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« Garde tes amis proches mais tes ennemis encore plus proches » conseillait Michael Corleone dans le Parrain II, cité par Brandenburger et Nalebuff, 1996, p. 36. Ce conseil illustre l’acceptation de plus en plus généralisée que les entreprises opèrent dans un contexte d’hyper-compétition (D’Aveni, Canger, et Doyle, 1995; Rindova et Kotha, 2001), de forte vélocité (Eisenhardt, 1989), où pour être un concurrent efficace, il faut être un bon coopérateur (Hunt et Morgan, 1994). Plusieurs chercheurs ont proposé de nouveaux paradigmes pour décrire la nouvelle réalité émergente de relations complexes entre partenaires/compétiteurs en questionnant le quoi, Le comment, ou le pourquoi du phénomène, mais sans forger une compréhension intégrée (Ben Letaifa, 2009). Ces relations complexes sont identifiées comme coopétitives (Brandenburger et Nalebuff, 1996), se justifient par des impératifs d’innovation ouverte (Chesbrough, 2003 et 2006; Chesbrough et Appleyard, 2007), et se matérialisent par une nouvelle forme de réseaux ouverts, L’écosystème (Iyer et Davenport, 2008; Moore, 1996; Iansiti et Levien, 2004a, Pletoniemi et Vuori, 2004; Ben Haj Youssef et Ouziel, 2002). Toutefois, à notre connaissance, aucune recherche n’a expliqué le fonctionnement des écosystèmes en intégrant la coopétition et l’innovation ouverte.

Or la nouvelle philosophie d’affaires (la coopétition), est directement expliquée par l’impératif d’innovation qui requiert la co innovation (Innovation ouverte) et se matérialise par des relations complexes au sein de l’écosystème global. Ce papier est parmi les premiers à mettre en relation ces trois phénomènes ensemble et à les explorer de façon systémique. L’écosystème étant l’objet de l’étude, soit le quoi, la coopétition étant l’unité d’analyse ou encore comment fonctionne l’écosystème, et l’innovation ouverte, étant le contexte ou encore le pourquoi des nouveaux réseaux émergents. Le quoi, le comment et le pourquoi seront donc examinés dans une perspective interactionnelle tridimensionnelle. En effet, on ne peut isoler la coopétition de son contexte (innovation ouverte) ou de la structure qui la supporte (l’écosystème), ni non plus étudier un écosystème sans explorer sa dynamique relationnelle (la coopétition) et sa raison d’être (l’innovation ouverte).

Cet article se décline finalement en deux parties, une première partie théorique sur les écosystèmes dont l’originalité est d’intégrer les liens systémiques avec l’innovation ouverte et la coopétition et une partie empirique qui propose un modèle d’évolution de l’écosystème et une typologie des rationalités des acteurs qui le composent. En effet, cette étude explore deux cas d’écosystèmes d’innovation québécois dans le secteur des technologies de l’information et des communications et propose un modèle type d’évolution de l’écosystème d’innovation en fonction de l’évolution des relations de coopétition. Ce modèle décrit les étapes de formation d’un écosystème, mais surtout explique les processus inhérents à chaque étape et les rationalités des acteurs coopétiteurs.

Écosystèmes d’innovation : proposition d’un nouvel ancrage théorique

Lorsque l’objet de la recherche porte sur l’innovation, le processus, et le contexte, il est recommandé de saisir leur complexité à travers une perspective holistique plutôt que de les isoler de leur réalité (Peltokorpi, Nonaka et Kodama, 2007). Ainsi, pour comprendre les écosystèmes d’innovation, nous présentons les écosystèmes comme des réseaux d’acteurs socio-économiques en situation d’innovation ouverte, mais surtout nous proposons que leur évolution dépende de la réalité coopétitive interne.

L’écosystème d’innovation

La métaphore de l’écosystème a été introduite pour la première fois par James Moore, 1996, p. 26, qui définit l’écosystème d’affaires comme : « la communauté économique supportée par une base d’organisations et d’individus en interaction -les organismes composant le monde d’affaires. Cette communauté économique offre des produits et services de valeur aux clients, qui sont eux –mêmes membres de l’écosystème. Les membres incluent les fournisseurs, les producteurs, les concurrents et autres parties prenantes. Leurs capacités et rôles co-évoluent à travers le temps, et ont tendance à s’aligner avec les directions choisies par une ou plusieurs compagnies centrales. Les compagnies exerçant un rôle de leader peuvent changer à travers le temps, mais la fonction de leader dans l’écosystème est valorisée dans la communauté car elle permet à ses membres d’avancer selon des visions communes, d’aligner les investissements et de bénéficier de supports mutuels. ».

Cette représentation est illustrée par la figure 1, adaptée de Moore, 1996, p. 27 et qui permet de visualiser trois niveaux d’interaction au sein d’un écosystème : un niveau coeur de métier qui inclut les fournisseurs directs, les compétences motrices et les canaux de distribution, un niveau entreprise élargie comprenant les fournisseurs des fournisseurs, les clients directs et leurs clients, les corps de standards et les fournisseurs des produits et services complémentaires et finalement un niveau d’écosystème regroupant les acteurs périphériques tels que les agences gouvernementales, les parties prenantes, les organisations concurrentes ayant partagé des attributs de produits et services, processus d’affaires et autres arrangements organisationnels. Cette définition permet d’ailleurs une première distinction des écosystèmes des autres concepts voisins tels que les réseaux complexes, les systèmes d’innovation, et les grappes industrielles. Un réseau est défini comme un ensemble de noeuds, pouvant être des personnes ou des organisations et les relations et les interactions entre ces derniers (Gummesson, 2007). Les réseaux sont donc aussi vieux que le monde (Iansiti et Levien, p5, 2004b). Les premiers districts industriels italiens (Harrison, 1992) reposaient sur un ensemble d’organisations inter-reliées et spécialisées qui oeuvraient dans des secteurs bien déterminés, où les relations inter-organisationnelles correspondaient à des relations entre acheteurs et vendeurs. Ces districts géographiques et industriels étaient finalement les précurseurs des réseaux industriels modernes et des grappes (Ebers et Jarillo, 1998). « La grappe est une concentration géographique d’entreprises et d’institutions inter reliées dans un domaine particulier » (Porter, 1998). Tout comme les grappes, les réseaux complexes (Thorelli, 1986; Ferrary, 2010) focalisent sur le premier et le deuxième niveau de l’écosystème, à savoir le coeur de métier et l’entreprise élargie.

En tant que réseau, l’écosystème se distingue par trois dimensions. D’abord, l’inclusion des acteurs périphériques tels que les acteurs publics, comme parties prenantes ayant un rôle pilier dans le processus d’innovation ouverte. Ensuite, l’écosystème ne repose pas sur la territorialité. Un écosystème peut être local, national ou international. L’écosystème apporte une vision plus holistique des différents acteurs socio-économiques impliqués de façon directe ou indirecte dans l’innovation ouverte dans un secteur donné. Il s’agit donc d’un réseau plus complet qui transcende les réseaux traditionnels. Finalement, l’écosystème a émergé pour refléter de nouvelles pratiques écosystémiques (dynamiques, ouvertes, et coopétitives), issues de la convergence industrielle. La métaphore biologique introduit de nouvelles caractéristiques telles que les capacités dynamiques et évolutives de l’écosystème, l’interdépendance des membres et l’impact de chaque action individuelle sur l’écosystème global.

Quelques chercheurs se sont toutefois intéressés à l’écosystème en tant que « nouvelle terminologie » et moins en tant que « nouveau concept ou modèle théorique ». Certains débats sur les intérêts et les limites épistémologiques de la métaphore se sont principalement concentrés sur les premières publications de James Moore de 1993 et de 1996 (Table ronde de l’AIMS, 2010). Nous pensons que le débat pourrait être enrichi s’il incluait les fondements de l’écosystème en tant que théorie qui a évolué, et en orientant la discussion au-delà de la conception traditionnelle du réseau et au-delà de la dimension sémantique. En 2006, James Moore a publié un important article sur l’écosystème, en expliquant pourquoi l’écosystème devient le troisième pilier de la théorie organisationnelle (après les hiérarchies et les marchés). Il y démontre pourquoi les théories organisationnelles devraient s’approprier un nouveau champ lexical propre aux écosystèmes, mais surtout un nouveau cadre théorique pour décrire les manoeuvres écosystémiques. Cet article publié dans l’Antitrust Bulletin appelait à l’appropriation de la théorie de l’écosystème aussi bien par la communauté des chercheurs, que par les managers et les régulateurs.

Figure 1

L’écosystème d’affaires, (adapté de Moore, 1996, p 27)

L’écosystème d’affaires, (adapté de Moore, 1996, p 27)

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L’écosystème se distingue par la proposition de nouveaux postulats théoriques[1]. En effet, l’écosystème est non seulement une forme de réseau plus riche, mais est aussi une nouvelle théorie qui explique la complexité des relations d’affaires dans le contexte de globalisation et de convergence industrielle d’aujourd’hui (Moore, 2006; Ben Letaifa, 2012). Pendant plusieurs décennies, les paradigmes de marchés et de hiérarchies ont dominé les théories de l’organisation et ont décrit les alliances et les réseaux (Moore, 2006; Ben Letaifa, 2012). Comme les organisations migrent d’une logique transactionnelle, à une logique ouverte, de nouveaux enjeux ont émergé, spécifiquement le partage et la gestion des ressources externes au sein des nouveaux réseaux (Iansiti et Levien, 2004b, p 4). Les écosystèmes d’affaires ont été mobilisés pour décrire la co-évolution des firmes avec leurs marchés et pour apporter les outils théoriques et managériaux adaptés (Moore, 2006). Les entreprises sont en effet passées d’une logique de compétition autour de l’efficacité et de l’efficience vers une compétition autour de l’innovation continue. Les fondements théoriques traditionnels (avantage compétitif, théorie des coûts de transaction et théorie des ressources) deviennent donc peu pertinents pour expliquer les nouvelles manoeuvres inter-organisationnelles (Thorelli, 1986).

La métaphore de l’écosystème d’affaires revêt de plus en plus d’importance en management international. L’ouverture des frontières, l’arrivée de nouveaux concurrents provenant de pays comme l’Inde et la Chine, la délocalisation de la production depuis les pays riches vers les économies émergentes et les technologies numériques facilitant l’échange d’information ont transformé la gestion de la production et de l’innovation. Les sociétés multinationales ont délégué plusieurs fonctions à plus faible valeur ajoutée à des partenaires se retrouvant un peu partout dans le monde, mais également des fonctions à forte valeur ajoutée. Les activités de recherche et développement sont ainsi internationalisées par plusieurs écosystèmes à cause du paradigme technologique de certaines industries et/ou de la culture managériale (Von Zedwitz et Gassmann, 2002). Ainsi, les écosystèmes européens et américains sont reconnus pour leur ouverture à l’international alors que les écosystèmes japonais tendent à privilégier l’innovation ouverte nationale. L’étude de l’écosystème revêt donc un caractère international croissant mais on peut étudier son fonctionnement à divers niveaux (nationaux, régionaux et locaux). Les systèmes d’innovation nationaux (SIN) représentent d’ailleurs des formes réduites d’écosystèmes. Les SIN (Edquist, 1997; Lundvall, 1992; Nelson, 1993) ne focalisent pas sur la dynamique interne de l’écosystème, mais s’intéressent plutôt aux facteurs structurels et institutionnels déterminant l’émergence de certaines industries plutôt que d’autres. Edquist (1997, p14) définit les SNI comme « tous les facteurs économiques, sociaux, politiques, organisationnels importants et autres facteurs qui influencent le développement, la diffusion et l’utilisation des innovations ». Cette perspective est donc une perspective institutionnaliste qui s’intéresse aux « facteurs » expliquant l’innovation, plutôt qu’aux conséquences (productivité, croissance ou dynamisme) (Edquist, 2001). Or la perspective écosystémique reconnaît l’importance des facteurs, mais s’intéresse aux « acteurs » et aux conséquences des actions et des décisions individuelles et collectives.

Tout comme l’écosystème biologique a pour objectif la survie, l’écosystème d’affaires vise la diffusion de l’innovation (Iansiti et Levien, 2004b, p39). L’écosystème d’affaires est donc un écosystème d’innovation.

En effet, l’écosystème d’innovation explicite la contrainte d’innovation ouverte. Avec les grandes discontinuités dans l’environnement concurrentiel, telles que la dérégulation, la connectivité omniprésente et l’arrivée sur le marché de nouveaux concurrents provenant des pays émergents, le processus d’innovation a changé d’une logique d’innovation traditionnelle à une logique ouverte (Prahalad et Ramaswamy, 2003). La réduction des cycles de vie de l’innovation, les coûts croissants de la recherche industrielle et du développement, et la rareté des ressources, ont conduit à l’ouverture des frontières de l’entreprise aux processus de co innovation avec toutes les ressources existantes sur l’ensemble du marché international (Gassmann et Enkel, 2004; Chesbrough, 2007). Certains parlent même d’une « ère de l’innovation ouverte » (Santos, Doz et Williamson, 2004; Gassmann et Enkel, 2004). L’innovation ouverte étant définie comme « l’utilisation intentionnée de flux internes et externes de connaissances pour respectivement accélérer l’innovation interne et élargir les marchés pour l’utilisation externe de l’innovation [Ce paradigme] assume que les firmes peuvent et devraient utiliser aussi bien les idées externes qu’internes et les canaux internes et externes au marché, dans leur objectif de faire progresser leur technologie » (Chesbrough, 2006, p 1).

L’innovation ouverte entre compétiteurs se traduit par de nouvelles relations coopétitives. La complexité des nouvelles relations coopétitives représente un défi croissant pour les praticiens et les chercheurs durant les dernières années (Dagnino, Le Roy et Yami, 2007; Gassmann et Enkel, 2004). Les partenariats pour l’innovation ouverte comportent un obstacle important à l’échelle mondiale à cause des différences de droit et de cultures qui viennent rendre plus difficile l’engagement et la confiance. Le passage vers l’innovation et la R&D en réseau mondial a, et continue de susciter des réticences en raison en particulier du partage de l’information et des risques associés à la propriété intellectuelle (Von Zedtwitz et Gassmann, 2002). Les nouvelles manoeuvres coopératives entre compétiteurs dans le contexte des écosystèmes d’innovation méritent donc d’être explorées à un niveau local, national et international. Même si les écosystèmes se caractérisent par la fragmentation, l’interconnection, la coopération et la compétition, (Iansiti et Levien, 2004b, p35), les chercheurs tendent à décrire les résultats macroscopiques de l’innovation ouverte plutôt qu’à explorer les pratiques coopétitives et leur impact sur l’écosystème. Ainsi, la plupart des études se concentrent sur la dimension innovation plutôt que la dimension coopétition. Pour Ben Haj Youssef et Ouziel, (2002) les caractéristiques d’un écosystème, sont la dimension innovatrice et la forte culture partenariale et entrepreneuriale, la convergence entre industries différentes, l’intégration des nouvelles technologies comme support à la collaboration, et l’émergence d’un leader qui gère et coordonne les relations. Le leadership puisant sa source dans la légitimité innovatrice du moment, et migrant ainsi d’un membre à un autre. Dans la même lignée d’idées, Iansiti et Levien, (2004b, p40), proposent quatre types de rôles adoptés par les membres d’un écosystème d’innovation : les piliers, les dominateurs, les focaux et les nicheurs.

Les piliers. Le rôle pilier renvoie aux entreprises facilitatrices Malgré leur position stratégique, elles n’occupent que peu d’espace physique (leur nombre, et leur taille). Leur simple existence assure la survie de l’ensemble des autres organisations. En effet, elles agissent sur la stabilité, la diversité et la productivité d’un écosystème (Iansiti et Levien, 2004b, p69). En termes de stabilité, le pilier, joue un rôle d’agent régulateur qui s’assure que les dominateurs ne s’accaparent pas trop de pouvoir dans l’écosystème. En général, ces organisations vont créer et partager des ressources et des capacités au sein de leur réseau en maintenant une petite place. Cette vision communautaire de l’innovation permet d’ailleurs de garantir une plus grande diversité de l’écosystème. Finalement, par rapport à la dimension productivité, le pilier partage les informations, la propriété intellectuelle et les différents actifs tangibles et intangibles (Iansiti et Levien, 2004b, p82). Son rôle est donc un rôle de créateur et de distributeur de richesses à un niveau global.

Les dominateurs. Les membres dominateurs sont souvent connus de leur écosystème. Contrairement aux piliers, les dominateurs sont visibles et nombreux. Leurs stratégies de domination peuvent varier de l’intégration verticale, au contrôle propriétaire d’une partie du réseau. Ce contrôle de la valeur créée et distribuée élève finalement les barrières aux nicheurs. Leurs stratégies s’inscrivent dans une logique d’innovation fermée et de verrouillage du marché. Elles tentent de maximiser la valeur interne créée, mais également de se l’accaparer. Tout comme dans un écosystème naturel, les dominateurs vont éliminer les nicheurs et réduire la diversité de leur écosystème. Les dominateurs investissent également beaucoup en R&D pour garder un certain leadership technologique. Cette stratégie finit souvent par être remise en cause par l’arrivée de petits joueurs qui bouleversent par des innovations de rupture les écosystèmes des dominateurs.

Les entreprises focales. Contrairement aux dominateurs, les entreprises focales ne sont pas très présentes et ne contrôlent pas leurs réseaux. Elles créent très peu de valeur, mais vont compter sur leur réseau pour en créer. Les membres focaux adoptent ainsi une stratégie de cannibalisation de la valeur créée et déstabilisent souvent l’équilibre de leur écosystème. Leur vision de maximisation des gains à court terme entraîne des décisions souvent opportunistes dont les répercussions sont dramatiques à long terme, et pour l’entreprise focale et pour son écosystème (Iansiti et Levien, 2004b, p113). La myopie stratégique, l’appât du gain et le désir de profiter de leurs positions rendent les joueurs focaux incapables de mesurer les risques réels de leurs modèles d’affaires.

Les nicheurs. La santé d’un écosystème peut être mesurée par le nombre de nicheurs et leur prospérité. En effet, dans un écosystème qui fonctionne en osmose, les piliers pourront jouer leur rôle de faciliateur à l’économie et ainsi créer et distribuer de la valeur dans un réseau de nicheurs. Les nicheurs sont donc l’indicateur de santé d’un écosystème.

Ainsi, l’écosystème ressemble à un tissu organique qui vit des interactions entre ses trois niveaux (coeur de métier, entreprise élargie et périphérique) et qui évolue en fonction de la dynamique entre ses membres. Tant que les coopétiteurs respectent les normes éthiques de leur écosystème, les relations gagnant-gagnant perdureront. La coopétition étant définie comme une relation complexe de coopération et de compétition simultanées (Brandenburger et Nalebuff, 1996). Même si les coûts de complexité et les défis de management sont énormes, ces réseaux complexes devraient opérer comme un grand et incontournable écosystème où les opportunistes seraient éjectés.

Ainsi, pour être capable d’intégrer les différents inputs, les entreprises doivent coopérer de façon étroite et cette coopération devient possible si les partenaires forment un écosystème d’innovation cohésif et solidaire. L’ère de l’innovation ouverte se base ainsi sur un réseau de coo-pétiteurs qui fonctionnent dans des systèmes ouverts, avec des technologies compatibles et selon une vision relationnelle à long terme. Cette vision relationnelle à long terme permet à l’écosystème d’innovation de fonctionner et d’être en bonne santé. En effet, l’émulation de l’innovation ouverte transforme les frontières d’une compagnie en une membrane semi perméable qui laisse passer l’innovation entre l’environnement externe et l’environnement interne (Gassman et Enkel, 2004). Cette situation d’osmose donne vie à l’écosystème d’innovation.

Comme peu de recherches ont ciblé la dynamique relationnelle au sein des écosystèmes, ce papier innove par une étude longitudinale qui permet d’émettre deux nouvelles propositions. La première stipule que pour comprendre la dynamique d’un écosystème, il faut se pencher sur les pratiques coopétitives entre les membres de cet écosystème. En effet, ce sont les actions, leur caractère (compétitif, coopératif ou coopétitif) et leur congruence, qui vont déterminer l’évolution d’un écosystème. Les pratiques à un niveau micro (niveau des membres) seraient responsables de l’évolution à un niveau macro (écosystémique). La deuxième proposition découle de la première et suggère que les pratiques des membres sont motivées par des rationalités qui gagnent à être explicitées. En effet, cette étude permettra d’identifier trois types de rationalités (économique, stratégique et culturelle) et de les expliquer.

Cadre méthodologique

Le choix d’une méthode de recherche doit être motivé par les opportunités que la méthode offre en termes de révélations d’une problématique donnée et par la manière dont elle est entreprise (Mc Call et Bobko, 1990). Lorsqu’une recherche porte sur les dimensions complémentaires du quoi, du comment et du pourquoi (Chakhravarty et Doz, 1992), une approche mixte de contenu et de processus est nécessaire (Thiétart, 2003, p 135).

Le choix de la théorie ancrée

En 1967, Glaser et Strauss ont introduit la théorie ancrée comme méthode pratique qui permet de révéler la réalité empirique. La méthode offre un compromis entre l’extrême empirisme et le relativisme total dans la mesure où Glaser et Strauss offrent la possibilité de développer des théories qui s’intéressent à l’interprétation des réalités des acteurs dans des contextes sociaux (Suddaby, 2006). La méthode se base sur la « comparaison constante » qui porte sur la collecte et l’analyse simultanées des données et sur l’« échantillonnage théorique » qui détermine quelles données futures à collecter par la théorie en cours de construction (Suddaby, 2006).

Comme l’écosystème est un système en évolution et qui doit être observé dans son contexte, une étude longitudinale s’est imposée combinant diverses méthodes d’investigation qualitatives détaillées plus bas. Le papier a par ailleurs ciblé la richesse des deux cas plutôt que du cas unique (Yin, 1994, p53) : cas d’échec et cas de succès de deux écosystèmes qui comptent plusieurs membres en commun et qui englobent les joueurs clés de l’industrie des télécoms. Ceci permet de comparer deux processus : échec versus succès et de voir comment et pourquoi les relations coopétitives font perdurer un écosystème ou le font décliner.

Échantillonnage, et unité d’analyse

Les secteurs à haute intensité de savoir sont privilégiés pour explorer les processus d’échange de savoir entre partenaires-concurrents (Contractor et Lorange, 2002). L’échantillon d’écosystèmes sélectionné comprend deux écosystèmes critiques dans les technologies de l’information et des communications. Le premier écosystème (E1) correspond à un échantillonnage de jugement[2]. En effet, l’écosystème des TIC québécois est reconnu pour son dynamisme. Il a été introduit dans la stratégie de développement économique du Gouvernement du Québec en 1991 (stratégie des grappes) avant d’être adapté au contexte de la ville de Montréal depuis 2001. L’écosystème des TIC comprend sept sous-secteurs : la fabrication, les logiciels, les services informatiques et de télécommunications, les médias numériques interactifs (SMNI), l’audiovisuel ainsi que le son et les arts numériques. Selon Montréal International (2008), cet écosystème est parmi les trois les plus importants au Québec (l’aéronautique, les TIC et la biotechnologie). Il comporte plus de cinq milles entreprises. Le deuxième écosystème choisi, soit E2, est un micro-écosystème qui fait partie du grand écosystème global E1. La centaine de membres appartenant à l’écosystème E2 étudié font donc automatiquement partie du grand écosystème E1 (Voir tableau 1). Il était difficile d’avoir deux écosystèmes indépendants dans la mesure où l’environnement concurrentiel des opérateurs et des équipementiers est oligopolistique. Tout écosystème choisi aurait donc comporté les mêmes acteurs focaux. La différence entre les deux écosystèmes se situe au niveau des PME et des autres acteurs périphériques. Le choix de l’écosystème E2 est particulièrement pertinent car contrairement à E1, E2 est une initiative publique-privée qui a été dissoute en 2009 et il est donc intéressant de reconstituer les étapes d’évolution. En effet, l’écosystème E2 a été intentionnellement créé en 1999, sous une initiative publique privée, pour générer l’innovation ouverte et la coopétition au Québec, mais malgré cette mission formelle, les « leaders » de cet écosystème l’ont volontairement maintenu en situation de veille ou de statu quo pendant plusieurs années jusqu’à sa dissolution (2009). Parmi les projets impliquant la coopétition dans cet écosystème, nous pouvons citer l’instauration de standards de qualité communs à l’industrie, le partenariat technologique pour l’agrandissement des réseaux, la recherche et développement sur des projets pointus reliés au secteur de la santé, le développement d’applications sans fil, etc. Plusieurs investissements publics ont donc été mobilisés à partir de 1999 pour doter cet écosystème des infrastructures techniques nécessaires pour des projets d’innovation ouverte. Un impressionnant laboratoire de recherche fondamentale a entre autres été mis à la disposition des différents membres de l’écosystème formé. Pour expliquer son évolution, l’unité d’analyse (la relation de coopétition) a été étudiée selon deux niveaux : un niveau éco systémique (phases d’évolution de l’Écosystème) et un niveau individuel (rationalités des décideurs). L’écosystème E2 étudié a eu une durée de vie de dix années (1999-2009). L’étude longitudinale a commencé fin 2007, soit durant la deuxième moitié de la phase d’engagement et s’est terminée en 2009 durant la phase d’exit (figure 2). Durant les différentes phases du cycle de vie de la coopétition, les acteurs interviennent et endossent différents rôles tout au long du processus.

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des deux écosystèmes étudiés

Caractéristiques sociodémographiques des deux écosystèmes étudiés

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Les caractéristiques socio démographiques des deux écosystèmes sont présentées dans le tableau 1.

L’unité d’analyse découle de l’objectif de l’étude (Patton, 2002, p. 232). Ici, il s’agit de la relation coopétitive dans l’écosystème d’innovation. La relation est observée d’un point de vue dyadique, autrement dit les deux parties de chaque relation sont interrogées pour comprendre les deux perspectives. L’analyse dyadique[3] est de plus en plus privilégiée pour comprendre les différentes perspectives des acteurs sociaux observés.

Collecte de données

Quatre méthodes de collecte de données ont été utilisées : les entrevues en profondeur (40), les observations de comités d’innovation (5), l’analyse de documents internes (35) et la méthode des experts (7 experts). Les données ont été collectées durant une année de décembre 2007 à décembre 2008 dans une même région géographique. L’accès privilégié aux informations a permis une richesse des données rétrospectives et en temps réel.

  1. Entrevues. (40) Une quarantaine d’entrevues ont été menées sur une période d’une année et espacées les unes des autres permettant de prendre du recul après chaque entrevue et de faire l’exercice de symbolisation des éléments dégagés (retranscription du verbatim, et retour à la théorie et comparaison). Les répondants professionnels (40 décideurs publics et privés ayant travaillé dans une vingtaine d’entreprises) appartiennent à trois paliers hiérarchiques (cinq CEO, quinze VP, et vingt directeurs associés) permettant une triangulation des sources d’information. Tous les opérateurs de l’oligopole canadien et tous les équipementiers ont été rencontrés. Les décideurs interrogés étaient engagés dans des relations coopétitives de par leurs fonctions passées et présentes. Certains, récemment retraités, cumulent plus 30 ans d’expérience dans le domaine. Les répondants sont dans une grande majorité des hommes, ingénieurs, francophones et occupant des postes décisionnels dans le secteur des TIC, ainsi que des économistes ou financiers dans des sociétés de capital risque, instituts de développement économique et autres organismes périphériques impliqués activement dans la promotion de l’innovation dans les écosystèmes. Ils ont eu diverses responsabilités dans divers postes reliés directement à la gestion d’une relation coopétitive (gestion des alliances, marketing corporatif, gestion de produits, aspect légal/négociation, approvisionnement, et finance). De plus, la plupart de ces hauts cadres ont eu des postes de décisions dans diverses entreprises appartenant à l’écosystème observé. Ainsi, leur expérience variée leur permet d’avoir des regards croisés sur les relations coopétitives de leur écosystème local. Les premières entrevues semi-structurées ont visé des cadres supérieurs et des experts. Elles ont servi à développer un premier niveau de compréhension de la dynamique coopétitive. Ainsi, ces entrevues ont permis d’identifier une réalité singulière qui infirme les rationalités économiques présentes dans la littérature sur la coopétition. En effet, ces entrevues ont révélé combien les individus dans l’Écosystème sont animés par des logiques autres que la logique économique[4].

Une deuxième série d’entrevues a ensuite creusé les questions relatives aux différentes expériences dans cet écosystème et au pourquoi du statu quo observé. Cette série d’entrevues a été cruciale pour comprendre à travers les récits, les métaphores utilisées, les anecdotes et même les émotions, toutes les constructions sociales et le sensemaking des décideurs de leur réalité politique.

Une troisième série d’entrevues a finalement servi à valider l’ensemble des résultats dégagés.

Les entrevues ont été toutes effectuées en face à face et ont été personnalisées en fonction du profil du répondant (investisseur privé, CEO, VP, acteur public, etc.). Ces entrevues portent sur le passé, le présent et le futur des relations coopétitives : comment a émergé l’écosystème 2, comment la coopétition y a fonctionné et pourquoi (rétrospection), quelle est la situation actuelle et pourquoi (introspection) et comment ils prévoient l’évolution, leurs attentes et leurs recommandations (prospection). Les questions posées étaient ouvertes. Les répondants sont interrogés sur : les faits (informations objectives impartiales : qui, fait quoi, quand, où), les schèmes (constructions cognitives personnelles et organisationnelles : comment, pourquoi) et les émotions (individuelles et organisationnelles dans ces relations). Les données fournies comprennent : des liens de causalité, des descriptions, des interprétations, des intuitions, des « vérités de terrain » et des histoires (issues du story telling sur les expériences de coopétition, séquences d’évènements charnières, etc.).

  1. Méthode Delphi. (7) Ces entrevues ont été complétées par la méthode delphi. Celle-ci permet de développer une connaissance aiguisée des sujets abordés en interrogeant des experts reconnus (Walser-Luchesi et Morel, 2001). Sept experts en innovation ouverte, écosystème d’affaires, en sciences juridiques, en sociologie, en relationnel, en méthodes qualitatives, et en technologies de l’information ont été sollicités et ont contribué au design de la recherche.

  2. Observations de comités d’innovation. (8) Cinq observations non participantes et trois observations participantes ont permis respectivement d’assister et de participer à des réunions sur la co-innovation entre ces différents joueurs. Une entente de non divulgation des contenus de ces comités stratégiques a été signée. Les objectifs et les points de discussion de ces réunions étaient envoyés par courriel quelques jours à l’avance. Les comités se réunissaient ensuite pour faire des tours de table sur chaque point. La durée de ces réunions était située entre deux et trois heures. Les observations non participantes ont eu lieu entre janvier 2008 et septembre 2008 et concernaient les réunions mensuelles de comités d’innovation. Les observations participantes ont eu lieu suite à l’invitation des individus observés qui voulaient une contribution au débat à la fin de la phase de collecte (octobre 2008 à décembre 2009). Ces réunions ont donc eu lieu une fois les analyses complétées.

  3. Documents internes. (35) Plus de 35 documents internes ont été analysés dans l’industrie des TIC. Ces documents sont classés en trois catégories : hautement confidentiels, confidentiels et internes non confidentiels. Les documents hautement confidentiels concernaient les scenarios manuels élaborés par certains CEO et VP en préparation de certaines rencontres de coopétition, des rapports internes, des documents issus de tables rondes politiques. Les documents confidentiels concernaient par exemple des mémoires déposés auprès des gouvernements en faveur de projets particuliers, des plans de budgets, des documents issus des tables rondes. Les documents internes non confidentiels incluaient les études de faisabilité, des contrats types de coopétition, des programmes détaillés d’évènements marketing. Ces documents peuvent également être classés comme : stratégiques (plans, fiches), juridiques (contrats de partenariat, clauses particulières), économiques (études de projets de coopétition, mémoires déposés auprès des gouvernements), organisationnels (notes internes, procès verbaux), communicationnels (organisations d’évènements), financiers (incitatifs financiers, et même politiques (documents issus de tables rondes de haut niveau politique). La richesse et la densité informationnelle de ces sources primaires ont permis une meilleure immersion dans le contexte et une compréhension plus proche des enjeux à différents niveaux écosystémiques.

Analyse des données

La recherche appelle naturellement une analyse selon l’axe temporel. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’identifier uniquement les étapes (Le zooming out, (Nicolini, 2009)), mais il s’agit aussi de comprendre la dynamique qui anime chaque étape (Le zooming in (Nicolini, 2009)). La stratégie graphique (mapping visuel) et la décomposition temporelle ont été tantôt alternées, tantôt combinées.

En effet, le travail de « processualisation » a requis le recours à la décomposition temporelle pour la description de l’évolution du processus de coopétition. Cette stratégie a mobilisé les théories du cycle de vie, et de la dialectique (Van de Ven and Poole, 1995). Pour comprendre l’évolution de l’écosystème, un axe temporel a été tracé entre 1999 et 2009. Ensuite, les différents documents ont été parcourus pour raffiner les codages relatifs aux dates et évènements et les retranscrire sur l’axe des abscisses. Les premiers processus dégagés nécessitaient des explications (et un deuxième niveau d’interprétation des données a été entamé). Il fallait relier les actions des individus aux évènements. Pour distinguer la nature des données (perceptions/faits/ émotions), nous les avons classées sous formes de tableaux synthèses par construction sociale (valeur /discours/ comportement) et par type d’industrie (acteur périphérique/ équipementier/ opérateur/ etc.) (Voir annexes A1, A2 et A3). Ces tableaux ont d’ailleurs mis en valeur des dichotomies entre les discours et les actions, mais également des dichotomies entre les intérêts politiques des différents individus.

Présentation des résultats

L’objectif du papier était de comprendre la formation des relations coopétitives dans l’écosystème d’innovation et se basait sur une vision systémique entre trois phénomènes souvent explorés séparément et linéairement dans la littérature : l’écosystème, la coopétition et l’innovation ouverte. L’approche de design émergent adopté dans deux cas critiques a permis de 1) dégager une courbe de cycle de vie de l’écosystème en trois phases; 2) expliquer les pratiques responsables de cette évolution; et 3) modéliser les rationalités des coopétiteurs dans un écosystème.

Processus d’évolution des deux écosystèmes dans le temps

Divers évènements ont permis de retracer les séquences d’évolution des écosystèmes. En effet, les diverses données collectées permettaient de bien reconstituer l’évolution des relations coopétitives à l’intérieur de l’écosystème. Certains évènements majeurs ont été des repères cruciaux pour délimiter le passage d’une étape à une autre dans le processus de coopétition. La décomposition temporelle s’est faite selon quatre momentums clés. Nous focaliserons cependant plus sur l’écosystème E2 car contrairement à E1, E2 a été dissout. L’analyse du post-mortem est donc plus complète car elle cerne les différentes phases d’évolution. Ainsi, 1999 correspondait à la création de l’écosystème E2; 2004 au début de mandats à réaliser; 2008 à la démission d’une grande partie des membres et 2009 à la dissolution de l’Écosystème. Autant 1999, 2004 et 2009 ont été des dates fixées à cause d’objectifs ou des contraintes attendues : création de l’écosystème, début de mandat et dissolution, les évènements de l’année 2008 relèvent de processus non attendus qui seront expliqués.

Ces quatre repères temporels délimitent donc trois grandes phases d’évolution de l’Écosystème : la phase d’émergence, la phase d’engagement, et la phase d’exit (figure 2). Ces phases sont respectivement dominées par des processus de coopération, coopétition et compétition entre les acteurs. Elles seront décortiquées en détail dans des sections séparées plus bas et sont présentées dans un ordre séquentiel chronologique dans la figure 3. Cette figure décrit les trois phases de la formation d’une relation coopétitive et qui sont l’émergence, l’engagement et l’exit.

Figure 2

Processus d’évolution de l’écosystème d’innovation

Processus d’évolution de l’écosystème d’innovation

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Les acteurs interrogés et impliqués durant chacune des phases, appartiennent à divers profils sociodémographiques. Ils se distinguent selon les critères suivants : le statut (public, privé ou public/privé), la taille (PME, versus grandes entreprises), la nationalité (Canadienne, américaine ou nord européenne), le coeur de métier (équipementier, opérateur, fournisseur de contenu, Institut, Association, Chaire de recherche), l’envergure géographique (locale, nationale ou internationale). Durant les trois phases du cycle de vie de la coopétition, ces acteurs interviennent et endossent différents rôles tout au long du processus.

A. La phase d’émergence (1999-2004) : L’année 1999 marque l’année de création de l’écosystème E2 sous une initiative publique-privée. Cette phase correspond à une phase d’émergence car les différentes parties prenantes mettent en place des énergies et des actions concrètes qui favorisent un climat de coopétition. Ainsi, divers investissements financiers et/ou organisationnels, tels que les incitatifs publics, les évènements socioculturels, les activités de réseautage ou encore les installations technologiques sont de nature à créer les conditions initiales nécessaires à la coopération.

Durant cette phase, tous les acteurs sont plus ou moins proactifs aux initiatives mises en place pour faire émerger des alliances/partenariats coopétitifs. Les acteurs les plus impliqués dans cette phase sont les acteurs qui se situent dans la deuxième et troisième couche de l’écosystème, à savoir les compagnies complémentaires tels que les équipementiers et les acteurs périphériques (gouvernements, instituts, laboratoires de recherche, associations, etc.). Les pratiques de ces acteurs peuvent être de trois natures : coopératives, coopétitives ou compétitives. Voici à présent les différentes pratiques par acteur socioéconomique et leur impact sur les pratiques des autres acteurs et bien entendu sur l’écosystème.

A1. Les acteurs dont les pratiques sont très coopératives. Les gouvernements, à travers différents paliers (fédéral, provincial, municipal), ont eu des pratiques coopératives de par leur leadership politique, financier et technique dans cette phase de mise en place d’un environnement propice à la co-innovation. Ces pratiques incluent l’implication directe de différents représentants politiques, l’octroi de plans de financement direct et indirect (subventions et mesures fiscales), le développement de programmes spécifiques de développement économique et l’encadrement de différentes initiatives publiques et privées. Les gouvernements y ont un rôle clé.

Les acteurs périphériques (sociétés de capital risque, instituts, associations, universités) sont très coopératives durant cette phase. Certaines entités interrogées ont pour mission de contribuer à la création et à la mise en place de grappes industrielles de co-innovation et ont donc pour mandat d’inciter, d’encadrer et de soutenir toutes les démarches d’innovation. D’autres ont pour raison d’être la recherche et développement et endossent donc le rôle d’initiateur de divers projets de co-innovation.

Les équipementiers, constituent le deuxième acteur important dans cette phase. De par leur coeur de métier, ils sont très proactifs et très motivés à ce que des accords de collaboration s’établissent pour leur permettre de réaliser des économies de réseaux et d’envergure sur leurs produits et infrastructures technologiques existantes, mais aussi pour créer de nouveaux pôles d’innovation à plus haute valeur ajoutée, particulièrement en multimédia. Étant les fournisseurs des opérateurs, ils bénéficient de façon directe de tout projet de co-innovation avec ces derniers ou entre ces derniers.

Finalement, les PME locales fournisseurs d’applications et de contenu sont enclines à se greffer à l’écosystème de façon incrémentielle et donc sont ouvertes et proactives durant cette phase d’émergence. En effet, leur développement dépend de la capacité de l’écosystème à concrétiser les opportunités de marchés.

A2. Les acteurs socio-économiques dont les pratiques sont moins coopératives. Les opérateurs sont les acteurs les moins entreprenants dans cette phase. Ils sont présents dans les différents évènements, programmes et dossiers de collaboration, mais leur participation reste plus protocolaire que substantielle. Ainsi, ils sont présents dans les diverses manifestations et évènements locaux organisés en faveur de la co-innovation, mais participent en invités cordiaux qui savent qu’il serait mal vu et inopportun de s’abstenir de répondre à l’évènement public. Cette première phase se matérialise par diverses pratiques de coopération : leadership gouvernemental, incitatifs financiers pour l’écosystème, meetings, comités, et partage des ressources. Les acteurs périphériques, les équipementiers et les PME vont apporter leurs énergies, leur soutien et participer activement au concours d’un environnement propice à la coopétition. Les acteurs s’entendent pour la mise en place de structures, de programmes, d’initiatives pro-innovation. Ainsi, différentes structures de financement par les anges financiers ont été mises en place grâce à une collaboration gouvernementale et entrepreneuriale. Aussi, divers rapports de mémoires conjoints publics-privés sont déposés dans divers ministères et autres organismes en vue de modifier le cadre économique, réglementaire, concurrentiel ou technologique, et ce, au profit de l’écosystème d’innovation. Les acteurs périphériques et les équipementiers jouent le rôle de piliers facilitateurs, et les PME de nicheurs à l’affût d’opportunités de nouveaux marchés. Les opérateurs sont par contre les dominateurs focaux passifs.

Durant cette phase d’émergence, la coopétition est embryonnaire et se traduit par des efforts coopératifs plutôt convergents, dans un environnement très compétitif. En effet, les acteurs en télécommunications oeuvrent dans un secteur très stratégique, où l’innovation assure l’avantage compétitif de chacun. Dans ce contexte, les joueurs ont des intérêts individuels (innovation) qui se marient à l’intérêt collectif : la co-innovation pour un développement économique global. Les comportements égoïstes sont donc en concordance avec le bien-être collectif. L’engagement affectif (Dwyer, Schurr et Oh, 1987) semble toutefois faire défaut de la part des opérateurs, mais ces derniers ne posent pas d’actions bipolaires et n’affichent pas de comportements opportunistes à cette phase-ci. En effet, cette phase cible la mise en place d’un environnement propice à l’innovation et c’est plutôt à la prochaine phase (engagement) que des pratiques concrètes de la part des principaux concernés par l’innovation sont attendues.

B. La phase d’engagement (2004 -2008) : L’année 2004 marque la fin de la phase euphorique des discours et actions purement symboliques. L’écosystème était tenu de concrétiser à travers des projets précis son engagement officiel. La trajectoire de l’écosystème commence avec des pratiques de coopération (meetings pour des projets de coopétition en 2004) et évolue vers des pratiques de compétition (tromperie, refus de partager des ressources, conflits interpersonnels, utilisation du droit de véto dans les comités d’innovation et l’absence d’engagement de l’État).

L’engagement des acteurs peut être mesuré par trois critères : les inputs ou ressources investies d’ordre émotionnel et/ou communicationnel, la durée dans le temps et la cohérence avec laquelle les ressources sont mises en place (Dwyer, Schurr et Oh, 1987). L’étude démontre que cette phase d’engagement ne mobilise pas tous les inputs ou toutes les ressources émotionnelles et/communicationnelles requises. Elles sont fluctuantes dans le temps, et peu consistantes en termes de motivation. Considérons cet extrait :

Les opérateurs sont le blocage dans l’écosystème : ils empêchent les gens de passer dans les tuyaux, changent le contenu sur le tuyau, ne sont pas capables d’être des joueurs de contenu
Ce qui m’a désolé un peu, c’est de ne pas voir un certain engouement chez les opérateurs
Il n’y a pas de lieu même pour réunir les gens d’expérience et on en a besoin
L’idée de s’asseoir avec l’autre n’est pas populaire
Les joueurs existants autant les anciens monopoles, ont ce type d’arrogance, en se disant moi je n’ai pas de risque à prendre avec des jeunes

La coopétition présente donc ici des comportements dichotomiques à deux niveaux : une comparaison entre individus démontre des comportements dichotomiques, mais également chaque individu illustre à lui seul des actions paradoxales. « On doit coopérer. On ne peut pas coopérer. On finira pas coopérer ». En effet, certains comportements affichent un engagement communicationnel, mais un désengagement économique et d’autres ont de la difficulté à s’engager aussi bien émotionnellement qu’économiquement. La compétition prend le dessus sur la coopération de la part des opérateurs. La logique compétitive opportuniste (Williamson, 1979) bloque donc la logique coopérative, même si la coopération génère plus de profits individuels et collectifs que la simple compétition. Durant cette phase, certains vont même s’engager pour véhiculer de fausses informations, et induire le compétiteur en erreur. Considérons cet extrait :

La stratégie dans ces meetings est d’induire les autres en erreur
Faire croire à de faux projets en R&D
There is stiff competition, if I only have scares resources in the corporation why would I expend them working with my competitor ?
Because of our relationship history together, we still have a lot of that kind of conversation
Not anybody can make that journey, in their culture
I doubt we would ever partner with C. If the customer had enough power to demand that and there was enough business there, you might see some form of cooperation between ourselves and our competitors, it does happen,
When the overlap is 90 % like C we’re highly unlikely to cooperate, unless this guy has so much control or X has so much control that they make us do.
We have to be a very very large opportunity with a very very large payout and even then we would cooperate to the minimum amount possible.
When you talk about their network, it’s pretty sacred, it’s their life
Eventually you’ll get your money back if the solution you’re creating is successful if it is unsuccessful you get fired so not many people want to risk their career they won’t do it unless one tells them they’re gonna need it
Rarely those things work to that level, the more opponents you have
Conflicting agendas, the overlap is so tiny, the way the industry works, personal opinion hence, most solutions don’t get widely deployed
They realize that everyone of those technique are cooperation, could actually hurt you in the business model if you give away your secrets so all backdoors to cooperation

Cette première phase ne correspond finalement à aucun engagement réel. Il s’agissait simplement d’adopter un discours officiel de coopétition. Les seuls engagements à cette phase consistaient à être présent à différents évènements socioculturels et démontrer un sens d’appartenance à la communauté dans les diverses activités reliées à la responsabilité sociale et économique des entreprises (implications avec des universités, conférences, journées de l’innovation, rendez-vous de l’innovation, etc.). Durant ces premières cinq années, des idées de projets de coopétition ont tout de même été soumis par des parties périphériques (gouvernements entre autres, bailleurs de fonds). À partir de 2004, nous pouvons noter un désengagement dans la mesure où les grands projets ne se concrétisent pas. En effet de 2004 à 2008, l’écosystème est maintenu en mode veille.

C. La phase d’exit (2008-2009) : La phase d’exit se décline en deux sous-étapes : le désengagement des membres et l’adaptation de l’écosystème suite au désengagement. Le désengagement constitue la dernière étape potentielle du cycle relationnel et cause un stress psychologique, émotionnel et physique élevé pour les parties impliquées (Dwyer, Schurr et Oh, 1987). Le désengagement reflète la démission partielle d’un acteur du processus de coopétition dans l’écosystème d’innovation. Cette démission est partielle, car les acteurs observés renoncent à leur implication au niveau de la co-innovation, mais continuent de faire partie de l’écosystème. Certains en tant que compétiteurs peu coopérateurs, et d’autres comme acteurs périphériques passifs.

Le gouvernement fédéral par exemple s’est désengagé du processus de financement et de soutien à l’innovation et à l’entrepreneuriat en 2008, et a annoncé un désengagement progressif pour les prochaines années dans ses coupures budgétaires. Cette décision a eu un effet boule de neige négatif. Certains acteurs périphériques supportant la co-innovation ont dû réviser plusieurs projets, certains bailleurs de fonds sont plus hésitants et prudents face à la baisse de l’enveloppe participative étatique, et plusieurs programmes sont menacés de disparaître par manque de volonté politique et de financement. En effet, selon plusieurs répondants l’enveloppe budgétaire publique permettait plusieurs investissements, mais surtout encourageait plusieurs parties prenantes à s’impliquer et à croire au potentiel de ces investissements. Le soutien financier du gouvernement fédéral était un signal politique fort d’encouragement et d’appui au développement économique. Ce repli affecte donc le niveau de confiance dans l’économie et particulièrement le secteur des TIC.

L’année 2008 marque donc l’année où le statu quo se brise. Les membres commencent à quitter officiellement et les différentes parties prenantes ne jouent plus aucun rôle actif. Même si officiellement l’écosystème est en exercice jusqu’à 2009, les acteurs, outre de ne plus participer à aucune activité reliée à l’écosystème, ont arrêté de contribuer financièrement aux coûts fixes de cette coquille vide. Ainsi, même si le personnel administratif a été limité, divers coûts structurels subsistaient. En moins d’une année, l’écosystème sera dissout sans avoir généré le potentiel d’innovation ouverte escompté.

Le gouvernement fédéral a été blâmé dans l’insuccès de l’écosystème E2. Cet écosystème était une initiative publique et privée et donc son modèle de fonctionnement reposait sur la mixité des fonds. L’écosystème fait donc face à deux défis : le défi endogène relié aux problèmes de coopération des membres, et le défi exogène relatif au financement public qui lui était dédié et promis, et qui n’a pas suivi pendant les dernières années. Suite au désengagement des membres, les acteurs impliqués ont développé des mécanismes d’adaptation (recours à des marchés extérieurs, réaffectation des infrastructures technologiques à des Chaires de recherche, etc.). L’adaptation marque la réaction des joueurs impliqués aux pratiques compétitives affichées.

Contrairement à E2, l’écosystème E1, est toujours en place. Il est cependant sous-performant dans les projets impliquant les opérateurs et les équipementiers locaux. En effet, les dyades excluant les opérateurs et les équipementiers canadiens fonctionnent en coopétition productive, même si cette coopétition n’est pas optimisée à cause de l’absence des opérateurs. Il existe donc une logique coopérative qui permet l’accroissement de la compétitivité des parties prenantes à moyen et long terme. Cette logique coopérative se heurte toutefois au manque de coopération des opérateurs dont la logique compétitive entraîne une sous utilisation des actifs stratégiques de l’écosystème E1. Pour les projets de co innovation qui dépendent totalement des opérateurs et des équipementiers canadiens, la co innovation est absente. Le refus de coopérer, force donc l’écosystème à ne pas co innover dans des projets majeurs dont les retombées socioéconomiques profitent au tissu industriel et à la collectivité montréalaise au complet. Ces projets sont par exemple, l’accessibilité d’Internet dans les lieux publics, comme partout ailleurs dans les villes nord américaines, ou encore l’accessibilité du réseau sans fil dans les lignes du métro. Ce genre de projets est gagnant gagnant dans la mesure où tous les clients et abonnés bénéficient des mêmes avantages, donc aucun fournisseur ne sera désavantagé.

Ainsi, aussi bien l’écosystème E1 qui est sous-performant que l’écosystème E2 qui a décliné, illustrent un manque de volonté de coopération de la part de leurs membres. Les conséquences économiques et technologiques de ce manque de coopétition sont donc observables et connues. Il est donc for pertinent de comprendre les arguments avancés par les décideurs pour justifier leurs comportements. La section suivante permet ainsi d’expliquer les rationalités en amont de ces choix a priori irrationnels.

Vers une nouvelle théorie de la rationalité au sein des écosystèmes ?

Le seuil d’exacerbation des parties prenantes a été atteint en 2008. Les membres commencent à quitter officiellement un à un l’écosystème. L’analyse du verbatim est très éloquente sur les comportements singuliers des acteurs. Plusieurs membres se disent déçus et frustrés de l’incapacité de leurs vis-à-vis à coopérer. Mais curieusement aucun acteur ne prend de responsabilité dans ces échecs. Certains projets ne portaient ni sur la recherche ni sur la commercialisation de solutions, mais concernaient des protocoles d’uniformisation de standards. Quelles étaient donc les rationalités des acteurs refusant la coopération ?

L’élastique est en partant étiré au maximum entre nous
Risque de perdre la face en coopérant avec l’autre
Collaborer c’est se trahir
La confiance s’est effritée, on a maltraité le partenaire aussi
Il existe toute une psychologie de la concurrence
Économiquement ce n’est pas compliqué, mais souvent ces négociations sont compliquées car il y a de la méfiance
Ça prend une tierce personne neutre pour qu’on fasse un partenariat; une plateforme neutre, un organisme réglementaire, un partenaire étranger
C’est idéaliste les écosystèmes
L’humain est naturellement méfiant
La position de détresse faciliterait l’échange
Il y a le coté financier rationnel, mais il y a aussi le coté Humain
Il faut que les deux ne perdent pas la face
Je suis juste estomaqué parce que ça n’arrive pas, c’est incroyable !
Moi j’ai été vraiment déçu, parce que c’est un beau cas et tu te demandes pourquoi ça n’a pas abouti
C’est dommage parce qu’il y a beaucoup de talents… et un esprit d’entreprenariat, il y a beaucoup de créateurs

Souvent les auteurs en parlant de « rationalité », concrétisent ce concept abstrait en rajoutant le concept « choix » (Morgan and Thiagarajan, 2009). En effet, les auteurs parlent souvent de « choix rationnel ». Ce choix rationnel est défini par la capacité des gens à « évaluer les avantages et les inconvénients d’un choix de comportement donné et à agir ensuite de manière à maximiser leurs avantages » (traduction libre de McCullough et Faught, 2005). Le choix rationnel renvoie donc à un processus ou action concrète dans le temps et dans l’espace, se matérialisant par une décision tangible. Dans l’écosystème étudié, le choix des décideurs est celui de la non-collaboration dans un contexte qui impose la collaboration. Ces résultats confirment la complexité du concept de rationalité, souvent limitée (Simon, 1976), et confirme la présence de l’émotivité limitée qui mérite d’être comprise (Lado, Boyd et Hanlon, 1997). Ainsi, dans un écosystème d’innovation, les choix sont loin d’être économiquement rationnels et les rationalités méritent d’être examinées. Il s’agit donc de comprendre les logiques dominantes (Prahalad et Bettis, 1986), soit les processus cognitifs générant un certain type de comportements singuliers dans une industrie donnée.

A la lumière des discours collectés, nous avons pu regrouper trois catégories de rationalités animant les coopétiteurs dans un écosystème d’innovation : la rationalité économique, la rationalité stratégique et la rationalité culturelle. La première, soit la rationalité économique fait référence à des intérêts et des attentes en termes de performance quantifiable dans le moyen terme. Le discours est rationalisé par des indicateurs économiques qui apprécient l’opportunité de collaboration (augmentation de part de marché, retour sur investissement, produits à plus haute valeur ajoutée, augmentation des revenus, des profits, etc.). La deuxième rationalité, soit la rationalité stratégique fait appel à des capacités individuelles et/ou organisationnelles de vision de long terme sur les perspectives et les gains stratégiques à venir, même en l’absence de données chiffrées sur les avantages économiques. Le discours ici puise sa légitimité dans l’intérêt à détenir le leadership en innovation et le leadership technologique de long terme. Enfin la troisième rationalité, soit la rationalité culturelle englobe les dimensions socio-affectives de la prise de décision, à savoir le système de valeurs, les sentiments et les émotions. Les discours reflétant cette rationalité sont imbibés de références aux tensions interpersonnelles, aux égos individuels et aux affects.

Comme les acteurs sont des décideurs complexes, ils sont tous animés par ces trois rationalités. La conjonction de ces trois rationalités détermine la stratégie d’engagement adoptée (trois stratégies d’engagement explicitées plus bas : la politique (napoléonienne), la pragmatique et la passionnelle). Lorsque les trois rationalités convergent (stratégique, économique et culturelle), les acteurs sont cohérents dans leur démarche tout au long du processus. Aucun conflit d’intérêts ne vient perturber les efforts mis en place et aucune dissonance cognitive ne vient provoquer des signes de désengagement (voir discours des équipementiers étrangers ou des PME locales des tableaux A2 et A3). C’est une situation idéale de convergence des rationalités, qui donne lieu à la stratégie d’engagement pragmatique. Il n’y a pas de place à l’émergence d’affects dans cette situation. La logique dominante est la logique d’affaires et l’impact des divergences culturelles existantes est minimisé.

Deux scénarios peuvent émerger lorsque les bénéfices économiques sont mesurables, les avantages stratégiques certains, mais les cultures des partenaires sont orthogonales : certains partenaires vont occulter les difficultés culturelles et focaliser sur les convergences économique et stratégique (opérateurs étrangers, équipementiers étrangers, PME locales); d’autres vont s’arrêter aux freins perceptuels et perdre de vue les avantages économiques et stratégiques (Opérateurs locaux). La première attitude fait appel à une logique pragmatique qui nie le culturel; la deuxième attitude, renvoie au verbatim belliqueux de guerre des tranchées et est de nature passionnelle (la passion l’emporte sur le pragmatisme).

Pour les écosystèmes étudiés, le problème s’est posé à trois niveaux : défaillance de la logique culturelle, et/ou défaillance de la logique stratégique et/ou défaillance de la logique économique. La première défaillance (d’ordre culturel) stipule que même si les logiques économique et stratégique sont concordantes et fortes, les décideurs estiment que les émotions qui seront stimulées dans le court terme sont trop difficiles à gérer et ne justifient pas la démarche d’engagement coopétitif. Le verbatim « personne ne doit perdre la face; s’asseoir avec l’autre c’est se trahir; c’est la guerre des tranchées » permet justement de saisir toute la difficulté d’un tel engagement affectif. La coopétition crée des réactions émotives qui peuvent paraître disproportionnées, si on les compare aux retombées économiques et stratégiques potentielles. La rationalité émergente de ce discours dicte que le gain de soi doit être au détriment de celui du compétiteur. « On veut gagner seul, sinon perdre comme tout le monde ». Ainsi, les opérateurs locaux optent pour le scénario perdant-perdant plutôt que gagnant-gagnant. On est donc dans un contexte d’interaction où les acteurs agissent en fonction des intérêts des autres (Blanchot et Fort, 2007). Ceci confirme les propositions de Cordonnier (1994) et de Néno (1994). Rappelons que le verbatim « guerre des tranchées » s’inscrit dans un contexte historique belliqueux : les opérateurs ont été depuis la dérèglementation canadienne de 1994 en guerre contre les câblodistributeurs devant le conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (le CRTC) sur de multiples points précis, donc une guerre véritable de tranchées a eu lieu. Ces joueurs semblent ne pas être en mesure de laisser tomber cette culture de l’affrontement et incapables de voir les bénéfices que la coopération sur certains points permettrait d’obtenir. On peut parler ici d’éléments culturels forts issus du passé.

La deuxième défaillance (d’ordre économique), repose sur une vision des revenus à trop court terme. En effet, les acteurs dans cette catégorie (équipementiers canadiens et opérateurs locaux) sont trop ancrés et évalués en fonction des performances financières immédiates, ce qui les dissuade de « prendre des risques » non mesurables et sur lesquels ils ne seront pas récompensés.

Une troisième logique minoritaire enfin, se présente, opposant la stratégique à l’économique. Dans cette perspective, l’intérêt stratégique de s’allier avec le partenaire est clair, mais ne peut se matérialiser de façon quantifiée et précise en termes économiques. Cette logique fait appel à des capacités visionnaires de moyen et long terme et de stratégie corporative axée autour de l’innovation et du leadership technologique. Les entreprises qui s’inscrivent dans cette logique jouissent d’une rationalité visionnaire qu’on appellera rationalité politique.

Le terrain révèle donc trois stratégies d’engagement : la politique, la pragmatique et la passionnelle. Explorons maintenant les deux stratégies d’engagement extrêmes : la stratégie politique (napoléonienne) et la stratégie passionnelle (réactive).

Stratégie Napoléonienne (Chakravorti, 2004) : « on s’engage puis on voit », ou selon les termes de Schmidt cité par Iyer et Davenport (2008) « Ubiquity first revenues later » : dans cette logique, les joueurs ont une orientation de long terme d’agrandissement du marché local et de création de valeur qui profitera à toutes les parties prenantes; dans ce contexte, la co innovation entre compétiteurs « accroît la taille du gâteau pour tout le monde » (Lado, Boyd et Hanlon, 1997). Les entreprises qui appartiennent à cette catégorie sont selon les termes d’un président d’une association d’entrepreneurs « des sportifs de haut niveau ». Ici, les acteurs sont d’abord préoccupés par l’innovation, qui fait partie de leur système culturel et de leurs valeurs organisationnelles et individuelles. Les répondants de cette catégorie s’engagent dans divers partenariats technologiques de façon instinctive et naturelle. Les freins émotionnels reliés au statut du partenaire concurrent, de même que les barrières économiques de justification du retour sur investissement pour autoriser l’engagement sont absents. La rationalité émergente est de nature stratégique : maintenir le cap de et vers l’innovation. Le slogan de Schmidt « Ubiquity first revenues later » explique toute la logique napoléonienne, telle que surnommée par Chakravorti (2004). Selon Iyer et Davenport (2008), « If you can build a sustainable eyeball business, you can always find clever ways to monetize them”. Les entreprises faisant partie de cette logique sont des PME locales et les équipementiers étrangers.

Stratégie passionnelle : la stratégie réactive peut être résumée par un adage cité par un des répondants et qui est : « On trouvera le pont quand on arrive à la rivière ». Dans cette catégorie, on retrouve les opérateurs locaux et canadiens, et les équipementiers canadiens. L’innovation passe en second plan. D’une part, la focalisation n’est pas dans le moyen et le long terme, mais bien dans le court terme, et d’autre part, la co innovation génère diverses réactions et appréhensions chez les décideurs. Ainsi, la logique dominante de ces entreprises est inspirée d’objectifs de survie à la turbulence plutôt que de croissance génératrice de plus haute valeur ajoutée. Selon les commentaires d’un répondant, « On dort sur la Switch ». Le style de leadership est axé sur les chiffres et la performance quantitative (Allaire et Firsirotu, 2003), ce qui bloque les initiatives dont l’impact économique est imprécis ou non immédiat. La rationalité économique l’emporte donc sur la rationalité stratégique.

Finalement, ces différentes stratégies (politique, pragmatique et passionnelle) sont représentées dans la figure 3 qui permet de les répertorier le long d’un continuum relationnel et de leur affecter les rationalités qui les expliquent. Ainsi, alors que la stratégie passionnelle, s’explique par une rationalité culturelle et correspond à une vision purement transactionnelle, la stratégie politique napoléonienne correspond à l’autre pôle relationnel et se base sur une rationalité stratégique. La stratégie pragmatique se situe au milieu et s’identifie plus à une logique averse au risque et donc finalement plus proche de la passionnelle que de la politique car elle inclut un raisonnement transactionnel.

Figure 3

Les trois stratégies d’engagement : politique, pragmatique et passionnelle et les trois rationalités stratégique, économique et culturelle

Les trois stratégies d’engagement : politique, pragmatique et passionnelle et les trois rationalités stratégique, économique et culturelle

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Discussion

L’écosystème E1 subit donc les pratiques compétitives de certains acteurs, mais réagit selon une logique coopérative, qui engendre le statu quo. L’écosystème E2 a fini par se désintégrer et perdre sa raison d’être à cause du désengagement public et des pratiques opportunistes des opérateurs. Les réalisations en co innovation restent minces et disproportionnées au potentiel de synergie. Malgré les pressions publiques et privées pour faire accomplir des projets à haute valeur ajoutée et créateurs de richesses pour l’ensemble des intervenants, certains membres ont exercé leur droit de véto sur la matérialisation des initiatives. Les quelques projets ayant bien fonctionné, restent des projets entre de jeunes entreprises technologiques et certains joueurs publics et privés (nouveaux marchés), ou encore des projets de recherche impliquant des universités.

Finalement, il est intéressant de noter que les membres des écosystèmes ont développé des mécanismes de gestion des risques d’opportunisme reliés à la coopétition, à un niveau interne (avec leurs gestionnaires) et externe (avec les partenaires), mais il n’existe pas de mesures écosystémiques. Comme l’explicite le tableau 2 sur les mesures juridiques prises par les opérateurs, il existe des mesures préventives et punitives des comportements opportunistes lors de la signature d’alliances ou de partenariats technologiques. Les « clauses prénuptiales » signées par les gestionnaires, créent des cadres légaux de gestion des risques. En effet, ces contrats permettent de transférer les coûts au « partenaire tricheur », à travers diverses formes de recours juridiques en cas d’opportunisme quelconque (pénalités financières et/ou juridiques contre le partenaire).

Tableau 2

Mesures juridiques contre les comportements opportunistes

Mesures juridiques contre les comportements opportunistes

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Les mécanismes de surveillance des activités des gestionnaires (courriels, dépenses, appels) permettent aussi de détecter les dérapages potentiels (opportunisme du personnel interne). Ces pratiques illustrent une perspective transactionnelle, une culture de secret, et une logique de méfiance et de prudence. Ce qui est surprenant, c’est que ce sont les opérateurs (les acteurs qui refusent de coopérer) qui mettent en place ces mesures, sans pour autant être capables de s’engager au sein de l’écosystème. Ces mêmes acteurs sont aussi les grands perdants de leur non collaboration, car ils s’excluent des joutes d’innovation majeures.

Finalement, il n’y pas de mesures proactives à un niveau écosystémique local. La bonne volonté semble être le seul gage du bon fonctionnement des projets et les gouvernements n’interviennent que comme bailleurs de fonds à la première phase.

Conclusions

Les deux cas d’écosystèmes d’innovation sélectionnés, étaient a priori deux cas critiques et extrêmes, dans la mesure où le premier est le plus important écosystème d’innovation local et le deuxième est un écosystème en désintégration. Les résultats ont toutefois illustré que les deux écosystèmes d’innovation représentent finalement deux cas d’échec différents de co innovation entre coopétiteurs locaux. En effet, malgré l’écosystème E1 est artificiellement maintenu par le protectionnisme gouvernemental. La déréglementation du secteur précipiterait la fin de cet écosystème qui ne s’auto-renouvelle pas et qui est peu compétitif comparativement à d’autres écosystèmes nord américains dynamiques et productifs.

En effet, les ressources ne sont pas mobilisées et déployées dans une vision commune de création et de développement de nouveaux marchés locaux ou internationaux. Même si les rationalités économiques et stratégiques devraient faire converger les intérêts des parties prenantes de l’écosystème, d’autres logiques dominantes émergent.

Certains projets de l’écosystème E2 ne portaient ni sur la recherche ni sur la commercialisation de solutions, mais concernaient des protocoles d’uniformisation de certaines appellations, mais certains membres ont exercé leur droit de véto sur ce type de projets. Toute initiative passe par le comité où tous les membres siègent et exercent le même pouvoir décisionnel. Il suffit qu’un membre ne donne pas son accord pour que l’initiative soit rejetée. Ce consensus s’est donc avéré impossible même si cet écosystème a pour raison d’être la co innovation. Les membres qui le composent avaient pour objectif formel de faire de la coopétition, mais les rationalités des acteurs ne sont pas qu’économiques ou stratégiques.

Les deux écosystèmes sont donc dysfonctionnels et inertes. L’écosystème a pour raison d’être l’innovation (Iansiti et Levien, 2004b, p 39). L’innovation ouverte lui permet de fonctionner comme un tissu organique, dont la membrane perméable permet les effets d’osmose entre les différents membres qui le composent (Gassman et Enkel, 2004). Puisque les acteurs adoptent des comportements transactionnels opportunistes, l’écosystème n’est plus en bonne santé. Pour qu’un écosystème d’innovation soit efficace, trois facteurs clés doivent être réunis (Iansiti et Levien, 2004b, p46). D’abord, la productivité, ensuite la robustesse et enfin la capacité de créer des opportunités aux nouvelles firmes. Dans le cadre de l’étude menée, la productivité est très faible, la robustesse absente et la capacité créative et coopérative négligeable. Pour que ces trois facteurs puissent de matérialiser, les membres doivent migrer d’une logique de cavalier seul à une logique coopérative (Peltoniemi et Vuori, 2004). Pour les écosystèmes locaux, la majorité des joueurs assument des rôles de dominateurs et d’entreprises focales qui ne coopèrent pas avec les acteurs facilitateurs et la majorité de petits nicheurs.

Cette étude propose finalement de focaliser sur les décideurs pour comprendre le processus de coopétition. Peu d’études ont expliqué le processus de coopétition selon une perspective processuelle. Les perspectives actuelles adoptent une vision macro, et privilégient la firme comme niveau d’analyse (Adner and Kapoor, 2010; Iyer and Davenport, 2008). Ces études évaluent le niveau de dynamisme d’un écosystème à travers les innovations générées (Iansiti and Levien, 2004a). Elles ont toutefois pour principale limite d’occulter les relations interpersonnelles animant un écosystème en figeant les interactions à un niveau inter-firmes qui exclut les processus sociocognitifs. Cette description inter-firmes laisse finalement peu de place à l’identification des phases responsables du niveau de dynamisme observé et/ou à l’explication de la dynamique coopétitive. Or, expliquer la trajectoire d’un écosystème et sa dynamique coopétitive requiert d’étudier l’influence et l’action des individus. Nous reconnaissons donc le besoin d’« humaniser » ces pratiques coopétitives en focalisant sur les individus à l’intérieur de l’écosystème global et de mener une étude processuelle multi-niveaux, expliquant à la fois le niveau écosystémique de la coopétition, le niveau individuel de ces pratiques, mais aussi les interactions entre ces deux niveaux. Ce papier a exploré deux écosystèmes des TIC et il serait intéressant de comparer ces résultats avec d’autres écosystèmes nationaux ou internationaux.

Finalement, ce papier illustre que les écosystèmes à un niveau local peuvent présenter des défis cognitifs et relationnels différents des écosystèmes internationaux. La participation des membres d’un écosystème local est motivée par des rationalités autres qu’économiques et les gouvernements jouent un rôle fondamental dans le financement et la viabilité de ces écosystèmes. À un niveau international, aussi bien le cadre institutionnel que les normes et la culture influent sur la trajectoire des écosystèmes (Kenney et Von Burg, 1999). En effet, aussi bien la culture managériale pro-coopétition que le type d’industrie (orientée marché ou technologie), dictent le choix de collaborer pour des activités de R&D au niveau national ou international. Mais le paradigme relationnel est déterminant pour la viabilité des écosystèmes nationaux ou internationaux. Alors que les écosystèmes nationaux reposent sur le relationnel local, les écosystèmes internationaux tentent d’instaurer dans leur approche globale une culture de collaboration. Ainsi, les « trésors nationaux » sont les écosystèmes nationaux où le relationnel et la coopétition permettent l’émulation à un niveau exclusivement national (écosystèmes japonais et allemands). Une étude des écosystèmes allemands révèle d’ailleurs que l’Allemagne garde un leadership en termes d’innovation et d’exportation de ses innovations grâce à une internationalisation mesurée de ces écosystèmes traditionnels. En effet, les écosystèmes allemands sont internationaux au deuxième niveau écosystémique qui concerne la commercialisation (l’entreprise élargie), mais restent nationaux au premier niveau stratégique (coeur de métier) (The Economist, 2010b). Ainsi, malgré les coûts élevés de la main d’oeuvre locale, les écosystèmes allemands (Koenig & Bauer, Muhle, Karcher, etc.), sont innovateurs, productifs et rentables car ils misent sur le relationnel local. D’autres écosystèmes sont plus globaux et prônent une culture de collaboration à un niveau international (Daimler-Benz, 1997, cité par Zedtwitz, et Gassmann, 2002). L’internationalisation de l’innovation ouverte à travers des réseaux complexes (plutôt que des grappes géographiques) présente toutefois divers défis et risques reliés à la distance physique et culturelle (Zedtwitz, et Gassmann, 2002). Les risques les plus importants étant les coûts de complexité reliés au contrôle et à la coordination, mais également les risques relatifs à l’opportunisme et à la perte de productivité, comme le cas de l’écosystème automobile italien (The Economist, 2010a).

Ainsi, la non coopération au sein d’un écosystème local est une situation peu explorée par la littérature. La présente étude démontre donc qu’il est important de se pencher sur le cadre cognitif des décideurs publics et privés d’un écosystème pour mieux prévoir sa trajectoire. La rationalité économique ne permet pas toujours de prévoir l’archétype de l’innovation ouverte. Les décisions sont d’abord ancrées dans le contexte ethnographique et culturel des individus (Granovetter, 1985; Zedtwitz, et Gassmann, 2002) dont la rationalité peut être économique, stratégique ou culturelle et se matérialise par une stratégie d’engagement pragmatique, politique ou passionnelle.