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Aux côtés des artistes et techniciens du spectacle, les journalistes pigistes (payés à l’article) font figures de salariés spécifiques aux formes d’emploi qu’il est devenu commun de qualifier d’atypiques ou encore de formes particulières d’emploi (Germe et Michon, 1979-1980). En effet, ces individus n’exercent pas dans le cadre d’une relation d’emploi standard telle que conçue par Bosch (2004) comme stable, socialement protégée, dépendante, pour un emploi à temps plein, ces conditions ayant été établies à un niveau minimum par des accords collectifs ou par des lois. Jouissant d’une grande autonomie dans le travail et d’une indépendance technique forte, ces individus disposent néanmoins d’une présomption de salariat qui fait d’eux des travailleurs salariés au lien de subordination particulier. Pour les journalistes par exemple, leur activité se partage entre d’une part répondre à une commande et d’autre part, réaliser des projets plus personnels, individuels ou collectifs. Pour les techniciens et artistes du spectacle, le régime de l’assurance chômage lié à l’intermittence apparaît même comme une réponse possible aux évolutions contemporaines du salariat au regard des transformations actuelles des modalités de travail dans les entreprises : diversité des statuts, discontinuité des activités, développement des temps de travail personnel,... Il constitue selon certains auteurs (Audretsch, 2007) un modèle possible de développement du travail de demain dans la société entrepreneuriale, soit en tant que laboratoire de flexibilité libérale (Menger, 1994), soit, a contrario, en tant que mode de travail « antilibéral », en ce sens que pour Corsani (2004), « les intermittents, en sortant de l’alternative chômage/emploi, attaquent le projet capitaliste sur le terrain de son arme la plus redoutable : la flexibilité. Ils opèrent une radicale mise en discussion de l’alternative entre emploi à vie et flexibilité subie, en revendiquant ouvertement la réappropriation de la mobilité ».

En prolongement, les récents travaux de Bureau et Corsani (2015) sur les coopératives d’activité et d’emploi montrent comment des porteurs de projets lient, par ce biais, activité individuelle et engagement collectif. De manière générale, les journalistes pigistes sur lesquels nous centrons notre article sont véritablement considérés comme des travailleurs au projet (De Heusch et al., 2011) : ils exercent leur activité de manière autonome avec une multiplicité de clients et des équipes de travail à géométrie variable selon les projets (Boltanski &al., 1999). Pilmis (2007; 2013) présente ainsi les journalistes -et les comédiens intermittents qu’il étudie également- comme des « entrepreneurs » parce qu’ils se doivent de « placer des sujets » à une rédaction -tout comme les comédiens doivent créer des compagnies pour vendre un spectacle aux lieux de diffusion. Deux éléments appuient ces démarches que l’on peut qualifier d’entrepreneuriales (Fayolle, 2004) : la constitution d’un book d’une part et l’importance du nom (nom de scène, signature des articles), associé à une réputation construite au court du temps, d’autre part. Par ces pratiques, pigistes (et comédiens) sont clairement dans une « dimension entrepreneuriale de l’activité » impliquant risque et incertitude (Pilmis, 2013, p. 75). Ce sont donc des « entrepreneurs » (De Heusch et al., 2011; Moreau, 2004) qui construisent leurs parcours et projets professionnels en relation avec une multiplicité d’employeurs et des fréquences variables de collaborations, tout en inscrivant leur projet dans un cadre collectif.

Car bien qu’individualisés, ces parcours s’inscrivent de plus en plus dans des espaces collectifs de travail identifiés par Nait-Bouda (2010) comme de « nouveaux espaces de socialisation », qui se regroupent sous le terme de collectifs de pigistes. Ces lieux prennent la forme le plus souvent d’espaces de coworking dédiés à un ou plusieurs métiers de l’information (rédacteur, photographe, documentaliste, illustrateur, etc.) et à des supports qui peuvent être variés (TV, radio, presse, multimédia). Aussi ces démarches posent la question de l’organisation des temps et modalités de travail dans un contexte de reconstruction de collectifs et de localisation de l’activité dans un espace spécifique. Ainsi, nous nous demandons comment les collectifs de pigistes construisent-ils leurs différentes démarches entrepreneuriales au sein de ces espaces partagés ?

Pour répondre à cette question nous avons mené une étude exploratoire à partir d’une série d’entretiens auprès de journalistes pigistes et membres de collectifs. Nous avons réalisé une étude de cas multiples (Yin, 2009) de quatre collectifs de pigistes franciliens. L’analyse comparative de ces quatre cas est basée sur l’observation in situ des collectifs au sein des espaces partagés et sur treize entretiens individuels, qui nous ont permis de mettre en lumière les modalités originales de construction et d’organisation de ces collectifs autour de communautés de pratique (Wenger et al., 2002) voire de métier (Chanal, 2000). Bien que spécifique à un secteur (le journalisme) et à un statut particulier, ces cas sont révélateurs de tendances plus larges des transformations des communautés créatives (Iaquinto et al., 2011).

Aussi, se situant dans une perspective pragmatique (Marchesnay, 2012), notre approche du phénomène entrepreneurial passe par l’observation et la compréhension des motivations et pratiques individuelles et collectives des journalistes pigistes en tant qu’entrepreneurs de leur travail. A la suite des travaux de Dupuy (1999), consacrés à ouvrir de nouvelles perspectives pour une épistémologie de l’action, nous examinerons les représentations et dispositifs de l’action repérés dans les collectifs de pigistes, qui constituent selon nous, des lieux privilégiés d’expérimentation et de dynamiques variées de gestion individuelle et collective (mutualisation, groupement d’employeurs, mode projet, etc.) et offrent des terrains particulièrement propices pour repérer une « révision inventive » de modèles collectifs de l’action (Hatchuel, 2005) et questionner les objets, pratiques et dispositifs de gestion (modèles d’activité, modes de financement, pratiques de management de projet, etc.).

De ce point de vue, notre première hypothèse est que les modalités de construction des collectifs de pigistes sont un révélateur de différentes démarches entrepreneuriales selon les motivations de ses membres et la nature des relations internes et externes qui s’y construisent (hypothèse 1). Plus spécifiquement l’étude des modalités d’organisation des ressources internes et externes permet de comprendre comment se construisent ces démarches selon des configurations variées (hypothèse 2). Plus largement ces démarches entrepreneuriales sont des révélateurs des transformations d’activités qui articulent logiques de projets individuels et collectifs autour de ressources partagées (hypothèse 3).

Notre objectif est ainsi de mettre en lumière la diversité des démarches de construction et de gestion des activités au sein des collectifs de travail. Nous construisons alors une typologie de ces démarches en partant de l’orientation des projets portés par les membres des collectifs (logiques plutôt individuelles ou plutôt collectives) et des relations internes et externes au sein de ces collectifs de pigistes. Pour ce faire, nous partons d’une approche fondée sur les ressources (Penrose, 1959), ce qui va nous permettre de comprendre la diversité des sources de motivations à construire un collectif au sein d’un espace partagé et d’analyser les modes d’organisation au prisme de l’articulation de ressources clés.

Cadre théorique

L’émergence de collectif au sein d’un espace dédié : une démarche entrepreneuriale comme une gestion de ressources clés

La démarche de construction d’un collectif peut être analysée du point de vue de la gestion des ressources clés. Ces ressources peuvent prendre des formes multiples (Penrose, 1959) : matérielles (espace physique, outil de travail, budget, etc.) et immatérielles (informations, réseaux, compétences, etc.). L’organisation va chercher selon cette approche à combiner les ressources (matérielles et immatérielles) pour créer ainsi, par interaction, des opportunités productives uniques, subjectives et spécifiques, sources de création de valeur. Ainsi la théorie des ressources semble particulièrement adaptée pour comprendre la démarche que l’on peut qualifier d’entrepreneuriale du point de vue du paradigme de la création de valeur (Verstraete & Fayolle, 2005).

Cette démarche entrepreneuriale peut alors s’articuler autour de trois étapes clés de construction du collectif qui mettent en lumière des motivations différentes :

  • L’accès aux ressources que l’on peut aborder dans le cadre de la construction d’un collectif comme la capacité à mutualiser les coûts liés à la mise en relation (approche par les coûts de transaction). Dans quelle mesure le collectif permet-il de partager un certain nombre de ressources et de limiter différents coûts économiques et informationnels ?

  • Le partage des ressources au sein du collectif qui pose la question de l’organisation des ressources (approche fondée sur les ressources). Quelles sont les différentes ressources clés mobilisées au sein de l’espace partagé ?

  • La diffusion et la valorisation des ressources en interne et en externe (approche par les communautés). Dans quelle mesure les collectifs deviennent-ils des communautés de métier ?

L’accès aux ressources clés : la démarche entrepreneuriale orientée sur les coûts de transaction

Une première étape dans la démarche entrepreneuriale est celle de l’accès aux ressources clés. La construction du collectif peut être ainsi analysée comme une stratégie d’optimisation de l’accès à la ressource relative aux coûts que celle-ci peut générer. Pour analyser ce premier enjeu, nous pouvons évoquer en particulier les travaux fondateurs de l’économie des coûts de transaction (Williamson, 1985). En effet, ces travaux expliquent comment des organisations se mettent en place pour réduire les coûts de transactions élevés sur le marché et ainsi coordonner les différentes étapes du processus de production. Le travail en collectif permettrait donc de mutualiser un certain nombre de coûts directs (achat du matériel, temps de recherche d’information) et indirects (temps de constitution de réseau ou d’amélioration de la qualité du travail entre pairs) en fonction des actifs matériels (espace de travail, ordinateurs, imprimantes, accès internet) et immatériels (formations, collecte d’informations, prises de contact, etc.) nécessaires. Cette stratégie de mutualisation des coûts de transaction dépend en effet étroitement de l’investissement spécifique requis par les transactions : les agents économiques vont augmenter leur performance si les actifs spécifiques, la structure de collaboration et la nature des transactions sont alignés (Silverman et al., 1997).

De ce point de vue la construction d’un collectif serait une stratégie de limitation, voire de mutualisation des coûts, par le partage d’un espace commun de travail. Cette logique entrepreneuriale est particulièrement présente dans les stratégies de mise en place d’espaces de coworking (Capdevila, 2015) qui permettent de mutualiser une série de coûts à la fois en termes de recherche d’information, d’accès à des ressources ou des outils spécifiques (logiciels graphiques, réseaux d’experts,…). La question se pose alors pour des collectifs dont les outils ou ressources sont plus génériques comme des services ou matériels informatiques standards. Quelle place cette logique économique a-t-elle dans la démarche entrepreneuriale de construction d’un collectif de travail ancré dans un espace spécifique ?

Les approches fondées sur les ressources permettent en partie de répondre à cette question et d’approfondir la connaissance des démarches entrepreneuriales de constitution de collectifs de travail au sein d’espaces dédiés.

Le partage des ressources au sein du collectif : démarche entrepreneuriale basée sur les ressources clés

A la suite des travaux fondateurs sur les ressources de l’entreprise (resource-based view) de Penrose (1959), plusieurs chercheurs ont décrit les pratiques de travail collectif comme une source de nouvelles ressources (Eisenhardt & Schoonhoven, 1996; Gulati, 1995), notamment en tant qu’espace d’apprentissage (Simonin, 1997). Cette notion met en évidence le rôle clé de ce type d’espace dans le partage de connaissances notamment dans le cadre d’équipes pluridisciplinaires.

De ce point de vue, la construction du collectif reposerait sur sa capacité à permettre le partage de différentes ressources matérielles et immatérielles. Se pose néanmoins la question des modes de gestion spécifique pour chacun des types de ressources. Par ailleurs le collectif devient en soi une ressource clé mobilisée par le réseau, selon la nature des relations qui s’y développent. Comment s’articule la dimension individuelle et collective de gestion des ressources au sein d’un espace spécifique ? Quels sont les modes de gestion interne et les relations externes ? Ces questions, peu développées dans la littérature sur les ressources, ouvrent à d’autres perspectives connexes en particulier lorsqu’on s’intéresse à des ressources plus spécifiques : les connaissances et compétences. Les compétences sont définies comme des dispositions acquises et inscrites au sein d’une organisation qui les façonne (Barley & Tolbert, 1991). Elles sont donc inégalement partagées, produit de socialisations différenciées et activées de manière variable selon les situations dans les organisations et au-delà de ses frontières, comme le révèle la construction de communautés de métier.

La diffusion et la valorisation de ressources clés au sein du collectif et au-delà de ses frontières : la construction de communauté de métier

Enfin, la constitution de collectifs au sein d’un espace de travail partagé va plus largement permettre la construction de communautés de métier (Chanal, 2000) en renforçant les identités et les intérêts spécifiques des membres pour assurer une reconnaissance professionnelle forte (Chapoulie, 1973). Les collectifs deviennent alors une dimension clé de l’apprentissage, de la création d’identité, de l’articulation des connaissances, de la création de sens et un vecteur de socialisation professionnelle (Amin & Cohendet, 2004). Ce point de vue souligne le fait que les organisations visent à construire les relations durables entre les individus au sein d’une communauté : « [Les organisations] sont gérées et gouvernées pour poursuivre des objectifs économiques et sociaux d’une communauté afin de donner des avantages durables au niveau individuel et collectif sur le court et long terme[1] » (Peredo & Chrisman, 2006).

Cette perspective fait écho aux approches individuelles de la construction du collectif (Dyer & Singh, 1998) qui mettent en lumière les effets sur l’ensemble réseau d’acteurs impliqués des collaborations individuelles, au-delà des relations dyadiques. La relation au sein du collectif autour des savoirs et des ressources serait alors davantage liée aux effets positifs pour l’ensemble du collectif qu’au gain direct pour chaque individu (Gulati & Singh, 1998). Néanmoins ces relations dans le collectif de travail doivent être basées sur des valeurs spécifiques qui en seraient tout à la fois le terreau et le ciment.

Cette approche par les valeurs conduit plus largement à analyser la construction des relations internes et externes de la communauté autour des notions de confiance et réciprocité (Sugden, 1984; Sahlins, 1972) qui peuvent s’inscrire dans certains cas dans une logique de don/contre-don (Mauss, 1954). Finalement, l’approche par les communautés pose la question de la valorisation des ressources au-delà des frontières du collectif. En effet la communauté de métier est fondée sur sa capacité à partager des connaissances et pratiques spécifiques à un métier donné mais également à favoriser la reconnaissance de compétences nouvelles par l’environnement institutionnel pour renforcer l’assise professionnelle du métier (Chanal, 2000).

Méthodologie

A partir de ce cadre d’analyse théorique, nous avons utilisé une méthode qualitative, fondée sur des études de quatre cas comparés et exploratoires (Yin, 2009). En effet les études de cas comparés offrent la possibilité d’analyser des phénomènes complexes où l’explication du phénomène est intrinsèquement liée à l’interaction entre une variété de dimensions, d’actions et de relations (Langley & Royer, 2006 ). Notre approche vise alors à croiser perspective théorique de l’approche par les ressources et perspective empirique fondée sur les quatre cas exploratoires étudiés. Plus précisément, nous avons mis en place un processus itératif de validation de concepts, de nos trois hypothèses et d’enrichissement de la théorie à partir des données issues du terrain (Strauss & Corbin, 1990; Thomas, 2010). Cette méthodologie abductive aboutit à la construction d’une typologie des démarches entrepreneuriales qui sera discutée dans la dernière partie de l’analyse de nos résultats de recherche. Notre travail vise à mettre en lumière des lieux qui ne sont pas forcément visibles, et de ce fait, la représentativité des cas sélectionnés est d’une part limitée et d’autre part, non recherchée spécifiquement.

Notre étude de cas repose sur l’observation in situ et la réalisation, au cours du second et début du troisième trimestre 2016, d’entretiens avec treize personnes, principalement journalistes pigistes et membres des collectifs étudiés. Les collectifs sont tous organisés juridiquement en association. Le tableau 2 en annexe décrit la variété des profils, des parcours et des rôles des individus interviewés, selon qu’ils soient fondateurs ou simples membres. Les récits des fondateurs permettent de mieux comprendre quelles orientations les collectifs ont pu prendre et quelles caractéristiques propres y ont été volontairement mises en avant, nous permettant ainsi d’identifier plusieurs modes d’organisation afin de proposer une typologie de ces espaces de travail partagés. Pour le collectif le plus ancien (collectif 1), comme il n’y a plus de membre fondateur dans sa composition, nous avons rencontré le président actuel de l’association du collectif. Pour conserver l’anonymat, nous avons choisi de ne nommer ni les collectifs ni les individus rencontrés, mais nous leur avons associé un code (de P1 à P13) afin que les verbatim puissent être rapprochés, grâce au tableau 2, des caractéristiques des individus.

Notre démarche repose enfin sur la méthode du storytelling. Cette dernière nous a paru d’autant plus légitime qu’elle donne à voir des pratiques formelles et informelles au sein des collectifs. En effet dans les quatre cas étudiés, une grande partie des pratiques et mode de gestion provient de la capitalisation et de la réutilisation de connaissances transmises via les échanges oraux ou les transmissions de pair à pair.

Présentation des quatre cas d’étude

Autour des années 2000, les premiers collectifs de journalistes pigistes se développent en France. Il en existe aujourd’hui des dizaines, plus ou moins visibles. Parmi la diversité de ces collectifs, nous en avons sélectionné quatre, installés en Ile-de-France, avec une variété de caractéristiques en termes de fonctionnement interne et de trajectoire d’élaboration. Cette variété illustre la diversité des configurations possibles des collectifs de pigistes même si cette typologie n’est évidemment pas limitative.

Le tableau 3 (en annexe) montre la variété des caractéristiques des collectifs étudiés autour de cinq dimensions : la date de création, le nombre de membres, le type de métiers accueillis, l’existence d’espaces collectifs dédiés ou non, le type d’outils utilisés. Peu de travaux ont jusqu’à présent étudié les collectifs de journalistes pigistes et aucun d’entre eux n’a eu pour objectif de proposer une typologie (Nait-Bouda, 2010; Aubert, 2011; Bureau et Corsani, 2015). Notre travail cherche donc à identifier différents collectifs au niveau des démarches entrepreneuriales afin de proposer une typologie éclairante pour l’organisation d’espaces de travail collectif.

Ces quatre collectifs témoignent de la variété des espaces de travail partagés à plusieurs niveaux. Tout d’abord, le nombre de membres varie du simple au double (de neuf à vingt membres). Ensuite, les collectifs ont jusqu’à quatorze ans d’ancienneté pour le plus ancien alors qu’elle n’est que de quatre ans pour le plus récent. L’aménagement de l’espace est aussi pris en compte avec des variantes selon que le lieu dispose ou non d’une pièce collective consacrée aux activités communes (telles que les formations internes, les réunions à la manière d’une conférence de rédaction pour échanger sur ses travaux en cours ou encore les coachings), en plus de la ou des pièces dédiées aux postes de travail individuels, ces derniers étant plus communément appelés « les bureaux ». Enfin, nous avons aussi représentés des collectifs qui utilisent des niveaux différents d’outils tels qu’un site Internet plus ou moins complet, la présence sur un ou plusieurs réseaux sociaux, une adresse mail commune ou encore un carnet d’adresses de contacts professionnels à disposition de tous.

Résultats

Les motivations à entrer dans ces collectifs s’inscrivent toutes dans une démarche entrepreneuriale. Avant d’en étudier les caractéristiques distinctes nous permettant par la suite de dresser une typologie en fonction de deux logiques croisées (interne/externe – individuelle/collective), nous identifions en premier lieu quatre arguments communs à l’ensemble des membres des collectifs.

Tout d’abord, si l’on pouvait s’attendre au vu de la littérature à ce que la démarche entrepreneuriale des membres des collectifs s’appuie sur une recherche de diminution des coûts (analyse en termes de coûts de transaction), l’argument de la mutualisation des coûts financiers liés aux ressources matérielles directes est finalement très peu évoqué, pour ne pas dire totalement absent. L’intégration dans le collectif est même vue comme un investissement, une dépense supplémentaire par rapport à un travail qu’il est globalement possible d’effectuer chez soi, avec un ordinateur, une connexion Internet et un téléphone portable possédés dans tous les cas, que l’on soit journaliste ou non. Constitués en association, ces collectifs demandent une cotisation en plus d’un loyer mensuel qui revient aux environs de cent euros par mois par personne. Cette dépense mensuelle est à faire afin d’accéder à toutes les ressources du collectif, malgré la discontinuité des revenus liée aux activités risquées de journalisme à la pige ou encore de réalisation de documentaires. Ce premier résultat vient donc limiter en partie la compréhension de la démarche entrepreneuriale des membres orientée sur les coûts de transaction et s’oppose ainsi à l’hypothèse d’émergence de collectifs pour mutualiser les coûts (d’un point de vue financier).

Ensuite, trois éléments de motivation à intégrer un collectif reviennent systématiquement pour l’ensemble des membres interviewés :

  • le fait de rompre l’isolement :

    « Mes motivations, moi c’était surtout ne plus être tout seul chez moi en fait, voilà, de rompre un peu la solitude du pigiste et de voir des gens »

    P7, fondateur du collectif, entré au collectif en 2005

    « C’est parce que moi, je ne sais pas du tout travailler chez moi, mais du tout ! Je n’ai jamais su, ça fait vingt ans, je ne sais pas faire ça »

    P2, entrée au collectif en 2010

    « Au départ, c’était d’avoir un bureau, parce que je n’arrivais pas à bosser chez moi »

    P12, entrée au collectif en 2015
  • le fait de répondre à une contrainte logistique (un « chez soi » trop petit), qui permet de différencier l’espace professionnel de l’espace privé. Une journaliste du collectif 1 raconte ainsi :

    « Ça m’a changé la vie. Non pas que ça m’ait ouvert des perspectives professionnelles, mais juste ça m’a offert un cadre de travail qui me sortait de chez moi, qui différenciait mon lieu de travail de mon lieu de vie, même s’il m’arrive de travailler chez moi des fois, mais au moins j’ai le choix »

    P4, entrée au collectif en 2012
  • le fait de rechercher une émulation par le fait d’être ensemble et d’initier une certaine solidarité. Une journaliste du collectif 3 explique :

    « La motivation première, c’était l’émulation, c’est ça en fait, et l’entraide aussi »

    P8, fondatrice, entrée au collectif en 2007

Une autre journaliste de ce même collectif identifie le collectif comme « le moyen de travailler avec d’autres gens et de réfléchir à plusieurs » (P9, entrée au collectif en 2013).

Une journaliste du collectif 1 explique aussi que :

« Je cherchais vraiment un, comment dire, un groupe de travail, j’avais envie de pouvoir discuter de ce que je faisais avec d’autres gens »

P3, entrée au collectif en 2011

C’est un sentiment partagé par une autre journaliste de ce même collectif : « comme à peu près tous les autres pigistes, bosser dans les cafés c’est cool, mais à un moment, c’est bien aussi de discuter avec des gens, d’avoir des interactions » (P2, entrée au collectif en 2010).

Au-delà de ces trois éléments communs, d’autres caractéristiques et pratiques propres apparaissent. Ces caractéristiques spécifiques permettent de distinguer des motivations et modes de fonctionnement des collectifs bien différents que nous avons modélisés, présentés ci-après.

La fourmilière ou la structuration du collectif autour de projets professionnels communs : le cas du collectif 1

Certains collectifs se structurent d’abord autour de projets professionnels communs et d’échanges de pratiques, évoquant l’organisation d’une fourmilière. En effet, l’habitat des fourmis permet à la colonie de vivre en toute sécurité et de se protéger des risques climatiques extérieurs. La fourmilière traduit le fait que l’ensemble des membres présents dans ce collectif ont à coeur de partager des pratiques pour être mieux préparés à affronter « l’extérieur », le marché du travail. C’est particulièrement le cas du collectif le plus ancien de notre étude de cas (collectif 1). Ce collectif compte le plus de membres aujourd’hui : vingt personnes. Ce sont d’abord des journalistes (tout média), mais il y a aussi quelques auteurs, réalisateurs et documentaristes. Les bureaux sont disposés dans une grande salle commune, tel un open space. Mais il existe également une pièce collective annexe qui sert à la fois pour les pauses déjeuners, les réunions type conférence de rédaction et les réunions de coachings. Dans ce collectif, cela passe d’abord par le fait de créer un cadre de travail agréable, entre collègues des métiers de l’information.

« On déconne aussi beaucoup, parfois on travaille pas trop, moi j’suis pas super efficace »

P2, entrée au collectif en 2010

« N’empêche que parler le midi avec des gens c’est pas mal aussi quoi, avec des journalistes. C’était ça qui était important. Tu vois je ne serai jamais allée dans un collectif où il n’y avait pas…, juste dans un bureau partagé ça, ça ne m’aurait pas intéressée »

P5, entrée au collectif en 2016

« Ça a vraiment constitué une espèce de famille numéro 2, enfin en tout cas à la fois d’amis et professionnelle, avec un climat hyper bienveillant »

P3, entrée au collectif en 2011

L’idée forte est de s’entraider avant tout, bien au-delà d’un réseau professionnel. La ressource clé, ce sont les autres et leurs expériences qui permettent à chacun de rester motivé et de continuer à exercer des activités risquées et discontinues. Plusieurs extraits d’entretiens illustrent cela :

« Assez clairement quand je suis entrée dans le collectif, on m’a tout de suite expliqué qu’il fallait pas que j’attende du collectif que ça m’apporte du boulot »

P4, entrée au collectif en 2012

« Non pas le réseau professionnel, c’est-à-dire non pas de journalistes à journalistes, parce que ça moi par exemple ça marche pas du tout, mais par contre le réseau des intervenants, les gens que tu veux interviewer, ça c’est vraiment efficace »

P2, entrée au collectif en 2010

« C’était aussi pour déjeuner avec des personnes, échanger aussi sur des difficultés, parce que c’est ça qu’on trouve ici aussi tu vois »

P1, présidente de l’association, entrée en 2012

« Si t’as une difficulté à des moments tu peux l’affirmer et tu peux dire ben là j’ai plus d’énergie ou j’y arrive plus, comment je fais ? et le coaching notamment »

P1, présidente de l’association, entrée au collectif en 2012

Cette notion d’entraide s’illustre également lorsqu’il s’agit de tester des sujets, de tester des angles choisis pour un article, de tester également des cours ou des formations qui seront donnés en externe. Le collectif permet ainsi de façonner les pratiques et connaissances au sein du collectif, au-delà de mettre en relations les membres pour augmenter le réseau et les opportunités professionnelles. Ceci s’explique aussi par le fait que, comme le souligne une des membres de ce collectif, « on a pour une grosse partie d’entre nous, des employeurs réguliers qui font bosser tous les mois, voire on a des rubriques » (P1, entrée au collectif en 2012). Le partage s’oriente donc davantage sur les pratiques.

L’entraide s’illustre également par la mise en place d’outils spécifiques tels que des formations entre les membres comme par exemple des formations à des logiciels spécifiques.

« [o]n peut, de temps en temps, ça fait longtemps qu’on l’a pas fait, mais on fait un truc qui s’appelle les ateliers de formation et ça c’est vachement bien »

P2, entrée au collectif en 2010

« Certains d’entre nous, pas tous, on fait de temps en temps une formation, ça peut être sur un tout petit détail »

P2, entrée au collectif en 2010

Enfin, le collectif, toujours dans ce souci d’entraide, permet de limiter les risques de la gestion par projet et éventuellement le sentiment d’échec :

« Le collectif permet vraiment de se relancer ou justement de traverser une phase un peu à vide où on se pose des questions, on se pose souvent les mêmes questions les uns les autres mais on a des problématiques légèrement différentes car on travaille pas sur les mêmes sujets ou dans les mêmes médias mais justement, pour ces moments un peu de coup de mou, euh, c’est vraiment très très précieux de voilà, des jours on va travailler mais on n’est moins sûr de soi, j’trouve que c’est quand même très fort d’avoir ce socle »

P1, présidente de l’association, entrée au collectif en 2012

« Quand t’es chez toi, c’est facile d’aller sur ton canapé et de ne rien faire et de dire ben j’suis nulle »

P5, entrée au collectif en 2016

Le terrier comme partage d’espace de travail commun : le cas du collectif 2

Certains collectifs jouent aussi un rôle central de sociabilité dans lequel le partage d’informations professionnelles peut se faire de manière informelle mais sans organisation interne d’activités collectives. En ce sens, l’organisation au sein de ce collectif fait penser à un terrier, habitat de plusieurs animaux différents. Le choix de cette comparaison s’explique par le fait que dans ce collectif, il y a des membres aux métiers très différents, se retrouvant d’abord pour partager un espace commun.

C’est en particulier le cas de ce collectif (numéro 2) qui est relativement ancien puisqu’il a été créé il y a onze ans. Les membres sont au nombre de 17, ce qui en fait un collectif important. La diversité des métiers est beaucoup plus grande que dans les autres collectifs : journalistes mais aussi traducteur, éditeur, illustrateur, adaptateur, scénariste ou encore architecte d’intérieur sont représentés. Le lieu est composé d’un grand open space avec les postes de travail, d’un petit coin cuisine dans le même espace. Il n’y a pas de pièce annexe dédiée à l’organisation d’activités collectives. Les rassemblements collectifs, comme des conférences de rédaction, sont inexistants. Les synergies et les échanges entre journalistes sont donc possibles, car ils restent majoritaires, mais les dynamiques collectives sont réduites compte tenu de la diversité des profils. Ce collectif apparait alors comme le cas type du collectif motivé par le partage de bureau dans le but premier de rompre avec la solitude.

« Rompre la solitude, ça c’est sûr, le fait de partager, d’être avec d’autres journalistes, pouvoir échanger, éventuellement, pouvoir se refiler des plans boulot, ça peut être bien à ce niveau-là »

P7, fondateur, entré au collectif en 2005

« L’idée de travailler toute seule dans mon coin ça n’a jamais été...voilà (rires) »

P6, entrée au collectif en 2007

La démarche entrepreneuriale se manifeste clairement par la recherche de partage de bureaux avant tout, sans parler de toutes les autres ressources que pourrait offrir un collectif.

« Très rapidement je crois, j’’ai dû rechercher un bureau partagé donc c’est à ce moment-là que j’ai dû voir sur la liste piges[2], je me suis inscrite rapidement sur la liste piges, vous connaissez j’imagine, une annonce pour le bureau de X[3] »

P6, entrée au collectif en 2007

Le modèle de la ruche comme communauté de métier : le cas du collectif 3

A leur manière de fonctionner, certains collectifs peuvent s’apparenter à une ruche. En effet, le lieu d’habitation des abeilles est souvent repris (dans la littérature économique ou encore comme nom d’entreprises) comme symbole d’un lieu où s’activent et s’organisent beaucoup de personnes. Le parallèle s’effectue autour du fait que l’ensemble des personnes s’activent ici à construire une dynamique autour du métier de journaliste. Comme pour la société des abeilles, nous pouvons dire que ces collectifs fonctionnent sur la distribution du travail entre les différents membres et la coordination des facultés individuelles. A l’image des abeilles, les projets développés dans ce type de collectif ont pour but d’essaimer dans l’environnement professionnel et ainsi participer à la diffusion et valorisation de nouvelles pratiques.

Le collectif 3 illustre parfaitement ce mode de fonctionnement. Il a été créé il y a un peu moins de dix ans et se compose du nombre le plus faible de membres : neuf. Les locaux sont relativement petits et constitués d’une unique salle dans laquelle on trouve plusieurs postes de travail, toujours de type open space. Il n’y a pas de pièce annexe dans laquelle il serait possible d’organiser des temps collectifs. Cependant, les membres étant uniquement journalistes, les temps collectifs (réunion hebdomadaire obligatoire par exemple) se pratiquent dans la pièce principale, autour des postes de travail. D’autres temps fort, comme deux séminaires annuels de bilan et perspectives ainsi qu’un team building annuel, se pratiquent à l’extérieur du collectif.

Plus que dans tout autre collectif, il y a une volonté affirmée de cohérence des profils, les recrutements des membres étant orientés pour alimenter les ressources du collectif. La construction de ce collectif s’est clairement faite avec l’envie de développer une identité propre, une « marque ». Compte tenu des diverses compétences des journalistes présents, le collectif peut proposer, à la manière d’une agence de presse, des sujets « clés en main ». Il est d’ailleurs amené à démarcher des rédactions pour proposer des sujets. Mais en général, les journalistes travaillent chacun pour des employeurs propres. Il ne s’agit pas de fonctionner en rédaction externalisée pour un même et unique employeur.

« Développer la marque X[4]. Dans l’aspect télé aussi, puisque, que ce soit de transformer des sujets qui avaient été faits et qui sont élaborés par des journalistes de presse de les mettre en télé ou inversement ou même ne serait-ce que de visionner mes propres projets en télé mais en tout cas au sein du collectif, il y a toujours eu cet aspect à la fois individuel et collectif »

P9, entrée au collectif en 2013

« Il y a une identité, une crédibilité et une légitimité »

P9, entrée au collectif en 2013

« En fait on s’est rendu compte que (nom du collectif), enfin le collectif comme on l’a imaginé, a été une force aussi comme peut l’être une marque en fait. On s’est rendu compte qu’on pouvait travailler là-dessus et faire ressortir ce nom auprès des rédactions. Et donc, comme on est plusieurs à venir relancer les rédactions en parlant pas seulement de nous mais du (nom du collectif), on se présente comme étant membre du (nom du collectif), c’est un nom qui commençait à laisser sa petite marque, et que c’était plus efficace que d’y aller individuellement pour se faire connaître »

P8, fondatrice, entrée au collectif en 2007

Toute l’organisation du collectif sert donc le métier et des tâches sont clairement réparties entre les membres afin d’assurer une visibilité extérieure forte. Ce collectif est à l’opposé du partage simple de bureaux.

« Donc on est 9 dans le collectif donc on est censé s’être réparti à peu près 9 tâches pour que chacun ait quelque chose à faire selon ses compétences, ses envies, ses possibilités, etcetera, dans le collectif, mais c’est une tâche obligatoire qu’est pas du tout facultative quoi. Une fois qu’on l’a, il faut s’y tenir et le faire »

P9, entrée au collectif en 2013

La volonté affichée est de donner tous les moyens aux journalistes de réussir dans le métier. Cela d’autant plus que dans leur travail, ils représentent aussi le collectif et pas uniquement leur personne. A ce titre, les membres partagent des outils précieux tels que des fichiers de contacts professionnels.

« Dans ce qu’on partage concrètement en dehors du local, des frais du style des frais de téléphone, l’imprimante etcetera, on a aussi les contacts, qu’on appelle la bible. C’est un fichier sur google doc, un tableau quoi de contacts, de tous les contacts des rédactions, tout ce qu’on peut avoir, rédaction presse essentiellement, magazine presse, avec les mails, les numéros, les portables quand on les a, autant de personnes que possibles dans un magazine. Ça va du rédacteur en chef au responsable de photos, à la compta, tu vois, pour faciliter notre travail quotidien »

P9, entrée au collectif en 2013

Des formations en interne sont aussi organisées, toujours pour servir le métier et pour donner à l’ensemble des membres des compétences pour exercer leur métier de la meilleure façon possible.

« On n’est pas tous identiques avec les mêmes compétences, y a des gens qui viennent de la télé, y a des photographes, y a des gens qui ont de l’expérience dans l’édition etcetera et donc on peut se former »

P8, fondatrice, entrée au collectif en 2007

Le modèle de la taupinière, fondé sur la construction d’un réseau de pratiques et de connaissances : le cas du collectif 4

La démarche entrepreneuriale dans laquelle s’inscrivent certains collectifs place l’accès au réseau professionnel au coeur. En ce sens, cette organisation rappelle une taupinière. Celle-ci est un monticule de terre résultant des galeries creusées en sous-sol par les taupes. Ce monticule est visible par tous à l’extérieur et permet l’aération de l’habitat de l’animal. Le réseau est ici représenté par les diverses galeries.

Ce mode de fonctionnement fait écho à celui du collectif 4 qui est le plus récent de notre étude, puisqu’il a été créé il y a quatre ans seulement. Il compte malgré tout parmi les effectifs les plus importants. Les membres sont presque tous journalistes, sur tout support, et compte aussi des réalisateurs. L’espace consacré aux postes de travail est constitué de deux salles, séparées par une porte, limitant l’effet d’open space des trois autres collectifs. Une pièce annexe est également disponible pour des temps collectifs, que ce soit pour des déjeuners informels comme pour les réunions hebdomadaires à la manière d’une conférence de rédaction. Chacun est donc au courant des sujets et des médias sur lesquels et pour lesquels travaillent les autres. La ressource « réseau » est au coeur de la démarche entrepreneuriale du collectif. En effet, les membres soulignent particulièrement le fait d’accéder à un réseau professionnel comme facteur motivant l’intégration dans ce collectif :

« L’idée c’était de créer des dynamiques de projets à plusieurs et puis partager des contacts »

P11, fondateur, entré au collectif en 2012

« C’était intéressant d’être tous ensemble, de mutualiser les réseaux, moi j’étais quand même relativement jeune, en tout cas j’étais jeune dans le métier »

P10, entrée au collectif en 2012

Ce partage du réseau s’effectue de manière formelle et informelle. Au-delà de discussions bilatérales, les réunions hebdomadaires à laquelle l’ensemble des membres assistent permettent d’échanger :

« Les réunions du lundi sont vraiment bien pour ça. Quand on se retrouve à l’heure du déjeuner pour discuter des projets de chacun, ben ça fuse quoi : ça, ça pourrait intéresser tel magazine, tiens pourquoi t’as pas pensé à untel ?, tu sais si tu le tournes de telle façon ça pourrait intéresser tel magazine »

P13, entrée au collectif en 2016

« Partage de réseaux et d’infos aussi »

P11, fondateur, entré au collectif en 2012

« J’ai eu pas mal d’opportunités créées directement ou indirectement par des membres du collectif »

P10, entrée au collectif en 2012

La ressource « réseau » apparait même comme mode de gestion interne : c’est en effet un des critères de recrutement des membres et un facteur d’intégration. Par exemple, lorsqu’il s’agit de passer des annonces pour indiquer qu’il y a une place à pourvoir dans le collectif, celle-ci peut spécifier : « pour photographe on doit marquer « photographe ayant déjà travaillé pour des magazines » parce qu’en fait c’est trop difficile de placer des photographes qui sont inconnus » (P11, fondateur, entré au collectif en 2012).

Avoir du réseau, c’est aussi une façon de rester membre à part entière de ce collectif.

« Nous on a eu un photographe, il est parti, parce que, en fait le truc, c’est que personne ne voulait bosser avec lui, parce qu’on mettait des sujets autour de la table et on disait « désolés mais nous on veut un photographe qui a travaillé dans des mags »

P11, fondateur, entré au collectif en 2012

Le réseau (accès et partage) est une composante particulièrement forte dans ce collectif, ce que le fondateur nous a clairement expliqué lors de notre entretien. Une des membres raconte d’ailleurs que :

« Il [le fondateur] a une attitude qui est vraiment bienveillante et dans le partage, et c’est du coup, je trouve que ça met énormément d’huile dans les rouages d’un collectif parce qu’il est toujours prêt à partager ses infos »

P13, entrée au collectif en 2016

Le collectif joue donc un rôle central dans l’élaboration des projets d’article qui sont ensuite portés et proposés aux rédactions par chacun des membres de façon individuelle.

Apports et discussions

Notre étude de cas comparés nous a ainsi permis de mettre en lumière les motivations directement exposées par les acteurs dans leurs démarches de construction et d’intégration de collectifs au sein d’espaces de travail partagés. Elle a plus spécifiquement conduit à analyser le rôle joué par les ressources clés dans les démarches entrepreneuriales et les configurations organisationnelles qui y sont attachées. Ces configurations apparaissent comme un continuum entre deux types de logiques antagonistes à l’origine de la démarche entrepreneuriale :

  • Logique projet interne / logique environnement externe : distinction qui souligne le degré d’inscription d’une démarche entrepreneuriale dans un environnement plus large que celui de l’espace partagé.

  • Logique individuelle / logique collective : la construction de la démarche entrepreneuriale se construit soit plutôt comme association d’individualités au sein d’un espace partagé (au sens d’un espace dans lequel se développent plutôt des projets personnels sans nécessairement de lien avec les autres projets : le collectif peut alors être perçu comme la somme des projets individuels) soit davantage comme un collectif avec une identité propre (au sens où se développent des projets communs à l’ensemble des membres du collectif : le collectif est donc une unité qui dépasse la somme des projets de chacun de ses membres).

En distinguant ces deux dimensions nous avons situé nos différents cas qui apparaissent comme des idéaux types de chacun des collectifs de travail. On représente ces quatre configurations dans la figure 1 ci-bas.

A partir de cette typologie, on peut comprendre les différentes stratégies de construction de collectifs au sein d’espaces de travail partagés à partir de l’approche par les ressources et la construction de communautés de pratiques et de métiers.

Le modèle du terrier : un collectif de travail centré sur le partage d’un espace commun

Comme on vient de le décrire plus haut, le cas du collectif 2 illustre une démarche entrepreneuriale construite autour d’une ressource clé : l’espace de travail. Les journalistes pigistes investissent des espaces de travail partagés pour sortir d’un isolement mais sans pour autant chercher à développer une activité collaborative au sein de ces espaces. Les premiers objectifs évoqués par les membres du collectif sont en effet de distinguer la sphère privée de la sphère professionnelle en travaillant dans un lieu différent de son lieu d’habitation, et moins la recherche de gains en mutualisant les dépenses (loyer, abonnement Internet, imprimantes, appareils photos) pour limiter le risque d’une activité autonome. Le collectif est alors moins un moyen de réduire les coûts de transaction (Williamson, 1985) qu’une source d’investissement pour accéder à des ressources clés comme l’espace de travail mais aussi l’échange d’information, le contact relationnel et éventuellement la construction du réseau que la proximité physique peut éventuellement favoriser.

FIGURE 1

Typologie des démarches entrepreneuriales à partir de l'étude des collectifs de journalistes pigistes

Typologie des démarches entrepreneuriales à partir de l'étude des collectifs de journalistes pigistes

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Cette démarche entrepreneuriale s’apparente aux stratégies développées par des fondateurs de start up ou plus largement par des créateurs d’entreprise fondée sur la location des bureaux au sein d’espace de coworking ou dans des hôtels d’entreprise. Mais de façon sensiblement différente à ce que montrent les travaux récents en gestion sur les espaces de coworking (Capdevila, 2015; Fabbri & Charue-Duboc, 2016), ces démarches ne reposent que de façon limitée soit sur une rationalité économique d’optimisation des coûts par une mutualisation des ressources nécessaires à l’activité, soit sur une volonté de bénéficier d’un espace de partage d’idées source potentielle de créativité. Le modèle du terrier, combinaison d’une logique individuelle et surtout interne, implique davantage la valorisation des ressources relationnelles dans une perspective d’amélioration des conditions de travail et de sociabilité.

Le modèle de la taupinière : un collectif centré sur un réseau de partage formel et informel

Dans la seconde configuration des démarches entrepreneuriales des collectifs de pigistes, un autre type de ressources semble central dans la stratégie : la construction du réseau. Comme on l’a vu dans le cas du collectif 4, l’enjeu est la construction de relations internes autour d’une variété de profils complémentaires pour permettre de développer des projets professionnels et limiter les risques liés à l’activité dans un contexte de travail atypique. De ce point de vue, il faut adopter une perspective dynamique de la gestion de la ressource « réseau », voire un point de vue en termes de capacités de dynamique (Teece et al., 1997; Eisenhardt & Martin, 2000; Zollo & Winter, 2002), pour comprendre son rôle dans la construction du collectif. En effet la ressource réseau, à la fois comme source de motivation et résultat de la construction du collectif, évolue en fonction du renouvellement de ses membres et de leur capacité à faire grandir leur propre réseau personnel. La démarche entrepreneuriale des membres de ce collectif s’inscrit essentiellement dans une logique individuelle (comme pour le terrier) dans le sens où le projet reste personnel et est porté individuellement auprès des rédactions. Bénéficier du réseau des autres membres, c’est s’assurer individuellement de trouver plus d’opportunités de publication ou de sources d’information, mais aussi entreprendre en dehors du simple espace de travail partagé.

Le modèle de la fourmilière : un collectif qui devient une communauté de pratiques

Le cas du collectif 1 prend la forme d’une communauté de pratiques (Wenger et al, 2002; Amin & Cohendet, 2004). On retrouve en effet dans ce modèle des formes de gestion propres à ce type de communautés, caractérisées par : une auto-organisation, un engagement volontaire, la confiance comme mécanisme central de production; le transfert de connaissances et des mécanismes de contrôle. Le collectif prend tout son sens. L’entraide y est très importante et se manifeste à la fois par toutes les pratiques qui cherchent à valoriser le membre comme journaliste professionnel (les formations sur des thématiques particulières en sont un bon exemple) mais aussi à motiver le membre qui est avant tout, quel que soit son métier, un individu à l’activité discontinue et risquée. Ainsi, dans ce collectif, la démarche entrepreneuriale est au croisement de la logique interne et collective.

Le modèle de la ruche : un collectif qui devient une communauté de métiers

Enfin, dans le modèle de la ruche, illustré par le collectif 3, le collectif constitue une dimension clé de l’apprentissage, de la création d’identité, de l’articulation des connaissances et de la création de sens. On retrouve ces caractéristiques dans ce que Chanal (2000) appelle une communauté de métier qui met en évidence la capacité non seulement de façonner le métier par la mise en place d’un espace plus ou moins formel d’échange de compétences, mais également par la capacité à faire reconnaître ces compétences au-delà des frontières de l’organisation. En ce sens, la démarche entrepreneuriale dans ce collectif s’inscrit comme la combinaison de la logique externe et collective.

Conclusion

Ces quatre modèles de construction de collectif dans des espaces de travail partagé mettent en évidence une gestion des ressources selon les types de démarches entrepreneuriales. Les ressources clés mobilisées et développées par les collectifs jouent alors un rôle majeur dans la structuration des démarches entrepreneuriales et dans leur développement dans l’environnement professionnel dans lequel ces collectifs s’insèrent (hypothèse 1). En fonction de la présence plus ou moins forte de telles ou telles ressources matérielles (bureaux, matériel informatique, logiciels professionnels) ou immatérielles (formations, réseaux d’échange d’information), nous avons pu établir une typologie présentant à chaque fois une combinaison singulière de ces différents éléments (hypothèse 2). Ainsi, le modèle du terrier traduit un collectif de travail centré sur le partage d’un espace commun; le modèle de la taupinière celui d’un collectif centré sur un réseau de partage d’information formel et informel; le modèle de la fourmilière représente un collectif qui devient une communauté de pratiques; et enfin le modèle de la ruche est vu comme un collectif qui devient une communauté de métiers, dans laquelle se développent des compétences spécifiques renforcées par des formations communes. Cette recherche nous a donc permis d’observer qu’au-delà de l’enjeu économique et gestionnaire des ressources, le collectif émerge également dans le but de renforcer les identités professionnelles afin de se faire connaître et/ou reconnaître par les pouvoirs publics, par les pairs, par le public,... Les membres de ces espaces de création ont également la volonté de rayonner et de se faire connaître auprès des interlocuteurs professionnels. Ils se forment ainsi en association et organisent des débats, créent un site internet pour avoir une visibilité extérieure plus grande, participent aux réseaux sociaux, ce qui va densifier les réseaux de communautés de métier en marge des instances professionnelles instituées.

Egalement, les modalités de recrutement confirment la volonté des collectifs de perpétuer des valeurs propres, appuyant ainsi la pertinence de notre typologie. Traditionnellement, le recrutement des nouveaux membres passe d’abord par la publication d’une annonce sur les réseaux dédiés et par le bouche à oreilles entre membres et connaissances extérieures au collectif. La cooptation fonctionne plutôt bien, ce que Thierry Butzbach (2017) confirme lorsqu’il écrit que les journalistes pigistes se regroupent aujourd’hui dans des collectifs pour lesquels la cooptation est le mode de recrutement par excellence. Ensuite, la sélection du futur collègue se fait soit par la volonté d’intégrer quelqu’un qui a des compétences complémentaires, soit celui qui a un réseau, soit encore celui qui a -simplement- un caractère sympathique. Ainsi ce qui prime pour les membres des collectifs, c’est d’intégrer un nouveau collègue dont les compétences, techniques et/ou comportementales, correspondent au mieux aux valeurs portées par le collectif. En conséquence, plus le collectif s’inscrit dans une démarche entrepreneuriale collective et externe (communauté de métier, modèle de la ruche), plus les compétences techniques du candidat seront spécifiquement visées. Plus le collectif s’inscrit dans une démarche entrepreneuriale individuelle et interne (modèle du terrier), plus ce seront les compétences comportementales qui seront recherchées en priorité.

L’analyse du rôle des collectifs de journalistes pigistes à travers une démarche entrepreneuriale propre permet plus largement de questionner le rôle des journalistes en tant qu’« entrepreneurs de soi » (Aubert-Tarby et Perez, 2016). Ces dimensions mettent en lumière le caractère entrepreneurial de l’activité du journaliste-pigiste. L’appartenance à un collectif s’apparente à une des stratégies possibles pour mener à bien une activité risquée, aux revenus discontinus et à l’instabilité forte (hypothèse 3). Les journalistes pigistes ne sont toutefois pas les seuls à pouvoir être vus comme des artisans, entrepreneurs et porteurs de projet, réalisant du sur-mesure à chaque article ou documentaire. Ce sont plus largement les activités créatives réalisées dans le cadre d’une activité autonome, qui sont concernées par ces réflexions autour de la construction de collectifs. Il conviendrait maintenant de s’interroger sur les stratégies d’élaboration de collectifs dans d’autres contextes créatifs où l’indépendance technique est forte tels que les architectes, les auteurs ou encore les graphistes.