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L’ouvrage cosigné par Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, Makers : enquête sur les laboratoires du changement social (2018), s’inscrit dans la foulée de L’âge du faire : hacking, travail, anarchie (2015), avec lequel il entretient d’ailleurs suffisamment de proximité pour qu’on puisse le qualifier de suite ou de « tome 2 ». Les deux ouvrages ont en partage un intérêt porté aux rapports entre la technologie, les mutations des activités productives et le changement social, notamment sur l’émergence de ce que les autrices et l’auteur nomment les makerspaces, des espaces productifs communautaires (EPC) existant à la marge du capitalisme et du salariat et qui ne sont ni des ateliers privés ni des lieux de travail. Les EPC sont des espaces hybrides, des tiers-lieux, animés par une volonté de produire et d’innover en toute autonomie, ce qui implique évidemment de pouvoir choisir le lieu et le temps où se dérouleront l’activité. Cela dit, les EPC ne sont pas complètement autogérés, ils sont des lieux de culture et de production où une certaine mesure de gouvernance verticale est souvent nécessaire. Cette tension entre les activités autonomes et hétéronomes meuble et façonne les rapports sociaux au sein des EPC.

Pour Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, ces espaces productifs ne peuvent pas être réduits à un effet de mode ni à des clubs sociaux facilitant la participation à un passe-temps. Au contraire, les makerspaces seraient des espaces critiques donnant une voix à ceux et celles souhaitant s’engager dans des activités productrices en toute autonomie. Empruntant la même perspective que Lallement (2015), cette récente contribution est propulsée par plusieurs interrogations : qui sont les makers et que font-ils ? Quels impacts ont et auront leurs activités sur nos sociétés ? De manière plus générale, la popularité grandissante de ces EPC annonce-t-elle des nouvelles formes de rapports productifs ? Le cas échéant, en quoi ces nouvelles formes contribuent-elles à transformer la société ?

Dès les premières pages, les chercheurs campent leurs réflexions sur le fond de la révolution numérique et de ses conséquences sur l’ordre productif, mais en attribuant aux makerspaces un caractère singulier. En effet, si ces tiers-lieux alternatifs dépendent souvent des technologies numériques, ils constitueraient néanmoins des innovations sociales. En somme, les makerspaces et leurs habitants, les makers, ne seraient pas nécessairement solubles dans le capitalisme. En ce sens, les EPC pourraient fort bien nous inviter à repenser le capitalisme, ses institutions et les organisations.

Le bricolage comme tradition critique

Dans les deux premiers chapitres, les auteurs s’emploient à définir et à caractériser le mouvement makers. On retrace l’histoire du mouvement jusqu’au 18e siècle, alors que des artisans, les shakers, jettent les bases de la philosophie du faire. Contre le capitalisme industriel, les shakers proposent un modèle coopératif qui repose sur un principe de propriété commune et qui permet de s’extraire de la logique de marché. Outre qu’il se place en porte-à-faux avec le capitalisme, le modèle shakers ne fait pas non plus l’économie de l’esthétisme et de la philosophie, le Beau et le Bien y jouant des rôles importants. En effet, Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement indiquent que le mode de vie des shakers, entre l’ascèse et l’artisanat, permet à ces derniers de s’émanciper des logiques commerciales et de prétendre à l’autonomie : chez eux, on peut produire de beaux objets tout en oubliant les maux du travail hétéronome, soit de l’activité productive déterminée par le capital et ses représentants. Le projet des shakers rend manifeste une volonté d’émancipation qu’on retrouve aussi chez ceux et celles s’impliquant dans les mouvements Arts & Crafts et Do It Yourself (DIY). Ces mouvements sont aussi des écoles de pensées fondées sur une critique de la société industrielle, ainsi que sur ce qu’on pourrait appeler un « souci de soi » alimentant le désir de se définir à l’extérieur des normes sociales dominantes.

Au final, le premier chapitre montre que ce mouvement de bricoleurs a fait l’épreuve du temps et que cela suffit pour en justifier l’étude. C’est toutefois la première ébauche d’une éthique makers qui a surtout retenu notre attention. En effet, les fragments de généalogie présentés donnent à penser que c’est peut-être le goût pour l’esthétisme, la culture et l’autonomie qui aurait permis aux shakers d’envisager une sortie du taylorisme, voire, pour les plus radicaux, du capitalisme. Au fond, la philosophie makers pourrait être définie comme une volonté d’autodétermination s’exprimant par l’action directe sur les objets du quotidien, à travers une réappropriation des moyens de production.

Au deuxième chapitre, l’enquête se déplace sur le terrain, ce qui permet aux lecteurs d’explorer deux types d’EPC sur lesquels nous reviendrons plus loin, soit les fablabs et les hackerspaces, ainsi que les usages y ayant cours. Même si les auteurs s’entendent pour présenter les traits permettant de qualifier ce qui distingue la « famille » des makers des simples bricoleurs et autres « patenteux », le portrait qui en ressort est très varié et ne permet pas de distinguer un modèle précis. Cela dit, les stratégies mises en place pour incarner la philosophie du faire partagent de nombreux traits en commun dont certains semblent s’exprimer avec plus de force selon les contextes nationaux. Par exemple, aux dires de Berrebi-Hofmann, Bureau et Lallement, la plupart des EPC français bénéficient du support d’acteurs publics, à la différence des EPC américains. En outre, quoique l’accessibilité, le matériel et les outils privilégiés par les EPC diffèrent selon le contexte de chaque EPC, ils ont tout de même certains « airs de famille » notamment en ce qui concerne leur philosophie qui, rappelons-le, repose sur la possibilité de s’émanciper de l’hétéronomie propre au capitalisme et au salariat. En conséquence, les EPC souscrivent généralement à des modes de gouvernance horizontaux où la coopération libre est encouragée, ce qui n’est pas sans soulever plusieurs défis, pratiques comme philosophiques. Par exemple, comment rendre compatibles le modèle d’affaire d’un EPC et ses activités militantes ? Comment choisir les critères entourant le choix et l’achat de machines coûteuses ? Avec qui s’associer ? Ces interrogations et les tensions qu’elles génèrent alimentent une culture de délibération permanente au sein des EPC, qui s’avère déterminante pour la gouvernance des EPC, ce à quoi sont consacrés les troisième et quatrième chapitres.

D’entrée de jeu, les auteurs identifient quatre tensions immanentes propres aux EPC et qui doivent être surmontées : le conflit entre la norme d’ouverture ou d’inclusion et la création d’une communauté de pratique, le conflit entre économie de partage et entrepreneuriat, la tension entre une gouvernance horizontale et la structure hiérarchique des EPC, ainsi que les tensions créées par la rencontre de deux légitimités, une légitimité démocratique et une légitimité technique.

Partant de leurs observations d’espaces productifs communautaires français, les trois sociologues notent que la nature particulière des EPC entraîne la création de modes de gouvernance propres. En effet, la création, la gestion et la pérennité d’un EPC reposeraient sur la capacité des membres à résoudre le paradoxe entre une norme d’ouverture maximale et la nécessité d’imposer des contraintes afin de garantir l’efficacité organisationnelle des EPC. Le dépassement de ce paradoxe implique généralement une réflexion de fond sur la portée de l’ouverture au public, sur les conditions et les critères d’adhésion, ainsi que sur l’utilisation des ressources. À la différence d’organisations privées, les EPC privilégient des modes de gouvernance démocratiques. Cela dit, les pratiques délibératives différeraient beaucoup d’un EPC à l’autre, ainsi que les sources de légitimité. En effet, même si les modes opératoires des EPC sont généralement horizontaux, les auteurs soulignent que les communautés se structurent aussi autour de hiérarchies informelles soutenues par une méritocratie technique, certaines prenant des allures d’épistémocraties où la parole des plus savants est privilégiée. Dans cette foulée, le chapitre quatre se consacre à la joute politique et identitaire autour de la capacité de nommer les différentes dimensions du phénomène makers. « Nommer », rappellent avec justesse Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement, « c’est pouvoir faire exister, et pouvoir soutenir, orienter, organiser, mais aussi diriger, voire prétendre contrôler » (p. 113).

Les chapitres cinq et six portent plus spécifiquement sur les différentes personae makers ainsi que sur les éléments constitutifs d’une « culture du faire » permettant aux membres des EPC de faire communauté. Au chapitre 5, est dévoilée une typologie de 8 personae ou profils makers, sortes d’idéaux types révélés par l’analyse d’environ 200 profils publics sur des réseaux professionnels comme LinkedIn ou ses équivalents.

Le chapitre suivant porte essentiellement sur les rapports entre une rhétorique du faire et la performativité makers, qui amènent à identifier les facteurs garants de la stabilité de la culture makers malgré la grande hétérogénéité de cette dernière. Il est intéressant de noter que si les EPC font souvent le pari de garantir leur pérennité en devenant des organisations réticulaires au sein de réseaux à forte plasticité, leurs activités associatives diffèrent selon leur type : les fablabs seraient plus enclins à s’inscrire dans des écosystèmes productifs orientés sur des valeurs sociales et communautaires, alors que les hackerspaces seraient plus prompts à s’associer avec des pairs d’armes soucieux de défendre leurs intérêts « cyber-libertariens », comme la neutralité de l’Internet, la libre expression sur les réseaux, etc.

En dernière analyse, Makers : enquêtes sur les laboratoires du changement social dresse un portrait intéressant de la culture du faire, qui, quoique hétérogène au point d’avoir du mal à la définir, s’organise autour de trois axes : la déformalisation du travail et du salariat, la réappropriation citoyenne des sciences et des techniques et l’individuation ou la construction d’une identité distincte. L’ensemble est éclairant et il a le mérite d’éclairer de l’intérieur des lieux suffisamment en marge de la société industrielle pour permettre des exercices de redéfinition des concepts habituels par lesquels on tente de saisir la réalité des activités productives. Cependant, c’est au prix d’utiliser un ensemble divers de cadres théoriques qu’on semble invoquer afin de répondre à des besoins ponctuels, ce qui donne parfois l’impression qu’on cherche à justifier des hypothèses plutôt qu’à les tester.

Dans tous les cas, il ne fait aucun doute que l’ouvrage de Berrebi-Hoffmann, Bureau et Lallement représente une contribution importante à l’étude des EPC et de la culture du faire, notamment parce que ces tiers-lieux productifs sont représentatifs des mutations contemporaines des rapports d’emploi et de travail causées par les récentes innovations organisationnelles et technologiques. À ce titre, la lecture de Makers évoque les travaux d’André Gorz sur les rapports entre les nouvelles technologies, l’hétéronomie et l’autonomie. Pour mémoire, le philosophe et auteur français envisageait la possibilité d’une société dualiste dans laquelle les individus pourraient librement choisir de s’investir dans des activités productives autonomes ou hétéronomes selon leurs volontés. Pour Gorz, les technologies cognitives, comme l’intelligence artificielle, et l’automatisation des processus plaçaient les sociétés industrielles devant un choix existentiel : s’engager dans une société d’entrepreneurs capables d’innovation, mais soumis au capital, ou dans une société dualiste, capable de soutenir des activités productives autonomes n’ayant pas pour fin nécessaire le profit ou l’efficience.