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La notion de performativité est définie par John Austin comme le pouvoir de certains énoncés linguistiques de « réaliser » ce qu’ils décrivent (Austin, 1962). Elle mène à considérer simultanément 1) la manière dont des énoncés, qu’il s’agisse de formes de connaissances ou de discours, décrivent une réalité qui leur est extérieure et 2) les effets sur la réalité de ces énoncés (Muniesa, 2014; Gond, Igalens et Brès, 2013).

L’utilisation de la notion de performativité[1] pour comprendre les activités managériales et organisationnelles n’est pas nouvelle (Muniesa, 2014, p. 33). Elle a notamment été mise à profit pour éclairer la manière dont les modèles d’affaires (Giraudeau, 2008; Doganova et Eyquem-Renault, 2009; Perkmann et Spicer, 2010) ou les présentations diaporama en management stratégique (Kaplan, 2011) façonnent la réalité des managers. Les chercheurs en management ont cherché à dégager les conditions d’autoréalisation des théories dans les organisations (Ferraro, Pfeffer et Sutton, 2005; Ferraro, Pfeffer, et Sutton 2009; Felin et Foss, 2009a, b) pour souligner l’importance de trois mécanismes dans ce processus (le design institutionnel, les normes et le langage). Au même titre que le langage, les textes jouent un rôle actif dans le processus de performation : « il est possible de conférer aux textes la capacité d’accomplir quelque chose » (Cooren, 2004, p. 373), comme cela apparaît à travers l’étude des effets produits par les textes de planification stratégique d’une ville de Finlande (Vaara, Sorsa et Pälli, 2010).

Enfin, depuis ces travaux fondateurs, de nombreuses recherches se sont intéressées aux apports potentiels de cette notion, aussi bien pour étudier sous un nouvel angle le concept de performance (Guérard, Langley et Seidl, 2013), pour étudier les traductions juridiques du concept de Responsabilité Sociale des Entreprises (Gond, Igalens et Brès, 2013) ou pour instruire la question des routines organisationnelles (Labatut, Aggeri et Girard, 2012; Wright, 2014).

La notion de performativité questionne la réalité que les artefacts représentent mais aussi la réalité qu’ils créent, qu’il s’agisse des diaporamas de consultants, des formules d’évaluation financière ou des tests consommateurs (Muniesa, 2014, p. 2). Des études se sont fondées sur la performativité pour développer l’idée selon laquelle les théories étaient incorporées dans des outils et des dispositifs (Callon, Muniesa et Millo, 2007). Ainsi, les théories économiques, par exemple, plutôt que de donner à voir la réalité d’une manière externe, façonnent le monde social de telle sorte que les hypothèses et les prédictions qui les caractérisent deviennent « vraies » (MacKenzie et Millo, 2003).

Dans les organisations, la stratégie est performée par les activités quotidiennes (Rouleau, 2005) à travers un assemblage sociotechnique de facteurs humains et non humains (Callon, 1998). Enquêtant sur le processus sous tendant cet assemblage, les recherches ont documenté la manière dont les théories issues des sciences économiques peuvent devenir auto-réalisatrices dans les organisations : elles promulguent ou diffusent des termes et des hypothèses dont se saisissent les acteurs (voir l’édition spéciale coordonnée par Cochoy, Giraudeau et McFall, 2010). Dans une perspective semblable, les recherches ont récemment apporté une meilleure compréhension du processus de prise de décision dans les organisations, analysant la manière dont la théorie du choix rationnel se transforme en réalité sociale (Cabantous et Gond, 2011). La rationalité apparaît alors comme étant façonnée par des pratiques entrainant la performativité du choix rationnel dans les organisations (Cabantous, Gond et Johnson-Cramer, 2010).

Cependant, on connait peu de choses concernant la manière dont d’autres corpus de connaissances que les sciences économiques et ses dérivés modèlent la réalité sociale dans les organisations. Pour ce qui concerne le processus de prise de décision, la littérature académique s’est limitée à étudier l’encastrement des organisations dans la théorie spécifique du choix rationnel (Ferraro, et al. 2005; Cabantous, et al. 2010; Cabantous et Gond 2011; Roscoe et Chillas, 2013), passant largement sous silence le processus par lequel les théories « conquièrent le marché des idées » (Ferraro, et al. 2005, p. 8, traduction des auteurs), à travers ce que Callon (2007) appelle les « épreuves » de performativité (« trials » en anglais). Le fait de se focaliser sur les théories dérivées des sciences économiques, comme la décision rationnelle, a eu pour conséquence de négliger la performativité de paradigmes alternatifs dans les organisations.

La revue de la littérature que nous avons proposée ci-dessus établit que la manière dont les organisations sont construites et transformées par un phénomène performatif a été particulièrement documentée lorsqu’elle implique les approches dérivées de l’économie. Il apparaît également que rares ont été les études s’intéressant au cas de la performativité dans le management d’organisations publiques, encore moins dans le cas de la performation d’artefacts politiques comme l’intégration politique européenne.

Pourtant, la question de la performativité est particulièrement pertinente lorsqu’il s’agit de comprendre le fonctionnement d’organisations publiques. En s’intéressant à la spécificité de la coordination de l’action publique que représentent les pôles de compétitivité, Michaux a souligné le rôle majeur des « éléments performatifs » dans la structuration des dynamiques territoriales (Michaux, 2011, p. 57). Ces conclusions, comme le souligne l’auteure elle-même, rejoignent celles de la recherche de Gomez (2009) sur la gouvernance des pôles de compétitivité. Ce dernier a mis en avant le rôle structurant de « l’affirmation performative » d’un intérêt fort à coopérer pour l’établissement des pôles de compétitivité (Gomez, 2009, p. 206). En effet, pour qu’un pôle de compétitivité soit effectif, « il faut que les parties prenantes s’y engagent et croient en la performance future » (Gomez, 2009, p. 202). Si de tels travaux donnent certes à voir l’importance du processus performatif pour la compréhension des organisations publiques, ils insistent de manière plus implicite sur la question de l’explicitation dans le déroulement de ce processus, ce que Gomez a approché par l’idée d’une nécessaire « reformulation de la spécificité des pôles » (Gomez, 2009). Car la performation d’un artefact, quel qu’il soit (idée, idéologie, instrument, théorie, organisation), engage un processus d’explicitation de ce dernier qui a un effet sur ce qui sera in fine effectivement réalisé. Cette idée est développée par Muniesa (2014) qui lie la compréhension du processus performatif à la question de l’explicitation. Dans son ouvrage de 2014, l’auteur met en exergue le fait que l’économie n’est qu’un objet virtuel qui ne devient explicite qu’à travers l’épreuve de sa mise en oeuvre effective. Selon l’approche de Muniesa et Callon, la performativité des énoncés, faits ou théories, passe par une consolidation des assemblages afin de leur faire acquérir une réalité, qui « nécessite un travail collectif sans lequel ce qui est performé se délite et finit par disparaître » (Varlet et allard-Poesi, 2017, p. 71). Les recherches en management ont ainsi récemment étudié le rôle des dispositifs organisationnels dans la performativité d’énoncés puisque « pour que les faits ou théories accèdent à une certaine performativité, il leur est nécessaire de s’engager dans des chaînes de traduction, de consolider l’assemblage des éléments qui le composent, leur permettant ainsi d’acquérir le statut de matters of fact » (Varlet et allard-Poesi, 2017, p. 71). D’Adderio et Pollock (2014) ont examiné la performativité de la théorie de la modularité dans la constitution des organisations tandis que Cabantous et Gond (2011) mettent en avant qu’un certain discours, celui de la théorie d’un choix rationnel, est performé par les acteurs dans leurs prises de décision lorsque ce discours repose sur des outils (tels que les arbres de décisions ou des logiciels de planification budgétaire). En d’autres termes, le rôle joué par les dispositifs organisationnels est central dans la performativité des énoncés.

Dans cet article, nous utilisons la notion d’explicitation afin de mettre au jour le processus de performativité organisationnelle dans le cas du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), nouvel organe diplomatique ajouté au sein du système institutionnel de l’Union européenne (UE). Pour montrer la manière dont se développe une performativité propre aux organisations publiques, nous avons en particulier recours à la notion « d’épreuve d’explicitation » élaborée par Muniesa (Muniesa, 2014; Muniesa et Linhardt, 2011). Cette recherche entend par conséquent proposer deux contributions à la littérature en management et organisation : 1) compléter la connaissance du processus de performativité dans les organisations, en se focalisant, grâce à la notion d’épreuve, sur la manière dont les dispositifs organisationnels font acquérir une réalité aux énoncés; 2) contribuer à la compréhension de ce phénomène dans le cas spécifique de programmes issus d’autres corpus que les sciences économiques en étudiant les spécificités de la performativité publique.

Cet article comporte quatre parties. Dans un premier temps, nous établirons l’approche théorique de notre objet d’étude empirique. Il apparaît que la performativité des organisations publiques est un processus impliquant une pluralité d’approches conflictuelles. Dans ce développement théorique, nous proposons de dévoiler les spécificités de cette performativité des organisations publiques en utilisant la notion d’épreuve d’explicitation. Nous présenterons ensuite la méthodologie qualitative utilisée par cette recherche, puis les résultats auxquels nous avons abouti lors de l’étude du processus d’explicitation au sein du SEAE. Enfin notre conclusion portera sur les conséquences de nos résultats sur l’appréhension de la performativité des organisations publiques et sur les recherches futures qu’ils peuvent suggérer de conduire.

La question de l’explicitation dans la performativité des organisations publiques

L’intérêt pour l’étude des organisations publiques a récemment été redynamisé par la publication d’éditions spéciales dédiées (Arellano-Gault, Demortain, Rouillard et Thoenig 2013; Ashworth, Ferlie, Hammerschmid, Moon et Reay, 2013). Ces études donnent notamment à voir la manière dont les organisations se complexifient dans la mise en oeuvre de l’action publique. Car, comme le montre l’approche par les réseaux d’action publique (Le Galès et Thatcher, 1995), l’action publique est le résultat d’interactions complexes entre une multiplicité d’acteurs impliqués, ce qui tranche avec la représentation commune d’un État à la stratégie univoque. Le Galès (1995, p. 15) indique ainsi que « entre les hiérarchies et les marchés, les réseaux d’action publique ont constitué l’une des réponses […] apportées pour analyser l’action publique ainsi que les interactions entre l’État (et ses différentes composantes) et les groupes d’intérêts ». Il en résulte que les organisations publiques font face à des phénomènes d’hybridation, comme en rend compte la recherche académique focalisée sur l’émergence du New Public Management (Ferlie, Ashburner, Fitzgerald et Pettigrew, 1996). De telles études analysent la mise en place de mesures des performances dans les organisations publiques accompagnées de la mise en oeuvre de nouveaux outils, pratiques et cultures. Toutefois, dans la sphère des études en management, les chercheurs ont souligné les limites de l’appréhension des phénomènes caractérisant les organisations publiques par l’intermédiaire de la notion de New Public Management (Bevir et Rhodes, 2003; Van der Walle et Hammerschmid, 2011). En particulier, se focaliser sur l’introduction de pratiques et d’outils de mesure de la performance dans les organisations étatiques mène, dans certains cas, à sous-estimer d’autres logiques de mises en oeuvre de l’action publique qui ne sont pas exclusivement le fait de la rencontre entre logique gestionnaire et logique publique (Ashworth, et al., 2013; Van der Walle et Hammerschmid, 2011; Bevir et Rhodes, 2003). Les travaux académiques en management ont donc par la suite cherché à approfondir les processus de co-construction qui caractérisent la sphère publique, par exemple dans le domaine de la production de services (Osborne et Strokosch, 2013). En effet, comme cela a été étudié dans le cas de la gestion d’hôpitaux publics (Kirkpatrick, Bullinger, Lega et Dent, 2013), les organisations publiques mettent en scène des processus d’institutionnalisation complexes qui nécessitent des processus de traduction (Morris et Lancaster, 2006; Boxenbaum, 2006; Boxenbaum et Jonsson, 2008).

Muniesa et Linhardt (2011) ont utilisé la notion d’épreuve d’explicitation pour mettre au jour ce processus de traduction. Ils se sont focalisés plus spécifiquement sur la mise en oeuvre de la loi de modernisation de l’État sous la forme de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Leur analyse porte sur le processus d’explicitation, qui a régi l’opposition entre la conception économique de l’État et la conception politique de l’État, lors de la mise en application de la LOLF. La description de la mise en oeuvre de la réforme administrative en France au cours des années 2000 a mené à la tenue d’épreuves d’explicitation qui témoignaient de points de vue opposés. D’une part fut observée la logique d’un État menacé par une vision calquée sur l’entreprise et guidée par l’économie et, d’autre part, celle des tenants de la spécificité et de la singularité de l’organisation étatique (Muniesa, 2014; Muniesa et Linhardt, 2011). L’étude des épreuves d’explicitation dans le cadre de la LOLF a eu pour conséquence de permettre la clarification de l’action de l’État, par exemple dans le domaine de la structuration de la recherche scientifique (Muniesa, 2014; Muniesa et Linhardt, 2011).

D’après Muniesa (2014), l’explicitation est « l’état dans lequel les choses sont testées à l’intérieur de leur propre type de réalité ». Cette notion exprime l’idée d’un déploiement qui dépasse la simple application de ce qui a été initialement imaginé. Muniesa et Linhardt (2011, p. 564, traduction des auteurs) insistent sur le fait que l’explicitation ne revient pas à une « présentation de ce qui a été préfiguré, l’application de ce qui a été imaginé ». L’explicitation doit plutôt être comprise comme une modification de ce qui a été imaginé, aboutissant à provoquer la réalisation effective de ce qui a été préfiguré dans une configuration spécifique. La demande d’explicitation « se traduit souvent par l’émergence de zones grises, de découverte de problèmes nouveaux et, parfois, le développement de controverses à propos de ce qui doit véritablement être explicité et comment » (Muniesa et Linhardt, 2011, p. 564, traduction des auteurs). Muniesa et Linhardt ont souligné que les organisations publiques sont particulièrement concernées par l’ouverture d’épreuves lors de la mise en oeuvre de décisions politiques. Ces moments voient l’opposition entre différentes conceptions de l’action publique, souvent portées par différents groupes d’intérêt. D’après Muniesa (2014), l’explicitation n’est donc pas une clarification d’un état préexistant, mais la « provocation du possible » qui éclaire la dimension performative de la construction d’une organisation publique. Comme nous le verrons ultérieurement, la création du SEAE fait apparaître deux lectures suffisamment contrastées de l’action extérieure, qui renvoient à deux manières différentes de problématiser l’action extérieure de l’UE et qui ont modelé la construction des artefacts organisationnels du SEAE[2].

La notion d’épreuve permet d’insister sur l’agentivité des acteurs (Dansou et Langley, 2012; Taupin, 2012), leur capacité d’agir, dans ce processus d’explicitation. Dans la tradition de la sociologie pragmatique, l’épreuve représente « le moment de mise en correspondance d’une action et d’une qualification, dans la visée d’une justification prétendant à validité générale » (Boltanski et Thévenot 1991, p. 410). Concrètement l’épreuve prend la forme d’une justification ou d’une critique publique. Le recours à la notion d’épreuve permet d’étudier la rencontre qui s’opère entre toutes sortes d’épreuves, qu’il s’agisse d’épreuves économisantes[3], politiques ou bureaucratiques, en fonction de la manière dont les acteurs eux-mêmes, en opérant une remontée en généralité, décrivent leur réalité. Les épreuves d’explicitation répondent à la nécessité d’affirmer clairement quelque chose qui était précédemment formulé de manière vague (Muniesa et Linhardt, 2011, p. 564) et qui va devoir être précisé pour être mis en pratique. Ces éléments nous conduisent donc à poser les deux questions de recherche suivantes :

  • Quelles sont les épreuves d’explicitation qui se tiennent dans le cas de performativité d’organisations publiques et quelles problématisations font-elles intervenir ?

  • Pour permettre au SEAE d’accéder à la performativité, quels dispositifs organisationnels émergent afin de consolider l’assemblage d’éléments impliqués dans ces épreuves ?

Dans cet article, nous reprenons la notion d’« épreuve d’explicitation » (Muniesa, 2014, Muniesa et Linhardt, 2011; Linhardt et Muniesa, 2011) pour étudier la manière dont l’idée d’un service diplomatique européen a été performée à travers la mise en place du SEAE. Au sein du processus performatif, la question se pose de savoir si le même type d’épreuves d’explicitation que dans le cas étudié par Muniesa et Linhardt, où ces dernières mettent aux prises l’économisation de l’État et la défense de sa politisation, peut aussi caractériser les processus d’explicitation des organisations publiques. La performativité en management public est en effet souvent étudiée dans la littérature managériale à l’aune de l’opposition économie/politique ou encore de l’opposition managérialisation/politisation. De plus, l’analyse des épreuves qui ont eu lieu doit nous renseigner sur la spécificité de la configuration adoptée en réponse aux reformulations de l’idée d’un SEAE par les acteurs qui ont pris part à sa création.

Le contexte de l’étude

Esquissé lors de la Convention sur l’avenir de l’Europe et acté par le Traité de Lisbonne qui est entré en vigueur le 1er décembre 2009, le service diplomatique de l’UE, nommé Service européen pour l’action extérieure, est devenu réalité le 20 juillet 2010[4]. Le SEAE est « une entité fonctionnelle autonome de l’Union placée sous l’autorité du Haut représentant »[5]. Ses principales attributions sont de venir en soutien sur les questions de politique étrangère et de sécurité au Haut Représentant de l’UE pour la politique étrangère et la sécurité. Cela inclut un soutien pour « mettre en oeuvre son mandat de conduire une Politiqué étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE, incluant la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) »[6]. Pour accomplir ses missions, cette nouvelle entité de l’UE associe des compétences, du personnel et des administrations précédemment dispersés entre la Commission européenne, les États membres et les structures permanentes de la PESC et de la PSDC basées à Bruxelles. Le SEAE a été lancé pour créer des pratiques diplomatiques communes permettant de renforcer l’efficacité et la cohérence de l’action extérieure de l’UE. Cette nouvelle organisation revêt une importance particulière car de son succès, sa capacité à améliorer la cohérence et l’efficacité de la fragile politique extérieure de l’Europe, dépend le développement de l’UE au-delà d’autres projets mieux connus ayant trait au marché intérieur ou au commerce extérieur. La création du service a été portée par les États membres désireux de relancer l’UE grâce au Traité de Lisbonne, dans un contexte de crise économique et d’incertitudes géopolitiques, et après l’échec du Traité constitutionnel européen en 2005. En apparence, les États membres, ont été les principaux acteurs des négociations et décisions délimitant la nature, le rôle et la structure du service. Les institutions communautaires comme la Commission européenne, dont certaines compétences étaient amenées à être transférées au SEAE, et le Parlement européen, ont également été consultées sans être décisionnaires. Mais, comme notre étude envisage de le montrer, la réalité du SEAE s’est façonnée au cours de son déploiement. Cela a pu créer des tensions qui font écho aux débats plus larges sur l’intégration européenne.

Dans la littérature en sciences politiques, l’intégration européenne est définie comme le processus progressif de création d’institutions et de politiques communes à l’échelon européen (Webb, 1977; Nugent, 2006). Dans cet article, la création du SEAE apparaît comme le produit de l’idée que les acteurs se font de la mission du service, en lien avec deux problématisations divergentes de l’intégration européenne et de l’UE. Ces deux conceptions opposées du rôle du SEAE ont cohabité lors de la mise en oeuvre du SEAE. Le recours aux études européennes en sciences politiques permet de formaliser les problématisations divergentes des affaires extérieures de l’Europe apparues dans notre analyse, au moment de la création du SEAE.

La première problématisation de la gestion des affaires extérieures de l’UE, intergouvernementaliste, conçoit le service comme s’inscrivant dans un processus d’intégration résultant d’une négociation constante et d’un arbitrage entre les objectifs divergents des différentes parties, ici généralement les États membres (Moravscik, 1998; 1993; Hoffmann, 1995). De ce point de vue, l’UE existe seulement parce que ses États membres le souhaitent et les pays doivent demeurer, avec leurs spécificités, les moteurs de l’intégration politique. Le programme intergouvernementaliste vise en dernier ressort une UE qui satisfait les intérêts et les conceptions nationales, cela pouvant paradoxalement impliquer une délégation ou un partage de souveraineté dans certains cas. Les actions des acteurs s’inscrivant dans un agenda intergouvernementaliste ont pour objet de défendre et de construire une Union européenne qui permet la satisfaction des intérêts des États membres. Le champ des Affaires étrangères, de la défense et de la sécurité est un domaine dans lequel l’approche intergouvernementale est la plus présente dans l’UE. Il faut noter que les chercheurs en sciences politiques ont montré que cette approche peut néanmoins représenter un moteur d’une intégration européenne plus poussée (Allen, 1998; Howorth, 2001; Junco et Pomorska, 2006), relevant que « quelque chose au-delà de l’intergouvernemental s’est développé au niveau européen » (Sjursen, 2011, p. 1091, traduction des auteurs). Bien qu’il se concentre sur l’intérêt des États membres, l’intergouvernementalisme a été un moteur de la création du SEAE, puisqu’il a fourni un moyen de mettre en oeuvre les objectifs de politique internationale des États membres (Kluth et Pilegaard, 2012).

La seconde conceptualisation de la gestion des affaires extérieures de l’Europe, nommée « supranationaliste », insiste sur le caractère vertueux de l’intégration européenne, dont la fin ultime doit être la réalisation d’une fédération européenne. Face à la difficulté originelle de réaliser une fédéralisation en partant d’États singuliers (Dinan, 2010), la conception supranationaliste de l’UE a été principalement poursuivie par une approche néo-fonctionnaliste de l’intégration européenne (Haas, 1958; Rosamond, 2005; Schmitter, 2006). Cette approche insiste sur le processus « automatique » d’extension des coopérations, des organisations et des responsabilités européennes, d’un champ de coopération réussi à un autre (Haas, 1958), par un effet de diffusion (« spillover »). Les objectifs du supranationalisme visent en dernier ressort à établir une délégation de responsabilité toujours plus grande des États membres vers le niveau européen. Selon cette approche de l’UE, l’intégration a pour but de renforcer le rôle, le pouvoir et la légitimité des institutions européennes. Comme le démontrent les références académiques que nous avons utilisées ci-dessus, ces deux programmes ont été formalisés sous forme d’approches scientifiques dans le domaine des sciences politiques. Ces approches théoriques de l’UE sont résumées dans le tableau 1 ci-dessous.

Nous suggérons que la création du SEAE et de son organisation a mené à la constitution d’épreuves qui ont mobilisé des problématisations opposées de l’intégration européenne. Dans ce cadre, les approches supranationalistes et intergouvernementalistes de l’intégration européenne représentent deux modes distincts utilisés par les acteurs afin d’expliciter le SEAE. La vision intergouvernementaliste considère que le principal objectif du SEAE consiste à établir un consensus de telle sorte à concilier les diplomaties européennes contradictoires. D’après la perspective supranationaliste, le SEAE représente un pas de plus vers la « communautarisation » de la politique étrangère en Europe, de la même manière que d’autres domaines de la politique ont été intégrés par le passé (comme par exemple les échanges commerciaux, l’union monétaire).

Méthodologie

Dans cet article, nous avons utilisé une méthodologie qualitative portant sur l’émergence et le développement du SEAE entre 2010 (sa création officielle) et 2013. Nous nous fondons sur l’analyse du travail d’explicitation réalisé par les acteurs ayant participé à la construction du SEAE tout en se référant aux différentes conceptions de l’UE. Deux principales sources empiriques ont été utilisées pour atteindre cet objectif que nous détaillerons ci-dessous.

Tableau 1

Les théories de l’intégration européenne issues des sciences politiques

Les théories de l’intégration européenne issues des sciences politiques

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La première source est constituée par des entretiens semi-directifs centrés. Nous avons effectué 19 entretiens semi-directifs que nous avons ensuite retranscrits et codés. Certains de ces entretiens n’ont pas été enregistrés en accord avec les mesures de sécurité spécifiques prohibant l’utilisation d’appareils électroniques dans une partie des locaux de l’institution. Nous avons sélectionné les personnes interviewées de telle sorte à maximiser la variété des profils et des perspectives (se reporter au tableau 2). L’échantillon inclut des diplomates directement en charge du processus, des acteurs officiels et non-officiels directement impliqués dans ce processus (par exemple des membres d’autres institutions européennes), des diplomates chargés de la création du SEAE pour les États membres de l’UE, des diplomates de la première vague de recrutement pour le SEAE, des universitaires qui ont contribué à élaborer le SEAE, et enfin des acteurs externes appartenant à d’autres organisations qui sont chargés de travailler avec le SEAE sur des problématiques diplomatiques spécifiques.

La seconde source est constituée par l’analyse de données secondaires, productions de think-tanks et académiques. Trois principaux types de documents ont été étudiés. 1. Les déclarations, positions et actions entreprises par le SEAE en réponses aux événements internationaux (documents accessibles en ligne). 2. Les documents présentant les positions des autres institutions européennes (la Commission européenne, le Parlement européen, etc.). 3. Des informations fournies par d’autres acteurs externes (think-tanks principalement). Nous avons utilisé ces données secondaires 1) pour nous aider à élaborer les différentes problématisations du SEAE et 2) pour renforcer la solidité des données collectées lors des entretiens et, le cas échéant, pour collecter quelques données manquantes.

Le codage des données primaires a été réalisé en trois étapes faisant intervenir les codages décrits par Richards (2009) : un codage descriptif, un codage thématique et un codage analytique. Le codage descriptif a permis un ordonnancement des données et nous a conduits à déterminer cinq catégories pour l’attribut « type d’acteur » (nom, fonction, institution et date et lieu de l’entretien). Le codage par thème a ensuite été réalisé. Il consiste à distribuer les passages tirés des commentaires par rapport aux thèmes généraux auxquels ils font référence. Il nous a amené à prendre en considération les sections de discours faisant apparaître des problématisations de l’Europe décrites par les sciences politiques. Enfin nous avons effectué le codage analytique, caractérisé par l’interprétation du sens produit par les données au travers de la notion théorique d’épreuve d’explicitation. Plusieurs épreuves d’explicitation différentes ont été tirées de cette étape du codage : l’élaboration de la structure organisationnelle du service, la composition en nationalité de ce dernier, la création des « task forces » et la conception des réunions quotidiennes de 8h30.

Résultats de l’analyse

La nécessaire explicitation de l’idée d’un SEAE

Malgré l’existence d’un but commun, celui de la construction d’une diplomatie et d’une politique étrangère communes, l’incertitude demeure sur la manière dont cette construction doit être réalisée. La création du SEAE a donné l’opportunité de tester et de mettre en oeuvre ces conceptions divergentes de l’UE. Un besoin de clarification par rapport à ces deux éventualités se fait alors ressentir lors de la mise en oeuvre concrète du SEAE. Un diplomate français exprime cette nécessité : « le SEAE fait clairement désormais partie du paysage mais nous avons besoin de temps afin de nous habituer aux évolutions dans les délégations de l’UE, dans les contacts, etc. » » (Interviewé 2). Comme le souligne l’interviewé 9, « l’idée relativement simple qui supposait d’associer tous les agents des structures existantes et des États membres était tout sauf une idée simple à mettre en pratique ». Un autre diplomate du SEAE affirme ainsi : « quand Ashton[7] est arrivée, il n’y avait rien. Il y avait eu très peu de préparation pour la création du SEAE. Il y avait eu, volontairement (…), aucune discussion sérieuse parmi les États Membres sur le SEAE, ce qu’il fallait faire, etc. Donc quand la structure a été officiellement créée, tout restait à faire » (interviewé 8). L’élucidation de la conception des affaires extérieures européennes est donc apparue comme centrale lors du processus de création du SEAE. Ainsi l’établissement de l’organisation, de sa structure, de son fonctionnement, de sa composition, ont été l’occasion d’une opposition entre deux conceptions de l’intégration européenne.

Les épreuves d’explicitation du SEAE entre « supra-nationalisme » et « intergouvernementalisme »

La mise en oeuvre concrète du SEAE a nécessité un processus d’explicitation autour de l’idée générale de soutien de la politique extérieure de l’UE : « avec l’établissement du service, les éléments centraux de la politique étrangère de l’Europe sont devenus plus clairs »[8]. Cette clarification a été opérée en traduisant simultanément la nécessité de marquer le fonctionnement du SEAE par des logiques intergouvernementales et supranationales. La construction d’un nouveau bâtiment contenant les services rassemblés au sein du SEAE mais précédemment éparpillés témoigne de cette volonté supranationale caractérisant la mise en oeuvre du service. Une nouvelle entité intégrant l’ensemble des affaires extérieures de l’Europe, et dotée d’un organigramme et d’un fonctionnement propres, est créée. Cet organigramme inclut des managing directorates recouvrant un champ étendu de problématiques, géographiques (Moyen-Orient, Afrique) ou thématiques (droits de l’homme, prolifération, gestion de crises).

Tableau 2

Liste des entretiens

Liste des entretiens

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Si la création d’une entité unifiée aux compétences élargies répondait bien au souci d’une intégration supranationale plus poussée, la volonté de perpétuer le caractère intergouvernemental de la démarche de construction européenne a mené à une performation d’un SEAE où l’on retrouve la voix des États membres de l’UE. Cette clarification a conduit, d’une part et comme nous venons de le voir, à établir une structure supranationale aux compétences élargies mais aussi à permettre l’expression de l’influence des gouvernements nationaux et d’ainsi garantir une représentation satisfaisante des États membres. Car l’extension du nombre de compétences a coïncidé avec la création d’autant de postes de responsables afin de pouvoir en confier l’exercice à un maximum d’États membres. « Les niveaux hiérarchiques ont été empilés avec un gonflement du nombre de directeurs (directors et managing directors) pour satisfaire les États membres » (interviewé 9). Un autre interviewé regrettait ce manque d’intégration supranationale du service dû à la lourdeur de la structure : « la structure penche trop vers le haut de la pyramide. Il y a trop de « top-managers ». Il y a trop de managing directors, environ vingt-deux… Cela a été fait pour des raisons politiques, car les États membres voulaient des « top positions ». Mais il n’y a pas de logique derrière cela ». Cette structuration se comprend dans la logique de l’intergouvernementalisme. Ainsi le service a été structuré pour que les gouvernements puissent garder une main sur les activités et sauvegarder leur propre pouvoir. De plus, la structure a également été chapeautée par la création d’un corporate board incluant des cadres de haut niveau et expérimentés (Executive Secretary General et Chief Operating Officer soutenus par deux Deputy Secretary Generals). De même l’unification des prérogatives n’est pas totale : si l’ensemble des départements se trouvent au Rond-point Schuman de Bruxelles, les organes de sécurité et défense du SEAE sont situés Avenue de Kortenberg, quelques centaines de mètres plus loin avec des règles de sécurité différentes s’appliquant à l’accès.

Cette tendance à l’intergouvernementalisme du service ne va pas sans poser de problème pour le fonctionnement du SEAE comme cela est reconnu dans un document du Conseil de l’Union européenne : « le Conseil reconnait la nécessité de renforcer les approches intégrées dans la PSDC et pour la gestion des crises au sein du SEAE, en fixant notamment comme objectif d’assurer une chaîne de commandement claire, en améliorant l’efficacité et l’efficience des missions et des opérations de la PSDC (…) »[9]. L’intergouvernementalisme du service entraîne une conséquence inattendue : les diplomates et les employés administratifs conservent une copie de l’organigramme sur leur bureau afin de réaliser les tâches quotidiennes qui leur sont assignées. Un diplomate du SEAE explique ainsi cette pratique : « il faut réaliser que la structure est affreusement complexe (…). L’empilement des niveaux hiérarchiques a rendu notre organigramme plus complexe à comprendre pour les gens qui travaillent dans la structure et cela ne simplifie certainement pas notre travail ».

L’action effective des diplomates se voit limitée par l’intergouvernementalisme de la mise en oeuvre du SEAE. Mais, devant la nécessité de réaliser une action effective, les employés et diplomates du SEAE ont de leur côté explicité en pratique l’idée d’une entité intégrée s’occupant des affaires extérieures de l’Europe : « les règles ont été établies par la pratique. Les gens ont réalisé qu’ils n’avaient pas de procédure pour ceci ou cela, donc nous les avons élaborées. (…). Nous avons compris que nous devions être représentés au niveau des Directeurs, autrement nous serions mangés tout cru » (Interviewé 7). En réponse à la complexité du processus de décision inhérent au caractère intergouvernemental du service, l’Executive Secretary General (le diplomate français Pierre Vimont) décide d’organiser des réunions quotidiennes à 8h30. Un diplomate du SEAE (interviewé 9) confirme que les origines de cette réunion sont à chercher dans une critique du caractère intergouvernemental du service : « l’idée n’est pas venue immédiatement. C’est le corporate board, cette erreur monumentale lors de la création de ce corps, qui a poussé Vimont à conclure que le SEAE ne pourrait pas être géré à ce niveau (…). Il a dit : nous sommes incapables de susciter des échanges dans le cadre des réunions hebdomadaires. Nous devons avoir une réunion quotidienne extrêmement brève. (…) Nous devons nous habituer à une circulation des idées très rapide ». Ces réunions permettent de mettre en oeuvre une action extérieure effective et transversale. Dans cette perspective, un manager du SEAE explique que ces réunions sont « très efficaces. Elles nous permettent de voir ce qui se passe dans la maison, même si cela ne nous concerne pas directement » (interviewé 10). Les réunions visent à résoudre les problèmes posés par le caractère intergouvernemental de l’institution : « les réunions sont rapides et permettent dans le même temps de dégager des priorités » (interviewé 8) et cela permet de performer l’idée d’une action extérieure unifiée au cours de la réunion. Ce même interviewé poursuit « nous avons un feedback après la réunion, J., ma managing director, vient et me dit « bien, il faut que nous écrivions tel ou tel rapport » ou « quel traitement de crise pouvons-nous proposer ? ». Ces réunions quotidiennes stimulent l’élaboration d’une action transversale et unifiée. Dans certains cas, les personnes travaillant sur des thématiques disjointes, par thématique ou par zone géographique, peuvent être amenées à collaborer de manière plus pérenne en fondant un « working group » fonctionnant de manière plus autonome et en collaboration avec des acteurs appartenant à d’autres institutions. Cette direction a ensuite été confirmée dans un document d’examen du SEAE : « il est clair que dans le futur la structure devrait changer. Le SEAE a déjà proposé la réduction dans le nombre de postes « seniors » à 11 dans le budget 2014. (…). Il y a aussi une nécessité de réallocation des postes pour renforcer les fonctions transversales (…). Le nombre de départements (managing directorates) devrait donc être réduit lors du prochain mandat et davantage de responsabilité confiée aux postes de directeur (Director-level posts) »[10].

Pour faire face au caractère intergouvernemental de l’institution, des « task forces » ont également été créées. Elles permettent par exemple de rassembler et coordonner les actions de coopération, développement et aide humanitaire et les problématiques de gestion militaire des crises (comme dans le cas du Mali) en lien éventuel avec les Délégations de l’UE dans les pays tiers. Un diplomate du SEAE explique « elles ont été créés pour limiter les problèmes, par exemple pour la zone Sahel, posés par tous les acteurs concernés, SEAE et non-SEAE (Commission européenne etc.) » (interviewé 10). En effet, le caractère intergouvernemental de la structure ne facilite pas l’intégration des différentes problématiques à traiter, en particulier dans le cas d’une nécessité de prise de décision et d’efficacité rapides[11] inhérente à la gestion de crise. Le type de difficulté mettant en scène l’opposition entre intergouvernementalisme et supranationalisme est illustré par le même diplomate : « les collègues de Devco EuropeAid, la Direction générale de l’aide humanitaire[12], ont une vision plutôt talibane des choses, ils pensent que tout ce qui concerne la défense devrait être exclu » (interviewé 10). La Task force Sahel a donc permis une action supranationale dans un contexte comme le Mali, clarifiant le rôle du service, selon ce diplomate : « le Mali peut être considéré comme une « best-practice », nous avons une mission militaire, une mission civile, un partenariat de développement mis en oeuvre, etc. dans le même temps » (interviewé 10).

Pour autant, ces éléments ne reviennent pas à considérer que le processus d’explicitation correspond à une progressive et univoque prise de contrôle de la logique intégrative sur la logique politique. Le SEAE envisage dans un de ses documents de « remanier en profondeur le management et les procédures des opérations menées dans le cadre de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (diminuer les fonctions non-opérationnelles pour les missions civiles et militaires, réduire les étapes intermédiaires de consultation des groupes de travail du Conseil) »[13], témoignant de la présence d’une multitude d’acteurs aux intérêts divergents dans ces « task forces ». En effet, les interviewés 10 et 16 nous ont fait état de la présence de représentants des États membres dans ces « task forces » ainsi que celle de membres n’appartenant pas à proprement parler aux organisations de l’UE, comme des diplomates de représentations nationales permanentes (ambassades présentes à Bruxelles). Les structures de gestion de crise permettent de « faire face à la complexité des connexions entre le développement, la politique et la sécurité, etc. afin de développer des stratégies et de veiller à leur mise en oeuvre » (interviewé 10) : l’élaboration de décisions n’est donc pas entièrement soustraite à leur détermination politique, l’intergouvernementalisme étant intégré dans le fonctionnement de ces missions. Le rapport du Conseil de l’Union européenne sur le SEAE témoigne également de cette volonté de clarification concernant la dimension politique. Dans ce document, le Conseil réaffirme l’importance de l’objectif de recrutement de diplomates nationaux « en s’assurant de l’équilibre géographique » et en « comprenant une présence de nationaux de tous les États membres ». Il se félicite que la « cible minimale de 1/3 de la proportion du staff du SEAE au niveau AD provenant d’États membres ait été atteinte »[14]. De même, les réunions quotidiennes, si elles réduisent le poids de l’intergouvernementalisme et permettent certes de performer la volonté intégrative ayant présidé à la création du SEAE, laissent une place à la négociation entre les différents partis. L’interviewé 8 explique que, lorsque les managing directors se réunissent avec le secrétaire général exécutif du SEAE, ils tentent de répondre au mieux aux demandes et besoins spécifiques des États membres, par exemple en produisant un rapport sur une crise spécifique intéressant l’un d’eux en particulier.

Discussion et conclusion

La création opérationnelle du SEAE a mené les acteurs à expliciter ce qu’une action extérieure européenne signifie. Expliciter le SEAE a forcé les acteurs à remonter en généralité pour légitimer leur conception de la situation. Lors de la création du SEAE, deux types de justifications s’opposent. Les premières, relevant de l’approche supranationale, soutiennent un rôle fort pour les institutions communes au niveau de l’UE. Les secondes, reflétant la conception intergouvernementale, font valoir une vision de l’institution comme une arène d’interactions pour les agendas nationaux.

L’explicitation de la conception du SEAE a été centrale dans le processus de création du service : la confrontation des critiques intergouvernementaliste et supranationaliste des affaires extérieures de l’Europe a permis l’établissement d’une configuration effective pour le SEAE. Ainsi l’établissement d’une structure particulière, intégrant la répartition de managing directors, les réunions informelles, l’existence de missions de gestion des crises et une composition sur critères nationaux spécifique ont représenté autant d’épreuves d’explicitation. Elles ont été l’occasion de positionner le SEAE quelque part entre des conceptions irréconciliables et divergentes de l’UE.

Quel est l’intérêt de la notion d’épreuve d’explicitation dans le cas d’organisations publiques ?

Dans une perspective de compréhension des organisations publiques, l’étude des épreuves d’explicitation met en exergue des processus dans et par lesquels l’État se redéfinit et se (re)compose relativement à des contextes et à des problèmes donnés. La création du SEAE représente ainsi une opportunité de mettre en oeuvre un tel raisonnement pour ce qui concerne plus particulièrement l’action extérieure commune dans le cas, non pas de l’État national, mais de celui de l’Union européenne. L’apport de notre travail ne réside pas dans le simple fait de montrer une hybridité de l’organisation du SEAE entre intégrationnisme et intergouvernementalisme. La performation renvoie à un ensemble d’activités et d’évènements qui instaurent ou modifient un agencement et, dans ce processus, les dispositifs organisationnels sont centraux. Les dispositifs organisationnels du SEAE avec leur spécificité (dans notre cas, la structure organisationnelle adoptée, la création des « task forces » et la conception des réunions quotidiennes de 8h30), engendrent l’agencement de ces logiques. En cela la notion d’épreuve d’explicitation est pertinente dans le cas d’organisations publiques. Ces résultats font écho aux travaux de Linhardt et Muniesa (2011) qui portent sur la mise en oeuvre de la « Lolf » au ministère de la Recherche entre 2001 et 2007 : « [c]e à quoi aboutit la démarche, c’est à ne pas accorder trop de crédit à l’idée que les choses seraient « courues d’avance ». C’est en ce sens qu’on peut considérer la Lolf comme une épreuve, une épreuve au cours de laquelle l’État s’explicite dans ses incertitudes et ses contradictions ».

Ce type de perspective a d’ailleurs donné naissance au concept d’épreuve d’État (Linhardt, 2009). La sociologie pragmatique de l’État a en effet conduit Linhardt à développer la notion d’épreuve d’État qu’elle définit en 2008 comme « un ensemble de processus quasi expérimentaux par lesquels l’État devient l’objet d’explicitations collectives dont la prise en compte permet de contribuer à la constitution d’un savoir sociologique sur l’État. » (Linhardt, 2008, p. 1). Car l’État est un objet difficile à étudier, comme l’ont démontré de nombreuses contributions en sociologie, il y a une difficulté à articuler la visée d’une réduction principielle de l’État et l’attention à la multiplicité de ses manifestations. Dès lors, comprendre l’État peut revenir, comme nous le suggérons ici, à le déplier en ramenant chacune des manifestations de l’État aux épreuves au cours desquelles il a été configuré. Ainsi, traiter la question de la performativité dans les organisations à travers la notion d’épreuve d’explicitation constitue un apport méthodologique significatif à l’heure où les études en management semblent porter un intérêt majeur à l’étude de la performativité.

De plus, en adoptant une telle perspective centrée sur les épreuves, notre analyse ne fait pas ressortir les caractéristiques du SEAE en lien avec les rapports de force se jouant de par la position des acteurs intervenant dans ce processus performatif. En effet, « [l]’approche pragmatique suppose que le sociologue, pour étudier un conflit ou une controverse, suspende les connaissances dont il dispose concernant la répartition initiale des rôles de dominant » (Barthe et al., 2013, p. 194). Accorder trop d’importance aux positions des acteurs et à la manière dont ces derniers agissent en fonction de leurs intérêts particuliers serait une incohérence par rapport à l’ontologie de notre approche de la performativité. Nous croyons que ce mouvement, qui consiste à suspendre les connaissances dont nous disposons concernant la répartition initiale des rôles, est pertinente dans la mesure où elle permet de rendre compte d’une autre facette de la constitution des organisations publiques. Notamment, cela permet de répondre à un problème évoqué dans les travaux ayant traité du SEAE. En effet, les études ont eu tendance à se focaliser sur une approche en termes de praxis bourdieusienne (Lequesne, 2015), sans parvenir à connecter de manière très satisfaisante le niveau des pratiques avec le niveau plus macroscopique des représentations partagées. En mobilisant la notion d’épreuve d’explicitation, nous entendons proposer une manière de combler ce manque. Car la sociologie pragmatique, à travers la notion d’épreuve pragmatique lie les niveaux « micro » et « macro » (Barthe et al., 2013) en intégrant les problématisations subjectives des acteurs lors de la constitution de l’organisation étudiée.

Les épreuves d’explicitation en tant qu’intermédiaire de réseau

En nous inspirant de la perspective Callonienne sur la performativité, notre travail a examiné la question de l’explicitation du processus de performativité dans les organisations (Muniesa, 2014). Le recours à la notion d’épreuve d’explicitation a permis de documenter la manière dont les acteurs testent et valident les agencements publics au cours du processus performatif. Il apparaît comme utile pour permettre la compréhension du processus historique de co-performation de la politique européenne faisant intervenir des approches conflictuelles de l’intégration européenne. Les épreuves d’explicitation posent la question de la manière dont les organisations se positionnent et se construisent elles-mêmes et, en cela, invitent à étendre le recours aux concepts de la sociologie pragmatique. Ainsi, en présentant un nouvel angle sur la manière dont les épreuves interviennent pour performer les organisations à travers les processus d’« auto description » par lequel les organisations s’explicitent, notre travail contribue à la littérature sur la performativité dans les organisations (D’Adderio et Pollock, 2014; Cabantous et Gond, 2011; D’Adderio, 2008).

En effet, notre approche du SEAE remet en cause les analyses qui interprètent l’existence de cette institution comme étant le résultat de décisions caractérisées par un schéma très linéaire et séquentiel, faisant ainsi une place de choix à la rationalité de type instrumentale (voir également Lequesne 2015). En cela, notre travail fait aussi écho aux approches des réseaux de l’action publique (Marsh et Rhodes, 1992; Le Galès et Thatcher, 1995). Celles-ci ont développé une vision plus incrémentale de l’action publique, dans laquelle des acteurs très divers participent à la construction de cette dernière. D’après Marsh et Rhodes, 1995, p. 33, le réseau d’action publique est « un concept qui fournit un lien entre le niveau micro, celui qui s’intéresse au rôle des intérêts et du gouvernement dans le cadre de décisions politiques particulières, et le niveau macro de l’analyse qui s’intéresse lui à des questions plus larges sur la distribution du pouvoir dans les sociétés contemporaines ». Le recours à la notion d’épreuve, qui met en scène la variété des problématisations d’une entité politique mobilisées pour tester le réel, offre en cela une opérationnalisation complémentaire, bien que distincte, des études traditionnelles de réseaux d’action publique. Ces dernières ont par exemple privilégié l’analyse de « traduction » afin d’examiner la manière dont les acteurs se saisissent des situations à travers des interactions au cours desquelles ils vont mettre en oeuvre des transferts d’information entre des systèmes d’évaluation différents (Lascoumes, 1996a). Plus spécifiquement, l’approche des réseaux met particulièrement l’accent sur le rôle des intermédiaires (textes, instruments techniques, humains et compétences, monnaie) dans le développement de ces interactions (Lascoumes, 1996b, p. 330). Notre contribution insiste de manière originale sur les dispositifs organisationnels en tant que possibles intermédiaires dans ce processus par lequel les acteurs construisent une réalité hybride comme le SEAE.

Apports pour le SEAE et la compréhension de la construction européenne

Notre article propose deux apports au bénéfice de la compréhension de la construction européenne. D’une part, il présente une nouvelle perspective au profit de la compréhension de l’activité et des résultats du SEAE. D’autre part, il amène à reconsidérer la manière dont les acteurs de l’intégration européenne décrivent eux-mêmes (et ainsi construisent) le réel en mettant à profit les problématisations de la construction européenne.

Premièrement, avec ce type d’approche de la performativité, on comprend l’intérêt qu’il y a à mobiliser la notion d’épreuve d’explicitation afin de rendre compte de la manière dont l’UE « se déplie ». Une telle perspective répond à une demande clairement exprimée par les spécialistes de relations internationales qui appellent à la nécessaire compréhension du SEAE, comme pour les autres institutions européennes, « comme émergeant d’un échange de pratiques, formatées par l’histoire de l’Union européenne, qui inclut des représentations subjectives » (Lequesne, 2015, p. 3, traduction des auteurs) plutôt que « comme le résultat d’actions bureaucratiques qui se disputent et coopèrent pour rendre la politique étrangère de l’UE effective » (Lequesne, 2015, p. 3, traduction des auteurs). Les configurations organisationnelles publiques issues de la performation sont multiples et peuvent ne pas recouvrir les caractéristiques mises au jour dans le cas du SEAE. Les configurations et logiques prévalant dans les institutions européennes ne sont pas aussi univoques qu’il n’y paraît. Le résultat de la confrontation des problématisations de l’Europe prend bien entendu des formes très diverses dans les différentes institutions de l’UE. Dans l’introduction du numéro spécial de la Revue française d’administration publique portant sur la question de la coordination dans les institutions européennes, Mangenot (2016) insiste sur la diversité des modèles de coordination. Ce numéro spécial présente par exemple la contribution de Fontan (2016) qui étudie le très fort degré de supranationalité de la Banque centrale européenne (BCE) et la manière dont l’intérêt des États en matière de contrôle de la politique monétaire passe par la nomination des six membres de son directoire.

Les critiques du SEAE ont porté, notamment, sur les priorités établies pour ses missions et ont souligné le rythme peu soutenu des réalisations dans le domaine de la sécurité et de la défense depuis sa création. Durant la période étudiée (2010-2013), le SEAE a mis en oeuvre une conception « molle » de la puissance européenne dans le monde, en utilisant des leviers diplomatiques et économiques, plutôt que des leviers militaires. Notre article met cette position en perspective de sa construction sociale, à travers l’examen des configurations socio-techniques du service. L’action européenne en matière de défense est ainsi le produit de la nature composite des dispositifs du SEAE et de leur production associée. Cependant, en tant qu’organisation en charge d’établir et de mettre en oeuvre la politique étrangère européenne, le SEAE est certes devenu une arène dans laquelle les difficultés de créer une politique étrangère commune se sont cristallisées et matérialisées, mais des solutions partielles ont également été trouvées. Le processus performatif de création du SEAE, en rendant l’idée d’un service extérieur explicite, a amené à créer une institution complexe et composite mais, malgré sa complexité, une action extérieure européenne effective est tout de même menée par le SEAE.

Dans un second temps, notre travail mène à reconsidérer le rôle joué par les acteurs et l’exercice de leurs capacités critiques dans la construction européenne. Notre analyse donne à voir la manière dont les deux principales représentations de la construction Européenne constituent des moteurs concurrents des politiques et des institutions européennes. En effet, malgré leurs approches apparemment irréconciliables, « l’européanisation automatique », promue par l’approche supranationaliste de la construction européenne, et la dynamique du « compromis entre États », sous tendant l’approche intergouvernementaliste de l’intégration, se trouvent cependant toutes les deux simultanément encastrées dans la manière dont le SEAE a été créé. Dans notre contribution, l’action du SEAE apparaît comme étant à la fois rendue possible et contrainte par ces approches de la construction européenne. Face à l’incertitude que représente le projet d’une Europe unie, les acteurs ont recours à des conceptions spécifiques de l’extension européenne : un appel supranationaliste représentant une demande de cohérence, de cohésion et d’intégration plus forte dans les relations extérieures de l’UE, ou une approche intergouvernementaliste plus « molle », pouvant impliquer des compromis fragiles entre les États membres. Cependant, au SEAE, on assiste à la construction d’une nouvelle équivalence composite renfermant ces logiques irréconciliables. Si ce compromis rend possible une action effective malgré les problématisations opposées de la diplomatie européenne, il peut aussi être vu comme une limitation abusive aux perspectives disponibles pour inspirer la construction européenne, à travers les contraintes qu’il exerce sur la contestation critique de l’Union. Par exemple, la manière dont l’UE est considérée est contestée de manière croissante sous la forme de la diffusion du phénomène de l’euroscepticisme (Trenz et Statham, 2012; Trenz et De Wilde, 2012).

Voies de recherche futures pour la performativité des organisations publiques

L’analyse de l’explicitation du SEAE montre qu’il n’existait pas une idée précise du service, existant sous une forme latente, voilée, et implicite. Au coeur du processus performatif, l’explicitation modifie ce qui doit être performé de manière créative, faisant apparaître de nouveaux problèmes (Muniesa, 2014, p. 24). En particulier, une des dimensions de l’étape d’explicitation réside dans son aspect itératif, bien représenté par la notion théorique d’épreuve d’explicitation : à tous les moments, lors de la mise en oeuvre pratique du SEAE, la critique politiste s’exprime pour remettre en cause un agencement qui serait trop intégratif ou, à l’inverse, la critique supranationaliste défie les processus politiques menaçant la réalisation de la mission qui a été confiée au service. Nous pensons ainsi avoir présenté par l’intermédiaire de la notion d’épreuve d’explicitation, un concept utile à la compréhension du processus performatif dans les organisations, un processus que plusieurs chercheurs ont récemment appelé à clarifier (Guérard et al., 2013; Cabantous et Gond, 2011; 2012). Cette recherche prolonge également de cette manière les nombreuses recherches qui ont récemment mis à profit la notion d’épreuve tirée de la sociologie pragmatique française afin d’éclairer la gestion des organisations Dansou et Langley, 2012; Taupin, 2012; Cloutier et Langley, 2013; Brandl, Daudigeos, Edwards et Pernkopf-Konhäusner, 2014) et plus spécifiquement celles ayant cherché à questionner les phénomènes performatifs par ce biais (Gond et al., 2013).

Comme toute approche, cette dernière n’est pas exempte de limites. Notre analyse ne traite que de manière partielle les problèmes de la performativité cités par Muniesa (2014). L’explicitation ne représente en effet qu’un seul des quatre linéaments, qui sont les problèmes de la description, du simulacre et de la provocation, devant être clarifiés dans le cadre du « tournant performatif » décrit par Muniesa (2014, p. 26). Des recherches futures sur la performativité dans les organisations pourraient donc interroger les interactions liant le problème de l’explicitation dont nous avons, dans cet article, souhaité contribuer à améliorer la compréhension, et les autres problèmes de la performativité que nous venons de citer. Parmi ces dimensions, le lien entre l’explicitation et le simulacre pourrait être questionné car la performativité se joue à travers une performance entendue dans un sens proche de la performance scénique. Les rituels, l’incantation et le storytelling associés au processus d’explicitation sont dotés d’une efficacité que Lévi-Strauss (1949) avait appelée « efficacité symbolique ». Dans cette perspective, notre recherche devrait être complétée par l’étude de la réalisation de la construction européenne à travers l’affichage incantatoire proposé du SEAE.