forces en faveur du changement et diminuer les facteurs de résistance. La phase de « dégel » au sens de Lewin, période pendant laquelle le changement n’a pas encore eu lieu apparait très importante et à surveiller. « Il y a eu en particulier des périodes où il y a eu un flottement, une espèce de creux et où il y avait eu certaines orientations qui commençaient à être définies, et on ne savait pas très bien comment ça allait se tramer, donc il y a une période d’inquiétude, moi je sentais les questions des agents, voilà, c’était un peu une période de flottement, alors je ne sais pas si c’était quelque chose qui aurait pu être évité, parce que ça pose forcément des questions, voilà ». Un cadre souligne cette phase de flottement chez les collaborateurs : « Maintenant ils ont aussi des interrogations, c’est plutôt leur devenir, c’est-à-dire seront-ils rattachés ou pas à une même collectivité, qui sera le donneur d’ordre, est ce que ça va changer la situation, aujourd’hui là on est sur l’aspect ressources humaines. D’autres sont toujours en interrogation sur quelle organisation de travail demain et quel plan de charge supplémentaire… (….) il y a un petit peu [de] flottement avec beaucoup d’interrogations ». Un trouble nait du processus non arrêté : « On est comme dans une réaction chimique où on n’a pas encore fait le plus, on a les deux constitutions et on n’a pas encore la réaction qui est totalement en place ».

La déstabilisation du management intermédiaire se traduit par une déstabilisation de la démarche de sensegiving « C’est la première fois dans ma carrière que je me retrouve dans une problématique où je dois discuter de mon poste. D’habitude, je postule puis voilà, mais là c’est particulier et les uns et les autres vont devoir discuter de leur propre poste…c’est bizarre ». Le manager peut être en difficulté pour donner du sens à un changement source d’angoisse chez ses collaborateurs, inquiétudes qu’il peut partager lui-même : « Le changement inquiète en lui-même, il faut faire la part entre l’angoisse du changement et essayer de minimiser les choses négatives sans perdre sa crédibilité… ».

Le manager intermédiaire, faute de réponse concrète, doit temporiser : « Dans l’ensemble, le bien fondé de la démarche n’est pas questionné. Les questions sont vraiment très concrètes « est-ce que je ne vais pas perdre en régime indemnitaire ? Est ce que même je vais gagner ? Où est-ce que je vais travailler ? » Pour l’instant on n’a pas pu répondre à tout, ça fera partie d’un deuxième temps ». Les questions de rémunération sont aussi très importantes dans le cadre de fusions / restructurations de services publics « On va aller aussi vers les décisions RH qui n’ont pas encore été tranchées parce que ce sont des décisions majeures pour les gens, concernant le système indemnitaire qu’on adopte ».

La véritable difficulté constatée par les cadres interrogés, c’est accompagner le changement « négatif ». Le cadre doit ainsi faire face aux ambivalences et malaises des collaborateurs, ainsi qu’aux mécanismes de défense. De telles situations apparaissent effectivement anxiogènes : « C’est bien beau la mutualisation mais concrètement ça veut dire une heure de transport en plus, ça veut dire que peut être potentiellement mon boulot va être moins intéressant, ça veut dire que mes collègues, peut être demain, je ne travaillerai plus avec eux ».

Le rôle de sensegiving est également influencé par la logique hiérarchique forte en management public. Certains managers intermédiaires estiment que le rôle du manager intermédiaire se limite à un rôle de relais. « Le rôle du cadre, est vraiment en relais,(…) les décisions sont discutées avec les directeurs, les DG, après nous on a un retour de cette information, on a les agents qui sont sous notre responsabilité qui ont des questions, des interrogations, donc notre rôle c’est effectivement à la fois de bien retransmettre cette information, mais aussi d’être le relais des questions, des inquiétudes, des propositions que les agents peuvent faire ». Cette logique correspond aussi aux travaux sur la culture hiérarchique française qui valorise la distance hiérarchique notamment par rapport aux pays d’Amérique du Nord ou de Scandinavie.

Synthèse 3 : Les cadres intermédiaires construisent du sens et partagent ce sens à partir de leurs représentations de la légitimité et faisabilité du changement.

Ces analyses et synthèses nous permettent d’élaborer un modèle de recherche qui montre les relations à l’oeuvre dans la construction et la gestion du changement par les cadres. Il permet ainsi de rapprocher les travaux liant contexte, processus de changement, perspective interprétative et rôle des cadres. Ce modèle de recherche pourra être testé et approfondi dans les travaux futurs sur la base d’approches contextualistes (Pettigrew et al, 2001).

Conclusion : une dynamique complexe de changement dans le management public

Le contexte français apparait marqué par le poids de l’Etat dans la culture et l’économie et les réticences par rapport au renforcement des mécanismes de marché. Ceci conforte les analyses anglo-saxonnes qui mettent la France en position de repli par rapport au changement dans le secteur public, même s’il faut noter des évolutions fortes (Huerta Melchior, 2008).

Dans ce contexte, nous nous sommes intéressés aux facteurs déterminant la capacité de changement d’organisations publiques locales.

Dans un processus de changement, Bareil et Savoie (1999) mettent en avant le travail de construction de sens, basé sur l’interprétation des informations et évènements que les personnes vivent. Les managers sont les premiers concernés par le changement, du fait de leur rôle d’acteur direct dans les transformations mais aussi de promoteur de ces transformations vis-à-vis de leurs collaborateurs. Ce rôle tend vers la co-construction du changement et suppose la gestion des relations entre les porteurs du projet de changement, les membres du collectif sur lesquels il s’appuie et les acteurs extérieurs.

Au total, l’analyse montre que le manager intermédiaire s’il est conscient d’être « l’homme du milieu » soumis aux exigences des dirigeants et aux pressions des collaborateurs, se considère aussi comme un traducteur de sens, qui suppose une capacité d’interprétation. Nous pensons que la traduction est une « activité de réduction de la complexité » (Desmarais et Abord de Chatillon, 2010) qui mobilise les ressources interpersonnelles du cadre afin d’aboutir à des représentations partagées.

Figure 1

Contenus, processus et effets du contexte public sur la capacité organisationnelle de changement

Contenus, processus et effets du contexte public sur la capacité organisationnelle de changement

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Le contenu du rôle est lié au processus de construction du rôle : les managers perçoivent le sens du changement (légitimité, faisabilité) grâce à un portage fort avec une dyarchie entre élus et direction générale des services, à la démarche itérative et participative, à l’écoute et au retour dont ils bénéficient. Ils traduisent ce sens auprès de leurs collaborateurs et influencent ainsi leurs perceptions. Le contexte affecte également le sensemaking : la garantie de l’emploi public (le changement se traduisant par des réaffections, mais pas de suppression de poste), la prise en compte du temps et des valeurs du service public territorial constituent des facteurs favorables pour permettre une appropriation.

L’analyse de Bareil (2008) sur les phases de préoccupations de gestionnaires dans le contexte de changement dans le secteur public nous parait féconde. Comment répondre efficacement à chaque phase de préoccupations et proposer des actions adaptatives ? L’importance pour les cadres du partage de pratiques professionnelles est aussi soulignée dans notre étude. La mise en place et le fonctionnement de groupe de « co-développement professionnel » apparaît une piste à explorer. Cette approche met en valeur les communautés de pratiques et d’apprentissage et favorise des analyses réflexives des managers sur leurs actions en vue de développer leurs capacités d’actions.

Au niveau théorique, l’objectif est de mieux comprendre les rôles, conflits, ambiguïtés et transitions de rôles des managers ainsi que les mécanismes de sensemaking et sensegiving dans le secteur public. Au niveau méthodologique, nous avons interrogé les pilotes du changement et des cadres concernés. Pour mieux percevoir les processus de construction et du sens à l’oeuvre, il serait intéressant de diversifier ces sources : élus, cadres dirigeants, mais aussi agents, et de mener également des analyses d’activités.

Au niveau opérationnel, les spécificités du service public en matière de management et de motivation des agents et managers méritent d’être approfondies, au moment où la mise en oeuvre des préceptes du nouveau management public se fait souvent sans référence à ces spécificités. A cet égard toutes les organisations du secteur public ne se valent pas ni ne constituent un même contexte de changement. En France, il conviendrait selon de distinguer a minima les trois fonctions publiques (d’Etat, territoriale et hospitalière) car le rythme, la nature et la portée des changements ne sont pas toujours similaires. Cette prise en compte des contextes ainsi que de la nature et de l’objet du changement (Rondeau, 2008) apparaît nécessaire pour approfondir les travaux en management public sur la conduite du changement.

Enfin, nous nous sommes focalisés sur la mise en oeuvre de démarches de mutualisation. Ces démarches de changement se traduisent par des réaffectations mais ne sont pas trop déstabilisantes pour le personnel car elles bénéficient de temps de maturation. Des situations de changement radical dans un contexte d’urgence et de survie (Rochet et Keramidas, 2007) sont également présentes dans le secteur public. Il sera intéressant de mener une analyse des mécanismes de sensemaking et sensegiving dans de telles situations de crise et de transformation majeure dans le secteur public, pour compléter l’étude des processus de légitimation, de réalisation et d’appropriation du changement (Rondeau 2008, Bareil et Rondeau, 2010).