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Il est un truisme de dire que notre monde est en mutation. Cette vérité trop manifeste nécessite de devoir analyser (et démonter) la nature des changements en cours en particulier dans le monde de l’entreprise où la production de connaissances avec les outils numériques prend une dimension centrale. Cette évolution est à l’opposé du monde industriel où, avec le taylorisme et le fordisme, prédominaient la spécialisation des tâches, la recherche d’économies d’échelle et l’investissement matériel. L’efficacité ne réside plus dans les gains de temps de travail, mais dans les démarches collectives et collaboratives d’apprentissage et d’innovation. La capacité créatrice est dans la tête des détenteurs de connaissances, non dans celles des propriétaires de machines. On passerait ainsi de la main d’oeuvre au cerveau d’oeuvre [Volle, 2000 et 2011]. Une économie de l’immatériel ou un capitalisme cognitif serait ainsi en train d’émerger [Artus, 2001- Jouyet, 2006 - Moulier Boutang, 2008]. Dans tous les cas, une nouvelle grande transformation est en cours [Polanyi, 1944].

Ces changements correspondent à un basculement de nos modes de représentation. Nos grilles de lecture doivent donc être revisitées. Pour comprendre les nouvelles dimensions qui émergent, il est nécessaire de s’appuyer sur des concepts renouvelés dans une approche interdisciplinaire [Morin, 1988, 1991]. Il y a déjà plus de vingt ans, certains observaient que « le grand paradigme d’Occident qui est remis en cause est le paradigme cartésien …. Il disjoint le sujet et l’objet, avec pour chacun leur sphère propre » [Morin, 1991, p.211]. Ainsi, un Homme nouveau, postmoderne, émergerait, en rupture avec l’Homme moderne, rationnel, qui passerait du besoin au désir [Flahault, 2005, 2008]. Mais « l’introduction des affects et des passions a de la peine à être introduit dans la démarche analytique française » [Maffesoli, 2012]. Ces transformations sont et seront longues. « Nous en sommes au préliminaire dans la constitution d'un paradigme de complexité lui-même nécessaire à la constitution d’une paradigmatologie. Il s’agit non de la tâche individuelle d’un penseur, mais de l’oeuvre historique d’une convergence de pensées. » [Morin, 1991, p.221]. Notre objectif est de contribuer à l’énoncé de ces grilles de lecture nouvelles dans le domaine du management. C’est en quoi notre démarche doit s’inscrire dans l’interdisciplinarité entre disciplines qui traditionnellement s’ignorent. Nous allons ainsi nous appuyer sur la philosophie, la psychologie et plus largement sur les sciences humaines.

Afin de répondre aux nouveaux enjeux à la fois culturels, organisationnels et managériaux impactées fortement par les conséquences de la « numérisation » [Enlart & Charbonnier, 2013], les entreprises se transforment en faisant émerger de nouvelles pratiques qui remettent en question celles encore dominantes d’aujourd’hui. C’est pourquoi de nombreux chercheurs se posent la question de devoir repenser les sciences de gestion. Depuis « l’entreprise, point aveugle du savoir » [Segrestin et al., 2014] à « la faillite de la pensée managériale » [Dupuy, 2015], ces chercheurs associés à des professionnels d’entreprise font le constat qu’il est nécessaire aujourd’hui de reconstruire le management sur des bases nouvelles. Tous ces auteurs constatent qu’il faut réinventer de nouvelles grilles de lecture conceptuelles pour lire et traduire les nouvelles réalités émergentes dans les entreprises en rupture avec leurs modes de fonctionnement « traditionnels ».

Dans ce contexte, il nous semble pertinent d’intégrer au management la notion de vulnérabilité.

Nous allons dans cet article mettre en exergue la façon dont ce concept a été mis en avant par les théoriciens des éthiques du care qui ont choisi de penser les relations humaines, non plus en considérant les hommes comme des individus naturellement autonomes, mais comme des personnes nécessairement dépendantes les unes des autres. Cette approche rejoint tout un mouvement des sciences humaines qui, particulièrement en psychologie, retrouve les questionnements philosophiques qui se sont développés au XXe siècle au sujet de la notion d’altérité.

Le concept d’individu appliqué à l’être humain contribue à la perception de ce dernier comme une sorte de monade quasiment séparée de ses semblables. Envisagée sous cet angle, la dimension sociale et intersubjective de l’existence humaine se trouve totalement occultée et la société des hommes se réduit à n’être plus qu’une juxtaposition d’unités qui ne peuvent entretenir entre eux que des rapports de type contractuel s’effectuant sur le mode de l’échange économique. Or, nous n’échangeons pas que des choses, les échanges sociaux sont également riches de ce qu’ils présentent également une dimension intellectuelle et affective et de ce qu’ils peuvent se prolonger sur le mode du partage. Ainsi, échanger des idées à l’intérieur d’une équipe, c’est aussi nécessairement les partager. Plus profondément encore, échanger un regard, c’est non seulement une manière de faire comprendre à l’autre ce que l’on ressent, c’est aussi faire appel à sa sollicitude. Comme le souligne Emmanuel Levinas, le visage de l’autre, parce qu’il m’attire, m’interpelle, m’invite à renoncer à mes penchants égoïstes et à m’efforcer de répondre à mes sentiments moraux pour placer l’autre avant moi. Emmanuel Levinas résume d’ailleurs ainsi sa réflexion sur le visage d’autrui :

« L’analyse du visage telle que je viens de la faire, avec la maîtrise d’autrui et sa pauvreté, avec ma soumission et ma richesse, est première. Elle est le présupposéé de toutes les relations humaines. S’il n’y avait pas cela, nous ne dirions même pas, devant une porte ouverte : « Après vous, Monsieur ! ». C’est un « Après vous, Monsieur ! « originel que j’ai essayé de décrire. »

Levinas, 1894, p. 93-94

Cette dimension des relations humaines ne peut pas être totalement effacée d’une réflexion sur le management, car elle concerne un élément fondamental de la condition humaine : la dépendance mutuelle des hommes les uns envers les autres qui est à l’origine du concept de vulnérabilité tel qu’il est utilisé par les théoriciens des éthiques du care.

En effet, chacun naît et meurt dans la dépendance et l’augmentation de notre espérance de vie souligne à quel point la prise en charge de cette dépendance est et sera capitale dans les sociétés à venir. Cependant, nous ne faisons pas que naître et mourir dans la dépendance, nous vivons également en étant en permanence dépendants les uns des autres. Que ce soit sur le plan matériel ou sur le plan psychologique, nous avons tous besoin les uns des autres et, par conséquent, nous devons tous prendre mutuellement soin les uns des autres. Si cela est vrai au niveau personnel, cela ne devrait-il pas également se vérifier dans la vie professionnelle ? En effet, le travail est une activité éminemment sociale dans laquelle chacun a son utilité par rapport aux autres, quelle que soit sa position dans l’organisation dont il fait partie : « Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait. » [Tronto, 2009, p. 181].

Nous nous efforcerons donc dans cet article d’expliquer l’apport de la notion du « care » en ayant au préalable montré en quoi les modes de management existant constituent un danger pour la survie même de l’entreprise avec le développement du numérique dans la plupart des secteurs. Il nous semble, en effet, fécond de s’inspirer des enseignements des éthiques du care pour penser un management centré tout autant sur le développement de la personne que sur l’atteinte d’objectifs et de résultats ? On ne peut réduire l’être humain à n’être qu’une ressource pour atteindre une finalité. Ne faut-il pas aussi et surtout prendre en considération et assumer sa vulnérabilité foncière ? N’est-ce pas d’ailleurs en empruntant cette voie que l’on pourra adopter une démarche réellement éthique faisant converger humanité et efficacité qui, contrairement à ce que laisse croire une opinion encore fort répandue, ne sont pas opposées mais complémentaires ?

Les hommes ne sont pas des être tout-puissants comparables aux super héros des films de science fiction capables de manifester une résilience à toute épreuve, à l’instar de superman dont on est d’ailleurs en droit de se demander s’il tient d’un Dieu ou d’un robot inoxydable, mais qui reste fort éloigné de ce qui fait notre humanité.

C’est, par conséquent, en adoptant ce point de vue que nous allons nous efforcer de montrer en quoi l’introduction de cette dimension de vulnérabilité dans le cadre des pratiques managériales peut contribuer à faire évoluer les relations à l’intérieur des entreprises et des organisations de telle sorte qu’elles puissent dépasser le cadre du seul exercice de l’autorité et s’adapter plus adéquatement aux évolutions contemporaines.

En effet, les transformations dans les entreprises se concrétisent par de Nouvelles Formes d’Organisation du Travail (NFOT) (Charpentier, 2007), remettant en question les relations hiérarchiques traditionnelles. Ces NFOT supposent une démarche professionnelle plus collaborative et distribuée, en temps réel, interactive et s’accomplissant à distance. Aujourd’hui, « toute organisation, qu’elle soit publique ou privée, familiale ou multinationale, pourrait, voire devrait, fonctionner davantage en réseau pour rester compétitive dans son environnement. » [Vaast, 2008]. Une de ces NFOT se concrétise par l’émergence de nouveaux collectifs/communautés de travail (NCCT)[2] dans un certain nombre d’entreprises. Ainsi, de nouveaux modes de fonctionnement différents se mettent en place dans le management quotidien des groupes et des équipes. Notre réflexion va s’appuyer sur un certain nombre d’exemples illustrant l’émergence de ces NCCT et à partir desquels nous nous efforcerons de montrer en quoi la prise en considération de la vulnérabilité constitue l’un des socles essentiels de leur fonctionnement ainsi qu’une condition indispensable au développement en leur sein de relations humaines moralement acceptables parce que plus respectueuses des personnes qui contribuent à l’activité de ces NCCT.

Le Management et son Évolution

Des concepts managériaux à repenser

Comme l’a expliqué Michel Foucault, la modernité s’est construite sur la rationalité et le contrôle [Foucault, 1975]. La traduction de ces principes dans le monde du travail s’est concrétisée par la création de la manufacture avec une organisation du travail séquencée en taches simples auxquelles les salariés étaient astreints. Toute une hiérarchie a été mise en place pour faire appliquer les règles de fonctionnement avec un contremaître pour chaque équipe qui avait le rôle de « surveiller » leur application et de « punir » en cas de manquement.

Des gains de productivité

Le succès de la révolution industrielle depuis le XVIIIe siècle s’est construit principalement sur la constante capacité de cumuler des gains de productivité. Ils ont été réalisés, d’une part, avec une automatisation de la production à travers le développement de nouvelles machines (à vapeur, puis électriques et électroniques et maintenant numériques) et d’autre part avec une réorganisation du travail symbolisée par le taylorisme. Cette organisation du travail s’est voulue scientifique en se fondant sur une démarche d’analyse de chacune des tâches afin de réduire les temps et les coûts. Elle s’est traduite par une recherche constante d’optimisation des ressources afin de rester compétitif. Cette évolution s’est accélérée avec la mise en place des systèmes d’information s’articulant sur les processus. Toute l’histoire de l’entreprise du XXe siècle avec les nouvelles technologies continue à s’inscrire dans cette recherche d’efficacité pour être ou rester compétitif [Volle, 2011].

La concurrence généralisée

L’idée que la compétition est une donnée naturelle et intrinsèque à la nature humaine part d’une certaine interprétation des travaux de recherche de Darwin portant sur la compétition entre les espèces qui exprimait la « rivalité » entre espèces vivantes pour l’accès aux ressources dans leur milieu. Cette interprétation connue sous le nom de « darwinisme social » repose principalement sur les théories d’Herbert Spencer, avec lesquelles Darwin était d’ailleurs en désaccord, et qui s’appuyant sur le principe de la « sélection des plus aptes » considère la vie comme une lutte permanente entre les individus. Or, Spencer ne tient pas réellement compte du fait qu’il n’y a pas d’individus absolument plus aptes que d’autres et que les aptitudes sont indissociables du milieu dans lequel évolue un être vivant. Un caractère qui est favorable dans un milieu donné peut être un handicap dans un autre contexte. D’autre part, l’éthologie contemporaine nous montre que la lutte n’est pas le seul mode d’adaptation d’une espèce à son milieu et que plus on a affaire à des espèces intelligentes, plus l’attention accordée aux autres et plus particulièrement aux plus faibles est déterminante. Ainsi, on a pu remarquer chez les chimpanzés des comportements d’entraide particulièrement développés comme, par exemple, lécher le sang d’un congénère blessé pour lui permettre de suivre le groupe ou l’adoption de jeunes devenus orphelins [De Waal, 2010].

Il n’empêche que malgré les nombreuses critiques adressées au darwinisme social, une certaine conception de la société d’inspiration néolibérale continue de réduire les relations humaines à la seule compétition.

Ces principes appliqués à l’économie se sont traduits par l’idée que la concurrence était l’expression « naturelle » de la rivalité entre entreprises fournissant les mêmes prestations. Et ainsi, comme entre animaux, les humains les plus forts devraient dominer les autres... Tous nos comportements professionnels s’appuient sur la même idée forte : être le premier, le meilleur, gagner ! Tout cela s’ancre sur les mêmes principes éducatifs (s’appuyant toujours sur les mêmes présupposés prétendument darwiniens) qui nous poussent à avoir de bonnes notes, à gagner de bons points [Flahault, 2005].

Conjointement aux évolutions de l’organisation du travail, les grandes entreprises sont progressivement devenues, à partir du début du XXe siècle, des machines très complexes dont la gestion a nécessité le déploiement des outils et des méthodes qui constituent les disciplines de gestion qui s’appuient sur une certaine conception de la modernité basée sur l’amélioration de la performance et le contrôle du travail effectué.

« Les fondements du management moderne sont issus du travail d’un groupe d’auteurs et de professionnels qui s’attachent à formuler certains principes rationnels[3] susceptibles d’améliorer l’efficacité des entreprises. Leurs contributions ayant jeté les bases théoriques d’une nouvelle discipline baptisée management, nous parlerons à leur égard d’une école classique du management, laquelle se subdivise en deux sous-catégories : le management scientifique d’une part et la théorie administrative générale d’autre part. » [Robbins and al, 2011, p.43].

Les limites du management actuel

L’École des Relations Humaines qui a vu le jour à partir des années 30 a développé l’idée, sur laquelle s’appuient certaines formes du management contemporain, et selon laquelle les besoins des salariés ne sont pas seulement financiers, mais concernent également les sentiments d’estime et d’appartenance qui doivent nécessairement se situer au coeur de la relation établie par les responsables. Cette nouvelle perception a permis, plus particulièrement, de repenser les relations hiérarchiques selon un mode de fonctionnement qui ne peut plus simplement s’appuyer sur les principes du « surveiller et punir », mais qui nécessite la mise en avant de la motivation qui passe par la reconnaissance des différents acteurs les uns envers les autres.

Besoin et désir

Mais l’École des Relations Humaines reste cependant un pur produit de la modernité dans la mesure où elle s’appuie principalement sur une théorie du « besoin » de l’individu. Certes, elle prend en compte les dimensions de l’affect, mais sous une forme utilitariste. Nous allons voir comment avec la notion de care, nous sortons de la notion de besoin pour nous orienter plus vers l’affect ou le désir. Nous allons d’autre part bien identifier que ce n’est plus l’individu sur lequel est centrée la question du care, mais le groupe qui est concerné.

Trop souvent encore, nous avons tendance à placer le besoin du côté du nécessaire et de l’indispensable et le désir du côté du superflu, il n’est cependant pas certain que la différence entre ces deux termes soit de cet ordre. La satisfaction du désir est aussi nécessaire pour l’homme que celle de ses besoins. Certes, nous ne pouvons subsister sans satisfaire un certain nombre de fonctions naturelles qui permettent à notre organisme de se régénérer, mais cette dimension de l’existence est essentiellement biologique et ne suffit pas à faire que nous nous sentions pleinement humains. Comme le fait remarquer l’un des interlocuteurs de Socrate au tout début de La République de Platon, une cité qui se contenterait de répondre à ce type de nécessité serait une « société de pourceaux », il faut aux hommes d’autres satisfactions pour qu’ils se sentent pleinement humains. En effet, un être dont le niveau de conscience, et surtout de conscience de soi, est aussi élevé relève d’un autre ordre de nécessité qui est celui du désir et principalement du désir de reconnaissance. Tout homme ressent la nécessité de se sentir exister et d’être confirmé dans le sentiment qu’il a de sa propre existence, c’est pourquoi les désirs d’être aimé, d’être respecté, de se sentir estimé et compris, de faire l’objet de l’écoute attentive et bienveillante d’autrui, sont fondamentaux et ne peuvent être mis entre parenthèses, même dans le monde du travail.

Cette prise en considération du désir humain, qui présente une dimension émotionnelle portée par chaque personne et pouvant relever des passions comme de l’imaginaire, est essentielle à la compréhension de l’être humain. Aussi, semble-t-il judicieux de remettre en question la marginalisation de ces affects à l’intérieur de l’entreprise et de les considérer comme devant faire l’objet d’une attention essentielle dans les relations interpersonnelles. Que n’a-t-on entendu « Vos problèmes personnels, vous les laissez à la porte de l’entreprise » !

En effet, les concepts utilisés en gestion et plus largement en économie, pour décrire les motivations et les moteurs de l’action des Hommes sont orientés autour des notions de besoin et d’intérêt. Alors que le besoin serait naturel et nécessaire, le désir serait éphémère et difficilement maitrisable. Aussi, si le besoin n’est pas satisfait, fait-il souffrir (de faim ou de soif, par exemple) parce qu’il est à dominante physiologique. Pour le comprendre et l’analyser, on part d’éléments objectifs. Le désir apparaît tout autre, en raison de sa dimension éphémère et fortement subjective, il est à dominante psychologique. Un désir apparaît et, à peine satisfait, réapparaît, disparaît [Fournier, 2013]. C’est pourquoi « la folle du logis, comme Descartes appelait les passions, les affects, l’imagination, le désir, ne permet pas le bon fonctionnement de la déesse Raison. L’imagination perturbe le bon fonctionnement du cerveau. La postmodernité fait appel à la raison sensible, qui ne fait pas plus abstraction de l’esprit que du corps. Il ne s’agit pas d’abolir la raison, mais de l’enrichir…. qui consiste à intégrer dans la raison des paramètres humains tels que l’onirisme, le ludique, l’imaginaire. Il s’agit donc pour nous d’intégrer non pas l’irrationnel, mais le non-rationnel, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’inscrit pas dans le rationalisme occidental. » [Maffesoli, 2012, p.28].

L’organisation du travail qui se prétend rationnelle n’est peut-être pas aussi raisonnable qu’elle le prétend, elle réduit la raison à sa dimension instrumentale et normative sans chercher pour autant à comprendre les phénomènes dans leur globalité. Ainsi, le taylorisme ne demande pas à la raison de s’interroger sur les bienfaits et les avantages du productivisme. On a donc affaire ici à une raison qui n’est pas autonome, mais qui est mise au service de fin qu’elle n’interroge pas et qu’elle n’est pas en mesure de justifier. Au sens où l’entend Emmanuel Kant, il s’agit ici d’obéir à un impératif hypothétique qui n’est qu’un impératif technique relevant de l’habileté, mais dépourvu de toute dimension éthique. L’éthique nous invite, en revanche à obéir à l’impératif catégorique, c’est-à-dire à respecter les obligations morales que nous dictent notre raison et qui visent la promotion de ce qui fait l’humanité de l’homme. L’une des formulations de l’impératif catégorique est d’ailleurs : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui, toujours également comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » [Kant, 1967, p. 150].

Quant à la raison normative, elle désigne celle qui est posée comme norme du jugement sans pour autant s’interroger sur les causes qui ont produit ce sur quoi l’on porte un jugement. Ainsi, on jugera que tel ou tel collaborateur ne fait pas correctement son travail, qu’il n’est pas sérieux, qu’il se laisse aller, mais à aucun moment on ne s’interrogera sur les raisons d’un tel comportement. Autrement dit, on ne recourra pas à une raison explicative pour mieux identifier les causes d’un comportement que l’on juge déraisonnable. Or, un comportement déraisonnable n’est pas pour autant irrationnel au sens où il peut toujours être expliqué par ses causes. Ainsi, mieux connaître les mécanismes qui produisent nos affects est certainement la meilleure manière de les vivre activement sans se laisser déborder par eux et de mieux comprendre les autres lorsqu’ils se laissent déborder par eux. C’est cette attitude que nous conseille d’adopter Spinoza lorsqu’il nous invite dans son Traité politique à « « ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre. » [Spinoza, 2005, p. 91]. Spinoza écrit cette phrase dans un texte qui traite de philosophie politique pour nous faire comprendre que l’on ne peut concevoir de bonnes institutions pour permettre aux hommes de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres qu’en prenant ces derniers tels qu’ils sont et non, tels que l’on désirerait qu’ils soient. On peut donc s’interroger sur le bien-fondé de l’application d’une telle maxime dans le monde du management : ne pas demander aux managers et aux managés d’être des surhommes, mais les prendre tels qu’ils sont en tenant compte de leur vulnérabilité pour les aider à progresser.

Un management trop individualiste

À partir de la fin des années 60, les gains de productivité, rendus possible par le taylorisme, plafonnèrent. Cette méthode n’était plus adaptée aux besoins du marché et à la nécessaire réactivité organisationnelle pour qu’une entreprise reste concurrentielle. Il était nécessaire de donner plus d’autonomie et de réactivité, mais aussi plus de responsabilité. Le management a alors commencé à proposer des méthodes pour motiver et développer les salariés par une approche plus individuelle. Depuis les années 80, de nombreux outils et méthodes sont apparus pour favoriser cette autonomie accompagnée d’une meilleure responsabilisation des salariés. Ce qui s’est concrétisé par une gestion plus individuelle des ressources humaines. Cette évolution se situe dans la continuité de la modernité qui considère l’individu comme un sujet rationnel autarcique, marginalisant ainsi son interdépendance avec autrui.

Nombreux [Drucker, 1952, Mintzberg, 2004] sont ceux qui ont montré que le management devait dépasser les modes de fonctionnements des petits chefs afin que ces derniers deviennent grands [Thévenet, 2005]. Leurs travaux répondent ainsi au malaise ressenti par la plupart des salariés dans leur relation avec leur entreprise. Ces derniers ont, en effet, le sentiment que les pratiques de leur organisation sont souvent trop éloignées des discours affichés. Un grand nombre d’études montrent l’étendue de cette crise de confiance des salariés, que ce soit en France, en Europe ou plus largement dans les pays de l’OCDE. Ainsi, un rapport que vient de publier un think tank libéral présidé par Claude Bébéar, l’Institut Montaigne, s’inquiète de la défiance générale des salariés à l’égard de leur entreprise. Un effet que la génération Y amplifie. « Ces jeunes ont vu leurs parents, qui avaient confiance en l’entreprise, se faire maltraiter par elle. Aujourd’hui, ils sont beaucoup plus distanciés que leurs ainés. » [Institut Montaigne, 2014]. Dans une autre étude s’appuyant sur les interviews de près de 800 managers [Dupuy, 2011], l’auteur constate que les entreprises revendiquent, certes, de placer l’humain au centre de leurs préoccupations, mais qu’en réalité, leurs pratiques n’ont souvent rien à voir avec leurs discours.

Bon nombre d’organisations s’abritent en fait, au détriment des salariés, derrière des multitudes de processus et de procédures, des reporting et autres tableaux de bord, mais les directions générales ne s’intéressent pas concrètement aux salariés en tant que personne.

Émergence de nouvelles pratiques

L’organisation scientifique du travail différenciait clairement d’un coté, les ingénieurs concevant les méthodes de travail et, de l’autre, les ouvriers pour les mettre en place. Les agents de maîtrise (ou contremaîtres) étaient chargés de faire respecter par les ouvriers la bonne application des processus définis. Mais cette division taylorienne et pyramidale du travail, reposant sur la seule l’obéissance des ouvriers, devient un obstacle pour répondre aux enjeux actuels des organisations. En effet, le numérique les fait basculer dans un autre monde dont les prestations se transforment. De la banque, à l’automobile, du tourisme aux médias, de la grande distribution aux transports, la plupart des secteurs doivent repenser leur modèle de développement. Leur performance dépend de moins en moins de la productivité des individus et de l’intensité du travail de chacun que des logiques d’un travail collaboratif, en particulier pour avoir de la créativité. Coopérer repose principalement sur une valeur, le partage, et sur la capacité de communiquer et d’interagir avec les autres (partenaires, clients, fournisseurs, collaborateurs, prescripteurs...). « La période post-industrielle déplace l’efficacité de l’individu vers le collectif. » [Veltz, 2008]. Un cerveau d’oeuvre [Volle, 2000 et 2011] symbolise ce travail collaboratif basé sur la coopération entre les membres d’une équipe autour d’un projet commun et la qualité d’un travail collaboratif repose sur des comportements basés sur la confiance instaurée avec autrui. Cette activité n’est plus seulement fondée sur une organisation hiérarchisée traditionnelle, mais sur un nouveau mode de travail nécessitant l’implication des acteurs. Ainsi, les transformations dans les entreprises se concrétisent par de Nouvelles Formes d’Organisation du Travail (NFOT) (Charpentier, 2007), remettant en question les relations hiérarchiques « Top/Down ». Ces NFOT supposent une démarche professionnelle plus collaborative et distribuée, en temps réel, interactive et s’accomplissant à distance. Aujourd’hui, « toute organisation, qu’elle soit publique ou privée, familiale ou multinationale, pourrait, voire devrait fonctionner davantage en réseau pour rester compétitive dans son environnement. » [Vaast, 2008]. Une de ces NFOT se concrétise par l’émergence de nouveaux collectifs/communautés de travail (NCCT) dans un certain nombre d’entreprises. Ainsi, de nouveaux modes de fonctionnement différents se mettent en place dans le management quotidien des groupes et des équipes. Nous allons proposer un certain nombre d’exemples illustrant l’émergence de ces NCCT à partir desquels nous montrerons en quoi la question de la vulnérabilité constitue un socle essentiel dans les relations entre les personnes.

Le travail collaboratif

Pour qu’un travail collaboratif soit efficace, il est nécessaire que l’équipe fonctionne sur un certain nombre de principes entre tous les membres de l’équipe :

  • il doit exister un climat de confiance entre eux. Cela nécessite de créer des liens entre ses membres, de les développer et de les entretenir.

  • ils doivent avoir une bonne compréhension des objectifs de l’équipe et de ses projets, ce qui nécessite d’échanger, de se mettre d’accord afin qu’in fine ses membres puissent les partager. Cela nécessite une implication de ces personnes;

  • ils doivent disposer sur des outils collaboratifs qui vont favoriser le partage des activités[4]

Ainsi, ce sont par les interactions entre personnes et leur qualité que vont être facteur d'une meilleure productivité et d’innovation. Comme le décrit une récente étude (ANACT, 2015), « les entreprises ont commencé à développer des espaces de discussion à partir des années 2010. Ces espaces sont de trois ordres : des espaces de résolutions de problème où la situation de travail est décortiquée pour comprendre l’origine des difficultés; des lieux de partage pour augmenter les repères communs, les savoir-faire métier et monter en compétences; enfin des espaces de régulation collective pour co-construire des solutions avant un grand projet anxiogène comme un déménagement ou une fusion, par exemple. »

« Chacun peut exprimer les problèmes qu’il rencontre dans son quotidien, des plus complexes aux plus simples. Tout est posé, cela nous permet à tous d’avancer et de faire face à des problèmes que nous n’avions pas l’occasion de traiter, par exemple la répartition des tâches entre nous. En discutant, nous arrivons ensuite à trouver nos propres solutions. Je trouve que c’est un temps très profitable pour le service, nous avons peu de moments tous ensemble pour ainsi échanger. » Suivant le témoignage d’une participante à ces NCCT (ANACT, 2015)

Ce travail collaboratif peut être effectué à la fois, d’une manière synchrone ou asynchrone, et, d’autre part, en présentiel ou à distance. Les notions d’unité d’espace et de temps sur lesquelles fonctionnait le monde du travail sont ainsi remises en question. Les personnes membres d’une équipe vont devoir donc être attentives à se réguler par des groupes de dialogue et de discussion. Ne pas connaitre les règles de régulation constitue un danger important en ce qui concerne la pérennité d’une équipe. La régulation s’apprend. Il est nécessaire de mettre en place une démarche. Mais l’objet de cet article n’est pas de définir les conditions de fonctionnement de ces équipes qui deviennent des NCCT. Ils changent ainsi de nature par rapport aux collectifs de travail tels qu’ils existaient précédemment.

Le résultat d’un travail collaboratif n’est pas nécessairement synonyme d’efficacité ni de gain de temps. Il dépend en premier lieu de la motivation des acteurs à collaborer.

Les nouveaux collectifs de travail (NCCT)

De nouvelles pratiques commencent à apparaitre. L’expérience de certains chefs d’entreprise met en exergue des modes d’organisation et des principes en rupture avec les fonctionnements traditionnels en particulier dans leurs relations managériales. Ainsi, un chef d’une grande entreprise indienne[5] [Nayar, 2011] met ses salariés au centre de son entreprise, tandis qu’un autre[6] [Hsieh, 2010] explique la façon dont il fait disparaitre le management de proximité au profit de collectifs/communautés de pratiques, les membres d’une équipe se régulant entre eux.

Dans les NCCT, le groupe se réunit régulièrement pour définir ses meilleures formes d’organisation. Ainsi, comme le précisent Jérôme Introvigne et Camille Panassié, de l’équipe innovation des Biscuiteries Poult : « Concrètement, les salariés ont la liberté de définir et délimiter leur poste, la manière dont il l’occupe et leur répartition du temps. Ils sont libres de proposer et de mener de nouveaux projets, la seule obligation étant d’informer et partager l’information et que les projets ne soient pas menés de manière individuelle, mais en équipe (il faut a minima convaincre un ou deux autres salariés aux compétences complémentaires). Du coup, chaque équipe fonctionne différemment, l’auto-organisation est la règle. Évidemment, cela implique qu’il n’y ait plus de process déterminés par la direction générale, dans la mesure où la responsabilité et la liberté des équipes sont des principes fondateurs du système. Ainsi que le droit à l’erreur, sans lequel les salariés n’essaieraient pas. L’attribution des ressources dans l’entreprise est également collaborative : 95 % des investissements sont validés par un collectif de 15 personnes représentatives de toutes les communautés de l’entreprise. Les 5 % restants sont décidés par l’équipe incubatrice, sur des projets de rupture, dans une logique d’opportunités de business. Pour le recrutement, … la nouvelle recrue a généralement passé plusieurs entretiens avec sa future équipe, et chaque membre a un droit de veto. C’est finalement plus une cooptation par l’équipe, qui du coup se charge d’organiser au mieux le programme d’accueil du nouvel arrivant[7]. »

Nous retrouvons ainsi les dimensions de la pyramide de Maslow, mais avec un changement important : on passe d’une relation individuelle à un retour collectif. Ce n’est plus une seule personne (le chef) qui donne son avis à chacun. Ce sont, au contraire, les membres du groupe qui participent aux décisions et donnent leur retour sur la contribution au groupe de chacun. Ce sont des sentiments d’appartenance, de reconnaissance et d’estime encore plus forts puisqu’ils sont multipliés. Les NCCT constituent ainsi un levier important de motivation. Ils constituent une nouvelle forme d’organisation dont un élément saillant nécessite des modes de régulation que ces NCCT doivent formaliser et impliquer toutes les personnes qui en font partie.

Chaque NCCT doit fixer ses propres principes de fonctionnement, ce qui rejoint les modes de gestion des biens communs tels que les a formulés Elinor Ostrom (Ostrom, 2010, 2013). Ainsi, le nombre de membres d’une équipe est limité dans beaucoup d’entreprises. Chez Sodebo, ils ne sont pas plus de 10 personnes et aux biscuiteries Poult les unités ne font pas plus de 100 personnes.

Ces NCCT n’ont quelquefois plus du tout de managers. Chez Zappos, on proclame ainsi la fin des managers (Tony Hsieh). Dans tous les cas, les managers n’ont plus de rôle de surveillance et de contrôle. Au titre de manager, on substitue plus souvent celui de leader (aux biscuiteries Poult). Depuis fin 2013 une expérience est en cours chez Michelin sur quatre usines en Europe et deux sur la zone américaine. L’objectif est de déterminer les conditions à remplir pour que les membres des équipes disposent de plus d’autonomie dans leur travail. Le pourquoi appartient aux dirigeants tandis que le comment doit être défini par les équipes opérationnelles. En deux ans, cette expérimentation a déjà donné des résultats tangibles, selon le responsable du projet, Olivier Marsal (Responsable du Programme Management Autonome) : « En laissant les gens s’exprimer, cela a permis de trouver des solutions originales et performantes mais surtout les personnes ont les yeux qui brillent ». La confiance est ici une valeur revendiquée.

Penser les hommes en interaction

Toutes ces expériences proposées sont au mieux des monographies, mais n’expliquent pas le basculement épistémologique qu’engendrent ces changements. Ce pragmatisme nécessite aujourd’hui de s’appuyer sur un renouvellement conceptuel prenant l’humain pour objet et s’effectuant à la lumière de différents travaux récents en sciences humaines, mais aussi en neurobiologie [Vincent, 2000; Damasio, 2001] ou en éthologie [de Waal, 2010]. Ainsi, notre connaissance sur l’Homme est en train de se renouveler avec d’évidentes répercussions sur l’Homme au travail. Il ne faut plus réduire l’Homme à sa dimension individuelle, mais le penser dans ses interactions avec Autrui. Nous ne pouvons appréhender ces changements qu’en introduisant d’autres disciplines que celle de la gestion. Ainsi, nous sommes dans la continuité d’Adam Smith qui bien qu’étant le fondateur de l’économie avec La richesse des nations (1776) n’en reste pas moins un philosophe se préoccupant de questions morales puisqu’une quinzaine d’années auparavant il écrit une Théorie des sentiments moraux. À l’origine de nos conduites, il y a la sympathie qui s’entend comme « un principe d’intérêt pour ce qui arrive aux autres », il s’agit donc d’un sentiment déterminant la conduite morale des hommes, pas tant par altruisme que par désir de profiter de la sympathie des autres.

La Vulnérabilité

La vulnérabilité comme dépendance

Le care comme sollicitude

Les réflexions développées dans le cadre des éthiques du care, en s’inspirant des analyses psychologiques de Carole Gilligan [Gilligan, 2008] et de la politique du care de Joan Tronto [Tronto, 2009], se basent tout d’abord sur une remise en question du caractère illusoire de l’autonomie foncière de l’être humain pour insister sur la nécessité de prendre soin de l’autre, de prendre en considération sa souffrance et sa faiblesse en faisant preuve à son égard de sollicitude. Ce terme de sollicitude serait d’ailleurs plus pertinent pour traduire le mot anglais « care » que celui de soin qui a tendance à prendre une connotation négative en évoquant l’assistanat et la déresponsabilisation. Or, contrairement à ce qu’une approche un peu rapide et superficielle de cette philosophie pourrait laisser croire, les éthiques du care peuvent tout à fait être pensées comme fondées sur une certaine conception de la responsabilité dans la mesure où en prenant conscience de ma vulnérabilité et de ma dépendance, je dois aussi prendre conscience de celles des autres. Cette prise de conscience me rend donc, dans une certaine mesure, responsable aussi des autres avec qui je vis, qui m’aide et que je dois aider.

Berenice Fisher et Joan Tronto ont d’ailleurs défini ainsi les quatre principaux éléments du care :

  • l’attention : « se soucier de »;

  • la responsabilité : « prendre en charge »;

  • la compétence : « prendre soin », le travail effectif qu’il est nécessaire de réaliser;

  • la capacité de réponse : « recevoir le soin »;

En associant ainsi la sollicitude et la responsabilité à la compétence, elles font du care une éthique concrète se traduisant dans une pratique qui ne prend tout son sens que par la capacité de réponse du récepteur de care, du bénéficiaire. Cette dimension de réception marque en effet notre interdépendance et notre double position de pourvoyeur et de récepteur de care.

Ainsi compris, le souci de l’autre ne se résume pas à une exigence morale, mais relève également d’une nécessité en termes d’intérêts bien compris tant du point de vue de l’individu que de celui de l’organisation dont il fait partie. Chacun est donc responsable, car il répond autant de l’autre que de lui-même par la sollicitude dont il peut faire preuve envers lui. C’est pourquoi la notion de « soin » apparaît comme trop réductrice pour traduire le vocable « care » qui évoque aussi l’importance, la valeur accordée à l’autre en opposition à l’indifférence — « I don’t care » — que cultive un certain individualisme contemporain. On peut, pour souligner la complexité de cette notion et la difficulté qu’il y a à la définir, faire référence à la définition qu’en donne Joan Tronto dans un article intitulé Care démocratique et démocratie du care : « Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. » [Tronto in Molinier, Laugier, Paperman, 2009, p. 3].

En conséquence avant d’être considéré comme un être fondamentalement autonome l’être humain sera tout d’abord considéré comme un être vulnérable et susceptible de voir à tout moment de sa vie cette vulnérabilité s’accroître (maladie, handicap, vieillesse, pauvreté).

Faire de la vulnérabilité une force

Cependant, si les hommes sont des êtres vulnérables, cette vulnérabilité ne constitue pas nécessairement une faiblesse dont ils devraient avoir honte. Bien au contraire toute leur force se situe dans leur capacité à assumer cette vulnérabilité qui est au coeur de leur condition. C’est d’ailleurs la difficulté à assumer sa vulnérabilité qui est la cause d’un grand nombre de dysfonctionnements dans le monde du travail, tant pour les managers que pour les managés. Quand « on n’y arrive pas », lorsque l’on ne trouve pas de solutions à certains problèmes, qu’il s’agisse de difficulté propre au travail ou concernant la compatibilité entre vie professionnelle et vie personnelle ou familiale, on n’ose pas en parler ni à ses pairs ni à ses supérieurs de peur de passer pour incompétent, pour faible ou incapable. C’est ainsi que progressivement l’on s’enfonce jusqu’à ce que l’on perde pied et qu’il soit trop tard.

C’est alors que se pose la question de la souffrance au travail, qui correspond à une situation qui « surgit lorsque le sujet se heurte à des obstacles insurmontables et durables, après avoir épuisé toutes ses ressources pour améliorer l’organisation réelle de son travail vis-à-vis de la qualité et de la sécurité. » [Dejours, 1998 p. 183]. Un certain nombre de salariés connaissent ce type de souffrance. Mais la situation serait probablement différente si chacun percevait sa propre vulnérabilité et celle des autres avec une plus grande sollicitude. Personne n’hésiterait alors à demander de l’aide et à aider les autres, à faire preuve de ce care qui manque cruellement dans nos vies. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’opposition entre vulnérabilité et autonomie demande à être nuancée. À l’autonomie envisagée comme la capacité de se suffire à soi-même, il est tout à fait possible de concevoir une autonomie plus solidaire reposant sur l’acceptation par chacun de sa propre vulnérabilité et la nécessité de mieux comprendre les liens de dépendance qui nous réunissent.

Assumer sa vulnérabilité et pouvoir à la fois être un récepteur et un pourvoyeur de care pourrait certainement aider à briser la solitude dont souffrent certains managers pris en tenailles entre leur hiérarchie et ceux qu’ils dirigent. Il convient donc de lutter contre les réticences qui font obstacle à cette acceptation d’une partie de soi-même et à son expression dans le monde du travail sur le mode de l’empathie et de la sollicitude.

Cette attitude souvent perçue comme essentiellement féminine est trop souvent rejetée par les hommes qui craignent d’y perdre leur autorité et abandonnée par les femmes qui souhaitent légitimement occuper de réelles responsabilités dans le monde du travail. Les éthiques du care dont l’origine se situe dans la pensée féministe ont pour objectif de renverser cette tendance en montrant que l’expression des affects peut aussi contribuer à renforcer la cohésion sociale et la solidarité sans pour autant entrer en contradiction avec l’exercice de l’autorité nécessaire au bon fonctionnement d’une organisation.

La vulnérabilité comme relation à l’Autre

Tenir compte de la singularité de chacun

Plutôt que de s’obstiner à faire entrer à tout prix les comportements et les conduites (tant dans sa vie personnelle que professionnelle) dans des procédures définies abstraitement à l’avance, les éthiques du care nous apprennent à appréhender les situations en fonction de leur singularité, de manière à toujours agir au moment opportun, le Kairos des Grecs, qui nécessite le recours à cette forme de sagesse qu’Aristote nomme la phronesis et que l’on traduit par prudence [Aristote, Tricot, 1990] ou sagacité [Aristote, Bodéüs, 2004]. Cette sagesse pratique qui permet de délibérer et de toujours adapter son comportement aux situations singulières est peut-être cette vertu qui nous permet, malgré notre vulnérabilité foncière, de trouver dans les moments difficiles le chemin à suivre pour « réparer » ce qui se casse parfois dans nos relations. La phronesis, dont un commentateur d’Aristote a dit qu’elle était « l’habileté des vertueux » [Aubenque, 1963, p. 61], est certainement la meilleure compagne de notre vulnérabilité pour rendre harmonieux ces liens de dépendance qu’il nous faut accepter et assumer. Agir de cette manière, c’est aussi se libérer de la dictature du jugement et appliquer ce principe de Spinoza déjà cité : « ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre » [Spinoza, 2005, p. 91].

Vulnérabilité et servitude

Spinoza qui, s’il ne parle pas de vulnérabilité, parle de servitude pour désigner la condition humaine qui est soumise à un grand nombre de déterminations dont l’homme ne peut avoir que très difficilement connaissance. Prendre en considération la vulnérabilité humaine dans le management commence certainement par cette exigence de compréhension de l’autre afin de l’aider à progresser et à mieux assumer sa dépendance.

La pensée de Spinoza peut d’ailleurs être riche d’enseignements dans le cadre d’une réflexion sur le management intégrant la dimension de vulnérabilité de la condition humaine. En effet, la philosophie de Spinoza place le désir au centre de l’existence humaine et en fait le moteur même de l’action : « Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. » [Spinoza, 1988, p. 305]

Tout individu – humain ou non-humain - est conduit à persévérer dans son être par une puissance qui résulte de sa structure même, de sa complexion propre. Cette puissance Spinoza la nomme conatus, terme que l’on a coutume de traduire par « effort » pour persévérer dans l’être. Il faut cependant ne pas se laisser abuser par ce terme qui n’a ici rien de volontariste. Une telle interprétation entrerait d’ailleurs en contradiction avec le déterminisme de Spinoza qui remet totalement en question la conception de la liberté comme libre-arbitre : « …les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs appétits, et que les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent, et n’y pensent pas même en rêve. » [Spinoza, 1988, p. 81]

Remise en question que l’on peut d’ailleurs rapprocher de la critique de la notion d’autonomie dans les éthiques du care [Delassus, 2014, p. 77-119]. Parce qu’il n’est pas « comme un empire dans un empire » [Spinoza, 1988, p. 305], c’est-à-dire qu’il est soumis aux lois communes de la nature comme n’importe quelle autre chose, l’homme est un être dépendant, il est lié indissociablement à son environnement naturel, mais aussi social, puisque, dans cette configuration, l’homme et la société font intégralement partie de la nature. Dans ces conditions, la liberté ne consiste aucunement en un impossible libre arbitre, mais dans la compréhension des causes qui nous déterminent et qui peuvent tout aussi bien accroître que diminuer notre puissance. Une telle philosophie ne peut donc qu’inviter à l’humilité et à la compréhension de l’autre. Personne n’est véritablement responsable de la puissance dont il dispose tant qu’il n’a pas vraiment compris par quoi il est mû et surtout cette puissance ne doit pas être comprise en termes de potentialité, mais d’actualité. Aussi, lorsque la puissance d’un individu est diminuée, faut-il s’interroger sur les causes de cette diminution et agir sur ces causes afin de remédier à ses déficiences. C’est à ce type de situation que peut être confronté un manager, lorsqu’il constate un affaiblissement des capacités d’un membre du personnel dont il a la responsabilité. Il ne sert à rien d’accuser cette personne de ne pas avoir fait le maximum, il est plus pertinent et certainement plus efficace de se demander pourquoi elle ne peut pas faire plus actuellement et de s’interroger sur les mesures à prendre pour l’aider à augmenter sa puissance d’agir.

Ainsi, nous pouvons nous libérer de la dictature du jugement qui le plus souvent consiste à louer ou blâmer l’autre, et parfois soi-même, au lieu d’essayer de comprendre quelles sont les véritables causes des comportements des uns et des autres.

Comprendre l’autre

Aussi, le manager qui est confronté à un salarié qui semble peu motivé, qui commet trop fréquemment des erreurs ou qui ne parvient pas à s’adapter à son poste de travail ainsi qu’aux rythmes qui lui sont imposés, doit-il tout d’abord s’interroger sur les causes qui déterminent un tel comportement et se garder de toute accusation qui n’apporte en général de solution pour personne. Même la paresse peut être considérée comme une impuissance, une faiblesse dont est victime celui qui en fait preuve. Elle est absence ou faiblesse du désir qui ne peut venir de la personne elle-même, mais nécessairement de causes externes qui l’affectent. La sollicitude consiste donc ici à s’efforcer de comprendre ce qui est à l’origine d’une telle diminution de puissance. Ces causes peuvent être personnelles, familiales, liées à un problème de santé, elles peuvent également résulter d’une incompatibilité entre la personne et son environnement de travail. Il est donc nécessaire d’identifier ces causes pour pouvoir ensuite mieux les enrayer.

Enfin, faire preuve de care ne signifie pas pour autant tout tolérer, mais essayer d’abord de comprendre pour mieux agir en vue de l’intérêt de tous. Cela signifie que l’on admet le droit à l’erreur de part et d’autre, tant pour le manager que pour le managé, et que lorsqu’un problème se pose, on cherche d’abord à en identifier la cause plutôt qu’à accuser tel ou tel, ce qui en général ne fait pas avancer vers une réelle solution.

Les origines féministes des éthiques du care

Le modèle de la relation mère / enfant

L’un des modèles qui est à l’origine des éthiques du care est celui de la relation mère/enfant. Le choix d’un tel paradigme a eu pour effet de nourrir un certain nombre de critiques accusant les éthiques du care de « maternalisme », alors qu’en réalité, la sollicitude qui est à l’oeuvre dans une telle manière de concevoir et d’établir le rapport à autrui dépasse largement le cadre du simple maternage. Les origines féministe du care donnent d’ailleurs lieu à certaines ambiguïtés dans la mesure où tout en valorisant certains comportements relevant des rôles sociaux le plus souvent dévolus aux femmes, certains auteurs ont eu parfois tendance à essentialiser ou à naturaliser certains comportements s’enracinant dans la sollicitude et la compassion, comme si ces vertus étaient inscrites dans la nature même de la femme. À l’inverse, l’homme serait plus rationnel, plus rigide et plus scrupuleux quant au respect de la loi. Ce retour aux clichés traditionnels a donc entraîné une remise en cause de ces principes par certains tenants du féminisme qui ont vu dans une telle conception du care une porte ouverte au retour des représentations contre lesquelles le féminisme s’était battu durant des années.

Revaloriser les vertus considérées traditionnellement comme féminines

C’est pourquoi le chemin qu’emprunte Carol Gilligan est beaucoup plus nuancé puisque celle-ci considère que si les valeurs liées aux soins et à la sollicitude ont été principalement portées par les femmes au cours de l’histoire, cela n’oblige pas pour autant à les naturaliser et n’interdit pas d’expliquer cette situation à partir de données culturelles et sociales. Elle défend plutôt l’idée selon laquelle les comportements résultant des rôles et des tâches dévolues aux femmes durant des siècles n’ont pas à être dévalorisés et sont même porteur de vertus plus favorables au maintien d’un climat social plus apaisé et offrant des solutions tout à fait novatrices dans la manière de résoudre les conflits : « Prétendre que la nature des femmes n’est pour rien dans la qualité du care, ne veut pas dire pour autant que les femmes n’ont pas développé des savoirs et une connaissance du monde qui leur viennent par le care. Cette connaissance, ce mode d’expertise particulier, c’est précisément ce qui fait défaut aujourd’hui dans l’espace public, au moment même où tout le monde s’accorde à penser que la qualité des soins et des services aux personnes est l’un des critères principaux de la civilisation. » [Molinier, Laugier, Paperman, 2009, p. 17-18].

Autrement dit, il n’est pas nécessaire pour une femme d’adopter une attitude considérée comme traditionnellement masculine pour être en mesure d’assurer de hautes responsabilités dans la société et il n’est pas nécessaire pour qu’un homme réussisse qu’il fasse taire et étouffe ses tendances à l’empathie et à la sollicitude. Il importe donc de faire évoluer les représentations afin de montrer que les valeurs que cherche à promouvoir les éthiques du care et que l’insistance sur la vulnérabilité foncière de l’être humain ne sont pas incompatibles avec l’exercice de l’autorité, voire sont même en mesure de contribuer à l’exercice d’une autorité plus efficace et plus respectueuse de ceux sur qui elle s’exerce.

Prise en compte la vulnérabilité et émergence d’une nouvelle organisation du travail

Comment se recentrer sur l’humain

La fin de l’homo oeconomicus

« Homo oeconomicus est un bien pauvre prophète. En voulant surmonter les obstacles qui se dressent à la poursuite de l’enrichissement, et au nom de l’efficacité, il chasse ses propres compétiteurs, les Homo ethicus, empathicus…, ces autres parts de l’homme qui aspirent à la coopération, à la réciprocité. Mais en triomphant de ses rivaux, il meurt, enfermant la nature humaine dans un monde privé d’idéal et, au final, inefficace. »

Cohen, 2012, p. 206

L’égotisme, le narcissisme et autres formes d’égoïsme exacerbé ne peuvent plus répondre aux enjeux actuels. L’homo oeconomicus a perdu la bataille et il devient déraisonnable de confier à la recherche de la maximisation de l’utilité individuelle le soin de créer les conditions stables et satisfaisantes du mode de vivre ensemble. Les ressorts de la société post-moderne sont tout autres. Les réponses que nous devons apporter ne doivent plus relever d’une logique fondée sur l’individu, mais sur la personne [Delassus, 2013], c’est-à-dire sur la conception d’un être humain qui sait l’importance primordiale d’autrui dans sa propre construction et évolution. L’autre, le proche, devient un élément fondamental de l’apprentissage que l’on fait de soi-même, car investi de notre confiance, il nous révèle à nous-même [Leroux, 1995]. Ricoeur évoque la personne comme miroir de l’Autre qui se réfléchit aussi sur cet Autre [Ricoeur, 1990]. Ce sont des jeux sans fin du « je » vers les autres qui sont d’autant plus riches qu’il y a de constantes interactions entre chacun. C’est ainsi qu’un individu devient une personne quand il se met à vivre avec les autres, autrement dit, « l’homme se nourrit de l’homme. L’homme ne peut être homme que parce qu’il y a l’autre, les autres hommes » [Vincent et al, 2003]. En ce sens, il semble plus judicieux et pertinent de revoir notre système de représentation de redonner à la notion de personne une place qu’elle a peut-être perdue au profit de la notion de sujet. En effet, au sujet moderne issu du cogito cartésien, substance pensante qui se perçoit comme la manifestation d’un libre-arbitre sans limite, ne faut-il pas substituer l’idée d’une personne conçue plus en termes relationnels que substantiels.

La personne n’est pas le sujet

La notion de sujet, telle qu’elle s’inspire du cogito cartésien (« cogito ergo sum », « je pense, donc je suis ») peut être interprétée comme l’une des origines de l’idéologie de l’autonomie contre laquelle se sont constituées les éthiques du care. En effet, en posant le « je pense » comme un point de départ Descartes affirme la dimension de sujet de l’être humain comme une donnée fondamentale. Or, toutes les réflexions actuelles sur la vulnérabilité et l’altérité nous conduisent plutôt à penser que si l’homme peut devenir un sujet autonome, cette subjectivité est plus de l’ordre d’une visée, d’un aboutissement que d’un point de départ [Delassus, 2015]. Le concept de sujet renvoie à l’idée d’un être qui est l’origine première de ses actes et de ses pensées, le sujet désigne « celui qui agit », c’est d’ailleurs sa signification grammaticale. Par conséquent, considérer l’homme comme fondamentalement sujet, c’est refuser de prendre en compte toutes les déterminations dont il est l’objet et qui le font agir, déterminations qui peuvent être d’ordre biologique, mais surtout psychologique ou social. Selon que je serai en bonne ou en mauvaise santé, selon ma position sociale, selon mes dispositions affectives, je n’agirai pas de la même façon et ne prendrai pas toujours les mêmes décisions et la conscience que j’aurai de moi-même et du monde ne sera d’ailleurs pas exactement la même.

Cette conscience est d’ailleurs elle-même le fruit du tissu relationnel à l’intérieur duquel ma subjectivité s’est progressivement éveillée et s’est manifestée à elle-même. Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’approche cartésienne, je ne prends pas d’abord conscience de moi pour ensuite découvrir l’autre par analogie en l’instaurant comme alter ego. L’expérience nous conduit plutôt à penser qu’il s’agit d’une illusion rétrospective et qu’en réalité, c’est la présence de l’autre qui aide chaque conscience à émerger et à découvrir sa subjectivité.

« L’homme vit « tout d’abord » et principalement dans les autres, non en lui-même; il vit plus dans la communauté que dans son propre individu. »

Sheller, 2003, p. 360

Aussi, peut-il sembler plus judicieux de considérer d’abord l’homme comme une personne plutôt que comme fondamentalement sujet. Par personne, nous n’entendrons pas nécessairement ici un être qui serait par nature différent du reste de la nature, un être qui serait substantiellement une exception en ce monde, mais un être dont la complexion est telle qu’il est susceptible de devenir et de se constituer comme telle par son immersion dans un milieu à l’intérieur duquel les autres hommes occupent une place prépondérante.

L’assimilation de la personne au sujet est l’une des causes de l’oubli de la vulnérabilité qui caractérise l’idéologie de l’autonomie. Si, en effet, être une personne, c’est d’abord être sujet, c’est-à-dire jouir d’une totale autonomie sur le plan de la pensée et de l’action, cela sous-entend nécessairement que celui qui perd cette autonomie n’est plus une personne. Mais alors qu’en est-il de ceux de nos semblables qui ne parviennent pas à acquérir une telle autonomie ou qui la perdent ? Le déficient mental, la personne âgée dépendante et atteinte de la maladie d’Alzheimer, celui qui vit dans la précarité sociale et ne parvient pas à subvenir seul à ses besoins les plus élémentaires, tous ces gens doivent-ils, parce qu’ils ne parviennent pas à devenir pleinement sujets de leur existence, être considérés comme des humains qui ne seraient pas ou plus des personnes ? Cette perception de l’être humain se retrouve parfois dans le monde du travail, lorsqu’un collaborateur perd pied et ne parvient plus à assurer de manière optimale les tâches qu’il doit accomplir. Le regard des autres a vite fait de lui renvoyer une image de soi dévalorisée et humiliante qui ne fait qu’augmenter sa détresse et sa vulnérabilité. Si comme nous l’avons souligné plus haut le visage de l’autre est une invitation à la sollicitude, il arrive trop souvent que nous ne répondions pas à celle-ci et que nous fuyions le regard de l’autre pour ne plus le regarder que comme une objet que nous jugeons sans chercher à le comprendre. Or, c’est justement le regard de l’autre qui fait de nous des personnes et c’est en ce sens que le concept de personne ne prend sens que dans un cadre relationnel [Delassus, 2016]. Tout homme, quelle que soit sa condition, est une personne s’il se considère et s’il est considéré comme tel par ses semblables. Cette dynamique relationnelle mérite certainement d’être favorisée dans les entreprises et les organisations afin de recentrer leur structure sur la dimension humaine des relations de travail.

Emergence des NCCT : la place de l’humain

Une nouvelle organisation du travail plus collaborative

Depuis le début des années 80, nous avons assisté à un basculement de l’approche du travail jusqu’alors basée sur la gestion de la matière à celle de l’information à travers des logiques centrées sur les processus. En une trentaine d’années, les organisations se sont ainsi transformées en éliminant beaucoup de tâches administratives d’exécution, mais plus largement en permettant de faire des gains de productivité autour de la diffusion de l’information. Mais nous restons dans la continuité de la révolution industrielle : la recherche constante de nouveaux gains de productivité.

Tout autre est l’évolution que nous sommes en train de vivre maintenant. En effet, depuis une dizaine d’années, avec le développement de la numérisation la question centrale va consister à se centrer sur les interactions et les relations entre les personnes auxquelles « l’outillage » des technologies numériques va fortement contribuer. En effet, nous voyons l’émergence d’une nouvelle organisation d’un travail qui devient collaboratif développant de la virtualité, abolissant les distances [Harrison-Broninski, 2005] et surtout créant les conditions pour optimiser de nouveaux modes de travail basés sur des logiques de projets [Benkler, 2006]. Le diagramme ci-dessous met en évidence le basculement de la gestion de l’information à l’interaction entre les personnes.

FIGURE 1

Source : F. Silva, E. Soulier, 2011

-> See the list of figures

L’émergence de ces nouvelles pratiques transforme aussi à terme le management qui de gestionnaire d’objectifs et de résultats va devoir se centrer sur la dynamisation des relations humaines dans une visée qualitative. [Mintzberg, 2004]. Bien évidemment, le management de proximité est celui qui va devoir créer les conditions et aider chacun à être dans une véritable posture d’interaction. Ainsi, cette fonction de management doit être revisitée pour que les managers soient en situation de créer et favoriser l’émergence de ces nouvelles pratiques chez les membres de leur équipe. Depuis les années 80, la fonction RH a développé une importante gamme d’outils et de méthodes pour favoriser l’individualisation des salariés : rémunération, compétence, définition et évaluation du travail, formation… Tout autre est la logique collaborative dans laquelle doivent se développer désormais les interactions entre les personnes. Les outils et les méthodes que la fonction RH doit développer doivent être d’un autre ordre. C’est pourquoi les entreprises doivent développer, valoriser et faire évoluer les capacités comportementales coopératives et collaboratives de chacun des acteurs de l’entreprise. C’est là le rôle et la fonction du management, mais cela constitue une vraie révolution copernicienne pour développer en même temps des postures d’écoute, d’empathie et de confiance réciproque.

La relation aux autres du manager ne peut plus alors se résumer à une simple gestion de ressources, mais intègre également le souci de permettre à ceux qui sont sous sa responsabilité de trouver dans leur travail une source d’accomplissement.

La régulation est ainsi une fonction essentielle du management, sans cette dimension les managers risquent de s’enfermer dans une culture du « petit chef » [Thévenet 2004] qui doit surveiller, contrôler, voire sanctionner en s’appuyant sur des outils de reporting mesurant la performance de chacun. C’est pourquoi le manager de « proximité », celui qui, à un premier niveau, manage des non-cadres est avant tout un régulateur et un modérateur accompagnant une équipe, c’est-à-dire des personnes comprises dans le sens que nous avons donné plus haut à ce terme, autrement dit des acteurs singuliers assumant la dimension relationnelle de leur condition. Il s’agit donc de prendre en considération des personnalités et pas seulement des individualités. Dans une telle configuration, le manager est lui-même régulé et accompagné par son manager (N+1), mais en même temps, les managers d’un même niveau s’« autorégulent » entre eux sans que l’intervention du manager N+1 s’avère toujours indispensable.

Ces mutations doivent évoluer vers un « recentrage » autour des questions d’éthique de la reliance [Maffesoli, 2007]. Avec l’émergence de ces nouvelles pratiques organisationnelles, deux dimensions attirent nécessairement notre attention : l’authenticité et les valeurs. En effet, pour l’authenticité, l’enjeu va consister à être attentif à la cohérence entre ce qui est revendiqué et ce qui est effectivement fait et mis en place. Il est nécessaire que l’écart ne soit pas trop important entre les deux, sinon la crédibilité du discours est en cause. Cet écart entre la promesse et sa réalisation peut être source de dissonances cognitives extrêmement néfastes à la performance de l’organisation. Concernant les valeurs, cela désigne la qualité et/ou les mérites recherchés ou voulus. Les normes de conduites devant se conformer aux valeurs revendiquées. Cela signifie une valorisation de la relation humaine afin de permettre à chacun de se sentir reconnu en tant que personne. Cela converge avec la nécessité dans les équipes de bien communiquer. Ainsi, l’organisation du travail doit rechercher les comportements générant cette reconnaissance mutuelle [Harrison-Broninski, 2005]. Mais surtout avec les nouvelles technologies, il devient indispensable de développer aujourd’hui une dynamique collective qui sera demain essentielle, car ces nouveaux outils n’ont de sens et d’intérêt que s’ils améliorent les conditions d’interaction entre les personnes.

Toutes les entreprises aujourd’hui vont être conduites à réfléchir aux conséquences de la numérisation de leurs activités pour ensuite savoir les traduire, tant en externe, par des offres et prestations nouvelles, qu’en interne, avec des façons différentes de travailler et de s’organiser. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’émergence de nouvelles pratiques organisationnelles et managériales. L’efficacité de ces outils passe par la capacité des personnes à développer leur « interactionnalité » et leur relationnel [Benkler, 2006]. Travailler avec des outils sociaux et collaboratifs c’est effectivement travailler différemment avec les possibilités qu’offrent la virtualité et l’abstraction de la distance. C’est en premier lieu prendre en compte la personne dans toutes ses composantes.

Prendre en compte la vulnérabilité dans le management

Le développement des NCCT constitue aujourd’hui un élément essentiel de nouvelles pratiques managériales qui commencent à émerger et qui ne pourront se développer qu’en prenant en considération cette dimension de vulnérabilité de la condition humaine et, par conséquent, en faisant en sorte que chacun soit attentif à ce que les autres pensent et ressentent.

Le développement de ces pratiques nécessite la définition d’un certain nombre de principes qui commencent à émerger de la révision par certaines entreprises de leur mode d’organisation et de décision autour des nouveaux collectifs/communautés de travail (NCCT). Parmi ces principes communs que nous jugeons essentiels, nous insisterons plus particulièrement sur la régulation qui repose sur la participation de tous les membres de l’équipe aux décisions (rythmes, affectations des personnes, réponses à apporter aux clients…) Ce n’est plus une personne qui détermine les solutions ou les choix pour les autres qui dépendent de son autorité. Au contraire, soit la personne a la capacité pour définir elle-même ses choix, soit c’est le groupe qui collectivement définit les choix à travers un dialogue et une discussion. Le groupe a ainsi un mode de fonctionnement qui n’est plus celui d’une relation hiérarchique « traditionnelle » verticale. Jusqu’alors le manager, chef de service, de bureau, le contremaitre, faisait exécuter les processus/procédures définis par des spécialistes. Les ouvriers et employés n’étaient donc considérés que comme des exécutant soumis à l’autorité de leur chef hiérarchique. Aujourd’hui, il apparaît nécessaire de créer des conditions favorisant le développement des dispositions grâce auxquelles nous entrons en relation les uns avec les autres dans le monde du travail. En promouvant ainsi les échanges, il devient possible d’améliorer l’expérimentation des nouveaux outils/applications sur lesquels s’appuient les NFOT. En expérimentant l’utilisation de ces nouveaux outils, les salariés déconstruisent de fait leurs modes de travail existant. Néanmoins pour qu’une telle démarche soit féconde, un accompagnement s’avère nécessaire. C’est là le rôle des nouveaux managers, mais aussi des pairs, des coachs (internes ou externes à l’entreprise ou au service) ayant déjà pratiqué ces outils. C’est dans ce cadre que se créent des ateliers d’échanges autour de l’expérimentation de ces nouvelles pratiques. De nombreuses expériences se développent dans des entreprises[8]. Chacun s’essaie, souvent en bricolant et en expérimentant de façon très pragmatique les outils mis à disposition. Partis du monde éducatif et plus largement de la formation [McDermott, 2002], ces ateliers d’échanges de pratiques sont en train de se développer dans les entreprises « numériques » en remettant en question le management traditionnel [Hsieh, 2010]. Il se développe ainsi des collectifs/communautés éphémères ou non qui sont souvent formalisés par des règles et des principes dans le fonctionnement entre ses membres. Il est nécessaire de s’inspirer des principes de fonctionnement définis par Elinor Ostrom pour gérer des biens communs [Ostrom, 1990, 2013] : définition de principes de gestion et de gouvernance, implication de toutes les parties prenantes. Certes, la question des modalités et du développement de ces collectifs/communautés n’est pas l’objectif de cet article. Quoi qu’il en soit, il importe de souligner qu’une organisation collective nait de ce travail collaboratif [Lévy, 1994] qui permet la virtualité, abolie les distances [Harrison-Broninski, 2005] et surtout crée les conditions pour optimiser les nouveaux modes de travail basés sur des logiques de projets [Benkler, 2006]. Mais au-delà du « travailler ensemble », il faut que les organisations permettent à leurs salariés de savoir mieux « vivre ensemble ». Ces collectifs/communautés doivent être aussi des lieux de convivialité, car ce vivre ensemble ne peut plus se construire sur des logiques strictement individuelles. Il faut développer les conditions de coopération qui ne peuvent exister que par la confiance et la bienveillance réciproques. Ainsi, être soi-même implique de développer des comportements d’interdépendance avec les autres [Flahault, 2005].

Vulnérabilité et autorité

Assumer sa vulnérabilité

Assumer sa vulnérabilité, tant pour le manager que pour le managé, est souvent vécu comme le risque de perdre toute crédibilité, de ne plus parvenir à faire valoir ses compétences ou de ne plus pouvoir assumer pleinement son autorité. Or, les problèmes ne viennent-ils pas le plus souvent de la prétention à l’autonomie des uns et des autres qui n’osent avouer leurs difficultés, qui s’efforcent de les dissimuler et qui s’épuisent à trouver par eux-mêmes des solutions alors que parfois, il suffirait de demander de l’aide autour de soi ou tout simplement d’en parler pour que les choses s’éclaircissent d’elles-mêmes. On peut d’ailleurs se poser légitimement la question de savoir à qui nous avons plutôt raison de faire confiance. Vaut-il mieux faire confiance en celui qui donne l’illusion de la puissance et de la compétence et qui au fond de lui-même est taraudé par le doute et dissimule ses émotions, ou n’est-il pas préférable d’accorder sa confiance à celui qui ne craint pas de demander conseil, même à l’un de ses subordonnées, car il assume pleinement l’interdépendance dans la relation de travail. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de faire de l’incompétence ou de l’ignorance une règle, il s’agit tout simplement de prendre conscience que l’excellence s’acquiert à plusieurs et de prendre conscience du fait que les progrès de chacun dans l’excellence sont la condition des progrès des autres. C’est pourquoi d’ailleurs, les managers eux-mêmes doivent travailler en se retrouvant entre pairs pour échanger sur leurs pratiques et leurs difficultés. Cela évite cette solitude du manager souvent confronté au doute et à l’incertitude parce qu’il n’a pas connaissance de la manière dont procèdent ses collègues. Il importe donc de sortir de la dictature du chiffre et du quantitatif pour mettre en place une appréhension plus qualitative reposant sur les échanges entre les managers eux-mêmes. C’est dans ce cadre que se situe l’émergence de nouvelles pratiques managériales qui s’appuient sur le développement de collectifs/communautés de partages et d’échanges de pratiques entre managers comme entre le manager et son équipe [Chanal, 2003 et Wenger 2000]. Cette démarche, encore très marginale aujourd’hui, devrait à terme constituer un élément majeur dans le fonctionnement des entreprises [HR Valley, 2014]. Dans cette étude de HR Valley, on constate l’émergence de ces collectifs/communautés dans plusieurs grandes entreprises [AXA, Crédit Agricole Consumer Finance, CGG, Danone, Kering, LVMH, Leroy Merlin, Pernod Ricard, Sanofi, Solvay, Thales]. Certes, elles ne sont présentes que de façon limitée dans quelques services ou département. Mais la mise en place de ces collectifs/communautés permet de faire apparaitre 3 dimensions :

  • Organisationnelles : elles constituent un levier pour développer la coopération entre ses membres avec l’émergence de « productions » collaboratives innovantes;

  • Managériales : elles favorisent les échanges au sein des équipes en favorisant l’innovation, l’engagement et la productivité. Elles sont des leviers pour les managers de proximité;

  • Comportementales : elles génèrent l’ouverture et les échanges entre ses membres en étant créatrices de liens et porteuses de sens dans un contexte où les pertes de repères sont nombreuses. Elles favorisent des comportements relationnels de qualité (confiance, respect, écoute), mais il existe des risques d’endommager les liens entre personnes et avec l’entreprise.

Dans ces collectifs/communautés, le manager entre dans un processus d’apprentissage constant pour accompagner, réguler, ajuster et ne pas être pris ni se prendre pour le super-héros des temps modernes. Il est donc nécessaire de manager les managers. Faire du manager un être dont on doit prendre soin et qui doit prendre soin des autres, non pas en adoptant une posture compassionnelle, mais par un réel travail de compréhension de soi et des autres, c’est là une des voies à emprunter pour résoudre les difficultés relevant de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le mal-être au travail. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de faire du monde du travail un espace de bien-être et de le transformer un univers anesthésié et aseptisé à l’intérieur duquel toutes les tensions disparaitraient. Dans la mesure où toute organisation est une structure hiérarchisée, il est normal, et peut-être même salutaire, que s’y expriment certaines tensions, voire qu’y éclatent parfois certains conflits. Cependant, il importe également que chacun puisse trouver une certaine satisfaction dans son travail et y jouisse d’une certaine reconnaissance. Le rôle du manager est alors de créer les conditions d’un certain ajustement des comportements les uns aux autres de façon à ce que règnent dans l’organisation justesse et justice. Il est donc essentiel pour adopter un comportement juste de tenir compte de toutes les dimensions de la personne et la vulnérabilité est ici incontournable, tant en ce qui concerne les managers que les managés.

Autorité et capabilités

Le manager ne doit donc pas craindre d’assumer sa propre vulnérabilité de peur d’y perdre son autorité. Il n’y a d’ailleurs pas de contradiction véritable entre autorité et care, si l’on reprend le modèle de la relation du parent à son enfant à laquelle nous faisons référence plus haut, nous remarquons que, dans un tel contexte, c’est réellement prendre soin de l’enfant que d’exercer sur lui une réelle autorité soucieuse de son bien. Il ne s’agit pas, bien entendu, de calquer l’autorité du manager sur le managé sur l’autorité parentale, ce serait revenir à un paternalisme depuis longtemps dépassé et dont les insuffisances sont désormais patentes. L’autorité du parent sur l’enfant est celle d’un être majeur sur un être jugé mineur, elle s’applique cependant pour permettre à l’enfant de gagner en responsabilité et en autonomie, c’est d’ailleurs en cela qu’elle est légitime. À l’inverse, l’autorité qui maintient l’autre dans un état de soumission, et qui ne se soucie de l’autre que pour le dominer, relève de l’autoritarisme et n’est jamais en mesure de faire progresser celui ou celle sur qui elle s’exerce, son but étant de toujours humilier l’autre plutôt que de lui donner confiance en lui-même.

La relation manager/managé est d’une toute autre nature que celle qui suppose l’assujettissement d’un être considéré comme mineur à l’autorité d’un autre jugé plus majeur que lui. La relation de management se construit entre deux personnes adultes qui font preuve de la maturité nécessaire pour se comprendre l’une et l’autre afin de s’enrichir et de progresser. Le managé ne peut donc plus être considéré comme un enfant pris au sens étymologique du terme, c’est-à-dire comme celui qui ne parle pas (en latin infans) ou qui n’a pas la parole, mais comme une personne à part entière, pour que s’installe un réel climat de confiance dans la relation. D’une part, il faut que le manager manifeste une exigence bienveillante, d’autre part que le managé ressente le désir de bien faire et de prendre des initiatives lorsque cela s’avère nécessaire.

Autoriser, au sens littéral du terme, cela consiste à rendre l’autre auteur des actes qu’il accomplit. Il n’y a donc pas d’opposition entre le concept d’autorité et celui d’accompagnement tel qu’il peut être mis en oeuvre dans une optique s’inspirant des éthiques du care. En effet, si l’on considère l’attitude soucieuse d’autrui comme un cheminement par lequel nous accompagnons l’autre dans sa conquête vers une plus grande autonomie, tout en étant aidé par lui dans notre propre conquête, l’exercice de l’autorité peut être considéré, non plus comme ce qui restreint la liberté, mais au contraire comme ce qui oriente une liberté tout en lui permettant d’émerger. Le but de l’exercice d’une autorité légitime est de rendre les hommes capables d’agir et de réussir ce qu’ils entreprennent, autrement dit de les aider à augmenter leur puissance d’agir.

Conclusion

Cette introduction de la prise en compte de la vulnérabilité dans le management peut donc être perçue comme une innovation dans la mesure où elle correspond à un changement de paradigmes dans l’appréhension des relations et des actions humaines. Au lieu de s’appuyer sur des notions comme l’autonomie et la volonté, d’essayer de tout modéliser en termes de « processus », cette démarche se conçoit plutôt en termes de puissance et d’impuissance, de plus ou moins grande vulnérabilité. Ainsi, une action n’est pas tant accomplie, ou pas, selon que l’on veut ou non la réaliser, mais selon que l’on peut ou non l’effectuer. Tout cela n’est finalement, pour parler comme Spinoza, qu’une affaire de conatus, c’est-à-dire finalement de désir. En conséquence, un management qui s’inspirerait des éthiques du care, en prenant en compte la vulnérabilité et la singularité de chacun, pourrait également s’inspirer de la pensée spinoziste en développant une démarche que l’on pourrait qualifier de « conative » afin de prendre soin de la puissance créative que chacun peut mettre au service des autres par son travail. Position qui n’est pas sans rappeler les théories du développement humain inspirées des thèses de l’économiste Amartya Sen et centrées sur la notion de capabilité reprise également par Martha Nussbaum : « Il existe désormais un nouveau paradigme théorique dans le monde de la politique du développement. Connu sous le terme d’« approche du développement humain », « approche de la capabilité » ou « approche des capabilités », il commence par une question toute simple : qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être ? » [Nussbaum, 2012].

L’adoption d’une telle démarche nécessite cependant que l’on fasse preuve d’une grande prudence afin d’éviter une dérive potentiellement inquiétante et dangereuse : celle de la manipulation. Cette question n’est pas nouvelle, mais doit nécessairement être posée. Ces nouvelles formes de management, dont l’émergence des NCCT, représentent pour les entreprises une rupture évidente et proposent potentiellement une véritable évolution dans les relations entre les personnes par rapport au taylorisme. Ces Nouvelles Pratiques Managériales génèrent une disponibilité et une attention continue qui fait éclater les cloisonnements « traditionnels » entre vie personnelle et vie professionnelle. Elle pose la question des modes de gouvernance et de gestion de ces NCCT, et, par conséquent, la question l’exercice du pouvoir et de la façon de le partager. Pour que ces nouvelles pratiques managériales permettent un meilleur accomplissement de l’homme au travail, il convient qu’elles ne donnent pas lieu à une nouvelle forme de servitude, servitude d’autant plus insidieuse qu’elle soumet le travailleur en lui donnant l’illusion de faire librement et en le désirant ce qui, en réalité, lui est imposé de l’extérieur par une autorité faussement bienveillante. Car le problème dans le monde du travail, comme l’a montré l’économiste Frédéric Lordon [2010], c’est que le désir de l’employé, du salarié, quelle que soit sa position dans l’organisation, est soumis à un « désir maître », celui du chef d’entreprise ou du supérieur hiérarchique. Tout l’enjeu de l’introduction des notions issues des éthiques du care dans les cadre d’un management plus humain est précisément de tenter de sortir des rapports de servitude que génère encore trop souvent l’organisation du travail, en prenant en compte la vulnérabilité de chacun. Se pose alors la question du rapport entre les pratiques managériales et l’évolution des organisations. L’enjeu de ces nouvelles pratiques est aussi d’établir une dialectique entre ces deux termes, pour ne pas masquer - via le nouveau langage managérial - certains abus actuels (Marzano, 2009). Il est essentiel de créer les conditions organisationnelles et institutionnelles qui permettent ce mode de fonctionnement. Dans tous les cas, la prise en compte de la vulnérabilité dans le cadre du travail collaboratif doit reposer sur de nouveaux modes de régulation correspondant à des règles claires et transparentes et non produire de la confusion et de l’opacité. Comme nous l’avons développé, chaque collectif doit définir ses propres modes et principes de fonctionnement. Cela nous interpelle sur la nécessité de repenser la démocratie dans les entreprises et les organisations. Mais cela repose la question de l’équilibre entre travail et capital, question derrière laquelle transparaît également celle des modes de partage des bénéfices de l’entreprise. La mise en place de ces nouveaux modes de fonctionnement reposant sur le partage du pouvoir de décision a nécessairement pour corrélat une nouvelle conception du partage des bénéfices tant matériels et financiers que symboliques au sein de l’entreprise. C’est à cette tâche difficile que tous les acteurs et partenaires du monde du travail doivent aujourd’hui s’atteler pour mettre fin à la défiance qui a tendance à miner les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres et ainsi redonner au travail et à l’entreprise le sens qui leur fait trop souvent cruellement défaut.