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Dans toute son oeuvre Albert Hirschman s’est appliqué à « compliquer » certaines catégories du discours économique pour les rendre plus proches de l’expérience vécue et mieux adaptées aux circonstances singulières (Hirschman, 2013a). Notamment, par rapport au modèle économique standard, il ajoute que les agents économiques (qu’ils soient consommateurs, producteurs, citoyens, parents, etc.), s’ils sont insatisfaits, n’ont pas que le choix entre la défection, par exemple en se tournant vers la concurrence, et la loyauté, en restant fidèles. Ils peuvent prendre la parole pour protester et tenter de faire entendre leur mécontentement auprès de l’organisation (Hirschman, 1995). Il ouvre ainsi la réflexion économique au champ des sciences politiques puisqu’il s’agit de faire entendre des positions, des critiques ou des revendications (Hirschman, 1986), retrouvant une certaine tradition de l’économie politique.

La prise de parole occupe une place centrale dans les réflexions d’Hirschman. Elle représente la façon la plus directe et la plus chargée en information de faire entendre un mécontentement et les organisations devraient l’écouter pour prendre conscience de leurs insuffisances et « relâchements » (Hirschman, 1986). De même, son rôle est de premier plan dans les situations où la défection est impossible, coûteuse ou traumatisante (idem). Pourtant il précise que la prise de parole n’est jamais facile, qu’elle peut même être dangereuse. Ainsi, il ne suffit pas que les agents économiques prennent la parole, il faut encore qu’ils réussissent à faire que cette parole soit entendue, qu’elle mène à des changements. Comme contrexemple, Spivak (2006) a montré le cas des subalternes, pour qui la prise de parole, même lorsqu’elle est possible, n’est pas entendue, elle n’a aucun effet. C’est cette question qui a mené la présente recherche : Comment rendre cette prise de parole performative, que la protestation entraine des effets ?

La question de la performativité de la prise de parole n’est pas totalement absente de l’oeuvre de Hirschman. Par exemple, il signale que la prise de parole est déjà un parti-pris sur sa performativité. Le protestataire ne va y recourir que s’il estime que sa parole a une chance d’être performative, ou s’il constate que sa parole commence déjà à être performative (Hirschman, 1983). Cependant, il ne dit jamais comment s’y prendre concrètement pour rendre la prise de parole performative car chaque situation, quoique relevant de son schéma général, est chaque fois singulière. Il ouvre des possibilités, indique des logiques possibles mais laisse aux acteurs le soin de s’en emparer et d’imaginer comment y parvenir.

Nous voudrions ainsi nous demander comment rendre la prise de parole performative, comment s’emparer des concepts et distinctions de Hirschman pour élaborer une action stratégique. Ce qui correspond à une interrogation cette fois plus managériale que directement économique ou politique. La perspective gestionnaire va nous permettre de zoomer sur certaines dynamiques participant de la performativité de la prise de parole dans un cas singulier. Au niveau d’analyse auquel se situe Hirschman, la prise de parole apparaît avant tout comme un signe, une transmission d’informations à analyser par le récepteur. Au niveau de l’action stratégique, nous verrons que la prise de parole va revêtir un ensemble de dimensions plus complexes, qui vont composer ou dissoudre sa puissance performative.

Notre recherche est ici exploratoire. Elle ne vise pas à confirmer une théorie mais se fonde sur un cas pour repérer différentes facettes et ressorts du concept de performativité dans le cadre conceptuel d’Hirschman. Ce cas est celui du Lucernaire, célèbre théâtre parisien, lorsque son directeur a pris la parole pour protester contre la coupe d’une part importante de sa subvention, l’empêchant de transmettre l’oeuvre d’une vie, que celle-ci survive après son départ. L’intérêt de ce cas est notamment que la prise de parole a pris la double forme d’une grève de la faim et d’une pièce de théâtre mettant en scène la protestation, ainsi que de tout un ensemble de dynamiques performatives entrainées par de tels actes de parole. Suivant en cela le possibilisme de Hirschman, ce cas nous montre comment une certaine performativité a été possible, ouvrant le champ des possibles et proposant quelques enseignements sur les dynamiques performatives que d’autres enquêtes viendront élargir ou spécifier (cf. Martinet, 2012). La prise de parole pour sauver l’organisation est ici celle du dirigeant, moins souvent étudiée que celle des employés, comme les cas de Lip (Vinzier, 1974) ou de Lejaby (Caillaux, 2014).

Dans un premier temps, nous préciserons les caractéristiques de la prise de parole dans l’oeuvre d’Hirschman et proposerons de considérer la prise de parole comme une performance. Ensuite, après avoir détaillé notre méthode d’enquête et notre positionnement, nous présenterons le cas du théâtre du Lucernaire dont la prise de parole a consisté notamment en une grève de la faim et la mise en scène de la protestation dans une pièce de théâtre. Nous proposons alors de tirer cinq enseignements quant à la performativité de la prise de parole, en discussion avec les analyses d’Hirschman, concernant l’existence de porte de sortie, la théâtralité et la performance, le parasitage de la parole, le rôle des différents contextes et l’ouverture à la conciliation. Nous concluons sur l’utilisation managériale et citoyenne de l’oeuvre d’Hirschman.

Prise de parole et performativité

Dans cette première partie, nous présentons d’abord les principales caractéristiques de la prise de parole à l’intérieur du cadre d’Hirschman, ouvrant la question de sa performativité. Ensuite nous proposons de considérer la prise de parole comme une performance, notamment en suivant l’approche de Schechner (2002).

Hirschman et la prise de parole

L’oeuvre de l’économiste Hirschman est assurément hétérodoxe, même si elle semble n’apporter qu’une petite variation par rapport aux modèles standards. Son hypothèse de départ est que les firmes et les organisations ne sauraient être constamment à leur maximum d’efficacité. Elles font preuve de « relâchement », de « fléchissements », voire d’« indolence ». De telles réserves sont sans doute indispensables à leur fonctionnement quotidien, mais devenant excessives, celles-ci risquent de mettre en danger l’existence même de l’entité. Les clients mécontents alors se tournent vers la concurrence, les membres insatisfaits quittent l’organisation : défections que l’organisation doit savoir détecter pour réagir à temps. Hirschman (1995) introduit une différence, qui selon lui rendrait les économistes d’alors surpris ou incrédules, celle-ci est qu’aux côtés d’une fidélité muette (loyalty) ou d’une désaffection absolue (exit), les clients ou membres peuvent manifester leur mécontentement : prendre la parole (voice). Dans la finesse de cette différence va s’introduire toute l’épaisseur du politique et une capacité à accroître notre compréhension de bien des situations singulières.

Comparée à la défection, la prise de parole est coûteuse : il faut élaborer une protestation, éventuellement enrôler d’autres personnes, on s’expose à la réprobation, à des rétorsions. Et son efficacité dépend du pouvoir d’influence, seul ou collectivement, de celui qui s’adresse ainsi à l’organisation. Y auront davantage recours ceux qui sont les plus portés à récriminer et ceux disposant d’organes de communication efficaces et peu coûteux. La prise de parole est parfois difficile et doit se montrer subtile, car elle peut avoir les effets inverses à ceux désirés. Elle peut demander créativité, étant « essentiellement un art qui s’engage sans cesse sur de nouvelles voies » (p.73, italiques originales).

Hirschman n’applique pas son modèle seulement au choix des consommateurs et des producteurs. Il l’applique par exemple aussi aux syndicats, aux services publics, aux migrations aux partis politiques ou à la famille (Hirschman, 1986), ou encore aux relations avec l’Etat (Hirschman, 2013b) et à l’action publique (Hirschman, 1983). Dans leurs conduites, les agents ne suivent pas seulement leurs intérêts, mais peuvent également s’orienter vers la « recherche de la vérité, de la beauté, de la justice, de la liberté, de la communauté, de l’amitié, de l’amour, du salut, sans parler d’aspirations moins édifiantes comme la gloire ou la vengeance. » (Hirschman, 1986, p. 97).

Dans certaines situations présentées, la prise de parole ne s’oppose pas à la défection mais peut avancer de concert avec elle. Par exemple, la menace, ou simplement la conscience d’une défection possible, confère une force et une assurance nouvelles à la prise de parole (Hirschman, 1986). Dans d’autres cas, l’auteur montre les capacités d’influence de « ceux qui n’ont pas d’autres portes de sortie » (Hirschman, 1995 p.116). Ceux-ci sont alors enclins à prendre la parole avec d’autant plus de véhémence ou de stratégie : ils vont user d’un grand nombre de moyens pour manifester leur mécontentement de manière à gêner les manoeuvres des responsables, pouvant recourir à des moyens « assez puissants pour faire perdre le sommeil aux cadres dirigeants du parti ou de l’entreprise » (p.119).

Pourtant, si la prise de parole occupe une place aussi centrale dans son oeuvre, Hirschman ne s’interroge pas directement sur ce qui fera sa performativité. Il signale certes que l’agent économique n’est pas qu’un statisticien exceptionnel et qu’il « dispose également de dons considérables de communication et de persuasion, verbale ou non, qui influent sur les opérations économiques » (Hirschman, 1986, p. 108). Mais à son échelle d’analyse, il ne montre pas comment la parole se fait persuasive, le jeu du non verbal, les stratégies de communication. La parole est avant tout transmission d’information sur les préférences et méta-préférence, elle n’est présentée ni comme performance ni comme art rhétorique. Or, pour ne pas être seulement une voix clamant dans le désert, la prise de parole doit être écoutée et pour cela avoir été adressée adéquatement. Pour avoir une prise d’effets, son efficacité doit être gagnée. C’est ici qu’entrent en jeu la stratégie et la théorie des organisations, mais surtout une réflexion sur la performativité à mener à l’intérieur du cadre d’Hirschman.

La théorie des organisations s’est surtout intéressée aux facteurs organisationnels expliquant pourquoi les membres restaient silencieux plutôt que de prendre la parole – la défection, autrement dit la démission, étant souvent particulièrement coûteuse. La prise de parole peut être jugée dangereuse ou impuissante. On peut alors garder le silence par peur, pour ne pas être le porteur des mauvaises nouvelles ou du fait de la pression des autres (Morrison et Milliken, 2000), par résignation ou pour maintenir le climat social (Van Dyne et al., 2003), pour se conformer au groupe (Bowen et Blakmon, 2003) ou parce qu’il faudra continuer à vivre avec les conséquences de cette parole (Creed, 2003). La prise de parole est aussi inhibée par un management intolérant au dissensus (Dutton et al., 2001), imposant l’agenda ou usant d’armes institutionnelles (Donaghey et al., 2011). Si la peur reste la principale raison du silence, certaines études se réfèrent à Foucault concernant la prise de parole sans peur (parrhesia), un courage de dire sa vérité aux puissants reposant sur la sincérité, l’acceptation du danger, la critique et le devoir (Skinner, 2011). Toutefois cette parole correspond plus à un souci de soi, un geste éthique, qu’à une intention performative, une recherche d’efficacité sur la situation.

Même lorsque la prise de parole semble autorisée dans les organisations, elle advient sur un fond organisationnel qui en contraint la capacité à être écoutée : l’écoute managériale se fait avec une importance exagérée accordée à la rationalité économique et à l’autorité, avec une impression de détenir la vérité qui laisse peu de place à contestation et à la critique, répondant dans une langue administrative et un jargon spécialisé, et souvent empreinte de violence verbale (réponse tangentielle, la double contrainte, la collusion, les actes de paroles non respectés) (Chanlat et Bédard, 1990). Faÿ (2008) montre également toute la place et les conséquences de la dérision, par laquelle l’autorité feint de s’ouvrir à la différence de l’autre mais pour la réprimer. Alors que cette parole faussement admise vient de la subjectivité, du corps, de la puissance de la vie, sa répression entraîne perte de foi dans l’existence, fausse sociabilité, exclusion et inhibe toute expression d’une parole qui vient de l’être.

Par ailleurs, la théorie des organisations a étudié les mécanismes organisationnels qui déterminent comment un signe ou une prise de parole sera perçu et interprété (Weick, 1979, 1993, 1995). Un sens sera attribué à la prise de parole en fonction de l’enactment dans laquelle celle-ci est prise (Daft et Weick, 1984). Si la parole ne cadre pas avec le sens ainsi donné, elle sera soit inaperçue, soit elle demandera une reconfiguration des schèmes interprétatifs et routines organisationnelles. Toutefois, même si elle devrait donner plus de places aux émotions (Weick et al., 2005), cette perspective demeure cognitive. Elle ne permet pas de mettre en avant les dynamiques affectives, sensibles ou existentielles, qui peuvent être en jeu, c’est ce que nous voulons montrer, dans la performativité.

Performativité et performance

La performativité correspond à la capacité d’une prise de parole à produire des effets, que ces effets soient ceux attendus ou non. Elle ne dépend pas seulement des informations transmises, mais vient aussi de l’adresse, de la façon dont la parole est prise et cherche à se faire entendre. Ce qui est dit n’a pas seulement pour but d’informer sur la situation mais avant tout de faire changer celle-ci, et c’est cette capacité d’entrainer des changements qui est à étudier.

Austin (1962) a analysé cette capacité de faire des choses avec les mots. Il montre l’importance des énoncés « avec lesquels dire quelque chose, c’est faire quelque chose, ou avec lesquels en disant quelque chose nous faisons quelque chose. » (p. 12) Les exemples bien connus sont ceux de la promesse ou de la déclaration de mariage par le maire. La prise de parole peut être un acte de parole. Pour Austin, cette capacité des mots à ne pas seulement décrire le réel mais aussi à avoir une action sur lui ne vient pas seulement du fait que les bons mots soient prononcés par la bonne personne. Elle dépend de l’intention et du sérieux du locuteur tout comme du contexte de l’énonciation et les effets s’étendent bien au-delà des effets attendus ou directement produits par l’énonciation. Par performativité de la prise de parole, nous entendons donc sa capacité à produire des effets sur la situation, que ceux-ci soient attendus ou adverses, directs ou indirects, immédiats ou différés… Ces effets dépendent notamment de la façon dont ces mots sont dits, sont reçus par le destinataire et de l’action d’autres personnes et processus autour.

La théorie des organisations s’est récemment emparée de la notion de performativité, notamment à la suite des travaux de l’économiste M. Callon (Callon, 2006, Cabantous et al., 2010). Toutefois, Gond et al. (2015) identifie en fait cinq sources théoriques d’emprunt ou de discussion du concept : l’approche d’Austin et celle de Callon, mais aussi celle de Lyotard où la performativité équivaut à la recherche insatiable de toujours plus de performance et d’efficacité comme substitut aux grands récits; celle de Derrida et de Butler, où la performativité dépasse largement l’intention de l’auteur et notamment s’incorpore dans la construction de soi; enfin celle de Barad où la performativité prend sa source dans les pratiques au sein d’un milieu socio-matériel.

Nous proposons ici, pour étudier la performativité de la prise de parole, de nous inscrire au sein des performance studies, notamment selon l’approche de Schechner. Ce qui signifie que nous proposons de considérer les prises de parole comme des performances. Ce choix permet d’appréhender la prise de parole non seulement comme l’émission de signes ou de significations, mais comme aussi l’oeuvre d’un corps situé et souffrant, qui agit sur le sensible et inscrit son sens dans la densité d’une culture. Les performance studies ont interrogé les pratiques, techniques et stratégies utilisées par les acteurs pour réaliser leur performance ainsi que les conditions et les modalités pour que celles-ci aient un effet, que ce soit pour dans les rituels (Turner, 1988), les spectacles (Schechner (1995), dans l’activisme social (Conquergood, 2002) ou dans le la vie quotidienne (Goffman, 1973).

Pour Schechner (2002), « performer », c’est à la fois être (being, et non faire comme si), faire (doing, et non seulement parler à propos) et montrer son action (showing doing, pour une audience). Comme Hirschman, Schechner (1995) étudie des cas concrets, singuliers, et tente d’en tirer des conséquences. Il étudie par exemple les manifestations sur la Place Tian An Men, lors de la chute du mur de Berlin, contre la Guerre du Vietnam ou dans des fêtes comme le Spring Break. Il les étudie comme autant de performances, comme des prises de parole face aux autorités, qui réussissent ou non à produire des changements. Il voit des moments carnavalesques de renversement (provisoire) de hiérarchie, les affects passer de corps en corps, le rôle des médias pour la mise en visibilité ou sous silence des actions. Il distingue les performances où un changement des places est recherché, parfois au péril des vies, des simples fêtes où l’ordre est volontairement inchangé. Face à l’imposition de l’ordre par les autorités, ou la répétition du même de certains rituels, il cherche les possibilités de jeu (Schechner, 2002) : de remise en jeu, de changement, de liminalités.

Méthode

Nous n’avons pas choisi un cas pour étudier la performativité d’une prise de parole, c’est plutôt une parole qui nous a saisis dans les filets de sa performativité. Nous assistions à une pièce dans le centre du Lucernaire, théâtre d’art et d’essai parisien. La pièce dramatisait un directeur de théâtre se dressant pour sauver son théâtre, son corps épuisé par une grève de la faim avancée redoublant un plaidoyer suppliant les autorités d’entendre sa parole, de maintenir la subvention. Dans le récit de la pièce, la performativité de cette parole était insuffisante, n’entrainant pas d’effet auprès des agents publics. Mais lorsque nous comprîmes que l’acteur devant nous était le réel directeur du lieu, et que la pièce représentait son combat véritable, reproduisant la parole adressée à la Ville et au Ministère, nous sentions n’avoir pas d’autre issue que de mener l’enquête, de comprendre ce cas.

Ce cas nous permet de plonger dans la singularité d’une situation complexe de prise de parole performative afin d’examiner les possibilités de réflexion qu’il tend, de regarder la théorie sous une perspective originale. En effet, dans ce cas, non seulement la performativité de la prise de parole revêt pour l’acteur une importance existentielle et passionnelle, mais sa performativité a été créativement élaborée de façon à ce que les arguments rationnels étaient doublés par deux voies dramatiques : celle d’un corps en grève de la faim, celle d’une représentation théâtrale amplifiant la parole – toutes deux avec des effets de halos multiples se diffusant dans la société. Le mouvement a ainsi rassemblé progressivement d’autres directeurs et s’est propagé dans les médias, dans le quartier où se situe le théâtre, vers les spectateurs habituels du Lucernaire, etc. Il aurait pu partir sans rien dire (exit), il aurait pu rester sans rien dire (loyauté), il a choisi la prise de parole, celle d’un corps parlant de la vie à la limite de la mort.

Durant le bras de fer de protestation pour sauver la subvention, nous avons mené plusieurs entretiens avec le directeur, puis avec les chargés de communication, d’autres artistes participant au mouvement ou oeuvrant dans le théâtre (douze entretiens). Mais les effets de la parole ne devaient probablement pas s’arrêter là. Aussi l’enquête s’est-elle poursuivie sous une forme ethnographique, l’un des auteurs passant environ un jour par semaine durant une année dans le théâtre, observant, écoutant, interrogeant, filmant, se laissant pénétrer par l’atmosphère du lieu (un journal de terrain et deux documentaires). Rester sur place un an a permis de trianguler, de voir que les déclarations du directeur sur la vocation culturelle correspondaient bien aux pratiques (une pièce par exemple reste programmée plusieurs mois avec seulement deux ou trois spectateurs) et de capter d’éventuels effets indirects de a prise de parole. L’enquête a pris un tour plus activiste par la présentation d’un documentaire dans plusieurs écoles de commerce, l’organisation de tables rondes autour du thème et la discussion du cas dans des milieux académiques. Cette position engagée nous a permis de capter des témoignages inaccessibles sinon, de comprendre la prise de parole depuis l’intérieur et de mettre en débat nos premières réflexions. Du fait de ce caractère engagé, il faut noter que nous n’avons eu un accès direct qu’avec le côté de la prise de parole. Il ne nous semblait pas éthiquement envisageable d’interroger de manière distanciée les décideurs publics et de les combattre (à notre niveau) dans d’autres arènes. D’une certaine manière, bien que très modestement, nous avons participé à la construction de la prise de parole, et pu sentir les difficultés de rendre celle-ci performative.

Cette recherche s’inscrit dans le tournant vers les affects (Clough; 2007; Stewart, 2007) qui reconnaît une place importante aux affects tant dans les dynamiques organisationnelles que dans la méthode. Nous avons suivi les effets performatifs en cercles de plus en plus larges, non pas seulement des arguments mais aussi des affects et impressions qui circulaient. S’ouvrir aux affects, se laisser affecter par la situation permettait d’être sensibles à des aspects difficiles à capter autrement (peurs, colères, espoirs, etc.) et d’être en adéquation avec le cadre des performances de Schechner (Moriceau, 2016a). La prise de distance s’est faite par réflexivité et aux cours de plusieurs communications dans le milieu académique.

Le cas présenté n’a pas pour vocation de prouver une théorie. Hirschman considérait comme une maladie la recherche de modèles pour prouver une théorie au lieu de tenter de comprendre des réalités (Adelman, 2013). Toutefois, si les observations d’un cas typique ou extrême sont plausibles, elles sont susceptibles de se reproduire (Rouleau, 2013), de mêmes situations problématiques réapparaîtront, mais sous un atour différent (Moriceau, 2004). Notre contribution consiste plutôt à compliquer le modèle comme Hirschman se plaisait à faire (1986, 2013a). Ou plutôt, à illustrer que, tout en se situant dans le schéma de Hirschman, quand on zoome sur une situation singulière, le cas apparaît toujours plus complexe et permet, sans le contredire, d’en voir certains aspects supplémentaires – au profit de l’invention, de l’ouverture des possibles, selon des situations d’enquête qui font problème pour la vie des hommes (Martinet, 2012). Montrer ainsi qu’il peut parfois rester du possible quand tout semble fermé.

Un cas de prise de parole performative

Extrait de la pièce :

« Ministère X : Bien sûr que non, même si votre bonhomme est insupportable. Le budget est serré, il faut le rééquilibrer, c’est tout…

« Administratrice : Je vais vous donner un conseil, si vous devez changer d’avis, faites le vite parce que mon bonhomme, comme vous dites, il s’installe tous les jours avec une couverture à l’entrée du théâtre, il risque de mourir en direct et ce sera mieux qu’à la télévision !

Ministère Y : Mais c’est vraiment du pur chantage !

Administratrice : Oui, mais il faut du courage et c’est efficace visiblement...

Ministère X : A court terme, peut-être. »

Sur scène, juste devant nous, la logique budgétaire nous est présentée dans toute sa surdité, palpable presque. Le directeur de théâtre, visiblement épuisé, énumère ses arguments et démontre que les fonctionnaires font un mauvais calcul. Puis, nous le voyons mourir, juste là, à quelques mètres. Bien sûr nous savons qu’il s’agit de théâtre. Mais comment expliquer cette émotion qui nous serre la gorge sans doute un peu plus fort que d’habitude quand le rideau se ferme sur ce corps gisant ? Et ce tournis qui nous prend quand on comprend, grâce à des journaux placardés aux murs à la sortie de la salle, que l’acteur est le directeur de ce théâtre-ci, qu’il mène effectivement une grève de la faim, que c’est un combat pour sauver le théâtre dans lequel nous venions d’assister à une pièce ? La performance qui vient de se jouer nous a communiqué le désir de commencer l’enquête, de mieux comprendre cette prise de parole.

Trois jours plus tard, il nous reçoit dans son bureau, fatigué mais combatif. Il nous raconte ses plus de 70 ans, sa femme souffrant d’un cancer en phase terminale, sa possibilité de revendre l’immeuble plusieurs millions d’euros, mais sa volonté de revendre le théâtre à des repreneurs qui continueront ce pourquoi il s’est engagé toute sa vie. C’est que ce théâtre n’est pas tout à fait comme les autres. Depuis sa création en 1968, ce théâtre constitue une pépinière de jeunes artistes d’avant-garde, accueillant des pièces, des auteurs, des acteurs que nombres autres théâtres refusent, et qui parviennent ici à développer des formes théâtrales spécifiques qui dans bien des cas conduira à de futurs succès. Beaucoup d’acteurs, auteurs et metteurs en scène reconnus sont passés par cette scène à leurs débuts, le cas le plus emblématique étant sans doute celui d’Eugène Ionesco.

Or voilà, couper en deux sa subvention[1], c’est devoir licencier du personnel fidèle et engagé, c’est ne plus pouvoir continuer le travail que le théâtre réalise avec les autistes, avec des jeunes de banlieue, promouvant une avant-garde, misant sur ceux en qui il décèle un potentiel mais sans que le succès ne soit encore là :

Donc là, en coupant les subventions, c’est le lieu qu’ils coupent. C’est la possibilité que des jeunes continuent ce travail-là, aillent plus loin. C’est la possibilité que des gens qui s’expriment ici s’arrêtent, c’est la possibilité que les autistes n’aient plus de lieu d’accueil par rapport au travail qu’ils font avec les médecins et au sein de la société. C’est tout çà qu’ils arrêtent. Ils arrêtent un pan d’existence, un pan d’intelligence, sans se rendre compte, je crois, exactement de ce qu’ils font – c’est essayer de leur faire prendre conscience, c’est çà.

Il explique que faire jouer Les Chaises de Ionesco plusieurs mois devant une salle vide avait pu paraître une erreur économique, mais que pourtant cet auteur est devenu aujourd’hui l’un des plus joué au monde, ce qui rapporte beaucoup d’argent à l’Etat. Et il multiplie les exemples de la sorte. Il explique que le théâtre contribue à développer la sensibilité et l’intelligence du public, que celui-ci peut devenir plus apte à affronter les difficultés, meilleur citoyen, et qu’on ne peut évaluer une telle valeur créée. Il explique qu’il a tenté d’exposer tout cela auprès des financeurs, mais qu’il n’a pas été écouté, que ses représentants ne sont venus qu’une seule fois assister à une pièce… et repartis avant la fin.

Il discute de la situation avec ses proches. Son ami Jean-Luc Jeener, lui-aussi directeur d’un théâtre parisien, écrit pour lui une pièce, Subvention, dans laquelle il sera l’acteur principal, mettant en scène une grève de la faim. Il commence sa grève de la faim réelle le jour de la première, chaque soir un médecin assiste à la pièce. De nombreuses invitations sont lancées. Quelques personnalités contribueront, à l’image de Cabu créant l’affiche. La presse relaie le combat mais sans créer de grands débats. Il recevra le soutien de nombreux spectateurs, amateurs et citoyens. Il refuse d’entendre certains amis qui lui enjoignent d’arrêter.

Au treizième jour de grève de la faim, le ministère et la ville rétablissent la subvention jusqu’au jour de la revente. La grève prend fin. Le théâtre sera repris par les dirigeants des éditions L’Harmattan. Le théâtre, le cinéma, la salle d’exposition, le café continuent dans un même esprit tout en développant l’activité.

La prise de parole a été performative : elle a engendré un ensemble d’effets, notamment le rétablissement temporaire de la subvention. Mais il reste à examiner de plus près ce qui a contribué à cette performativité, ce qu’elle a impliqué, ce qui s’est joué là, devant nous, qui n’était pas facile de raisonner dans le feu des actions.

Cinq enseignements sur la performativité de la prise de parole

Dans cette partie, nous étudions la performativité spécifique de la prise de parole dans le cas du Lucernaire. Chaque fois nous faisons ressortir des éléments singuliers ou surprenants du cas, les mettons en regard de certaines analyses d’Hirschman et nous essayons d’en tirer des enseignements quant à la performativité de la prise de parole. Ces enseignements n’ont pas vocation à être des lois. Ils nous semblent découler logiquement de l’analyse du cas et demanderont à être précisés ou circonscrits par des études ultérieures. Ces enseignements concernent l’existence de porte de sortie, la théâtralité et la performance, le parasitage de la parole, le rôle des différents contextes et l’ouverture à la conciliation.

Pas d’autres portes de sortie

Dans la pièce, le directeur répond : « Oh oui de l’argent public, Madame, je le sais mieux que personne, moi qui depuis au moins trente ans essaye d’offrir à ce public un théâtre digne de ce nom. De l’argent public qui revient au public sous forme de pépites d’intelligence… ». Ce droit du public à l’intelligence, il nous l’explicite dans son bureau :

c’est le droit à la sensibilité, c’est le droit d’analyser, c’est le droit de comprendre, c’est le droit de pouvoir contester où qu’on soit, qui qu’on soit. C’est le droit de contester, c’est le vrai droit fondamental de l’individu, peut-être (…) Le but du Lucernaire, au départ, c’était le droit à l’intelligence, c’est le droit de comprendre, d’analyser, de contester.

Le théâtre a ainsi un rôle éducatif et constitutif de la société. En concordance avec ce rôle, il reçoit une subvention publique. Ce faisant, il devient membre d’une organisation au sens de Hirschman. Pour protester contre la coupure de la subvention, il a la possibilité de choisir entre défection, loyauté ou prise de parole.

Cependant, très rapidement, il apparaît que le directeur n’a pas vraiment d’autre choix que la prise de parole, qu’il n’y a pas d’autre porte de sortie. Ce théâtre, il l’a créé pour séduire sa future femme, actrice, dans l’effervescence de 1968. Puis ce furent près de 50 années tendues par le désir, tentant de réaliser l’impossible, découvrir de nouveaux talents, leur offrir les meilleures conditions possibles pour qu’ils développent leur art à l’abri de la pression pour un succès immédiat, offrant des capacités aux autistes ou à ceux pour qui le théâtre est sinon inaccessible, inventant, bricolant, toujours à l’affût : le théâtre est son engagement existentiel, source de sens. La sortie du système signifierait licencier ses collaborateurs de longues dates, abandonner les projets en cours, arrêter ce en quoi il a toujours cru, fermer les possibilités pour beaucoup de jeunes. Ce serait profiter d’une retraite confortable mais qu’il pressent insipide sans son activité, alors que déjà sa femme se meurt. Cet esprit, cette mission, il veut les transmettre, pour que la société avec ce théâtre là continue. La loyauté signifierait tenter de continuer avec moitié moins d’aides, déjà qu’il jongle tous les jours, improvisant avec toutes les techniques de gestion toujours en manque de ressources, pour réaliser ses projets, il sait que ce ne pourrait plus être le même théâtre. Le juste équilibre serait détruit. Il lui faudrait rendre son théâtre plus commercial, moins activiste, faire un autre type de théâtre. Défection ou loyauté, ce serait sa propre défection, sa déloyauté envers ce qu’il a toujours cru, l’enterrement de l’oeuvre de toute une vie. Dans la situation subjective du directeur, il lui semble impossible de ne pas prendre la parole.

Il nous semble que ces éléments peuvent être rapprochés de quatre analyses d’Hirschman. Premièrement lorsqu’il ne semble pas y avoir de porte de sortie, un acteur va exprimer sa protestation avec d’autant plus de véhémence et de stratégie (Hirschman, 1995). Deuxièmement, la prise de parole peut avoir d’autant plus de force qu’elle se double d’une menace de sortie (Hirschman, 1986). Cette remarque semble en contradiction avec la précédente, seulement il ne s’agirait pas alors d’une sortie en abandonnant toute relation avec la Ville et le Ministère, mais d’une sortie plus fracassante, par la mort ou un accident de santé. Troisièmement une personne aura d’autant plus de propension à s’engager dans une action publique que la sphère privée risque de lui offrir déception et ennui (Hirschman, 1983). Ici, les mots d’Hirschman sont inconvenants, mais la fin des deux passions de son existence, sa femme qui se meurt et son théâtre menacé de fermeture, l’engage plus que jamais vers l’action publique. Il le dit lui-même que son théâtre dépasse sa propre personne et que son combat est pour toute une forme de théâtre pour lequel il a toujours combattu. Comme le dit Hirschman (1986, p. 65) : « C’est justement parce que le résultat souhaité de la prise de parole collective est un bien public – ou pour mieux dire un aspect du bonheur public – que la voice est une alternative à l’action égocentrique et utilitaire. » Quatrièmement, si l’organisation économique contemporaine a pour but d’orienter les actions des individus vers leur intérêt privé pour contenir les passions jugées dangereuses, ces dernières peuvent toujours resurgir et menacer l’ordre en place (Hirschman, 1980).

Nous proposons de tirer l’enseignement suivant : moins la situation offre de portes de sortie et plus elle met en danger le mode d’existence et les passions d’un acteur, plus celui-ci sera enclin à élaborer un mode performatif de prise de parole.

Théâtre et performance

Le concept de voice avec Hirschman, qui a été avantageusement traduit par prise de parole, soulignant son aspect actif voire belliqueux, est suffisamment étendu pour comprendre une multiplicité de manière possible. La prise de parole dans le cas du Lucernaire est bien singulière. Certes elle a aussi emprunté des canaux plus habituels mais elle a consisté principalement en une grève de la faim et une pièce de théâtre. Il est fort probable que nous n’aurions pas été touchés et que nous ne nous serions impliqués pareillement sans ces voies insolites, particulièrement performatives. De même pour les pouvoirs publics. Mais de quel type de parole s’agit-il ? Ici la parole n’est pas un signe à interpréter. Elle n’est pas l’échange d’arguments rationnels en vue d’une entente. Elle n’est pas rhétorique. La pièce de théâtre est une construction qui montre des corps, qui raconte une histoire, qui fait de multiples références à la culture, qui en appelle tant à la raison qu’aux passions, et qui pourtant ne semble que répéter, en 45 minutes, ce qui est dit par d’autres canaux sans paraître entendu. Elle est une performance c’est-à-dire, en reprenant la trilogie de Schechner, non seulement un dire, mais également un être, un faire et un montrer. La prise de parole est ici la construction d’une parole, dont l’efficacité repose autant sur la connexion avec le réel en train de se jouer que sur des procédés artistiques. La performativité tient en partie dans une compétence artistique, dans la capacité à créer un événement, à affecter les auditeurs, à les mettre en mouvement, à entraîner d’autres personne dans sa protestation. Nous ne sommes pas habitués à créer de la performativité, plus habitués que nous sommes à développer et contrer des arguments rationnels. Cette facette esthétique est politique, tant dans sa capacité à constituer et représenter une parole qu’à contester une distribution des places. La parole, pour être efficace, ne doit pas seulement être prise mais également construite, rendue performative, ici par un travail artistique.

Cependant, il serait trop hâtif de conclure que la prise de parole consiste en la mise en scène ou la théâtralisation d’une protestation. Il y eut un débat très fort entre l’auteur de la pièce et le directeur du théâtre. L’auteur de la pièce, lui, pense que la pièce de théâtre est le bon moyen de faire entendre sa voix : « Si nous, artistes, on est obligés de répondre avec d’autres moyens que notre art, il y a quelque chose qui ne va pas (…) je crois qu’un acte artistique se suffit à lui-même, il est assez fort. » Pour lui, une pièce de théâtre doit suffire à faire prendre conscience et à faire changer d’avis les financeurs. C’est la voie, pour les gens de son art, de prendre la parole dans l’espace public, c’est leur spécialité, sans doute leur fonction. Le directeur de théâtre doute de l’efficacité du seul théâtre face à une logique budgétaire qui a montré sa réticence à écouter. Il décide de mêler théâtre et « réalité », chacun renforçant la puissance de l’autre. La pièce de théâtre abritera une grève de la faim effective, et la grève de la faim sera amplifiée par une pièce de théâtre.

Ici nous gagnons à distinguer entre performance et théâtralité[2]. Le théâtre, quand il est opposé à la performance, est de l’ordre de la représentation, de la mimesis, le drame est joué, nous sommes dans l’ordre du comme si. La performance tire du côté de la présentation, où quelque chose arrive effectivement, non pas joué mais effectué devant les spectateurs[3].

Le directeur ne joue pas une grève de la faim, il fait une grève de la faim. La grève de la faim est une performance (encore une fois : il est en grève, il fait grève, il montre sa grève). La performance ne se limite pas à dire ou dénoncer la situation, elle ne se limite même pas à l’incarner, elle nous y confronte sans la protection d’une dramaturgie ou du savoir qu’il s’agit de théâtre. Nous sommes exposés à la situation dans la nudité de sa présence vivante, elle advient au présent, clamant son urgence. La parole gagne un corps qui devant nous se décharne et crie famine devant « l’anorexie » budgétaire. Elle gagne un visage qui implore de ne pas tuer le théâtre, de ne pas laisser mourir le directeur, nous plaçant tous, et surtout les décideurs publics, devant leur responsabilité. Mais il ne s’agit pas d’une demande de pitié : la parole conserve la force, la détermination et la fierté d’une prise de parole pour sauver un vecteur de culture. Et ici la performance est redoublée en pièce de théâtre, ou encore elle s’imbrique dans le théâtre. Celui-ci permet d’une part d’augmenter l’ « audience » de la performance, la puissance de son showing doing. Et d’autre part, le théâtre ajoute du jeu dans la confrontation, peut-être une pointe de comédie dans la tragédie. Le jeu indique qu’il y a des marges de manoeuvre, une possibilité de discussion, afin que chacun puisse sortir en gardant la face. Le théâtre montre que la parole est construite et fait partie du jeu démocratique, la performance en rappelle l’enjeu existentiel.

Nous pouvons rapprocher ceci d’une autre analyse d’Hirschman. Il pourrait en effet sembler irrationnel d’investir tant pour un résultat bien incertain. Il note cependant que de tous temps des hommes et des femmes se sont lancés dans de telles entreprises. C’est selon lui parce que la quête et le résultat fusionnent (Hirschman, 1986, p. 98), l’action performative apporte déjà son lot de satisfactions. L’investissement procure un supplément d’être, c’est la raison pour laquelle l’action relève tout autant de la performance que de la théâtralité. Il est déjà réalisation en lui-même.

Cette observation nous permet de proposer un second enseignement quant à la performativité de la prise de parole. Il semble que plus la prise de parole se fait performance, que la protestation n’est pas seulement dite ou jouée mais vécue devant une audience, plus elle a de chance d’être écoutée et ainsi d’être performative. Mais en même temps, plus alors la vie des preneurs de parole est engagée, plus elle est « coûteuse », plus l’issue de l’action est grosse d’enjeux pour eux. Turner rappelait la racine indo-européenne per de performance, qui signifie s’aventurer, que l’on retrouve par exemple dans péril (cité par Mendonça, 2011). La performance rappelle l’imminence d’une liminalité, d’un possible passage vers une transformation mais replace aussi la prise de parole dans un fait culturel, dans une tradition, et un possible renversement (temporaire) des hiérarchies.

La parole et les parasites

Pourtant, on ne saurait comprendre la performativité en limitant l’analyse à la source de la prise de parole. La prise de parole a été relayée, parfois débattue ou braconnée, mais ces reprises ont apporté une caisse de résonnance et d’amplification. D’abord, il y a eu le personnel, quelque peu frustré ou exaspéré car la perte de subvention impliquait de continuer « avec des bouts de ficelles », mais pour chacun le plus important est « qu’au moins Le Lucernaire reste un lieu de culture » (chargée de communication). Certains faisaient le ménage, d’autres partaient à la rencontre du public, des parties-prenantes, pour expliquer la lutte. Dans un second cercle, il y avait le public, les habitués du Lucernaire, des artistes, certaines personnalités du spectacle ou ceux qui appréciaient le travail de ce théâtre. De nombreux témoignages et encouragements arrivaient au Lucernaire, souvent en copie au ministère. Parfois de l’étranger : « Je viens dans votre lieu, c’est un bonheur, chaque fois que je vais en France, je viens vous voir ». Une pétition a été lancée. Un troisième cercle était la presse. Certains organes ont soutenu le mouvement, mais un plus grand nombre ont pris l’occasion de cet événement pour critiquer la politique culturelle, ou opposer un théâtre plus classique à la création contemporaine. La voix d’un seul – homme, acteur et directeur – est devenue voix collective, à la fois chorale et polyphonique, mêlant affects et arguments, formant un grondement qu’il devenait difficile de refuser d’entendre. La prise de parole du départ s’est démultipliée et diffusée, parfois brouillée (chacun re-raconte l’histoire à sa façon dans les cercles liés au théâtre).

La prise de parole n’aurait en effet pas eu son efficacité si elle n’avait pas été relayée par d’autres acteurs et inscrite sur des supports matériels. Elle a ainsi été parasitée au sens de Serres (1980). Ce qui signifie que d’autres se sont emparés de la prise de parole, pour s’en servir à leur usage, mais c’est justement ce parasitage qui l’a relayée, amplifiée et a assuré que la communication a été possible. Ce parasitage a mis en relation tout un réseau d’acteurs qui autrement n’auraient pas été en contact avec cette parole. Même si ce parasitage a pu brouiller la parole émise, même s’il l’a même déformée, il l’a démultipliée et rendue d’autant plus puissante. Paradoxalement le parasitage l’a rendue audible. Si la prise de parole a porté ses fruits, ce n’est peut-être pas tant parce qu’elle a été clairement entendue par la Ville et le Ministère, que parce qu’elle a été parasitée, brouillée, changée. Comme on dit, cela a fait du bruit. Une autre manière d’exprimer ce phénomène serait de dire qu’elle a été traduite, au sens de Latour (Akrich, Callon, Latour, 2006), qui montre que si d’autres groupes s’en emparent pour poursuivre leur propre dessein ou si elle est relayée par des actants non-humains, elle peut mobiliser l’ensemble des acteurs nécessaires à son projet. Elle devient action politique à porter à l’agenda du ministre. La prise de parole a été reprise par d’autres canaux et dispositifs – pétition, éditoriaux, lettres de protestation, rencontres avec le public, presse – dont certains inattendus. Sa performativité n’était plus alors maîtrisée par celui qui l’a lancée, certains relais ont pu l’ignorer, d’autres l’amplifier, certains la traduire, d’autres la trahir, mais ces traductions ont créé tout un ensemble d’extensions de la performativité.

Hirschman (1986, p. 60) notait que : « Il est fréquemment nécessaire de conjuguer les efforts de nombreux membres pour que la prise de parole soit efficace et son succès dépend donc des chances de réalisation d’une action collective. » Pourtant, ici, s’il y a eu quelque forme de collectif, celui-ci ne parlait pas d’une seule voix – ce qui n’a pas nuit, probablement tout au contraire, à sa performativité. La performativité ne vient pas seulement de la clarté ou la puissance du message, mais aussi du nombre et de la qualité des locuteurs qui le relaient, du nombre de reprises, de l’intensité du débat, de son agencement avec d’autres discours, de son inscription dans des supports matériels qui peuvent être vérifiés et diffusés, etc.

Cette observation nous amène à un troisième enseignement : plus la prise de parole est relayée par différents acteurs, plus elle est parasitée ou traduite, et plus grande sera probablement sa performativité mais moins elle est maîtrisée par ceux qui en sont à l’origine.

Contextes et traditions

Les éléments précédents font qu’il est bien difficile d’évaluer la performativité de la prise de parole du directeur de théâtre. Il y a eu certes un résultat tangible : le rétablissement temporaire de la subvention. Alors que le Ministère de la culture et la Ville de Paris insistaient sur le besoin de répartir les sommes allouées à plus de théâtres et critiquaient l’absence d’un projet artistique défini, ils soulignent quelques jours plus tard leur attachement à ce que la vocation culturelle du théâtre soit préservée, et s’engagent à poursuivre le financement jusqu’à sa revente à une équipe porteuse d’une semblable vocation culturelle. La prise de parole a eu un effet. Mais l’effet est-il seulement le résultat de la prise de parole, et la prise de parole visait-elle seulement cet effet ?

Le contexte de la prise de parole a aussi joué un rôle. Quelques mois auparavant, et ce pour la première fois de sa longue histoire, le festival d’Avignon avait été annulé pour cause de grève. « Grève ou crève » lançaient les intermittents, insistant qu’il ne s’agissait pas seulement de leur revenu mais aussi de leurs ses rêves, espoirs et vocation, de leur mode de vie (Faivre d’Arcier, 2007). De nombreux autres festivals ont été annulés, hypothéquant la saison et la réputation de la première destination touristique mondiale. Et pareillement, le cri initial avait été relayé par la rue, la presse, les personnalités. Pareillement également les subventions pour le théâtre privé avaient été globalement diminuées. Le théâtre venait d’être le « théâtre » de nombreux mécontentements et tensions, et le spectacle vivant de se dire menacé de mort. Et dans ces combats vécus comme vitaux, chaque mesure pouvait être reçue comme une humiliation. Toutefois le contexte est aussi plus général, les échos plus lointains. Il existe une longue tradition en France de gens du théâtre se levant pour défendre ou développer le théâtre pour la société, à l’image de Jean Vilar. Et les politiques ont régulièrement su entendre leurs revendications pour développer une activité théâtrale qui jouit dans le pays d’une grande popularité. La prise de parole n’était pas isolée ou inédite. Elle réveillait les fantômes de combats récents, les spectres de craintes et de crises, les traces laissées par d’anciens héros, d’anciennes humiliations, d’anciennes performances. Cette longue tradition, ce climat, ces victoires et blessures passées, ont eu un effet favorable sur la performativité de cette prise de parole.

La performativité se montre ainsi bien plus complexe que la réussite de l’effet commandé par la prise de parole. D’autres éléments que la parole contribuent à l’effet, et bien plus d’effets sont produits que ceux commandés par la parole. Derrida (1990) a par exemple montré que la performativité dépend notamment, outre du contexte, des précédentes fois où l’énoncé a été dit, du fait que d’autres personnes vont s’en emparer pour rechercher d’autres effets, que les effets peuvent se produire en l’absence du locuteur, qu’ils peuvent être cités ou dits par un acteur, etc. La performativité s’étend ainsi bien au-delà de la capacité des mots énoncés par un locuteur à créer certains effets.

Hirschman a aussi montré qu’une prise de parole pouvait avoir bien des effets non attendus. Mais il s’inquiétait avant tout de la façon dont cette propriété pouvait être détournée par des rhétoriques réactionnaires, sous le nom d’effets pervers. Parce que tout changement peut entrainer des effets pervers, cette rhétorique assure qu’il vaut mieux de rien changer, au risque sinon que tout s’écroule (Hirschman, 1991).

Nous pouvons néanmoins retirer l’enseignement suivant quant à la performativité de la prise de parole. La performativité ne dépend pas seulement de la façon selon laquelle on a construit la performance de prise de parole. Bien d’autres éléments de contexte et de structure entrent en jeu et les effets peuvent s’étendre bien au-delà de ceux recherchés, et souvent en dehors de possibilité de maîtrise.

Prise de parole et conciliation

Alors que le directeur du théâtre s’attendait à une grève de la faim longue, celle-ci prend fin à son treizième jour. L’intégralité de la subvention est rétablie, au moins jusqu’à ce qu’un repreneur continue l’activité culturelle du lieu. Mais la prise de parole n’a pas abouti à une victoire inconditionnelle ou à une parfaite harmonie avec les pouvoirs publics. Parmi la poignée de possibles repreneurs, celui qui sera choisi n’était pas celui initialement préféré par le directeur, mais celui qui offrait la meilleure garantie financière et dont le projet culturel correspondait au mieux aux attentes et du directeur et des financeurs. Les repreneurs avec un projet théâtral ne sont apparus qu’avec le rétablissement de la subvention, élément supplémentaire de la performativité. Ce sera une grande maison d’édition, qui s’engage sur « la qualité des textes montés (classiques et contemporains) dans la diversité des genres », envisage « l’ouverture d’une troisième salle de théâtre, d’une librairie et d’une école de théâtre » et s’entoure de trois personnalités reconnues pour la programmation (Agence France Presse, 20 octobre 2004). Le directeur obtient que non seulement le théâtre soit repris mais que l’esprit de son engagement pour la création soit maintenu, même étendu et garanti. Les pouvoirs publics obtiennent un engagement riche et unique sur l’action culturelle qui justifie le maintien de la subvention. Aussi radicales que puissent paraître une grève de la faim ou l’attitude au départ hermétiquement fermée à la discussion des pouvoirs publics, les deux partis se sont montrés ouverts à la conciliation et un accord a pu être trouvé.

On peut opposer deux approches de l’apport de la prise de parole publique en démocratie. Celle d’Habermas (1981) où la prise de parole vise à une entente de tous sur des principes communs, et c’est justement cette entente qui fonde la société. Celle de Rancière (1997) où c’est le dissensus, la mésentente, qui unit tous les participants, qui fait qu’il y a échange. Pour ce deuxième auteur, la prise de parole qui s’oppose et réclame sa part tisse et dynamise l’être en commun. Si la prise de parole hirschmanienne semble ainsi plus proche de la position de Rancière, posant une voix qui s’oppose comme constitutive de la démocratie, Hirschman (2013c) voit avant tout dans l’ouverture intellectuelle, dans la flexibilité et dans la capacité d’accueil de nouveaux arguments la possibilité de changement et de bien-être. Par ailleurs, il propose de distinguer dans les conflits sociaux ceux qui peuvent se résoudre par « plus ou moins » entre les protagonistes de ceux du type « ou-ou », ou si l’un gagne l’autre perd complètement (Hirschman, 1995b). Les seconds aboutissent à une division de la société, alors que les premiers participent de l’apprentissage de la pluralité des intérêts, des compromis et de la conciliation, et finalement de la réforme (cf. Ferraton & Frobert, 2013). Il n’y avait pas d’instance ou le théâtre aurait pu être invité pour aboutir à consensus sur des principes. La prise de parole, ses relais et échos, ont d’abord obligé à entendre une voix avant réduite au silence. Mais lorsque la parole portait sur le montant de la subvention, le conflit était de type « ou-ou ». La reconnaissance de la parole, la nomination d’un nouveau médiateur, le déplacement de la négociation sur l’activité créative, ont permis une conciliation respectant les agendas propres des protagonistes. Ainsi, dans la presse, le récit le plus courant n’est plus celui d’une grève pour sauvegarder une subvention mais devient une grève pour sauvegarder un projet culturel réussi, une nouveau médiateur est nommé qui connaît mieux l’action singulière du théâtre et les discussions portent sur les activités maintenues en échange du niveau de subvention.

Un enseignement pourrait être que la performativité de la prise de parole n’est pas toujours à mesurer en la capacité d’atteindre le résultat désiré. Son efficacité peut plutôt tenir en sa capacité à modifier la situation de telle sorte qu’une conciliation puisse être trouvée.

Conclusion

Si l’on situe généralement l’oeuvre d’Albert Hirschman à la croisée des sciences économiques et politiques, le management gagnerait sans doute également à s’en inspirer. Et en ce cas, la question de la performativité de la prise de parole reste à mieux comprendre. À partir d’une situation très spécifique, celle d’un directeur de théâtre qui n’avait d’autres portes de sortie que de prendre la parole et qu’il était essentiel pour lui que celle-ci soit performative, nous avons proposé de retenir cinq enseignements quant à la performativité de la prise de parole. Ces enseignements n’ont pas vocation à avoir une portée générale, ils indiquent des voix possibles pour construire une prise de parole performative :

  • moins la situation offre de portes de sortie et plus elle met en danger le mode d’existence et les passions d’un acteur, plus celui-ci sera enclin à élaborer un mode performatif de prise de parole;

  • plus la prise de parole se fait performance, plus la protestation n’est pas seulement dite ou jouée mais vécue devant une audience, plus elle a de chance d’être écoutée et ainsi d’être performative. Mais en même temps, plus alors la vie des preneurs de parole est engagée, plus elle est « coûteuse », plus l’issue de l’action est grosse d’enjeux pour eux;

  • plus la prise de parole est relayée par différents acteurs, plus elle est parasitée ou traduite, et plus grande sera probablement sa performativité mais moins elle est maîtrisée par ceux qui en sont à l’origine.

  • la performativité ne dépend pas seulement de la façon selon laquelle on a construit la performance de prise de parole. Bien d’autres éléments de contexte et de structure entrent en jeu et les effets peuvent s’étendre bien au-delà de ceux recherchés, et souvent en dehors de toute possibilité de maîtrise;

  • la performativité de la prise de parole n’est pas toujours à mesurer en la capacité d’atteindre le résultat désiré. Son efficacité peut plutôt tenir en sa capacité à modifier la situation de telle sorte qu’une conciliation puisse être trouvée.

Les implications sont différentes si l’on se situe du côté protestataire ou de la réception. Par exemple, du côté protestataire, pour accroître la performativité de sa prise de parole, cette étude invite le la preneur de parole à considérer l’existence de porte de sortie, son niveau d’engagement entre théâtre et performance, à chercher à être parasité, à montrer des liens et échos avec des situations similaires et à considérer tous les effets, espérés ou inattendus.

Cette étude est exploratoire et demandera d’autres travaux pour poursuivre la réflexion. Bien sûr, il serait très instructif d’étudier des situations similaires, mais suffisamment différentes pour nous permettre d’en inférer d’autres enseignements. L’originalité de l’approche a été de ne pas emprunter un concept de performativité pour l’appliquer au cas d’une organisation, mais de réfléchir les effets de la prise de parole en recourant si besoin aux différentes approches de la performativité identifiées par Gond et al. (2015). De même il serait intéressant de convoquer d’autres approches encore de la performativité (cf. Moriceau, 2016b) ou de voir comment cette perspective de la performance peut complémenter ou interférer avec d’autres cadres que celui d’Hirschman. Par exemple il serait possible de réfléchir à la place et la reconnaissance de la parole dans un monde toujours plus technicien et gestionnaire (Faÿ, 2004). Dans cette perspective inspirée par Henry, le corps affecté « pour de vrai » par la grève de la faim participerait du courage de la vérité, forme de parrhesia. Ici la parole ne cherche pas une entente sur le sens (sans la refuser) mais un accord des corps, une résonance des vies affectées par l’épreuve. Face à la politique culturelle qui menace de se refermer sur la technique et la mesure dans laquelle Henry (1987) verrait une manifestation de la barbarie, la grève de la faim est une parole qui oriente vers les subjectivités et les puissances de vie à l’origine du théâtre – tant pour les acteurs que pour les spectateurs. La prise de parole, politique ou théâtrale, participe du tissu social qui menace de se disloquer.

Enfin, il resterait à étudier cette question aussi depuis la perspective de l’organisation qui décide ou non de prendre des mesures en réaction à la prise de parole.

La prise de parole nous est apparue bien plus qu’un signe, davantage comme une construction, plus précisément comme une performance. Hirschman (1995) parle d’un art (p.73), d’une faculté d’inventer (p.74). La présente étude invite les protestataires à composer créativement leur prise de parole de façon à accroître leur performativité. Envisager la prise de parole comme une performance permet de la penser à la fois comme une construction dont on cherchera à inventer la manière pour qu’elle produise des effets, comme une pratique culturelle et comme un mode d’être où l’on cherche que quelque chose advienne en la réalisant.

Mais cette enquête sur la performativité est aussi une invitation à penser qu’il reste parfois encore des possibles, même lorsqu’une situation semble fermée. Hirschman (1980) nous avertit qu’au nom de l’efficacité économique, on peut chercher à assurer la tranquillité et la régularité, justifiant ainsi un pouvoir autoritaire, réprimant les initiatives et les prises de paroles. Il devient alors essentiel d’apprendre à rendre ses protestations performatives.

Si la parole d’Hirschman est performative, ce n’est pas en nous enjoignant de faire telle ou telle action, c’est en nous montrant qu’il y a toujours du possible, en nous appelant, à sa manière, à être activistes.