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Les évolutions récentes de l’économie mondiale ont transformé les relations classiques de contrôle et de coordination entre maison-mère et filiales (Colovic, Mayrhofer, 2011a; Mayrhofer, 2011b). Pour coordonner l’activité de ses filiales, l’entreprise multinationale fait appel aujourd’hui à des mécanismes de coordination de plus en plus diversifiés, aussi bien formels qu’informels (Harzing, 1999, Mayrhofer, 2011a). A côté des mécanismes traditionnels du contrôle juridique et financier, du contrôle par les structures et les processus organisationnels et de l’envoi d’expatriés dans les filiales, la culture d’entreprise (via par exemple la socialisation et la formation des acteurs dans la culture de la maison-mère) peut être vue comme un quatrième mécanisme de coordination (Jausssaud, Schaaper, 2006) de plus en plus fréquemment utilisé. De nombreuses multinationales, en particulier les multinationales nord-américaines (Wächter et al. 2003), développent des instruments formalisé de culture d’entreprise, par exemple des « codes de conduite », des « principes de management » ou des « valeurs d’entreprise » (D’Iribarne, 2009). Le transfert international d’instruments ou de pratiques organisationnelles vers les filiales locales ne se fait cependant pas sans difficultés. Des instruments de management trop encastrés ou enracinés dans le contexte culturel et institutionnel de la maison-mère peuvent entraîner lors du transfert de fortes résistances des filiales, mais peuvent également être adaptés ou intégrés plus ou moins fortement à ces cultures locales (Kostova, 1999; Geppert et al. 2003; Tempel et al., 2006 ). Comme pour le transfert d’autres instruments et pratiques de management de la maison-mère vers les filiales, le transfert des éléments de culture normative peuvent rencontrer des difficultés liées aux contextes locaux culturels et institutionnels de la maison-mère et des filiales (D’Iribarne 2002; Barmeyer et Davoine, 2007; Henry, 2011).

La traduction de la langue de la maison-mère vers la langue des filiales aura un rôle central dans le transfert des pratiques et instruments organisationnels (Brannen, 2004; Welch et al., 2005) puisqu’elle définira un espace de significations commun qui permettra une communication et une coopération efficace. Lauring et Selmer (2010) comme Marschan, Welch et Welch (1997) constatent qu’il existe peu d’études qui prennent en compte les aspects linguistiques dans les processus de transfert ou leurs implications managériales au sein des multinationales. Pourtant la langue remplit dans la multinationale une fonction de vecteur d’information ainsi qu’une fonction de vecteur de coordination et de contrôle (Feely et Harzing, 2003, Fredriksson et al, 2006). Tous les processus organisationnels nécessitent une compréhension commune, un cadre de significations partagées par les acteurs qui leur servira de cadre de référence pour agir et communiquer. Or, certaines notions clés des instruments managériaux sont difficiles à traduire d’une culture à l’autre ou d’une langue à l’autre, ce qui pose des problèmes réels lors de leur déploiement dans les filiales de firmes multinationales (Chanlat, 2008; D’Iribarne, 2008; Welch et al. 2005). Le cas des valeurs d’entreprise est un cas intéressant et paradoxal, puisqu’elles visent à standardiser la culture et les cadres de représentations dans l’entreprise multinationale tout en étant traduites dans des langues différentes. Or les mots associés à ces valeurs ont dans chaque langue une signification souvent étroitement enracinée dans le système de significations culturelles du pays (Blazejewski, 2006).

Sur la base d’une étude de cas, nous illustrons et analysons en suivant une démarche comparative (Marschan-Piekkari et al., 2004) les différences de perception, de compréhension et d’adaptation des valeurs d’une maison-mère américaine par les managers allemands et français travaillant dans les filiales. La perspective comparée franco-allemande est intéressante car la France et l’Allemagne sont deux pays européens qui sont des partenaires économiques importants pour l’Amérique du Nord tout en présentant des distances culturelle et institutionnelle importantes entre eux et avec les Etats-Unis (Barmeyer, Davoine, 2005, 2007). En utilisant une approche culturaliste de type « sense-making » (Geertz, 1973; D’Iribarne, 2002, 2009; Primecz et al. 2012) qui considère la culture comme un système de significations partagé, construit et négocié par des acteurs sociaux dans leurs processus d’interactions, nous montrons comment les valeurs d’entreprise sont traduites et interprétées de manière différenciée par les acteurs des différentes filiales allemandes et françaises. Au-delà de la comparaison franco-allemande des filiales d’un même groupe, l’analyse permettra de souligner les limites des valeurs d’entreprise comme élément d’harmonisation et de construction d’une culture d’entreprise globale et homogène. Elle permettra surtout de mettre en évidence les facteurs linguistiques, culturels et organisationnels qui vont jouer un rôle dans le processus de transfert et de recontextualisation sémantique des valeurs dans les filiales.

Culture organisationnelle et diffusion des valeurs d’entreprise

La culture organisationnelle

La culture organisationnelle peut être considérée comme un système de normes, d’orientations et de valeurs reconnues et partagées par les acteurs d’une organisation (Brown, 1998). Ce cadre systémique est internalisé par chaque acteur au cours d’un processus de socialisation. Il correspond à un cadre de référence collectif qui définit les comportements appropriés, oriente certaines décisions et solutions, et lie les individus en leur donnant un cadre de référence commun à l’action (Godelier, 2006). Selon Schein (1986) la culture organisationnelle fonctionne à différents niveaux, plus ou moins conscients, du système psychique des individus. Dans l’entreprise multinationale, la culture organisationnelle peut être considérée comme un instrument de coordination plus ou moins informel des relations de la maison-mère avec les filiales (Waechter et al., 2003).

La littérature permet de distinguer deux approches, la première étant orientée vers la performance et la seconde vers l’identité. La première approche se réfère à Peters et Waterman (1982) et Deal et Kennedy (1982) qui affirment que la culture organisationnelle exerce une influence déterminante sur la performance de l’entreprise et qu’une culture forte peut être utilisée comme un outil de gestion pour promouvoir l’excellence. D’autres études et auteurs soutiennent cette approche (Denison, 1990; Pascale et Athos,1981; Wilkins, Ouchi, 1983). La seconde approche de la culture met l’accent sur les identités sociales dans l’organisation : l’entreprise n’est pas seulement considérée comme un lieu de travail, mais aussi comme un lieu de socialisation. Elle participe ainsi à la construction des identités professionnelles, comme le soulignent les sociologues Osty, Sainsaulieu et Uhalde (1995). C’est à travers l’entreprise et le travail que se construit une part importante des identités individuelles et collectives. L’entreprise est en effet un lieu où se construisent des identités multiples qui peuvent se définir à partir de parcours différents de socialisation professionnelle (Dubar, 1991, Sainsaulieu, 1988) et de logiques d’appartenance à des groupes hiérarchiques, à des groupes de métiers ou à d’autres groupes spécifiques liés à des statuts, à une unité ou à une situation géographique (Sainsaulieu 1988; Chevrier, 2004, Ségal 2009). Le tableau suivant présente les principales différences entre ces deux approches.

Tableau 1

Deux approches de la culture organisationnelle : performance économique ou identité sociale

Deux approches de la culture organisationnelle : performance économique ou identité sociale

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Sans être antagonistes, ces deux perspectives ne sont pas toujours faciles à concilier. La première débouche sur une approche plutôt normative dont l’objectif serait d’obtenir des salariés des comportements loyaux et efficaces. Cette approche est souvent critiquée (Shepherd et Pringle, 2000; Cuche, 2004) comme manipulation idéologique du concept ethnologique de la culture, dont la finalité est de légitimer l’organisation du travail au sein de chaque entreprise. De fait, de fortes dissonances peuvent exister entre la culture organisationnelle normative, la culture proclamée, souhaitée ou prescrite par les dirigeants (celle des discours, des chartes éthiques et des codes de conduite) et la culture vécue réellement, produite et reproduite par les acteurs organisationnels (Thévenet, 1986). Dans la multinationale, la question de la culture organisationnelle normative est encore plus complexe car elle implique l’adéquation des valeurs, normes et pratiques, souvent définies au niveau de la maison-mère, avec les différents contextes des filiales, plus particulièrement avec les contextes des cultures nationales (Schneider et Barsoux, 2004; Pesqueux, 2004, Segal 2004). Cette diffusion de la culture par le biais d’instruments normatifs comme les codes de conduite (Barmeyer et Davoine, 2011) ou les valeurs d’entreprise (Blazejewski, 2006; Pesqueux et Biefnot, 2002) donne lieu à des résistances, des adaptations ou interprétations locales.

Valeurs d’entreprise

Les valeurs d’entreprise représentent selon Schein (1986, 2006) un niveau de liaison entre le niveau visible des artefacts et le niveau inconscient des postulats fondamentaux. La vision du monde formée par les postulats fondamentaux se concrétise par des phrases formulant les valeurs. Les valeurs sont des croyances génériques, plus émotionnelles que rationnelles mais le plus souvent socialement indiscutables, sur ce qui est bien ou mal, beau ou laid, normal ou anormal, décent ou indécent, etc. (Hofstede, 2001). Elles reflètent donc la tendance d’une personne à préférer une certaine opinion, une certaine situation ou un certain comportement. Elles sont mutuellement liées entre elles et forment des systèmes hiérarchisés. Dans les organisations, on peut distinguer deux types de valeurs : d’une part les valeurs déclarées, qui sont explicitées dans la communication, les discours et chartes d’entreprises, et d’autre part les valeurs opérantes, plus implicites, qui sous-tendent les décisions, stratégies et modes de fonctionnement (Thévenet, 1999). Les valeurs déclarées et les valeurs opérantes ne sont pas forcément en harmonie et peuvent parfois être contradictoires. Dans notre étude, nous nous intéressons aux valeurs déclarées et à l’articulation avec les valeurs opérantes, à la manière dont elles sont perçues et vécues par les managers.

Dans une perspective positiviste et normative, pour le bon fonctionnement d’une organisation ses membres devraient partager des valeurs relativement similaires en vue d’obtenir un effet d’homéostasie (processus de stabilisation) et d’harmonie des représentations et des pratiques. Une culture est relativement stable lorsque les pratiques reflètent les valeurs (Schreyögg, 1990). Dans le souci de développer une telle cohérence et de promouvoir une identité de groupe forte, un nombre croissant d’entreprises tente de formuler et de communiquer leurs valeurs par des chartes de valeurs explicites. Souvent, ces valeurs d’entreprise représentent des concepts plutôt généraux et universels, qui ne sont pas concrètement liés aux activités quotidiennes de l’entreprise, comme le souligne l’étude de Mercier (2001) dans 40 grandes entreprises françaises. Il examine dans des entreprises de différents secteurs industriels la fréquence de certaines valeurs et en déduit une classification en deux catégories : les valeurs qui affectent les performances économiques et opérationnelles, telles que la « valeur ajoutée », « l’innovation » ou « l’excellence » et les valeurs qui se réfèrent aux relations humaines et sociales telles que « le respect », « la confiance » et « l’intégrité » (Tableau 2). Il est intéressant de constater que, dans les entreprises qu’il étudie, la catégorie des valeurs sociales apparaît plus fréquemment que la catégorie des valeurs économiques.

Tableau 2

Fréquence des valeurs d’entreprise dans 40 grandes entreprises (Mercier, 2001, p. 67)

Fréquence des valeurs d’entreprise dans 40 grandes entreprises (Mercier, 2001, p. 67)

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L’articulation de ces valeurs normatives à la culture organisationnelle pose de nombreuses questions : Comment identifier nos valeurs clés ? Comment les formuler ? Comment identifier les comportements clés dans lesquels ces valeurs s’incarnent ? Comment faciliter leur appropriation par les acteurs ? Tous ces problèmes se posent déjà dans un contexte national unique et sont difficiles à résoudre. Ils semblent plus complexes encore dans un environnement multinational où ces valeurs n’ont pas la même importance ou la même signification. De nombreuses études de management interculturel, dont les plus connues sont celles de Hofstede (2001), Trompenaars (1993) et du groupe GLOBE (House et al., 2004), mettent en effet en évidence de fortes différences nationales de résultats sur des échelles de valeurs. Toutefois, peu d’études s’intéressent à la manière dont valeurs d’entreprise et valeurs nationales s’articulent dans les perceptions et les pratiques des acteurs. Un tel questionnement nécessite de s’intéresser de manière compréhensive aux significations que les acteurs associent à leurs pratiques, significations étroitement associées à la langue (Chanlat, 2008). 

Transfert des pratiques organisationnelles par la communication interculturelle

Le transfert international d’instruments de management peut être compris comme une reconstruction de pratiques sociales dans un autre contexte : contexte organisationnel, culturel, institutionnel et sémantique (D’Iribarne, 2009; Henry, 2011; Barmeyer et Davoine, 2011). Lüsebrink (2001) identifie trois types de processus dans le transfert : (1) les processus de sélection, (2) les processus de décision et (3) les processus de réception. Nous nous intéresserons ici surtout à la réception des valeurs d’entreprise dans les filiales.

Ce transfert international des pratiques organisationnelles constitue un processus de traduction et d’interprétation (Welch et al. 2005), puisqu’il passe par une formulation linguistique et même par un transfert d’une langue à une autre, par exemple le passage de l’anglais au français ou à l’allemand. Selon les modèles de communication (Hall, 1959; Saussure, 1913), la langue est un système de signes porteurs de sens et la communication se fait par codage et décodage de messages entre l’émetteur et le récepteur. Le linguiste suisse de Saussure (1913) a introduit les notions de « signifiant » et de « signifié » qui constituent le signe. Le signifiant désigne la représentation formelle, acoustique, ou l’aspect matériel du signe, tandis que le signifié désigne la représentation mentale et conceptuelle associée au signe. Le récepteur devra pouvoir identifier le signifiant et y associer des représentations mentales de concepts similaires à celles de l’émetteur.

Lorsqu’il s’agit de traduction de notions d’une langue à l’autre, le processus de décodage et d’interprétation effectué par le récepteur, est plus difficilement contrôlable et peut donner lieu à des malentendus (Chanlat, 2008), par exemple le mot anglais « but » marque une opposition rhétorique beaucoup plus forte que sa traduction française « mais ». D’une langue à l’autre, il n’y a pas toujours d’équivalents sémantiques, et la compréhension d’un phénomène peut être conditionnée par la signification des mots disponibles. Davoine (2002) souligne les effets de signifiant dans les mots décrivant la temporalité en France et en Allemagne : ainsi le mot allemand « Termin » – tout comme le mot anglais « deadline » – invite à plus de respect que le mot français « échéance », les mots « Zeitpunkt » et « Zeitraum » reflètent et conditionnent une conception plus structurée et homogène de la temporalité que les mots français « instant » et « période ». Dans un ouvrage récent, Philippe d’Iribarne (2009) analyse la traduction anglaise des « principes d’action » du groupe français Lafarge pour les Etats-Unis, et souligne la traduction des termes « provide » et « delivering » par les mots « offrir » et « proposer » qui ne mettent pas en scène aussi clairement le rapport commercial que dans la langue anglaise mais qui lui semblent mieux adaptés aux acteurs du contexte français pour lesquels l’activité mercantile est moins honorable que les acteurs du contexte américain. Pour Brannen (2004), tout transfert international de pratiques entraîne une recontextualisation, c’est-à-dire une interprétation locale ou une association nouvelle de « signifié » au « signifiant » transféré. Avec cette approche de recontextualisation, Cardel Gertsen et Zølner (2012) montrent par exemple que la valeur d’entreprise « empowerment », signifiant invariant dans les documents d’une entreprise multinationale danoise, va se voir associer des signifiés différents dans la maison-mère et dans la filiale indienne de Bengalore, les acteurs interprétant ou recontextualisant le mot anglais avec les filtres sémiotiques de leurs pratiques et de leurs cadres cognitifs locaux.

En théorie, la langue « commune » qu’est l’anglais devrait remplir un rôle « harmonisateur » dans la multinationale (Fredriksson et al, 2006; Lauring et Selmer, 2010; Marschan-Piekkari et al. 1999b) mais les langues locales conditionnent aussi, dans le processus de réception, la compréhension et la création de sens dans les processus de management de l’organisation multinationale (Brannen, 2004; Chanlat, 2008). Une langue non comprise ou mal utilisée peut aussi avoir des effets désintégrateurs pour l’organisation (Piekkari et al. 2005) ou peut être utilisée comme instrument d’exercice de pouvoir (Marschan-Piekkari et al. 1999a; Vaara et al. 2005). Les langues locales peuvent être utilisées à leur tour comme instrument de résistance (Chevrier, 1998). Le processus de transfert apparaît clairement plus difficile pour les valeurs d’entreprise qui sont des notions-clés particulièrement riches en contexte signifié. Leur traduction dans les filiales étrangères peut entraîner une complexité sémantique élevée à cause d’une multitude de significations possibles liées aux nuances de traduction et aux différences de contextes.

Méthodologie de l’étude de cas

Nous nous intéressons au processus de réception ou de recontextualisation des valeurs d’entreprise d’une multinationale d’origine américaine dans deux contextes nationaux et linguistiques très différents, les contextes français et allemand. Dans l’analyse du processus, nous étudierons plus précisément l’articulation entre l’harmonisation culturelle souhaitée par la maison-mère et les adaptations locales nécessaires pour atteindre cette harmonisation. L’étude de cas a été réalisée dans le cadre d’un programme de recherche plus vaste portant sur les pratiques de GRH et de management dans les filiales de multinationales et comportant une vingtaine d’études de cas. Compte tenu du caractère récent des études portant sur la recontextualisation des valeurs, une approche qualitative par étude de cas exploratoire nous paraissait pertinente (Eisenhardt, Gräbner, 2007; Ghauri, 2004).

Le cas de Pharmatix est ici présenté comme un cas exemplaire que l’on peut qualifier d’« embedded case study » (étude de cas encastrée) au sens de Yin (2003) : le phénomène de réception des valeurs est observé dans le même groupe au niveau de cinq sites en France et en Allemagne, dont les caractéristiques culturelles, organisationnelles et stratégiques varient : il s’agit de cinq unités d’analyse, encastrées dans le contexte d’un même cas. La comparaison du discours des acteurs sur des sites allemands et français d’une entreprise multinationale américaine est d’autant plus intéressante que les différences linguistiques, culturelles et institutionnelles pertinentes pour comprendre les pratiques managériales franco-allemandes ont fait l’objet de nombreuses études (Baasner, 2003; Brink et al., 1999). La perspective croisée et comparée de deux cas d’interaction (franco-américain et germano-américain) au sein de la même entreprise permet de mieux distinguer ce qui est spécifique à la relation maison-mère/filiale de ce qui est spécifique aux contextes nationaux (Marschan-Piekkari et al., 2004).

L’entreprise du cas : La multinationale Pharmatix

Pharmatix est une multinationale US-américaine du secteur pharmaceutique ayant plus de 38.000 salariés dans le monde entier avec un chiffre d’affaires annuel d’environ 20 mrd $, sa maison-mère se trouve aux Etats-Unis dans le Middle West. C’est une entreprise qui communique fortement sur sa culture d’entreprise et sa responsabilité sociale, régulièrement bien placée dans les classements de meilleurs employeurs de la revue Fortune.

Les filiales allemandes et françaises ont respectivement environ 1.000 et 2.500 salariés et ont été fondées dans les années 1960. En Allemagne, le groupe a trois sites : un site de production dans le Nord de l’Allemagne issu d’une fusion avec un site d’un groupe d’origine allemande (environ 300 salariés), le siège allemand avec les services commerciaux et de R&D, et un centre d’emballage et de logistique dans la région de Francfort. En France, le groupe a deux sites, un site de production dans l’Est de la France (1.600 salariés) et le siège français avec les services commerciaux en région parisienne.

Pour ses salariés, Pharmatix a développé depuis 1918 un discours centré sur trois valeurs fondamentales, « excellence », « intégrité », « respect », discours qui s’est progressivement développé en code de conduite au cours du 20e siècle. Les salariés sont supposés adhérer aux valeurs de l’entreprise et signer un code de conduite en même temps que leur contrat de travail. Les définitions des trois valeurs d’entreprise sont rédigées par les services de la maison-mère américaine et traduites au niveau du siège. Les filiales ont un droit de regard sur la qualité de la traduction.

Démarche de l’étude empirique

Le cas a été construit sur la base des règles méthodologiques de la recherche qualitative sur l’entreprise multinationale (Marschan-Piekkari et al., 2004). En effet, en menant une « description dense » (D’Iribarne, 2009; Redding, 2005) sur la base de données et de sources diverses, l’étude vise à construire un ensemble relativement complet des facteurs explicatifs des phénomènes sociaux observés (Berry 1999). Notre étude de cas a ainsi été réalisée à partir de différentes sources afin d’assurer une triangulation des données et des perspectives (Jonsen et Jehn, 2009; Yin, 2003, p. 97-102) : entretiens semi-structurés, étude documentaire sur un ensemble d’outils de management, entretiens d’experts et discussions de groupe pour valider nos hypothèses. Deux séries d’entretiens semi-structurés ont été ensuite menées avec une vingtaine d’interlocuteurs de Pharmatix (voir tableau 3). Les entretiens d’une durée de 60 et 90 minutes étaient structurés par le même guide et portaient sur le rôle de la maison-mère en général et de la relation à la filiale, sur les perceptions individuelles (de l’interlocuteur) et collectives (de l’équipe ou du site) des valeurs de l’entreprise, et des codes de conduite, sur leur utilité et leur utilisation, et sur le processus de transfert et les éléments de contexte susceptibles de l’avoir favorisé ou freiné. La moitié de nos interlocuteurs (les Français comme les Allemands) avaient vécu une expérience d’expatriation dans la maison-mère ou dans une filiale nord-américaine.

Tableau 3

Caractéristiques des interlocuteurs rencontrés

Caractéristiques des interlocuteurs rencontrés

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Une série d’entretiens a fait l’objet d’une présence de trois journées sur un des sites allemands, et une série d’entretiens en France a fait l’objet d’une présence de trois journées sur un des sites français. Pendant ces deux séjours, tous les entretiens ont été menés conjointement par deux chercheurs, un Français et un Allemand, dans la langue maternelle des interlocuteurs. Les entretiens ont été retranscrits sur fichier word sur la base de la prise de notes exhaustive des deux chercheurs, comprenant les réponses et des notes d’observation sur le comportement et l’environnement de travail de chaque interlocuteur. Nous avons cherché à diversifier les interlocuteurs en privilégiant les responsables RH qui ont souvent une vision d’observateur interne de leur organisation (Bergadaa, Vidaillet, 1996). Comme ces derniers étaient également responsables de la mise en oeuvre du processus de transfert, il était important d’interroger également des managers de ligne ainsi que des représentants des salariés des sites français et allemands.

Les entretiens retranscrits dans leur langue d’origine et les documents ont fait ensuite l’objet d’une analyse de contenu et d’un codage en parallèle par les deux chercheurs, à partir de catégories liées 1) à la coordination de pratiques chez Pharmatix, et au caractère ethnocentrique (ou non) de la coordination 2) à l’interprétation des instruments (valeurs et codes), aux significations et aux expériences clé associées à la culture d’entreprise normative et perçue, plus particulièrement aux valeurs 3) aux effets de contextes et de sous-cultures pouvant influencer cette interprétation. Après les deux séjours, nous avons réalisé trois entretiens complémentaires pour valider nos hypothèses et constater que les catégories développées permettaient d’interpréter des données nouvelles sans avoir à développer de nouvelles catégories, selon le principe de saturation dans l’analyse de données qualitatives (Strauss, Corbin, 1998). Une validation a été réalisée sous la forme d’une présentation d’effet miroir chez les interviewés des deux pays et a permis de faire valider les principaux résultats par les acteurs (Yin, 2003).

La recontextualisation des valeurs d’entreprise

Nous présenterons les résultats en quatre temps qui correspondent aux différents aspects de notre démarche d’analyse. D’abord, nous nous focaliserons sur le processus de traduction des valeurs d’entreprise, caractéristique à nos yeux d’une approche ethnocentrique de transfert, puis nous présenterons les positions des acteurs, étonnamment unanimes sur les valeurs et leur capacités à refléter la culture d’entreprise, avant de nous intéresser aux différences de compréhension, d’abord à partir de l’analyse sémantique des traductions, puis à travers les spécificités des différents contextes de l’organisation.

Le processus de traduction des valeurs

Dans la relation de transfert des pratiques et instruments de la maison-mère vers les filiales, le degré d’asymétrie est perçu comme assez fort par les acteurs des filiales et ne leur laisse que peu de marge de manoeuvre, ce qui correspond, selon Perlmutter (1969), à une approche ethnocentrique de transfert de pratiques. Cette hypothèse a été validée par la plupart des personnes interviewées, et cela dans les deux pays. La maison-mère de Pharmatix tenait à avoir des instruments de culture d’entreprise les plus standardisés possibles, avec une volonté explicite d’utiliser cette culture normative d’entreprise pour une meilleure coordination des activités et des représentations. Dans le cas des valeurs et du code de conduite, la maison-mère américaine prenait même la traduction en charge avant de l’envoyer aux filiales, ce qui a donné lieu à de premiers problèmes lors de la réception.

Le service RH de la direction allemande a immédiatement réagi en renvoyant la traduction à la maison-mère avec des demandes de correction en rouge de toutes les phrases et exemples qui ne faisaient pas sens en allemand. Le premier retour de document avec des demandes explicites de modification de la traduction allemande a été interprété par la maison-mère comme une forme de résistance, selon les déclarations des managers RH allemands, qui eux le considéraient comme un processus classique de concertation. La maison-mère a accepté d’entrer en matière sur les demandes d’amélioration de traduction et d’équivalence sémantique, mais pas sur les exemples utilisés dans les codes de conduite et les principes de management. On retrouve cette procédure de concertation, où le consensus est construit dans une certaine forme de confrontation (un consensus par Auseinandersetzung, voir Barmeyer et Davoine, 2005), pour la traduction d’autres documents : « Tous les ans, les objectifs et la vision de Pharmatix sont définis et traduits aux USA. Et c’est souvent traduit dans un allemand catastrophique. On le contrôle et on le renvoie, ce que les Américains n’apprécient pas trop. Ils ont tendance à considérer ça comme une forme de désobéissance (DM11[1]). »

Dans le cas francophone, la première traduction des valeurs et du code de conduite a posé aussi problème. La traduction avait été réalisée par un traducteur québécois de la maison-mère et les équivalences sémantiques ne semblaient pas fonctionner pour les lecteurs français. Comme le code de conduite posait aussi des problèmes juridiques, le service RH français a été appuyé par la direction juridique pour adapter la traduction française des documents. Comme pour l’Allemagne, seules les demandes d’amélioration de traduction et d’équivalence sémantique ont été acceptées par la maison-mère. En France comme en Allemagne, on constate donc la même demande exprimée d’adapter les traductions localement. Un grand nombre des responsables RH des filiales allemandes et françaises de Pharmatix avaient aussi une expérience de la culture américaine de la maison-mère, et ont pu proposer des traductions des valeurs mieux adaptées à leurs contextes nationaux, mais les traductions devaient rester les plus littérales possibles. Le tableau 4 ci-dessous présente les traductions dans leurs formes finales.

Tableau 4

Valeurs de l’entreprise Pharmatix – sites web 2005

Valeurs de l’entreprise Pharmatix – sites web 2005

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Des valeurs normatives et partagées ?

L’analyse du discours des acteurs révèle une perception des valeurs assez conforme à l’approche ethnocentrique de la maison-mère. Trois types d’apport reviennent de manière récurrente dans le discours des personnes interrogées, et ce dans toutes les filiales des deux pays :

  1. les valeurs normatives de l’entreprise sont majoritairement perçues comme des valeurs vécues dans les filiales;

  2. les valeurs sont perçues comme une aide pour orienter l’action et les décisions;

  3. les valeurs sont perçues dans une perspective historique comme un élément de continuité et de constitution de l’identité de l’entreprise.

Dans leurs réponses, peu de managers parlent de décalage ou de contradictions entre les valeurs normatives et les valeurs vécues dans l’entreprise. La plupart des managers rencontrés insistent sur le fait que la culture normative de Pharmatix est aussi une culture vécue qui permet de développer une certaine cohérence dans les pratiques.

DF8 : Il y a une grande cohérence entre les valeurs et les comportements. En particulier si l’on compare avec nos concurrents. Il existe bien évidemment des écarts selon le contexte et les individus. En revanche, tout ce qui se trouve sur le papier n’est pas qu’utopie.

FF1 : Les valeurs reflètent bien la culture de l’entreprise.

Nos interlocuteurs ayant effectué des mobilités internationales considèrent aussi que les valeurs ne reflètent pas seulement la culture vécue au niveau national; il semblerait que les valeurs correspondent aussi à une certaine homogénéité culturelle au niveau international : « Il est toujours surprenant de voir à quel point on rencontre des valeurs semblables quand on se rend dans les différents sites de Pharmatix dans le monde. Ce sont des valeurs fortes. » (DF1)

Pour les managers interrogés, surtout les managers allemands, les valeurs d’entreprise semblent remplir leur fonction d’orientation. Elles sont perçues et présentées comme des instruments d’orientation de l’action qui permettent de donner du sens. Elles sont également présentées comme facilitant le sentiment d’appartenance et d’identification.

FM7 : On a eu besoin de cette culture forte lorsqu’on était en phase de croissance et qu’on a dû intégrer 20 % de nouvelles têtes en un an.

DF8 : Il existe un potentiel élevé d’identification. La culture d’entreprise attire et engage les collaborateurs aux valeurs bien déterminées. La culture influence la stratégie et les comportements. Nous ne ferions par exemple jamais des choses comme notre principal concurrent.

DF4 : Les valeurs forment la base pour les décisions importantes. Et on s’y tient. Ces bases de décision permettent souvent de remplacer des demandes au supérieur.

La majorité des managers interrogés font référence à la signification historique et de la tradition des trois valeurs. Ils rappellent souvent l’histoire de l’entreprise, le premier code développé par le fondateur, un ensemble d’éléments qui définissent un style de management prôné par le fondateur. Les valeurs sont perçues dans une perspective historique comme un élément de continuité et de constitution de l’identité de l’entreprise. Presque tous les responsables RH interrogés font explicitement référence à cet historique derrière les valeurs : officiellement responsables de la diffusion de la culture et des valeurs, ils reprennent dans les entretiens plusieurs éléments clés de l’instrumentation de la culture normative en en explicitant les significations qui y sont associées pour les managers américains de la maison-mère.

FM12 : Les valeurs sont à la base de la fondation de Pharmatix. Les valeurs ont été formulées dès le début. Il n’y a pas eu de rupture

DM 9 : En 1919, quand le taylorisme et le fordisme étaient relativement forts, le petit-fils du fondateur a rédigé un texte en faveur d’un travail plus humain. La durabilité dans les organisations peut être apportée non seulement techniquement et mécaniquement, mais le facteur humain reste très important. Les collaborateurs doivent comprendre et être respectés, et c’est de cette manière que leur motivation et leur rendement augmentent. C’est là que les trois valeurs « respect de l’individu », « intégrité » et « performance » prennent leur source.

Ces trois apports laisseraient supposer une grande cohérence d’interprétation des valeurs dans les filiales de la multinationale, pourtant nous constatons aussi des différences de significations sur les sites allemands et français, différences que nous présenterons dans les paragraphes suivants.

Un premier indice de recontextualisation : les nuances dans les traductions officielles des valeurs d’entreprise

Notre analyse sémantique des documents nous a permis de souligner des différences dans la manière dont les filiales traduisent et présentent les valeurs. Par exemple, l’entreprise Pharmatix communique sur ses sites web de manière explicite sur ses trois valeurs mais différemment selon les pays. Sur le site web des Etats-Unis, les valeurs apparaissent deux fois : une fois sous la rubrique « Corporate Governance » et une fois sous la rubrique « Corporate Social Responsibility ». Elles s’adressent donc à toutes les parties prenantes. Sur le site web français, les valeurs sont communiquées moins explicitement. On les trouve sous la rubrique Personnel (carrières) et elles s’adressent donc prioritairement aux employés et futurs employés, moins aux autres parties prenantes, comme les clients ou fournisseurs. Sur le site web allemand, ces valeurs se trouvent dans la sous-rubrique « Was uns wichtig ist » (=ce qui est important pour nous) sous la rubrique « Unternehmen » (=entreprise).

Cependant, les différences de formulation des trois versions constituent l’élément le plus important de notre analyse documentaire. Si l’on compare attentivement les traductions du tableau 4, on peut identifier quelques légères adaptations sémantiques locales. Dans les trois textes, on retrouve une phrase soulignant le fait que les valeurs de Pharmatix forment la base des décisions et des comportements, mais la version allemande est moins directive que la version française ou la version américaine. La traduction allemande n’utilise par exemple qu’une seule fois les pronoms personnels et possessifs « nous », « notre » et « nos » pour décrire les valeurs, plus fréquents dans les textes français (5 fois) et anglais (3 fois).

La première valeur « Respect for people » est formulée en anglais de manière abstraite et générique : la définition pourrait être applicable à n’importe quelle entreprise de n’importe quel secteur; dans la traduction allemande, les médecins et les patients sont également ajoutés à la liste des parties prenantes, la rendant plus spécifique au secteur. Ces deux parties prenantes identifiées sont même placées avant les autres.

La deuxième valeur « Integrity » concerne explicitement le comportement éthique, en particulier l’honnêteté. La version française de la définition ajoute la notion de « caractère moral » à la définition américaine. Les « highest standards » de la version anglaise ont en allemand un caractère exemplaire « beispielhafter Charakter » plus orienté vers la personnalité et correspondent en français aux « principes les plus stricts », une formulation plus exigeante et plus directive.

Enfin, pour la troisième valeur « Excellence », les traductions sont extrêmement libres : aucune des deux traductions française et allemande ne reprend la notion de « unsurpassed focus on quality » de la version originale, qui reflète clairement une vision compétitive de la performance et de la qualité. La traduction française est probablement la plus proche, ajoutant la notion non utilisée dans la version originale de « chef de file dans notre domaine » - traduisant aussi une conception compétitive de l’excellence. Par contre, la traduction allemande insiste sur la performance produite (« Leistung ») et sur une volonté constante d’amélioration des résultats indépendamment de la concurrence. La traduction allemande traduit une conception plus factuelle et plus « orientée produit » de l’excellence, conception qui est enracinée dans une vision plus professionnalisée de la performance. Dans la traduction allemande, l’excellence est comprise comme une expertise technique de pointe alors que la traduction française reflète une compréhension plus élitiste du « chef de file » plus proche de la notion « unsurpassed » mais aussi plus personnalisée.

Eléments de recontextualisation des trois valeurs dans les représentations des acteurs

Après avoir présenté les nuances des traductions officielles, nous nous concentrons dans ce paragraphe sur les interprétations de chacune des trois valeurs à partir des représentations des managers français et allemands interrogés.

Pour les managers allemands, la valeur « intégrité » est considérée comme une valeur importante et représentative de la culture organisationnelle de Pharmatix. Cette valeur correspond à l’honnêteté dans les pratiques, par exemple dans les pratiques administratives, les dépenses de notes de frais, mais aussi la publication de résultats d’études pharmaceutiques qui montrent des résultats moins positifs que prévus : « L’honnêteté et la confiance sont importantes. Même quand il s’agit de petites choses, comme les notes de frais. Chaque euro dépensé doit correspondre à ce qui a effectivement été dépensé. Sinon, la valeur de base qu’est l’intégrité n’est pas totalement respectée. Un abus de confiance peut être un motif de renvoi. » (DM9). Pour les managers français, cette valeur « intégrité » semble moins représentative de la culture organisationnelle. Ils se montrent plus critiques, plus réticents à utiliser la notion que leurs homologues allemands, peut-être (comme le souligne D’Iribarne, 2002) parce qu’ils ont plus de mal que les Américains ou même les Allemands à accepter que l’entreprise soit légitime pour définir des normes en matière de morale ou d’éthique : « La moins représentative, pour moi, c’est l’intégrité, pas au 1er degré (ne pas se faire acheter, ne pas voler la société …) mais c’est le problème de l’intégrité dans la manière de dire ce qu’on pense (problème du politiquement correct). Il est difficile d’annoncer les mauvaises nouvelles sur le site, même si le big boss essaie de nous apprendre. Les feed-back sont souvent trop positifs. On essaie de mettre en place du 360° pour objectiver. On fait une HR Survey tous les deux ans, c’est un outil de mesure aussi, parce qu’il y a une crainte de dire ce qu’on pense à son boss. » (FM3). L’interprétation de l’intégrité semble différente chez les interlocuteurs allemands et français. La signification française de l’intégrité semble fortement associée à des exemples d’évaluation individuelle de la performance, une interprétation liée à des messages récents de la direction française, qui assimilent l’intégrité à la sincérité dans la communication et les évaluations de performance. Cette thématique, récurrente dans nos entretiens, apparaît comme conjoncturellement importante pour nos interlocuteurs français.

Les interlocuteurs français que nous avons rencontrés ont par contre insisté sur l’ « excellence » comme valeur la plus caractéristique de la culture d’entreprise : « excellence de performance », « toujours mieux » pour les commerciaux comme pour la production, « excellence de qualité qui s’applique au management comme à la production », « des produits excellents », « un processus d’amélioration continue »... Les interlocuteurs allemands rencontrés ont certes repris le même type d’éléments de définition mais sans faire de l’excellence la valeur principale de l’entreprise. Les interlocuteurs allemands ont plutôt exprimé avoir un problème avec la notion d’excellence, trop abstraite, qui reste d’ailleurs incorrectement traduite dans la charte car indissociée de la qualité produite, de la très concrète « Leistung » (performance) : « En Allemagne, l’excellence n’est pas appréciée de la même manière. L’élite et la productivité sont plutôt associées à un certain arrivisme. Etre excellent conduit presque à être asocial, c’est déjà ce qu’on apprend au jardin d’enfants : « soit un bon perdant ». Les éléments compétitifs sont faiblement exprimés en Allemagne. Dans le monde anglo-saxon, il y a beaucoup plus de concurrence, beaucoup de distinctions (awards). Cela amène de l’estime de soi, même si aux USA il y en a parfois trop et ça devient parfois peu crédible. » (DM6)

Dans nos entretiens avec les managers allemands, c’est la valeur « respect d’autrui » qui est la valeur la plus souvent citée comme caractéristique de la culture organisationnelle de Pharmatix. Nous avons été frappés par les similitudes de définition d’un interlocuteur à l’autre, d’autant plus que les définitions données ne s’inspiraient pas de celle de la charte mais plutôt de l’évangile de Saint Mathieu ou de l’impératif catégorique kantien : « traiter les gens avec le respect avec lequel je souhaiterais moi-même être traité par eux », « être avec eux comme j’aimerais qu’ils soient avec moi ». D’autres éléments de définition ont été donnés, par exemple l’équité ou la fairness, l’acceptation de l’autre malgré ses différences, éléments que l’on retrouve également dans certaines réponses des Français. Chez les interlocuteurs allemands, la valeur « respect » est souvent mentionnée en relation avec la politique d’emploi de Pharmatix, en relation avec des événements particuliers du site. L’histoire et les pratiques du site vont marquer les significations associées à la notion dans les représentations des acteurs : « Avant que des collaborateurs soient licenciés à cause des restructurations, on leur propose des emplois alternatifs. Cela a été le cas dans mon service. Je devais me séparer de 4 collaborateurs sur 10. Le service du personnel m’a aidé. Au fur et à mesure que la situation devenait financièrement serrée chez Pharmatix, on se retrouvait dans ses valeurs » (DM10). De même, plusieurs interlocuteurs associent cette valeur à des événements spécifiques de restructuration de leur site.

Pour les Français, la valeur « respect » est aussi vue comme représentative de la culture organisationnelle mais elle est plus souvent décrite comme source de problèmes, parce qu’elle peut entrer en conflit avec la valeur « excellence » en contribuant à une culture de « consensus mou » qui cherche à éviter les remises en question : « On n’est pas très efficace ici par rapport à d’autres endroits. On a intégré de nouveaux cadres qui sont partis à cause du « monde Pharmatix », du « consensus mou ». Des gens avec de l’expérience ont du mal à s’intégrer, ils ont voulu très vite changer les choses mais c’était voué à l’échec. Le consensus, ça se retrouve partout ici. Pour arriver à une décision, vous devez impliquer des personnes. Ici les décisions peuvent être remises en question. » (FF10)

Là encore, nous avons identifié dans les discours des interlocuteurs français des éléments d’interprétation récurrents liés à des pratiques et des discours spécifiques au site : des décisions trop consensuelles critiquées, des polémiques locales sur la « culture maison ». Les significations associées aux valeurs sont marquées par un contexte conjoncturel particulier lié à des actions et à des discours des sites. La valeur de respect des personnes, valeur jugée représentative pour la culture organisationnelle, semble aussi très liée, dans les deux pays, à des événements conjoncturels marquants (reclassements et plans sociaux). De même, la définition de l’intégrité chez nos interlocuteurs français semblait fortement liée à un contexte plutôt conjoncturel des discours de dirigeants.

Alors que, paradoxalement, nos interlocuteurs considèrent être dans une entreprise à culture forte et homogène que les valeurs d’entreprise reflètent relativement fidèlement, la comparaison de l’interprétation des valeurs d’entreprise par les managers français et allemands révèle plusieurs différences dans la manière dont les deux groupes comprennent ces valeurs au quotidien. Cette différence de compréhension n’est pas seulement d’ordre linguistique (les équivalences de traduction), elle est aussi d’ordre culturel et institutionnel (le cas de la relation à l’excellence ou de la relation au consensus), et elle est, enfin, relative aux contextes différents des sites concernés, car les valeurs sont souvent réinterprétées à partir d’événements importants du site (restructuration, évaluations…) ou associées à des discours de personnes clés (dirigeants du groupe mais aussi dirigeants de la filiale locale).

Discussion, limites et implications de l’étude

Comme d’autres études récentes portant sur le transfert international de valeurs d’entreprise (Blazejewski, 2006; d’Iribarne, 2009; Henry, 2011; Cardel Gertsen, Zølner, 2012), notre étude met en évidence un phénomène de recontextualisation, au sens de Brannen (2004), c’est-à-dire une interprétation locale des signifiants de pratiques ou de concepts managériaux venant de la maison mère. Mettre ce phénomène de recontextualisation en évidence dans le cas Pharmatix nous paraît particulièrement intéressant, d’une part parce que contrairement aux entreprises européennes des cas précédents, l’entreprise américaine Pharmatix affiche une volonté explicite de logique ethnocentrique de transfert de pratiques managériales, et d’autre part parce que les acteurs rencontrés reconnaissent être dans une organisation à forte culture homogène, même au niveau international (la moitié de nos interlocuteurs avaient une expérience d’autres sites du groupe, aux Etats-Unis et dans d’autres pays). De plus, la logique ethnocentrique de Pharmatix, caractéristique des entreprises multinationales américaines (Wächter et al., 2003), en fait un cas exemplaire, mais dans une entreprise où la culture normative est relativement bien acceptée et ne fait pas l’objet de rejet fort ou de résistances, comme c’est parfois le cas dans les filiales françaises (d’Iribarne, 2002). De plus, par rapport aux études précédentes, notre étude présente l’intérêt d’étudier le phénomène de recontextualisation à partir de deux contextes nationaux très différents et sur plusieurs sites.

Nous montrons que la recontextualisation se joue d’abord au niveau des équivalences linguistiques puis les signifiants résonnent dans les représentations des acteurs. Derrière les nuances de traduction demandées par les filiales, on identifie de véritables différences d’interprétation des différentes valeurs dans les discours, les représentations et les pratiques des acteurs. Ces différences d’interprétation nous semblaient plus marquées pour la valeur « excellence », ce qui est d’autant plus intéressant qu’il ne s’agit pas d’une valeur liée aux relations humaines mais aux performances économiques et opérationnelles de l’entreprise (au sens de Mercier, 2001). Nous avons vu que les traductions française et allemande de la définition de l’excellence reflètent des différences de compréhension et de la manière de mettre en scène la performance de l’entreprise (au sens de d’Iribarne, 2009 et Henry, 2011). Ces significations peuvent être aussi conditionnées par certaines valeurs nationales (par exemple les valeurs de « rang » ou d’ « honneur » qui sont pour d’Iribarne (1989) des notions clé pour comprendre la culture française) ou par le contexte institutionnel du pays. L’excellence semble ainsi, dans nos entretiens, être une notion plus facilement compatible avec le système scolaire et l’environnement culturel français qu’avec le système scolaire et l’environnement culturel allemand. De même, la notion d’intégrité trouve une résonance sémantique particulière dans les représentations des acteurs allemands : la notion semble associée en Allemagne à un impératif catégorique kantien que nous avons retrouvé spontanément dans de nombreux entretiens allemands mais jamais dans les entretiens français. Ces quelques exemples mettent en évidence les différents éléments de la traduction culturelle qui vont interagir pour finalement associer des significations spécifiques ancrées dans un contexte national particulier.

Cette recontextualisation ne rend pas pour autant l’effet de coordination caduque. Le transfert entre la maison-mère et les filiales d’éléments de culture d’entreprise, c’est-à-dire d’un cadre de référence commun aux actions et aux décisions, reste possible mais partiel. De nombreux auteurs considèrent que le processus de confrontation interculturelle dans les joint-ventures ou les filiales de multinationales est souvent une étape dans un processus de construction de « culture de travail » commune, c’est-à-dire de co-construction d’un cadre de significations négociées (Brannen et Salk, 2000). Dans le processus d’interaction entre la maison mère et les filiales, les protagonistes peuvent transformer leurs contextes de codage et de décodage, et peuvent arriver à développer un cadre de référence de significations communes dont le périmètre sera plus ou moins important (Primecz et al. 2012). Pour construire ce cadre de référence de significations communes, le travail de traduction d’une pratique ou d’un concept de management nécessite des adaptations ou des négociations. Henry (2011) montre la nécessité d’adapter fortement la traduction des injonctions et des principes d’action du code de conduite de Nexans du français au vietnamien pour tenir compte des différences locales de comportement hiérarchique et de relation au monde.

Ce que notre étude nous permet aussi de mettre en évidence, par son dispositif multi-sites, c’est l’importance du contexte organisationnel (de chaque site) pour les significations associées aux valeurs : une même valeur peut être interprétée de manière différente sur deux sites du même pays. Si nous retrouvons, dans les discours de nos interlocuteurs, des références aux discours du dirigeant américain du groupe et à la vision stratégique du groupe, leurs représentations des valeurs font aussi la part belle aux événements et aux acteurs des contextes organisationnels locaux : par exemple la valeur « intégrité » perçue à travers la discussion sur les évaluations dans un site de production français, ou la valeur « respect d’autrui » perçue à travers les décisions et les actions des dirigeants des sites dans le cas de restructuration… Au-delà de la dimension nationale, linguistique, culturelle et institutionnelle, notre étude rappelle aussi la complexité de l’entreprise multinationale (Marschan-Piekkari et al., 2004) et l’importance des pratiques, de l’histoire et de la personnalité des acteurs de chaque site pour comprendre cette recontextualisation.

Ce dernier point rappelle aussi les limites de l’étude, plus particulièrement les limites méthodologiques de l’analyse de discours de managers qui peuvent être décalées ou qui ne reflètent pas la totalité des pratiques. L’étude de Cardel Gertsen et Zølner (2012) comporte des entretiens en face à face mais aussi une observation ethnographique directe (shadowing) de 22 de leurs interlocuteurs pendant une demi-journée environ. Cette démarche complémentaire d’observation ethnographique, qui se justifie d’autant plus dans une situation où les chercheurs ne maîtrisent pas la langue maternelle des employés de la filiale, apparaît comme une méthode à développer dans le cadre de recherches futures. De même, nous n’avons pu réaliser d’étude croisée complémentaire en interrogeant des managers de la maison-mère, notre compréhension des pratiques de la maison-mère nous vient de l’expérience filtrée d’anciens impatriés. Enfin, une étude plus systématique de l’interaction entre les valeurs d’entreprise et l’ensemble des pratiques managériales de l’entreprise permettrait sans doute de montrer plus explicitement les pratiques, les règles et les mécanismes par lesquels, au-delà des valeurs proclamées, la culture d’entreprise se transmet et se construit au niveau du groupe. En effet, les managers rencontrés ont fréquemment insisté sur le rôle joué par la mobilité internationale – extrêmement développée chez Pharmatix pour tous les niveaux d’encadrement, là encore une pratique courante dans les multinationales américaines (Wächter et al., 2003) – pour le transfert de représentations, de cadres de références communs et de pratiques. De même, il semblerait que les directeurs expatriés venant de la maison-mère jouent un rôle clé dans le recrutement des managers locaux. Il est probable que les mobilités croisées font des expatriés et anciens impatriés de la maison-mère des vecteurs forts de « pollinisation » de la culture d’entreprise (au sens de Harzing, 2001). Ces limites représentent des possibilités de recherches futures. Les implications pour les recherches futures sont d’ordre méthodologique : compléter par des observations ethnographiques, diversifier les cas, approfondir les études sur les spécificités de recontextualisation des différents sites. Elles sont aussi liées à des questionnements ou des objets de recherche nouveaux : l’étude du rôle des expatriés et des anciens impatriés dans la recontextualisation des pratiques.

Pour les managers, notre étude présente d’autres implications, elle montre que la traduction des valeurs, mais aussi des pratiques, passe nécessairement par une adaptation, par une recontextualisation, par une association de signifiés nouveaux aux pratiques d’origine. La traduction – ou la recontextualisation – est-elle pour autant une trahison ? Faut-il traduire les valeurs dans d’autres langues ? La paronomase italienne « Traduttore, traditore » nous ramène aux débats du XVIème siècle, où sous la plume d’un Joachim du Bellay, se posait la question de la traduction des grands auteurs latins et grecs dans cette langue littéraire nouvelle qu’était le français. Traduire, c’est faire vivre des mots dans un autre univers que celui dans lequel ils sont nés, c’est transposer une représentation dans un autre contexte de significations. Traduire, c’est aussi transformer le sens initial, accepter les influences vivantes de l’univers de sens et du contexte des acteurs de la réception. Comme les travaux récents d’Henry (2011) et de d’Iribarne (2009) le soulignent, le traducteur doit parfois être un traître – ou en tout cas un adaptateur – s’il veut traduire un ensemble de significations d’une langue à l’autre, d’un contexte de travail vers un autre contexte, ancrés dans des univers de significations et de représentations différents. Comme les auteurs précités, nous pensons que ce travail de traduction et d’adaptation doit être fait par des managers qui connaissent les pratiques et les significations des deux contextes de travail. De plus, nous pensons aussi que ces différences de traduction doivent être discutées et rendues visibles à l’intérieur de la multinationale. D’un côté elles révèlent et mettent en évidence des différences mais de l’autre elles permettent aussi de construire un dialogue sur ces différences en établissant des liens entre les significations et leurs contextes.

Conclusion

La traduction des valeurs d’entreprise nécessite des adaptations. Les particularités ou différences locales observées ne s’expliquent pas seulement par des différences de culture ou de langue locales, elles sont dues aussi aux contextes conjoncturels des actions et des discours, et sont associées à des événements, par exemple des restructurations, ou à des personnes clés des sites. Au-delà des traductions de termes, les entretiens que nous avons menés révèlent aussi une réception et une compréhension des valeurs relativement différenciée dans les différents sites. Le transfert des valeurs d’entreprise apparaît comme un processus inachevé et imparfait puisque la signification associée aux valeurs dans les filiales semble fortement influencée par le contexte de réception.

L’histoire de la multinationale, ses étapes et ses événements, la personnalité et les discours de ses dirigeants, la stratégie commune, les relations étroites entre filiales et maison-mère, les expériences d’autres unités au sein du groupe par de nombreux acteurs, tous ces éléments permettent sans doute, au-delà des mots que sont les valeurs, de construire aussi un cadre commun de référence de significations. Une étude plus approfondie sur un plus grand nombre d’interlocuteurs, ou sur les sites américains, nous permettrait sans doute de souligner plus précisément quels sont les éléments de signification communs à la multinationale, quels sont les éléments plus spécifiquement liés aux filiales, ainsi que la manière dont ces éléments se confrontent pour construire une culture de travail commune et négociée.