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L’entrepreneur, dans sa représentation traditionnelle, incarne fréquemment un individu doté d’une intelligence hors du commun, d’une volonté de fer et d’un courage sans limites. Joseph Schumpeter a d’ailleurs fait de ce personnage en tout point exceptionnel le champion de la modernité triomphante, bousculant les vieilles habitudes et les systèmes dépassés pour sans cesse renouveler le développement économique. L’entrepreneur semble incarner à lui seul la victoire de l’individualisme, de la rationalité et du progrès (Ogbor, 2000).

Depuis près d’une dizaine d’années, un certain nombre d’approches du processus entrepreneurial mettent à mal cette représentation héroïque de l’entrepreneur, parmi lesquelles l’effectuation (Sarasvathy, 2001) et le bricolage entrepreneurial (Baker et al., 2003; Baker et Nelson, 2005; Baker, 2007). Elles accordent une importance toute particulière aux tâtonnements et essai-erreurs du processus en contrepoint d’une approche « rationnelle » qui soumettrait le choix des moyens à une idéalisation des fins. Elles participent toutes d’une approche processuelle qui observe les dynamiques de l’entreprendre, autrement qualifiée d’entrepreneuring (Moroz et Hindle, 2012).

Cette approche processuelle a mobilisé un certain nombre de philosophes dont les perspectives sont venues enrichir la compréhension de l’entreprendre en train de se faire, parmi lesquels Derrida (Steyaert et Dey, 2006), Foucault (Weiskopf et Steyaert, 2008), Heidegger (Berglund, 2007) ou encore Gilles Deleuze (Hjorth et Johannisson, 2008). Et ce dernier, par la place centrale qu’il accorde à l’événement, au processus de création ou plus généralement au devenir est considéré comme une importante source d’inspiration (Steyart, 2007). Pourtant, l’un de ses principaux concepts, celui de rhizome (Deleuze et Guattari, 1980), demeure très sous-exploité au regard du potentiel qu’il représente dans la compréhension du processus entrepreneurial. Or, faire rhizome s’accorde assez précisément au processus de bricolage qui connait un certain succès[1] dans le champ entrepreneurial depuis maintenant près d’une décennie (Baker et al., 2003; Baker et Nelson, 2005).

L’objectif de cet article est de présenter les apports du rhizome deleuzien à la compréhension du processus entrepreneurial puis de montrer dans quelles mesures il permet d’interroger à nouveaux frais des problématiques concernant l’action d’entreprendre. Dans une première partie, nous introduirons le rhizome Deleuzien en détaillant préalablement la place du philosophe français dans le champ de l’entrepreneuriat. Puis nous appliquerons ce concept à l’entrepreneuring en développant la notion d’entreprendre rhizomatique. Enfin, nous conclurons en discutant des apports du rhizome dans la problématisation du processus entrepreneurial.

Faire rhizome, une pratique de résistance créative

Cette partie vise à introduire le concept deleuzien de rhizome qui, au côté des concepts de pli, de ritournelle, de machines désirantes et bien d’autres encore, constitue l’un des piliers de la production intellectuelle de celui connu pour avoir affirmé que philosopher, c’est créer des concepts (Deleuze et Guattari, 1991). Pour cela, nous retracerons la trajectoire des usages de Deleuze en entrepreneuriat. Puis nous exposerons plus précisément les parallèles substantiels qui peuvent être établis entre la pensée deleuzienne et le bricolage entrepreneurial, ce dernier, par ses particularités, justifiant l’introduction du concept de rhizome.

Deleuze dans le champ de l’entrepreneuriat

Gilles Deleuze n’est pas étranger à la recherche sur l’entrepreneuriat. Les premiers travaux qui y font référence datent du début des années 2000 et se poursuivent à un rythme régulier jusqu’à aujourd’hui, restant toutefois limités en nombre. Ces recherches sont essentiellement de langue anglaise, à l’exception de Deroy (2008), et sont principalement représentées par deux principaux promoteurs que sont Daniel Hjorth et Chris Steyaert.

Les concepts deleuziens se déploient sur trois étages de la réflexion entrepreneuriale. Un premier étage, le plus général, se saisit de la notion de devenir, centrale dans la philosophie de Gilles Deleuze. Elle caractérise une pensée du mouvement, du mouvant, de la transformation, qui s’intéresse non pas aux questions d’identité, à ce qui est, mais plutôt à ce qui se passe. Ainsi Steyaert (2004), rangeant Deleuze dans le courant des philosophies vitalistes et néo-matérialistes, considère qu’elles « peuvent nous permettre de concevoir l’entrepreneuriat comme un devenir, sans jamais plus l’enfermer dans un schème ou un système réductionniste » (Steyaert, 2004, p. 19). De même, Morris et al. (2012) s’appuient sur la « philosophie du devenir de Deleuze » pour définir l’entrepreneur comme celui qui est toujours au milieu, sans qu’il y ait de début ou de fin » (Morris et al., 2012, p. 28) lancé « dans un processus continu de création de mondes » (Morris et al., 2012, p. 29).

Le deuxième étage de l’appropriation de Deleuze par le champ entrepreneurial se manifeste par de multiples emprunts à l’immense base conceptuelle du philosophe. Ainsi, Steyaert et Hjorth (2006) proposant d’imaginer que « l’entrepreneuriat n’est rien de plus que les connexions et les productions qu’il fabrique » (p.8), suivent en cela l’usage que font Deleuze et Guattari du concept de machine (Deleuze et Guattari, 1972). Et ces machines ont la particularité d’être désirantes et de fabriquer des agencements dans lesquels ce désir peut s’écouler, désir dont Soil-Wadman (2007) se saisit pour interroger la motivation des producteurs de films dont elle étudie la dimension entrepreneuriale. Weiskopf (2007) observant l’entrepreneuriat comme pratique esthétique, prolonge la question du désir comme déploiement rhizomatique qui limite la capacité d’un système extérieur à en prendre le contrôle : « le désir bouge de manière « rhizomatique ». Par conséquent, il ne peut être pleinement capturé » (Weiskopf, 2007, p. 140). Ce contrôle est rendu d’autant plus difficile que l’entrepreneur s’individue dans des processus de déterritorialisation, autrement appelés lignes de fuite, « ligne de création, ligne de changement, de variation, et de transformation » (Weiskopf, 2007, p. 151). Hjort (2007) mobilise également le concept d’événement chez Deleuze dans son analyse des processus entrepreneuriaux au sein de l’économie de l’expérience (experience economy), et ce afin de souligner l’influence positive de l’événement dans les expériences esthétiques qui parsèment le parcours entrepreneurial. L’événement est employé sous une autre forme quand il aborde la question de la narration entrepreneuriale, reprenant l’idée deleuzienne que les choses n’ont pas de commencement mais qu’elles poussent toujours par le milieu. Enfin, Hjorth et Johannisson (2008) enrichissent l’idée de devenir en montrant comment la compréhension de la dynamique de constitution des agencements impose de porter « attention à la relation entre le virtuel et l’actuel, et à l’actualisation en tant que processus de création » (Hjorth et Johannisson, 2008, p. 343), concept d’agencement également repris par Schindehutte et al. (2009).

Deleuze intervient sur un troisième étage, épistémologique, en prenant pour objet non pas le processus entrepreneurial mais la recherche en entrepreneuriat. Steyaert et Hjorth (2009) reprennent l’idée du devenir minoritaire deleuzien (Deleuze, 1980) en définissant leur série d’ouvrages collectifs ( Hjorth et Kostera, 2007; Hjorth et Steyaert, 2004, 2006, 2009) comme une parole en devenir qui, loin de vouloir s’imposer pour « construire stratégiquement un espace propre » (p.1), se positionne comme événement « qui dialogue et échange avec l’entrepreneuriat dans un langage mineur » (p.1).

Malgré cet intérêt affiché pour les concepts produits par le philosophe français, il en est un qui nous semble sous-exploité alors qu’il entretient un rapport très étroit avec l’agir entrepreneurial : le concept de rhizome. Mais nous pensons utile de l’introduire à travers la médiation d’un autre concept, celui de bricolage entrepreneurial, appartenant au cadre conceptuel des approches processuelles de l’entrepreneuriat (Moroz et Hindle, 2012).

Rhizome deleuzien et bricolage, un rapprochement de raison

Le parallèle du rhizome et du bricolage est d’abord celui de deux intellectuels, Deleuze d’une part et Claude Lévi-Strauss d’autre part, ce dernier étant le « père » de la notion de bricolage dans l’espace des sciences sociales (Duymedjian et Rüling, 2010), comme dans celui des sciences de gestion dont, bien entendu, le champ de l’entrepreneuriat (Baker et al., 2003; Baker et Nelson, 2005). La proximité de Lévi-Strauss et Deleuze peut de prime abord sembler surprenante. Quand le premier est présenté comme l’un des fondateurs du structuralisme, observant les différences entre cultures pour en identifier les invariants et les principes de transformation, le second parle du mouvant, du devenir, soulignant que « ce qui compte dans un chemin, ce qui compte dans une ligne, c’est toujours le milieu, pas le début ni la fin » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 37), très éloigné, donc, de la question des structures fondatrices et génératrices.

Pourtant, dès la première page de leur premier ouvrage majeure, Deleuze et Guattari mobilisent le bricolage par cette formule générale : « C’est ainsi qu’on est tous bricoleurs; chacun ses petites machines » (p. 7). Ils n’emploient pas ce mot dans son sens commun puisque, quelques pages plus tard, ils font explicitement référence à Lévi-Strauss (Deleuze et Guattari, 1972, p. 13). Le bricolage revient ainsi pour eux à cette modalité du « produire toujours du produire, de greffer du produire sur le produit, [qui] est le caractère des machines désirantes ou de la production primaire : production de production » (Deleuze et Guattari, 1972, p. 13), central dans une philosophie qui remplace la vie comme représentation théâtrale par la vie comme usine de production.

Pour faire se rencontrer Deleuze et Lévi-Strauss, nous partirons d’une notion fondamentale chez Deleuze comme chez Lévi-Strauss, celle d’événement. En effet, Deleuze est fréquemment défini comme philosophe de l’événement, lui-même affirmant d’ailleurs : « j’ai passé mon temps à écrire sur cette notion d’événement » (Deleuze, 1990, p. 194-218, in Zourabichvili, 1994, p. 5). Quant à Lévi-Strauss, il résume le bricolage à sa capacité à « élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements » (Lévi-Strauss, 1962, p. 32), ce qui le distingue de l’activité scientifique qui fabrique « des structures au moyen d’événements » (Lévi-Strauss, 1962, p. 33).

Cette notion d’événement est en effet fondamentale car elle recouvre à la fois le résultat d’un processus, bricolage chez Lévi-Strauss et rhizome chez Deleuze, et le processus lui-même, bricolage pour l’un (puisque le terme contient cette ambivalence) et « faire rhizome » pour l’autre. Bricolage et rhizome constituent des agencements hétérogènes construits par morceaux et dont les raccordements entre les morceaux ne sont pas prédéterminés (Deleuze et Parnet, 2004, Abécédaire, N-Z, 15 : 50), autrement formulé par Lévi-Strauss par le fait que chaque élément composant le bricolage n’est pas « astreint à un emploi précis et déterminé » (Lévi-Strauss, 1962, p.27). Au contraire, ces éléments font signe au bricoleur comme à celui qui fait rhizome, mais l’un comme l’autre savent dépasser les déterminations que ces éléments contiennent (tel usage dans tel contexte) pour accéder à un « ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles » (Lévi-Strauss, 1962, p. 27). Au détournement du bricolage répond la déterritorialisation chez Deleuze et Guattari (1980), processus lors duquel une chose est amenée hors de son territoire d’usage habituel pour trouver une nouvelle utilité dans l’arrangement en cours de production.

Lévi-Strauss et Deleuze se retrouvent également sur les dispositions propres à l’élaboration des deux formes d’agencements. Pour qu’ils émergent, leurs créateurs doivent en premier lieu entretenir des relations ouvertes au monde qui les entoure. Le stock du bricoleur est ainsi le « résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. » (Lévi-Strauss, 1962, p. 27). Et le rhizome s’élabore à travers des rencontres avec ce que Deleuze appelle un dehors, quelque chose qui brutalise les schémas de pensée préétablis et qui laisse parler chaque chose dans sa virtualité quand, le plus souvent, nous projetons sur elles des croyances et attentes préexistantes. Ces créateurs doivent de plus être en état de veille, être aux aguets (Deleuze, Abécédaire), afin de saisir ces rencontres à partir de ce simple principe que « ça peut toujours servir » (Lévi-Strauss, 1962, p. 28). C’est ainsi que se constitue le stock du bricoleur, si indispensable au faire rhizome, et illustré par cette boutade de Deleuze : « Avoir un sac où je mets tout ce que je rencontre, à condition qu’on me mette aussi dans un sac » (Deleuze & Parnet, 1996, p. 15).

Nous venons succinctement de montrer les liens substantiels entre le processus de bricolage et le « faire rhizome » deleuzo-guattarien. C’est à travers eux que nous allons expérimenter l’utilisation du concept de rhizome dans le cadre de l’entrepreneuring, au sein duquel le bricolage entrepreneurial avait précédemment déjà trouvé sa place. Pour pouvoir déterminer le pouvoir compréhensif du rhizome, il reste à en définir les caractéristiques pour voir notamment dans quelles mesures il constitue un apport complémentaire au processus de bricolage.

Le « faire rhizome »

Le concept de rhizome est « sans doute le plus célèbre de ceux de Deleuze et Guattari » tout en étant « pas toujours bien compris » (Zourabichvili, 2003, p. 71). C’est la raison pour laquelle il nous semble important de le replacer plus généralement dans la philosophie de Deleuze.

Deleuze est à classer parmi les philosophes vitalistes, dans la lignée de Spinoza ou, plus proche de nous, de Bergson. Il se penche sur les mécanismes par lesquels la vie passe, la vie se passe, et plus précisément, ce qui, dans cette dynamique, produit du nouveau, relève d’un processus de création. À l’origine de cette création se trouve le désir, désir qui s’exprime en constituant et en animant des machines dites désirantes productrices d’arrangements au sein desquels s’écoule ce désir. Or, Deleuze considère que certains agencements ont essentiellement pour fonction de permettre la reproduction d’une société, en fabriquant des systèmes de pouvoir verticaux, en définissant des transcendances organisant l’espace du jugement, stipulant le bon et le mauvais, l’autorisé et l’interdit et qui, au bout du compte étouffent toute création. Cette élaboration verticale s’appuie sur l’image de l’arbre, qu’il définit comme une image de la pensée, c’est-à-dire « un fonctionnement, (…) un appareil qu’on plante dans la pensée pour la faire aller droit et lui faire produire les fameuses idées justes » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 33). Cette construction arborescente s’organise autour de quelques principes forts : fixation d’une origine, déploiement d’une généalogie, progression par alternative (embranchement) qui suit une logique du « ou bien… ou bien » valorisant ainsi le point comme lieu de décision entre des options irréconciliables. Elle sert à revendiquer ce que sont les choses et, par-là, institue des normes et principes supposés s’imposer car « le Pouvoir est toujours arborescent » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 33).

Le rhizome « s’oppose » à l’arbre dans la façon dont il émerge entre les structures de pouvoir. Quand l’arbre est construit pour durer, le rhizome manifeste « les fonctions créatrices, usages non conformes (…), qui procèdent par intersections, croisements de lignes, points de rencontre au milieu » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 36). Deleuze va jusqu’à affirmer qu’aux États-Unis, « tout ce qui s’est passé d’important, tout ce qui se passe d’important procède par rhizome (…) poussées latérales successives en connexion immédiate avec un dehors. » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 29). Pour lui, il n’y a donc pas de création indépendante d’une dynamique rhizomatique.

Six principes définissent le rhizome dont certains vont par paire. Il en est ainsi des deux premiers, dits principes de connexion et d’hétérogénéité, qui stipulent que chaque point du rhizome peut et doit être connecté à n’importe quel autre point et que ces points sont des états de choses très hétérogènes - objets, émotions, connaissances hétéroclites, etc. Le troisième principe, dit de multiplicité, s’oppose au principe d’unité de l’arbre. Un arbre possède une origine et ses racines comme son tronc et ses branches peuvent être saisis dans une unité, celle d’un arbre. Au contraire, connectivité et hétérogénéité font croître le rhizome en tous sens au point qu’il est impossible de le rapporter à une unité, comme d’ailleurs de lui attribuer un auteur car il n’est plus qu’un agencement collectif d’énonciation. Ainsi, « on est (…) comme une association de malfaiteurs. On n’est plus un auteur, on est un bureau de production » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 16). Le quatrième principe, ou principe de rupture asignifiante, désigne la capacité de résilience d’un rhizome qui, « rompu, brisé en un endroit quelconque, (…) reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 16). Une fois de plus, cette performance est liée aux propriétés de connectivité, telle que chaque point perdant sa connexion est capable de s’amarrer de nouveau avec d’autres points, facilité rendue d’autant plus possible que les relations se font entre éléments hétérogènes. Enfin, les deux derniers principes dits de cartographie et de décalcomanie affirment qu’un rhizome ne reproduit pas une quelconque structure générique mais s’apparente bien plus à une carte « ouverte, connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications, [pouvant] être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 20).

Tel que décrit, le rhizome semble s’opposer en tout point à l’arbre. Le premier déjoue les dispositifs de contrôle et de pouvoir du second, et garantit par ses qualités la production permanente de créations qui ne cessent de rompre avec un ordre qui se voulait durablement établi. Les relations avec l’arbre sont pourtant loin d’être aussi simples. En effet, « il existe des structures d’arbre ou de racines dans les rhizomes, mais inversement une branche d’arbre ou une division de racine peuvent se mettre à bourgeonner en rhizome. » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 20). Et « ce qui compte, c’est que l’arbre-racine et le rhizome-canal ne s’opposent pas comme deux modèles : l’un agit comme modèle (…); l’autre agit comme processus immanent qui renverse le modèle et ébauche une carte » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 31).

Cependant, malgré cet entrelacement des arbres et des rhizomes, c’est l’arbrification qui signe l’arrêt de mort du second, la fin de sa capacité créatrice. Elle peut prendre deux formes : soit les structures de pouvoir jugent, évaluent la structure rhizomatique à l’aune de leurs dispositifs de mesure et de leurs catégories, et la contraignent à rentrer dans le rang, en lui refusant toute possibilité d’être différent; soit la ligne de fuite rhizomatique tend à « refaire du pouvoir » (Deleuze et Guattari, 1975, p. 154), à s’élever en norme en employant l’essentiel de ses efforts à évaluer, juger et contrôler le monde qui l’entoure.

Si Deleuze valorise le faire rhizome en tant que processus créatif, il maintient cependant une certaine ambiguïté en le rapportant à l’image du chiendent, à de la mauvaise herbe, également capable de susciter « un canal despotique » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 31). En cela, il résonne avec Aristote qui, se méfiant de la Métis (Détienne et Vernant, 1992), de l’intelligence pratique incarnée par Ulysse, jugeait indispensable de lui associer une éthique de sorte que l’alliance des deux devienne cette vertu fondamentale appelée Phronesis (Aristote, 1990).

Une telle description du rhizome reste très abstraite et ne se propose pas d’évidence à une lecture en termes de processus entrepreneurial, même si les liens entre bricolage et « faire rhizome » ont été clairement établis. La partie qui suit visera à mettre ce concept à l’épreuve du processus entrepreneurial.

Reconsidérer le processus entrepreneurial à travers le rhizome deleuzien

Rhizome et bricolage partagent de nombreuses caractéristiques : ils désignent à la fois un processus et son résultat, ce dernier pouvant être défini comme un agencement d’éléments hétérogènes, pour partie sortis de leur usage standard; ils s’appuient tous deux sur l’existence d’un stock préalable accumulé au gré de rencontres contingentes; ils constituent des formes de résistance aux processus normatifs, ceux qui projettent sur le monde une idéalité prédéfinie en déployant une structure arborescente fabriquant règles et standards. Quels parallèles peuvent être établis entre rhizome et bricolage entrepreneurial et dans quelles mesures le premier peut-il enrichir la perspective du second ?

L’entreprendre rhizomatique

Nous commencerons par une analogie pour aborder la notion d’entreprendre rhizomatique. Si le chiendent est une plante rhizomatique, il nous semble que le bambou est plus adapté pour imaginer le lien entre entrepreneuriat et rhizome.

Imaginons-nous dans une forêt de bambous. Nos sens sont sollicités par de multiples signes et nos yeux sont accrochés par cette verticalité fuyante qui jaillit de toute part, comme par de jeunes pousses sortant vigoureusement du sol avec une croissance pouvant atteindre pour les plus rapides un mètre par jour. C’est à cela que ressemble une certaine narration entrepreneuriale, narration mythique (Sørensen, 2008) foisonnante d’innovations émergentes, qui croissent de façon vertigineuse. Elles saturent l’espace au point, parfois, qu’il est difficile de les distinguer alors qu’elles cherchent pourtant toutes à se différencier. Elles impressionnent autant par le paysage qu’elles produisent (telle la Silicon Valley) que par les singularités qui, ici ou là jaillissent. Hier, l’entrepreneur schumpetérien marquait les esprits par son potentiel révolutionnaire se manifestant dans tous les domaines. Aujourd’hui, d’autres formes l’ont rejoint, tel l’entrepreneur virtuel s’exprimant dans l’économie numérique ou l’entrepreneur social se faisant défenseur des faibles (Bacq et Janssen, 2011), mais tous impriment leur marque par des réalisations hors du commun.

En revanche, le regard est nettement moins attiré par ce qui se passe en sous-sol, grouillant de rhizomes qui s’entrecroisent et dont il est impossible d’identifier la source, l’unité, la cohérence. Un botaniste nous confirmerait que, malgré sa beauté, le bambou est une mauvaise herbe, dont il est presque impossible de se débarrasser car il n’est pas racine mais tige poussant horizontalement. Une telle image n’attire pas la sympathie, encore moins l’admiration.

Cette première approche, métaphorique, est en parfaite résonnance avec le bricolage entrepreneurial. Baker (2007) fait ainsi l’hypothèse qu’il peut y avoir une certaine forme de honte à bricoler dans la mesure où cette pratique manifeste les dernières extrémités auxquelles celui qui a peu de moyens doit s’abaisser pour tout de même s’en sortir. Cette honte conduira l’entrepreneur bricolant à camoufler ses manières de faire pour donner l’impression que la totalité du processus entrepreneurial est sous contrôle. Plus généralement, d’ailleurs, Lévi-Strauss constatait en 1962 que les « sociétés industrielles ne tolèrent plus, sinon comme « hobby » ou passe-temps » le bricolage (Lévi-Strauss, 1962, p. 47).

La force du bambou, comme de tout rhizome traçant, se trouve dans la réserve d’énergie qu’il porte en lui et dans sa capacité à s’insérer dans les moindres espaces pour « passer entre », contribuant ainsi à l’aération du terrain. Il pousse horizontalement et peut se déployer dans toutes les directions. Et de même que le rhizome mobilise des moyens hétérogènes, le bricolage entrepreneurial joue avec des artefacts matériels, des compétences et des idées (Baker et Nelson, 2005). D’ailleurs, de nombreuses cooccurrences du bricolage sont apparues au fur et à mesure que le concept s’est déployé en entrepreneuriat : Baker et al. (2003) désignent par l’expression ‘Network bricolage’ la mobilisation par l’entrepreneur de son carnet d’adresses, Baker (2007) distingue bricolage idéationnel (ideational bricolage) et bricolage matériel (material bricolage) et Di Domenico et al. (2010), à l’instar de Valliere et Gegenhuber (2014) appellent bricolage institutionnel la pratique consistant à faire avec les règles et normes d’un système social.

Le rhizome s’alimente pour se déployer des éléments du sol qu’il transforme en source d’énergie mobile. Là encore, cette représentation du stock est adéquate à celle du bricoleur qui joue de ce qu’il rencontre. Certaines figures entrepreneuriales se distinguent d’ailleurs par les ressources qu’elles mobilisent : l’entrepreneur relationnel joue de son réseau social, l’entrepreneur expert agence des savoirs spécialisés. Mais dans l’entreprendre rhizomatique sont collectés et stockés les éléments sans distinction de catégories et surtout sans hiérarchisation (quand l’entrepreneur expert, par exemple, ne mobilise que les connaissances les plus avancées dans un domaine). Ce stock d’éléments indéterminés (tant par leurs utilisations futures que par les contextes dans lesquels ils seront mobilisés) deviendra ressources en situation, comme le font remarquer Feldman et Orlikowski (2011) pour lesquels « le plus important, (…) c’est que les choses deviennent des ressources spécifiques à travers la façon dont elles sont utilisées. Le terme ressource en usage (resource in use) indique que c’est la combinaison d’une chose et d’un usage qui fait une ressource » (p. 1246).

Observons à présent le rhizome progresser. Il ne voit guère plus loin que le bout de sa tige. Il se déploie en tous sens, sans direction préétablie, comme si sa vie en dépendait. Cette croissance exprime une forme de soumission à l’environnement, au stock d’énergie qu’il détient comme aux interstices du sol dans lesquelles il s’insinue. Dès lors, à l’instar du bricolage entrepreneurial, il adapte en permanence ses plans au contexte plutôt que d’être obnubilé par la mise en pratique d’une vision transcendante (un idéal, un plan). De plus, cette progression ‘à propos’ permet au rhizome de développer des propriétés de résilience aussi bien par la variété et l’hétérogénéité des ressources collectées que par leur ancrage dans les spécificités du sol, venant ainsi résonner avec les recherches concernant l’importance de la résilience dans le processus entrepreneurial (Hayward et al., 2010).

L’image du rhizome parait ainsi tout à fait adéquate à reformuler les caractères du bricolage entrepreneurial mais ce parallèle peut être également éclairé par l’analyse « rhizomatique » d’un discours entrepreneurial.

Steve Jobs et le discours de Stanford : une illustration de l’entreprendre rhizomatique

Steve Jobs a prononcé en 2005 devant les étudiants de l’université de Stanford lors de la remise de son titre de docteur honoris causa un discours demeuré célèbre. Il se présente en trois parties, trois moments de vie mais c’est surtout la première histoire intitulée « relier les points » (connecting the dots) qui concerne notre propos.

Il raconte qu’après avoir quitté des études coûteuses qui mettaient ses parents adoptifs en grande difficulté, il décide de suivre des cours de calligraphie gratuits, cours apparemment hautement réputés au Reeds College où il se trouvait alors. Pourquoi se retrouve-t-il dans ce cours ? Son discours laisse penser que ce qui l’avait attiré alors était un mélange de réputation et de productions d’oeuvres visibles sur « chaque affiche, chaque étiquette apposée sur chaque tiroir (qui) était magnifiquement calligraphiée à la main ». En tout cas, le choix en lui-même n’avait, semble-t-il, aucune justification pratique. Ce n’est que bien plus tard que ces enseignements se sont rappelés à lui (« tout m’est revenu en mémoire »), lui permettant de faire du Macintosh le premier ordinateur « typographique » au monde, quand « tout est devenu très clair en regardant dix ans en arrière ». La leçon qu’il retire de cette histoire est à la fois simple et très surprenante pour un homme qu’on imagine guidé par une vision claire de l’avenir. Quand quelque chose s’offre à vous, elle ne vient pas avec une utilité déterminée associée à une situation déterminée. Elle fait signe par ce qu’elle remue en vous, et prend un sens quand elle se met à résonner avec un moment concret, plus tard, un jour peut-être, éventuellement jamais.

Vous ne pouvez pas mettre les choses en lien en regardant vers le futur, prospectivement; vous pouvez seulement le faire rétrospectivement. Vous devez ainsi avoir confiance dans le fait que ces liens se feront un jour ou l’autre. Vous devez croire en quelque chose, vos tripes, la vie, le destin, peu importe. Cette approche ne m’a jamais laissé tomber, et cela a fait toute la différence dans ma vie[2].

Cette phrase illustre sans détour plusieurs moments clefs du bricolage. La collecte, tout d’abord, n’est pas affaire de raison, de calcul, mais de... toute autre chose, d’une croyance tellement indicible qu’après avoir enchainé des termes aussi vagues que tripes, destinée ou karma, Steve Jobs termine par un n’importe quoi. Des trajectoires indéterminées se croisent et produisent des événements contingents, faisant ou non signes, et qui peuvent éventuellement enrichir un stock, alimenter en énergie ce qui vient sans savoir quand et de quelle façon un usage en sera fait. En reprenant Deleuze, nous pouvons imaginer chez Jobs un désir d’esthétique, une certaine forme de beauté sous ses différentes manifestations dont la calligraphie.

Autre moment fort de cette histoire : celui de la rencontre entre un projet informatique et les réminiscences du cours de calligraphie. Jobs dit que cette rencontre s’est en quelque sorte imposée à lui (« tout est devenu très clair). Or, il est d’usage d’opposer le contingent au nécessaire et jusqu’alors, la rencontre avec la calligraphie semblait hasardeuse, sans parler de l’idée d’agencer calligraphie et informatique. Là encore, Deleuze est d’un immense secours quand il affirme dans Proust et les signes (1998) : « C’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser. » (p.118). Alain Beaulieu (2011) le souligne également : « Deleuze conçoit la rencontre à partir d’une intervention des forces qui s’emparent d’un corps en le transformant » (Beaulieu, 2011, p. 131). Cette violence de la nécessité qui fait se rencontrer deux éléments hétérogènes qui auraient pu ne jamais se croiser saisit l’individu avec une telle force qu’il n’imagine pas que ce lien ait pu ne pas exister, ait pu être autre. Elle explique peut-être pourquoi, dans le film « Jobs » sorti en 2013, une scène d’une rare violence oppose Steve Jobs avec le développeur en chef de MacOs qui considère comme secondaire l’intégration de polices de caractères dans le système quand Jobs le voit comme une impérieuse nécessité. Ce collaborateur est licencié sur-le-champ, aucune discussion n’étant possible puisque les choses ne peuvent pas être autrement. Comme le dit Deleuze, à l’origine de tout agencement se trouve un désir qui cherche à s’y écouler et malheur à ce qui s’y oppose.

Cette nécessité de la rencontre est également illustrée par un autre propos de Jobs que l’on trouve dans une interview de Wired parue en 1995. Parlant des individus créatifs, il affirme : « La créativité c’est juste relier les choses entre elles. Quand vous demandez aux créatifs comment ils ont fait quelque chose, ils se sentent un peu coupables parce qu’ils n’ont pas vraiment fait quoi que ce soit, ils ont juste vu quelque chose » (Wolf, 1995). Ce « ils ont seulement vu quelque chose » illustre l’évidence de la rencontre de deux choses qui se font signe en une personne et la force de persuasion de cette évidence.

Cette interview nous fournit aussi des éléments supplémentaires sur ce stock, que le discours de Stanford aborde finalement peu. Ce qui permet aux créatifs de connecter des points, de voir ce que d’autres ne perçoivent pas, c’est un stock d’expériences variées enrichies de réflexions sur ces expériences : « Ainsi ils n’ont pas assez de points à relier, et ils finissent avec des solutions linéaires sans compréhension globale du problème » (Wolf, 1995).

Le « vous ne pouvez pas mettre les choses en lien en regardant vers le futur, prospectivement; vous pouvez seulement le faire rétrospectivement » de Jobs propose donc à l’analyse deux éléments supplémentaires. En premier lieu, regarder souligne l’importance des sens sur la raison. Il n’y est pas question de réflexion ou d’anticipation mais de perception, à l’instar des signes dont parlent Deleuze comme Lévi-Strauss, qui maintiennent un rapport concret au monde (à la différence des concepts). Ce moment de création semble ainsi très éloigné de l’image froide que nous pouvons nous faire d’un calcul [besoin (réel ou anticipé) / réponse au besoin] par un produit ou service innovant. Il montre un entrepreneur happé physiquement (si l’on suit Deleuze) par une vision qui s’impose à lui. En second lieu, regarder rétrospectivement révèle que le premier geste qui suit le trouble est rétrospectif, comme il l'est pour le bricoleur. Or, l’entrepreneur héroïque est présenté comme celui qui va de l’avant, qui fait table rase d’un passé dont les éléments sont détruits pour garantir un futur en rupture.

Un dernier témoignage de Jobs vient ajouter une dimension supplémentaire à cette perspective de l’entreprendre rhizomatique. Lors d’une interview en 1994 portant sur la création du Macintosh, le cofondateur d’Apple Inc. tient ces propos : « Picasso disait – « les bons artistes copient, les grands artistes volent » – et nous n’avons jamais eu honte de voler les grandes idées ». Cette notion de vol tranche radicalement avec les propos du même Jobs concernant Google, annonçant en 2010 : « je vais détruire Android, parce que c’est un produit volé. Je suis prêt à déclencher une guerre thermonucléaire pour ça ». Mais cette idée de vol s’ajuste parfaitement avec un Deleuze affirmant que « rencontrer, c’est trouver, c’est capturer, c’est voler, mais il n’y a pas de méthode pour trouver, rien qu’une longue préparation. Voler, c’est le contraire de plagier, de copier, d’imiter ou de faire comme » (Deleuze & Parnet, 1996, p. 13). L’idée de vol se trouve sous une autre forme dans Pourparlers (Deleuze, 2003) concernant les interférences (autrement dit les rencontres entre domaines différents) dont il dit que « ce n’est pas non plus l’échange : tout se fait par don ou capture. » (Deleuze, 2003, p. 171).

Du bricolage entrepreneurial à l’entreprendre rhizomatique : nouveaux questionnements

Rapprocher bricolage entrepreneurial et entreprendre rhizomatique n’a de sens qu’à partir du moment où le second enrichit la perspective du premier et permet de poser de nouvelles questions ou d’enrichir des problématiques actuelles. Nous avons identifié quatre pistes ouvertes par l’entreprendre rhizomatique.

La première piste concerne la question des ressources. Le bricolage entrepreneurial, dans ses divers développements, a produit de nombreuses cooccurrences qui distinguent les formes de ressources manipulées lors du processus de bricolage - humaine, matérielle, idéationnelle, institutionnelle. Pourtant, l’un des premiers principes du rhizome deleuzien, le principe d’hétérogénéité, insiste sur la richesse inhérente à la rencontre entre domaines différents, tels l’informatique et la calligraphie. Le rhizome se déploie à travers des rencontres qui se produisent avec ce que Deleuze appelle un ‘dehors’. Et ce dehors est à comprendre ce qui n’appartient pas au domaine des croyances établies du créateur, et qui conserve, de plus, une étrangeté, ne se laissant pas assimiler mais engendrant, d’ailleurs de façon violente, une dynamique d’accommodation du système de croyance. Cette accommodation ne provoque pas pour autant un basculement radical hors du projet ou du cadre de croyance, comme l’a expérimenté Deleuze en consacrant une partie de sa pratique philosophique à « sortir de la philosophie par la philosophie » (Deleuze et Parnet, 2004, A-N, 42 : 18) en s’intéressant à des domaines peu étudiés par la philosophie classique tel le cinéma. L’entreprendre rhizomatique permet ainsi de souligner l’importance de l’hétérogénéité des ressources comme l’ont déjà souligné certaines recherches (Haynie et al., 2009) mais également d’interroger la façon dont cette hétérogénéité suscite des rencontres qui enrichissent, réorientent, troublent ou accélèrent le processus entrepreneurial.

Cette notion de rencontre constitue notre deuxième piste. Centrale dans l’entreprendre rhizomatique, la rencontre résonne également avec les critiques qui ont été récemment formulées concernant le concept d’opportunité. Ce dernier est devenu l’un des piliers de la recherche en entrepreneuriat depuis l’article de Shane et Venkataraman (2000) mais de récentes critiques (Davidsson, 2015) ont identifié des difficultés à son utilisation. La rencontre comme élément propagateur du rhizome, cette violence venant d’un dehors et susceptible de perturber les préjugés, plans, attentes, objectifs, évite certaines limitations associées à l’opportunité, tel le problème de son identification a posteriori, pour se pencher sur des événements chargés en émotion qui, s’ils ne sont pas suffisants, constitueraient tout de même, selon Deleuze, les ingrédients nécessaires au processus créatif. D’ailleurs, des recherches prenant ces rencontres comme objets pourraient pertinemment tirer profit des travaux concernant les émotions entrepreneuriales (Cardon et al., 2012).

Admettre l’importance des rencontres « rhizomatiques » dans l’entreprendre vient également perturber la place de la décision individuelle au sein de ce processus. Cette troisième piste ouverte par l’entreprendre rhizomatique se fonde sur deux éléments.

En premier lieu, la rencontre est pour Deleuze un événement lors duquel la décision entrepreneuriale n’a pas véritablement sa place. Certes, l’acte de création survient quand un certain nombre de conditions sont réunies, et le créateur peut faire en sorte de se préparer à leur survenue et de les favoriser : être aux aguets, avoir un problème en tête, suspendre un jugement qui plaquerait trop rapidement des catégories préétablies sur une situation, etc. Mais les rencontres sont absolument contingentes, « parties concrètes du hasard, parties affirmatives du hasard, comme telles étrangères à toute loi » (Deleuze, 1962, p. 50). Plus, elles mettent le créateur dans un état de choc qui produit en lui la nécessité d’une pensée et il est important de compter sur « la contingence d’une rencontre avec ce qui force à penser pour lever et dresser la nécessité absolue d’un acte de penser, d’une passion de penser ». (Deleuze, 1968, p. 182). Toute rencontre est ainsi le lieu de friction du hasard et de la nécessité, lieu qui, sinon évacue, du moins amenuise la liberté entrepreneuriale, liberté qui pourra trouver sa place en amont (conditions préparatoires liées aux choix des lieux propices et à une disposition personnelle favorable) et en aval (mise en oeuvre des conséquences) de la rencontre. Voir l’entreprendre comme un rhizome ouvre ainsi à de nouvelles considérations sur la prise de décision entrepreneuriale (Shepherd, 2015).

En second lieu, l’approche rhizomatique de l’entrepreneuriat réinterroge l’identité de l’entrepreneur. Deleuze présente le rhizome comme un agencement collectif d’énonciation. Il va même jusqu’à affirmer : « On n’est plus un auteur, on est un bureau de production » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 16). Il s’emploie d’ailleurs, presque paradoxalement, à présenter le créateur comme un « désert peuplé » (Deleuze et Parnet, 1996), comme à la fois solitaire et peuplé de rencontres. Faire rhizome, c’est « faire population dans un désert » (Deleuze et Parnet, 1996, p. 34), c’est à la fois savoir être vide pour accueillir, mais également être en mesure d’organiser les différentes voix qui composent le désert intérieur. L’originalité de Deleuze est d’éloigner la notion d’auteur du processus créatif tout en restant attaché à la création à laquelle le ‘créateur’ est définitivement associé, créateur de concept en ce qui concerne le philosophe, de fonction pour le savant, de couple percept-affect pour l’artiste (Deleuze, 1987). L’entreprendre rhizomatique pose ainsi la question de ce qu’est la création entrepreneuriale et dans quelles mesures la suppression de la notion d’auteur transforme l’identité entrepreneuriale en construction.

Enfin, le dernier apport du processus rhizomatique provient de ce que le rhizome est, à la différence de l’arbre, antigénéalogique (Deleuze et Guattari, 1980, p. 18). Cette propriété du processus rhizomatique bouleverse les possibilités d’en tracer l’élaboration, d’en fabriquer une narration. Elle confirme l’importance des antenarratives de Boje (2001) comme mode d’accès au processus entrepreneurial et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, le rhizome poussant furtivement, son déploiement reste souvent invisible aux yeux d’éventuels observateurs. En second lieu, à l’instar du bricolage entrepreneurial dont Baker avait noté le caractère possiblement honteux (2007), l’entrepreneur peut volontairement décider de masquer la réalité des multiples voies et chemins qu’il a suivis, d’autant plus si une part de ses bifurcations ne relève que partiellement d’un choix personnel (cf. la question du hasard et de la nécessité d’une rencontre). Enfin, dans l’hypothèse où l’entrepreneur accepte d’exprimer ou de décrire son activité entrepreneuriale, il se peut qu’il en soit incapable car il y a rencontre là où la pensée est aux prises avec quelque chose qu’elle ne reconnaît pas, quelque chose qu’elle ne peut pas articuler ou nommer, pour laquelle elle n’a pas de ressources à l’avance. Deleuze considère même que c’est précisément le bégaiement du langage qui peut servir à détecter ces moments où la rencontre se produit, où quelque chose s’impose et bouleverse le système de croyance de l’entrepreneur. L’entreprendre rhizomatique amène ainsi à revoir la possibilité d’une narration entrepreneuriale et à analyser dans cette narration les formes de langage originales qui manifestent des ruptures mentales créatrices.

Conclusion

Par l’apport du rhizome deleuzien à la compréhension du processus entrepreneurial, nous avons souhaité montrer dans quelles mesures ce concept permet d’interroger à nouveaux frais certaines problématiques associées à l’action d’entreprendre. Pour ce faire, nous avons tout d’abord rappelé la place du philosophe français dans le champ de l’entrepreneuriat nous permettant ainsi de rapprocher rhizome et bricolage entrepreneurial. Ce rapprochement a été légitimé par le croisement des deux auteurs phares que sont Gilles Deleuze et Claude Lévi-Strauss, dans l’idée d’identifier les apports du rhizome au processus de bricolage. Toujours dans le souci de nous inscrire dans une approche processuelle de l’entrepreneuriat (Hjorth et Steyaert, 2004; Steyaert, 2007; Johannisson, 2011; Moroz et Hindle, 2012), nous avons tenté de lire le processus entrepreneurial sous l’angle du rhizome deleuzien, soulignant ainsi les pratiques souterraines inhérentes à tout processus entrepreneurial.

Si nous sommes bien entendu conscients des limites liées à l’usage des métaphores en sciences de gestion (McCourt, 1997), les pistes ouvertes par l’entreprendre rhizomatique nous semblent toutefois en grande résonnance avec un certain nombre de récents questionnements dans le champ entrepreneurial dont nous retiendrons les suivants.

La place du bricolage entrepreneurial était jusqu’à présent circonscrite aux situations de pénurie de ressources, en particulier la phase de lancement d’activité ainsi que toute situation critique essentiellement déclenchée par une résolution de problème immédiat. Or, le bricolage de gré (Lévi-Strauss, 1962) remet en question la nécessité d’un tel contexte et questionne les raisons pour lesquelles l’entreprendre rhizomatique se déploie dans des contextes d’« abondance ». Il serait bien entendu possible de juger le fait de bricoler, sans en être contraint par un manque de moyens, comme une forme d’irrationalité, mais d’autres hypothèses sont possibles. Ainsi, Lanivich (2011) propose d’appliquer la théorie de la conservation des ressources (Hobfoll, 1989) au processus entrepreneurial, théorie qui analyse la façon dont les individus collectent, mobilisent et enrichissent leurs propres ressources en tant que stratégie d’adaptation. Or, il semblerait qu’aucun rapprochement n’ait été fait entre le bricolage entrepreneurial et la théorie de la conservation des ressources, qui offre pourtant un regard pertinent sur le rapport que l’individu entretient avec ses ressources, et qui se veut plus ouvert que la simple idée de leur absence ou de leur insuffisance. Nous rejoignons en cela les développements de Powell et Baker (2011) autour d’une théorie de la débrouillardise entrepreneuriale (entrepreneurial resourcefulness) s’inscrivant plus généralement dans une réflexion sur l’ingéniosité entrepreneuriale (Honig et al., 2014).

Le concept de rencontre, essentiel dans la dynamique de l’entreprendre rhizomatique, renvoie quant à lui à une reconsidération du concept central d’opportunité dans la dynamique entrepreneuriale (Shane et Venkataraman, 2000). Or, l’opportunité entrepreneuriale est soumise depuis quelques années à de nombreuses critiques qui mettent à mal sa puissance explicative. Il lui est notamment reproché de n’être saisissable qu’ex post (Dimov, 2007) et plus récemment, d’entretenir un flou conceptuel sur sa définition, approximation qui en rend l’usage très délicat (Davidsson, 2015). La rencontre, quant à elle, désigne un type d’événements qui n’est associé à aucun jugement de valeur ex post (réussite économique), mais qui désigne une perturbation émotionnelle et cognitive chez l’individu. Elle participe en cela des réflexions actuelles sur la place des émotions dans le processus entrepreneurial (Cadron et al., 2012). Elle représente pour Deleuze une condition nécessaire au démarrage de tout processus créatif et, en cela, nous conduit à faire l’hypothèse qu’elle est également une condition nécessaire à l’émergence d’une opportunité qui en serait l’effet différé.

Enfin, un dernier aspect du rhizome nous amène à reconsidérer une figure particulière du champ de l’entrepreneuriat. Le rhizome est une plante potentiellement nocive, à l’image du bambou qui s’insère dans chaque interstice du sol et qui exige des moyens conséquents pour être stoppé. Exploiter cette image pour saisir le processus entrepreneurial conduit à souligner d’une part la perspicacité et la résilience des entrepreneurs à se maintenir dans une dynamique entrepreneuriale, et d’autre part à interroger les conditions qui les en font sortir, qui les stoppent dans leur engagement. À ce titre, l’entreprendre rhizomatique permettrait d’attribuer une valeur singulière au serial entrepreneur en tant qu’il manifeste, par sa ténacité (Carland et al., 2000) les traits de ce type de mauvaise herbe qui ne cesse de pousser là où on ne l’attend pas.