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Nouveau paradigme (Bacqué, 2005) ou expression incantatoire (Lefebvre, 2008), la participation citoyenne revêt des significations plurielles, et se meut à travers des formes hétéroclites comme la consultation, l’information, le référendum ou encore le débat public (Stewart, 2007). La participation citoyenne peut s’exercer à travers l’engagement associatif syndical et politique (André, 2012). Aussi, elle n’est pas sans lien avec l’empowerment (Zimmerman et Rappaport, 1988; Genard, 2015) qui est à même de concrétiser la souveraineté du peuple, et son implication dans la prise de décision publique (Carr et Halvorsen, 2001).

Figure de proue de la société civile, les associations constituent une voie porteuse d’empowerment ou de re-empowerment citoyen, en particulier chez la génération Y (Cicognani et al, 2015). Cependant, le bénévolat des jeunes se transforme dans ses modèles de référence et ses formes d’expression (Worms, 2006; Bernardeau, 2018). En effet, la génération Y (personnes nées entre 1980 et 1999) rejette le mode de vie de la société postmoderne gouverné par l’utilitarisme, l’hédonisme et l’égoïsme (Ion, 2012). Elle est guidée par des valeurs et des comportements différents comme la flexibilité, le refus de l’autorité, la maitrise des TIC, l’indépendance et l’instantanéité (Lancaster et Stillman, 2010).

Mue par des idéaux différents, la génération Y n’est pas moins politisée que la génération X (Muxel, 2010) (personnes nées entre 1965 et 1980) qui se distingue notamment par le respect de la hiérarchie et l’usage modéré des TIC (Lancaster et Stillman, 2010). Elle brigue une citoyenneté renouvelée loin des modèles conventionnels (Cargo et al, 2003; Bernard, 2016), et aspire à une gouvernance publique participative et « empowered » en rupture avec l’archétype de « l’administration techno-bureaucratique » (Fung et Wright, 2003).

D’ailleurs, la désaffection des jeunes des causes publiques n’est pas due à la montée de l’individualisme (Ion, 2012). Elle traduit un certain « malaise démocratique » (Talpin, 2008), et s’explique en partie par la quête d’un modèle alternatif de participation citoyenne à la marge des structures traditionnelles (Bernard, 2016). La génération millenium serait ainsi, à la recherche de formes revisitées et originales de participation plutôt « post-in nomade, non-programmé et provisoire » (Ion, 2012).

Si pour certains, les nouvelles attentes des jeunes révèlent une forme de tropisme utopique, sur le fond, ces attentes sont loin d’être une tendance épisodique. Elles traduisent un appel au changement, et à l’avènement d’un nouveau pacte citoyen (Hély, 2010). Force est de constater que la question de la participation citoyenne des jeunes est stratégique pour toute démocratie. (Robert-Mazaye et al, 2017). Elle est d’autant plus importante dans les démocraties naissantes, et nécessite davantage d’investigations dans les pays en phase de transition démocratique (Tainturier, 2017). À cet égard, le besoin croissant de comprendre les spécificités du bénévolat des jeunes comme forme de participation à la vie de la cité, ainsi que son rôle en matière d’empowerment citoyen se fait de plus en plus sentir, aussi bien du côté des dirigeants publics que des chercheurs et des acteurs de la société civile.

Fort de ces constats, nous posons la question de recherche suivante : Comment l’engagement bénévole des jeunes peut-il développer leur empowerment citoyen ? Plus particulièrement, nous souhaitons apporter des éléments de réponse à ces interrogations : Quels sont les motifs du bénévolat des jeunes ? Quels sont les leviers et les freins à l’engagement bénévole des jeunes ? Comment émerge et se consolide l’empowerment citoyen des jeunes ? Sous quelles formes se manifeste l’empowerment citoyen des jeunes bénévoles ?

Pour atteindre nos objectifs de recherche, nous allons de prime abord décrypter les concepts de bénévolat et d’empowerment citoyen. Ensuite, nous présenterons les résultats de l’étude qualitative menée dans le secteur associatif en Tunisie. Enfin, nous mettrons en exergue les apports et les implications de ce travail, ainsi que les limites et les voies futures de recherche.

Revue de la littérature 

L’engagement bénévole : soubassements, valeurs et leitmotiv

La participation citoyenne s’exprime dans les faits à travers trois formes majeures à savoir : la non-participation, la participation symbolique et le pouvoir citoyen (Arnstein, 1969). Elle renvoie à « un processus d’engagement obligatoire ou volontaire de personnes ordinaires en vue d’influer sur les décisions qui toucheront significativement leur communauté » (André, 2012). S’il ne s’agit pas de dresser une liste des acceptions de la participation citoyenne, un constat fait l’unanimité concernant sa nature diachronique (Bacqué et Sintomer, 2011) et complexe. Son opérationnalisation reflète tant les particularismes situationnels que les caractéristiques idiosyncratiques des systèmes de gouvernance publique.

Emblème d’une citoyenneté active, le bénévolat associatif traduit la quiddité du don de soi, du devoir moral et de l’altruisme. Constituant « un temps social au service de la solidarité » (Durand, 2006), le bénévolat associatif renvoie à un acte de générosité dénué de tout intérêt personnel et de calcul opportuniste. Il véhicule des valeurs nobles comme la philanthropie, la solidarité et le service de l’intérêt général (Hély, 2010). Selon Ferrand-Bechmann (2008), le bénévolat procure « un salaire moral et symbolique » se traduisant par une haute estime de soi.

Le bénévolat a « des frontières floues et revêt des géométries variées » (Ferrand-Bechmann, 2000). Il peut être formel et pratiqué dans le cadre d’associations ou informel mené en dehors des structures organisées (Prouteau et Wolff, 2003). L’engagement bénévole est pluri déterminé (Ferrand-Bechmann, 2000). Selon Snyder et Omoto (2008), le bénévolat est motivé par le désir d’apprendre, d’engranger de l’expérience et d’élargir son réseau relationnel, et dans certains cas, il constitue une échappatoire pour refouler les problèmes personnels. Pour Penner (2002), l’engagement bénévole dépend des variables dispositionnelles notamment le profil de personnalité, l’éducation reçue et les valeurs.

D’un point de vue sociologique, le bénévolat est « un fait social complexe » (Durand, 2006). Il constitue un capital social associatif (Worms, 2006) qui raffermit le lien social, sédimente l’action collective et injecte le civisme. Le bénévolat s’apparente à un don au sens donné par l’approche de Mauss (2001) fondée sur la triade « don, contre-don, échange ». Dans cette perspective, le don est un geste pur, gratuit et imprégné par les valeurs de partage et de solidarité. Étant une forme de don, le bénévolat fait référence à la réciprocité, à l’échange non marchand et à la générosité. En dépit de la professionnalisation croissante du monde associatif, l’ethos bénévole demeure imprégné par l’idéal éthique et le désintéressement (Falcoz et Walter, 2007).

Le bénévolat est assez souvent confondu avec le volontariat. L’emploi du mot « volunteering » dans la littérature anglo-saxonne est en partie à l’origine de cet amalgame sémantique (Demoustier, 2002). En fait, le bénévolat se distingue par son caractère spontané et non codifié et par l’absence de contrepartie pécuniaire. En revanche, le volontariat est encadré par un statut juridique et un ensemble d’engagements formalisés. Il autorise l’octroi d’une indemnisation et de primes pour les missions effectuées (Dussuet et Flahault, 2010). Aussi, le bénévolat se distingue de la charité et du militantisme tant sur le fond que la forme (tableau 1).

Tableau 1

Engagement bénévole et concepts apparentés

Engagement bénévole et concepts apparentés

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Le bénévolat agit positivement sur la santé mentale et psychologique, et améliore le bien-être de l’individu (Son et Wilson, 2012). Il promeut l’équilibre de vie et l’épanouissement personnel, et réduit le stress (Ramos et al, 2015). En outre, il complète l’action des pouvoirs publics et des structures marchandes (Ferrand-Bechmann, 2000).

Non sans un certain paradoxe, le discours idéalisé et hagiographique sur le bénévolat peut cacher une logique instrumentale et manipulatoire. À cet égard, nombreuses sont les dérives commises aussi bien du côté des bénévoles que des dirigeants d’associations, notamment l’opportunisme, l’égoïsme et les pratiques clientélaires et frauduleuses (Laville, 2009; Ferrand-Bechmann, 2011; Pasquier, 2014). Aussi, l’état peut exploiter le bénévolat comme palliatif pour combler le vide laissé par son désengagement du champ social (Lamoureux, 2002).

Le bénévolat associatif des jeunes : un hiatus entre la théorie et la pratique 

Force est de constater que beaucoup de recherches se sont focalisées sur le bénévolat des adultes faisant ainsi abstraction des particularismes du bénévolat des jeunes (Omoto et al, 2000; Haski-Leventhal et al, 2008). Il est vrai qu’il y a des dénominateurs communs entre le bénévolat des jeunes et celui des adultes (Schondel et Boehm, 2000), toutefois, l’engagement bénévole des jeunes est typique (Sundeen et Raskoff, 2000; Cornelis et al, 2013). Il répond à « des motivations altruistes et égoïstes » (Fitch, 1987). De même, il dépend du degré d’intériorisation des comportements civiques dès l’enfance (Haski-Leventhal et al, 2008), et il est corrélé positivement au locus de contrôle interne (Gerson, 1997).

Le bénévolat des jeunes s’explique par des motifs exogènes notamment l’échec du système traditionnel de solidarité sociale, la fragilisation de l’identité collective (Worms, 2006) ou encore l’exemplification de la culture associative par la société (Cortessis et Weber, 2017). Il y a également des motifs endogènes qui interviennent mentionnant essentiellement : la quête de sens et de spiritualité, la défense d’une cause ou encore l’actualisation de soi (Ion, 2012).

Notons, par ailleurs que le bénévolat des jeunes a des bienfaits tant sur le plan individuel que social. Il influence positivement le cursus académique des jeunes, élargit leur réseau relationnel, et réduit les comportements déviants et violents (McBride et al, 2011). Il constitue une expérience sociale solidaire qui permet d’acquérir et d’aiguiser des compétences utiles pour l’amorce d’une carrière professionnelle (Paine et al, 2013). En outre, le milieu associatif est un espace de socialisation pour les jeunes (Laville et Sainsaulieu, 1997) qui consolide leur enracinement communautaire (Sundeen et Raskoff, 2000), et promeut la transmission intergénérationnelle (Cortessis et Weber, 2017).

Paradoxalement, depuis près d’une décennie, le bénévolat se heurte à une forme de désintérêt voire à un certain décrochage citoyen surtout auprès des jeunes. À cet égard, Cortéséro (2014) souligne que les méthodes formelles d’apprentissage de la citoyenneté sont responsables de cet état de fait, car elles entérinent l’idée d’incompétence sociale des jeunes, et véhiculent une forme de violence institutionnelle et un déni de reconnaissance de leur valeur. Selon Bernardeau (2018), cette situation s’explique par le fait que les jeunes sont en quête d’engagements de courte durée, flexibles et occasionnels. Quant à Hély (2009), il affirme qu’un nombre croissant de jeunes optent pour le statut intermédiaire de salarié associatif afin de contrecarrer le chômage. Cette métamorphose de la pratique bénévole chez les jeunes constitue un révélateur du changement social contemporain (Hély, 2009).

L’engagement bénévole peut-il servir de levier pour développer l’empowerment citoyen ?

D’une façon générale, l’empowerment est un processus de gain de pouvoir (Conger et Kanungo, 1988). Il s’agit d’un construit multi niveaux et protéiforme qui « traduit à la fois un sentiment psychologique de contrôle personnel et une préoccupation vis-à-vis de l’influence sociale, le pouvoir politique et les droits légaux » (Rappaport, 1987). Le terme d’empowerment n’a pas un synonyme unique en français (Deslauriers, 1999) au point que Bacqué (2005) conclue qu’il s’agit d’un mot « pratiquement intraduisible en français ». Parmi les équivalents qui sont mobilisés dans la littérature francophone, on retrouve « le pouvoir d’agir » (Le Bossé, 2003), l’empouvoirement, la capacitation, l’habilitation ou encore l’autonomisation (Calvés, 2009). 

L’empowerment citoyen trouve son origine dans le « Community organizing » (Alinsky, 1971). Cette conception de la société civile cherche à promouvoir le pouvoir communautaire et à lutter contre la marginalisation sociale. Selon Zimmerman et Rappaport (1988), l’empowerment citoyen est fondé sur la participation démocratique et le sens du devoir civique. « Il renverse les rapports classiques de domination entre l’Etat et la société civile par le biais de transfert de ressources politiques » (Jouve, 2006 : 5). Son pouvoir émancipateur transversalise le rapport entre gouvernants et gouvernés dans le sens d’une meilleure prise en compte du point de vue des individus et des collectifs dans le débat public (Bacqué et Biewener, 2013).

L’empowerment citoyen donne un élan à la démocratie directe et au changement social (Friedmann, 1992). Il (re)connecte les niveaux de gouvernance centrale et locale, et institutionnalise un statut politique revigoré pour les citoyens (Talpin et Balazard, 2016). Contrairement aux préjugés, l’empowerment citoyen des jeunes ne présente pas de risques pour les institutions et la société (Kam, 2009). Il favorise les conduites pro sociales, et promeut la confiance en soi et un style de vie sain (Zeldin et al, 2005).

Notons toutefois que derrière la rhétorique de l’empowerment citoyen se cache parfois, un processus de normalisation institutionnelle, et un projet de dépolitisation insidieux dont le but est de neutraliser les contrepouvoirs, et de s’emparer des énergies citoyennes (Jouve, 2006; Calvés, 2009). Sous ce rapport, la domestication de l’empowerment citoyen vise à le réduire à un instrument de « soumission librement consentie » (Joule et Beauvois, 2010), et à reproduire l’ordre sociopolitique.

Au-delà de sa portée tant sur le plan civique que sociétal, l’engagement bénévole constitue une forme d’appropriation du pouvoir par les citoyens et « une partie prenante du processus d’empowerment » (Richez et al, 2013). Il renforce le pouvoir d’agir en permettant le passage progressif du statut « de client à celui de participant, puis de citoyen » (Théolis et Thomas, 2002). En effet, la volonté d’être un acteur et un moteur de changement dans la vie publique constituent des propriétés intrinsèques de l’agir bénévole (Vermeersch, 2004; Richez et al, 2013).

La force du bénévolat réside dans sa capacité à outiller les jeunes bénévoles pour s’autodéterminer, transformer leur réalité, et conforter leur rôle dans la société (Richez et al, 2013; Cortessis et Weber, 2017). Concrètement, le bénévolat habilite les jeunes en éveillant leur conscience citoyenne, leur potentiel de résilience et le sens de la communauté (Hughey et al, 2008; Cicognani et al, 2015), et ce en développant leurs compétences sociales et civiques (Liu et al, 2009). Il favorise l’initiation au leadership et à la prise de décision, et la compréhension des défis socioéconomiques, permettant ainsi aux jeunes bénévoles de « s’empoweriser » (Durand, 2014).

Étant « un pourvoyeur d’opportunités » d’apprentissage et d’affirmation de soi, le bénévolat recèle « un potentiel capacitant et apprenant » indéniable (Cortessis et Weber, 2017). Toutefois, la concrétisation de ce potentiel implique que les jeunes bénévoles soient en mesure de saisir et de convertir ces opportunités en ressources, en capacités d’agir et en compétences profitables (Cortessis et Weber, 2017). De même, elle exige des préalables notamment; un environnement socioculturel et politique habilitant, et surtout un accompagnement mentoral, et un partage équitable du pouvoir entre jeunes et adultes au sein des associations (Jennings et al, 2006).

La revue de littérature souligne que les construits de la recherche sont complexes, et font l’objet de lectures hétérogènes traduisant des ancrages paradigmatiques différents. Ainsi que l’on peut le noter, il y a une large unanimité concernant la prééminence du bénévolat des jeunes et de l’empowerment citoyen en général, mais il y a une faible mise en perspective de leur lien éventuel. C’est pourquoi, il parait important de développer un cadre compréhensif pour décrypter les caractéristiques distinctives du bénévolat des jeunes, et mettre en évidence son rôle dans la promotion de l’empowerment citoyen, notamment dans un contexte de transition démocratique.

Méthodologie de recherche 

Nous avons opté pour une approche qualitative exploratoire. Ce choix est approprié dans les recherches qui visent à explorer et à comprendre le pourquoi et le comment et à lever le voile sur des phénomènes complexes, peu étudiés ou contemporains (Yin, 2003).

Collecte des données

Nous avons mené notre étude auprès de quatre associations implantées en Tunisie qui connaît une transition démocratique depuis 2011. Les associations sont implantées à Tunis et à Bizerte, et oeuvrent dans les secteurs de la jeunesse, de la culture, de la protection de l’environnement et de l’entreprenariat. Le processus de collecte des données s’est déroulé en plusieurs étapes (voir tableau 2). Dans une première étape, nous avons réalisé 5 entretiens préliminaires et informels d’une durée totale de 6 heures avec deux travailleurs associatifs, un expert dans une ONG internationale et un bénévole expérimenté, et ce dans le but de sonder le terrain. À l’issue de cette phase d’approche de terrain qui s’est déroulée en Mars 2017, nous avons développé une vision d’ensemble du secteur associatif, et nous nous sommes imprégnés de sa culture.

Dans une deuxième étape, nous avons demandé à nos informateurs clés de nous suggérer d’autres personnes qui pourraient nous fournir des informations pertinentes (Lincoln et Guba, 1985). Ainsi, ces derniers nous ont parrainés et nous ont permis de nous introduire dans les associations étudiées. Nous avons sélectionné des répondants bien informés sur notre sujet de recherche et suffisamment impliqués dans les associations étudiées.

Nous nous sommes entretenus avec 7 responsables d’associations dont l’âge est compris entre 26 et 34 ans, et 16 jeunes bénévoles dont l’âge est compris entre 19 et 24 ans. Les répondants sont originaires de différentes régions (grand Tunis, Bizerte, Nabeul, Siliana et Béja). Dans chaque cas, notre unité d’analyse était aussi bien les responsables des associations que les jeunes[1] bénévoles. Les responsables interviewés avaient un parcours militant déjà bien construit avant la révolution de 2011. En revanche, les jeunes interviewés ont découvert le monde associatif après 2011. Ainsi, nous avons réalisé 23 entretiens semi-dirigés dans la période se situant entre Avril et Juin 2017. Nous avons mobilisé deux guides d’entretien, dont l’un est adressé aux responsables et l’autre est adressé aux jeunes bénévoles (tableau 3). Nous avons atteint la saturation à partir du 20ème entretien.

Tableau 2

Processus de collecte des données

Processus de collecte des données

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Tableau 3

Thèmes des guides d’entretien

Thèmes des guides d’entretien

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Nous avons tenté dans la mesure du possible de laisser nos répondants s’exprimer librement tout en veillant à les orienter ou encore à relancer leur discours si nécessaire (Hlady-Rispal, 2002). Tous les entretiens ont fait l’objet d’une prise de note puis d’une retranscription. Six répondants ont été contactés de nouveau pour clarifier certaines informations.

En plus des 5 entretiens informels, des 23 entretiens semi directifs et des 6 entretiens complémentaires menés, nous avons réalisé un focus group qui a duré environ deux heures dans le siège de la municipalité de Bizerte. Nous avons associé certains de nos interviewés mais aussi des professionnels et des jeunes bénévoles qui oeuvrent dans ces associations. L’objectif du focus group, qui a réuni 17 personnes, était de recueillir des informations concernant le rôle citoyen actuel et futur des jeunes dans la société. Dans une dernière étape, nous avons recueilli des données dans les sites web, nous avons eu accès à des documents d’archives, et nous nous sommes procurés des brochures des associations étudiées.

Pour contourner les biais cognitifs notamment le biais de confirmation, et nous assurer de la validité interne de la recherche (Yin, 2003), nous avons fait appel à la multiangulation des sources de collecte des données (Gioia et al, 2013). La mobilisation de plusieurs techniques nous a permis de confronter et de croiser les points de vue, et de recueillir des données riches et nuancées. Par ailleurs, nous avons veillé à faire preuve de neutralité, d’empathie et de rigueur scientifique tout au long du protocole de recueil du matériau qualitatif.

Analyse du matériau qualitatif

La méthode adoptée pour traiter les données est celle de l’analyse de contenu. Ainsi, nous avons codé les entretiens transcrits et l’ensemble des documents induits de notre collecte des données dans le but d’identifier les thèmes émergents et de les regrouper ensuite, en catégories de 1er ordre (Gioia et al, 2013). Cette codification ouverte au sens de Strauss et Corbin (1998) représente un premier découpage des données. Dans un second temps, nous avons procédé à une deuxième codification en lisant et relisant les données recueillies (Gioia et al, 2013). Ce processus de codification axiale (Strauss et Corbin, 1998) permet de réduire les données en des catégories plus générales de 2nd ordre.

Afin de nous assurer de la fiabilité de la procédure, nous avons fait appel à la technique du double codage. La fiabilité du codage s’est avérée suffisante entre le premier et le second codage puisque le taux d’accord inter codeurs était de 83 %. Dans les cas où les accords concernant les codages de certains passages d’informations étaient faibles, des discussions mutuelles étaient engagées entre les codeurs afin d’aboutir à des interprétations consensuelles.

Le recours à la littérature, dans une dernière étape, est considéré comme une transition de l’inductif vers l’abductif afin de mieux affiner l’articulation des concepts et des relations émergentes (Gioia et al, 2013). Les données et la théorie existante sont ainsi considérées en tandem.

Résultats 

L’éveil à la citoyenneté : un effet d’électrochoc

Les résultats de l’étude soulignent qu’il y a un engouement sans précédent pour l’engagement bénévole après la révolution tunisienne (encadré 1). Pour preuve, le nombre d’associations a littéralement explosé et la vie associative a connu une effervescence inédite (Elloumi, 2013). En effet, le nombre d’associations était de 9600 en 2011, aux dernières statistiques d’Avril 2019 publiées par le centre d’Information, de Formation, d’Etudes et de Documentation sur les Associations, le nombre d’associations est passé à 22448. Beaucoup de Tunisiens, en particulier les jeunes, ont pu (re)découvrir le monde du bénévolat et ont nourri une ferveur sociale pour le fait associatif.

Les résultats obtenus ont révélé que l’engagement des jeunes bénévoles interviewés est aiguillonné par un maillage de motifs d’intérêt personnel et de motifs d’intérêt général (tableau 4). Parmi ces déterminants on peut citer le besoin de donner un sens à l’engagement envers l’intérêt collectif, l’altruisme, le développement d’un réseau relationnel et la quête de reconnaissance sociale. L’engagement bénévole de certains interviewés peut être interprété comme un sursaut patriotique, et une façon de manifester le ralliement au drapeau et l’amour de la patrie.

Ainsi qu’en témoignent les propos collectés, le regain d’intérêt pour l’engagement bénévole traduit la détermination des Tunisiens pour enacter un lien civique revitalisé. Paradoxalement, les dirigeants d’associations peinent à attirer et à fidéliser les bénévoles, en particulier les plus jeunes. D’après les responsables interviewés, l’engagement des jeunes bénévoles est aussi profond qu’éphémère. Ces derniers sont rapidement désenchantés et quittent les associations après quelques mois. Plusieurs motifs expliquent l’intention de quitter les associations, notamment parce que les jeunes bénévoles pensent que leur voix est inaudible, qu’ils sont marginalisés et que leur capacité d’influence est insignifiante (tableau 5).

La question de l’accès des femmes aux responsabilités au sein des associations n’a pas été explicitement abordée lors des entretiens. Notons, par ailleurs que parmi les sept responsables d’associations interviewés, il y a seulement deux femmes. En outre, le niveau d’implication des femmes et des hommes interviewés, en termes de temps, dans la vie associative est quasi identique (une moyenne de 7 heures par mois). Un point toutefois, mérite d’être souligné à cet égard qui est l’appel commun des interviewés à réhabiliter le rôle des jeunes dans le renouveau démocratique du pays en les considérant comme un partenaire et non pas un problème social.

La participation citoyenne : un simulacre ?

Dans un autre ordre d’idées, nous avons été surpris de constater que quatre jeunes interviewés pensent que la participation citoyenne est un simulacre qui sert à avaliser des décisions déjà prises par l’autorité publique (tableau 6). En même temps, ces répondants réitèrent leur volonté de repolitiser l’espace public, mais loin des oeillères artificielles instaurées par « l’establishment » et le discours formaté et pompeux de l’élite politique.

Tableau 4

Les motifs intrinsèques et extrinsèques de l’engagement bénévole

Les motifs intrinsèques et extrinsèques de l’engagement bénévole

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Tableau 5

Engagement bénévole et intention de quitter l’association

Engagement bénévole et intention de quitter l’association

(+) Favorise l’intention de quitter l’association

(-) Réduit l’intention de quitter l’association

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Les propos collectés ont dévoilé le scepticisme et la défiance qui rongent certains interviewés. Selon leur point de vue, la participation citoyenne est un idéal difficile à atteindre après des décennies de dictature et de violation des droits politiques et civils. Ils pensent qu’il s’agit d’une tentative de démocratisation vaine qui va échouer tôt ou tard à cause de la logique assujettissante qui imprègne la mentalité des détenteurs du pouvoir. Ces interviewés certes minoritaires sont dans le déni, probablement, de crainte d’être trahis ou manipulés. À première vue, cette prise de position peut paraître hérétique mais à bien considérer les choses, elle peut être interprétée comme l’expression d’une résistance larvée face au changement, d’un déficit de confiance ou la peur de l’incertitude.

Les pistes d’intervention pour enclencher durablement l’engagement bénévole des jeunes

Trois pistes d’intervention se dégagent des résultats permettant d’enclencher durablement l’engagement bénévole des jeunes (tableau 7). La première piste d’intervention a trait à la gouvernance interne des associations, qui en dépit de la réforme de 2011 souffre encore de certaines insuffisances (annexe 1). En effet, les jeunes interviewés souhaitent être impliqués effectivement, exercés de vraies responsabilités au sein des associations et être des interlocuteurs crédibles et reconnus par les instances administratives. Ils aspirent à davantage de transparence et d’implication dans la prise de décision ainsi qu’au développement d’une relation mentorale entre les jeunes et les adultes au sein des associations. Aussi, ils ont insisté sur l’importance de formaliser les modalités de leur participation dans les instances décisionnelles.

La deuxième piste d’intervention concerne le renforcement de l’arsenal juridique régissant les associations. Parmi les propositions formulées, le développement d’un cadre statutaire formel qui encadre clairement le rôle des bénévoles semble une priorité. Aussi, l’institutionnalisation des mécanismes de participation des jeunes et l’encadrement juridique du mode d’élection, la périodicité des assemblées et les procédures de consultation des bénévoles au sein des associations constituent des préoccupations éminemment importantes.

Parallèlement, les interviewés réclament la diversification des modes de contrôle public pour garantir l’application de la loi, et la protection des droits des jeunes bénévoles contre le risque d’opportunisme et de discrimination. Ils aspirent à une professionnalisation accrue des pratiques de gestion et la rupture avec un certain amateurisme qui amenuise parfois l’efficacité des actions menées. De même, ils estiment que leur engagement citoyen gagne à s’ouvrir sur de nouvelles modalités de représentation comme par exemple les parlements de jeunes à l’échelle régionale et la création d’opportunités de rencontres périodiques pour favoriser le métissage et le transfert d’expériences entre jeunes bénévoles.

Dans la même optique, les répondants appellent les dirigeants d’associations à faire du branding organisationnel pour attirer les bénévoles, et ce en valorisant l’image de marque de l’association et surtout en impliquant les jeunes bénévoles lors de la prospection des recrues potentielles. Ils invitent également la puissance publique à entériner cet effort à travers des campagnes nationales de sensibilisation et d’information sur les bienfaits de l’engagement bénévole.

Tableau 6

Les freins à la participation citoyenne

Les freins à la participation citoyenne

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Enfin, la troisième piste consiste dans l’instauration de passerelles entre le monde du travail et le monde associatif. Tous les répondants s’accordent sur la nécessité de mettre à profit l’expérience associative dans le développement de compétences utiles sur le plan professionnel. D’un autre côté, les répondants soulignent unanimement l’importance de mettre en place une stratégie gouvernementale de formation et d’accompagnent des jeunes bénévoles au leadership, à la prise de responsabilité et à l’entreprenariat.

L’autre axe de mesures prioritaires réside dans la promotion de l’employabilité des jeunes bénévoles. En effet, l’absence de passerelles entre le monde du travail et le monde associatif, ainsi que l’inexistence de valorisation officielle des acquis de l’expérience bénévole notamment à travers la certification des compétences sont des entraves de taille à l’engagement durable des interviewés. D’un autre côté, la persévération d’un certain équilibre entre projet professionnel et engagement associatif semble importante, en particulier pour les interviewés qui occupent un emploi salarié.

Le choix du bénévolat comme voie de réappropriation du pouvoir citoyen

Les résultats obtenus ont révélé que la résurrection de l’engagement bénévole à l’aube de la révolution est guidée par l’intérêt pour la participation citoyenne active, et par la motivation à co-construire un projet de société qui traduit les aspirations des jeunes. A vrai dire, la démocratisation en marche du pays a développé une conscience citoyenne chez les interviewés et un besoin d’influencer leur environnement. Longtemps dépolitisés et opprimés par un pouvoir autocratique qui a jadis corseté les libertés civiles et instrumentalisé les jeunes, les interviewés souhaitent être les acteurs du changement et la locomotive du progrès. Cette phrase témoin étaye cette idée : « les jeunes ont toujours fait de la figuration, ce cirque doit cesser, nous ferons le nécessaire pour faire bouger les choses mais loin du monde politique ! ».

Huit ans après la révolution, les interviewés estiment que les jeunes ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Ils sont érodés par la marginalisation et l’immobilisme de l’administration, et aigris par l’affairisme et le clientélisme politique. Ce qui ressort clairement c’est que l’engagement bénévole des interviewés s’inscrit dans une démarche de conquête de pouvoir collective pour enrayer la logique top down, et infléchir la mainmise des partis politiques sur la scène publique (encadré 2). En effet, ils n’acceptent plus d’être invisibilisés, placés dans une situation de disempowerment ou exploités pour servir des intérêts politiques étriqués comme en attestent ces témoignages : « les politiciens se rappellent de notre existence lors des élections après ils nous oublient, les slogans creux ne fonctionnent plus ». « C’est le courage des jeunes en 2011 qui leur a permis d’avoir des responsabilités politiques, et finalement ils n’ont rien fait pour nous, nous allons agir ensemble pour le respect de notre dignité ».

Dans le même esprit, les résultats obtenus soulignent que les trajectoires d’empowerment citoyen diffèrent d’une personne à une autre et revêtent des formes variées. Sur le plan psychologique, l’empowerment des interviewés s’est traduit par une plus grande estime de soi, une mentalité combative et la volonté d’être acteur de sa vie. Sur le plan collectif, l’empowerment s’est affirmé à travers un raisonnement en termes de « nous », une solidarité et une véritable conscience du pouvoir d’action collectif. L’autre acquis de cette réappropriation du pouvoir citoyen réside dans le fait d’interpeler le gouvernement concernant ses décisions, de demander des comptes aux élus, de critiquer ouvertement les politiciens, et de prendre des initiatives via les réseaux sociaux pour améliorer les conditions de vie sociale.

Discussion 

Le regard croisé porté sur les attentes des interviewés a révélé qu’ils sont en quête d’une citoyenneté habilitante et inclusive où ils seraient les véritables artisans du changement social et politique. Ils souhaitent peser dans le débat public et évoluer dans une démocratie participative, vivante et « empowered » comme en témoigne cet extrait de verbatim « je veux vivre dans une démocratie réelle et être un citoyen à part entière pris au sérieux et actif ».

Tableau 7

Les leviers de l’engagement bénévole des jeunes

Les leviers de l’engagement bénévole des jeunes

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D’après les interviewés, le changement qu’implique la participation citoyenne s’apparente à une rupture par rapport à un état antérieur régi par le registre de l’oppression et de la peur. Le soudain passage à un régime démocratique et la jouissance de libertés inédites ont bousculé les repères classiques, et ont fait l’effet d’un électrochoc sur certains interviewés. C’est dire que le changement social ne se fait pas en appuyant sur un bouton ou en promulguant un décret (Crozier, 1979).

Au-delà de l’euphorie post révolution, les interviewés sont conscients que la voie de la démocratie est difficile. Ils appréhendent l’éveil citoyen et politique que connait le pays avec un optimisme modéré. En effet, la vigilance des interviewés n’est pas illégitime, car l’éviction des jeunes du débat public, dans le passé, a laissé des stigmates indélébiles. L’ascension à de nouveaux états d’équilibre, et l’apprentissage d’un agir collectif différent exigent une volonté ferme, un accompagnement et des innovations institutionnelles (Dahmani, 2018). C’est pourquoi, il importe de souligner que la participation citoyenne constitue une coresponsabilité entre l’état et les citoyens. De plus, elle suit un cheminement paradoxal et incrémental, dont la conduite est parfois imprévisible (Bacqué et Sintomer, 2011).

Dans le même ordre d’idées, les interviewés estiment que le bénévolat est le mode de participation citoyenne le plus approprié dans le contexte actuel, car il leur permet d’agir en toute indépendance, et de gagner progressivement en confiance, en compétence et en pouvoir citoyen. Ils sont convaincus que le bénévolat favorise l’apprentissage ascendant de la citoyenneté et de la culture démocratique naissante. Ce témoignage étaye cette idée : « les jeunes ne veulent pas avoir des postes de responsabilité, ils veulent faire entendre leur voix à leur manière…l’associatif est pour le moment le meilleur moyen pour apprendre et agir ».

L’analyse des résultats obtenus souligne que la construction d’un engagement associatif susceptible d’être un vecteur d’empowerment citoyen exige une pratique bénévole repensée à l’aune des changements sociopolitiques que traverse la Tunisie. Parmi les principaux points d’appui identifiés figurent notamment : l’éducation à la citoyenneté active, la responsabilisation, la mise en place de mesures de soutien à l’emploi des jeunes bénévoles, ainsi que la formation et la promotion de l’employabilité.

L’éveil à la citoyenneté active est un préalable indispensable à l’empowerment citoyen des jeunes. Il transite inexorablement par « des écoles de citoyenneté » (Talpin, 2008), une volonté politique affirmée et l’expérimentation réelle sur le terrain (Talpin, 2010). Ce témoignage illustre cette idée : « mes parents m’ont interdit de faire du bénévolat quand j’étais au lycée car cela risquait de prendre du temps sur mes études, je fais du bénévolat depuis quelques mois, je suis en train de découvrir ce nouveau monde et d’apprendre ses codes ».

Il ne fait pas de doute que la révolution tunisienne était le fer de lance de l’empowerment citoyen des interviewés et le couronnement d’une requête viscérale de changement. Cependant, les interviewés sont encore en phase d’apprentissage des rouages de la participation citoyenne. Ils s’exercent à leurs droits civiques par tâtonnement intuitif, car sous la dictature, ils ont baigné dans une « démocratie sans le peuple » (Charbonneau, 2005). Ainsi, l’expérience associative peut être mise à profit pour développer les savoir-faire civiques, renforcer les capacités, et former une élite politique responsable (Talpin, 2008). Elle constitue également un levier d’intégration sociale, de construction identitaire et d’apprentissage de la vie (Vermeersh, 2004).

L’autre axe d’intervention prioritaire concerne la place dédiée aux jeunes au sein des associations. La quête de responsabilisation est une attente forte des interviewés comme le souligne ce témoignage : « les dirigeants ne veulent pas nous faire confiance, comme quoi on n’est pas mature, c’est un faux prétexte, il suffit de nous donner une chance pour montrer ce dont on est capable ». En effet, l’accès à des fonctions de responsabilité fourbit les compétences managériales des jeunes bénévoles, et favorise l’appropriation des valeurs de l’association, le gain d’expérience et la préparation de la relève. Non sans résonance avec beaucoup de travaux, cette recherche souligne qu’une approche fondée sur l’empowerment citoyen des jeunes transite inexorablement par une reconnaissance de leur mérite, une logique de participation bottom-up et un partenariat transactionnel entre les adultes et les jeunes fondé sur le feedback, le mentorat et l’échange (Zeldin et al, 2005; Jennings et al, 2006; Liu et al, 2009; Cornelis et al, 2013).

A la lumière des résultats, il parait clair que les interviewés ne veulent plus être considérés comme des citoyens de seconde zone et cantonnés dans des rôles stéréotypés. À ce propos, Ferrand-Bechmann (2008) déplore la discrimination basée sur le genre et l’âge dans les associations qui développe une dualisation dangereuse des responsabilités et crée une hiérarchie artificielle où les femmes et les jeunes sont confinés aux tâches ingrates et relégués au bas de l’échelle. Effectivement, l’empowerment citoyen des bénévoles ne peut se concrétiser sans une redistribution équitable du pouvoir entre les jeunes et les adultes d’une part, et entre les hommes et les femmes d’autre part. Sur ce point, la hausse significative (30 % environ) de l’engagement bénévole féminin après la révolution requiert la vigilance des dirigeants d’associations, et des pouvoirs publics pour éviter les problèmes de sexisme et de plafond de verre (Benzid, 2019).

Dans la même lignée, la mise en place de mesures de soutien à l’emploi et à l’entreprenariat s’inscrit dans une perspective d’empowerment citoyen des jeunes (Richez et al, 2013). Le côté potentiellement professionnalisant du bénévolat contribue à l’autonomisation des jeunes bénévoles et à la construction de leur projet d’avenir (Dussuet et Flahault, 2010). En effet, il réduit la précarité, et permet une transition fluide vers le monde du travail, l’indépendance financière et la vie d’adulte. De plus, il représente un vecteur d’employabilité et de rétention des bénévoles. Ce témoignage corrobore cette idée « l’associatif m’a permis d’enrichir mon carnet d’adresses, j’espère que ça m’aidera à trouver un emploi bien rémunéré et d’avenir ».

Tout bien considéré, l’empowerment citoyen des jeunes bénévoles est un processus long, réversible et jonché de difficultés. Il dépend simultanément de la capacité des jeunes à tirer profit de l’expérience associative (Cortessis et Weber, 2017), de leur « l’intentionnalité dans la conduite de leur destinée, et de l’aménagement des conditions de l’action » (Le Bossé, 2003) par l’état et le milieu de vie, ainsi que l’aptitude des structures associatives à arrimer leurs offres aux attentes citoyennes de la génération Y.

Conclusion

Cette contribution a tenté de comprendre le rôle potentiel du bénévolat des jeunes dans le développement de leur empowerment citoyen. Au terme de cette recherche, il ressort que les interviewés convoitent un accès effectif au pouvoir et une implication croissante dans la vie démocratique qui augurent une consolidation durable de leur rôle citoyen.

Les résultats obtenus ont souligné que l’engagement bénévole des jeunes est mu par des motifs d’intérêt général et des motifs d’intérêt personnel qui traduisent leurs valeurs, leurs idéaux et leurs vécus. De même, ils ont révélé que le bénévolat peut impulser l’empowerment citoyen en outillant les jeunes pour prendre une part active dans la conduite de leur vie. Toutefois, l’essor de cet empowerment vacillant et émergeant est tributaire de la volonté et de la capacité des jeunes à s’approprier le pouvoir citoyen, du soutien des pouvoirs publics et des différentes composantes de la société civile.

Les principaux apports de cette recherche s’articulent autour de trois pivots. D’abord, cette contribution a mis en lumière les particularismes de l’engagement bénévole des jeunes en tant que catégorie sociale spécifique à travers une lecture fine de leurs motivations et de leurs attentes citoyennes. Ensuite, cette recherche a souligné que le milieu associatif peut être un terreau propice à l’éclosion de l’empowerment citoyen des jeunes à condition d’être un lieu de socialisation citoyenne, d’apprentissage expérientiel, de transmission des valeurs démocratiques, d’acquisition de l’autonomie et de construction identitaire. Dans cette perspective, trois pistes d’intervention susceptibles de promouvoir un milieu associatif capacitant et apprenant ont été identifiées à savoir : la rénovation de la gouvernance interne des associations, le renforcement de l’arsenal juridique régissant les associations, et l’instauration de passerelles entre le monde du travail et le monde associatif.

Enfin, cette recherche a montré que le développement de l’empowerment citoyen des jeunes est profitable pour la société, les pouvoirs publics et les jeunes. Il promeut la citoyenneté active et responsable (Cicognani et al, 2015), et entérine le rôle des jeunes en tant que force de proposition, de changement et de progrès. Aussi, il procure aux jeunes la confiance en soi et le sens de la responsabilité nécessaires pour suggérer des solutions, et des projets de développement durable aux pouvoirs publics à l’antipode de l’approche technocratique. En outre, il permet aux jeunes de devenir des partenaires stratégiques dans la prise de décision publique, et les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics pour appuyer la légitimité et l’applicabilité des politiques publiques.

Les pays qui ont connu le printemps arabe comme la Tunisie sont redevables à la mobilisation massive et à l’activisme numérique de la génération Y qui ont contribué à renverser des dictatures invétérées (Paciello et Pioppi, 2014). Ainsi, il importe de ne pas sous-évaluer le pouvoir d’action des jeunes, et de tirer des leçons des conséquences des politiques de disempowerment et d’exclusion des jeunes Tunisiens de la vie publique, notamment la montée des comportements à risque, la radicalisation, la fuite des cerveaux ou encore l’immigration (Bouhdiba, 2019).

En dépit de l’avancée démocratique réalisée, les pouvoirs publics tunisiens gagnent à réviser les modalités de participation citoyenne des jeunes, et à faire preuve d’une approche prospective de l’innovation sociale. De plus, ils doivent consolider les droits des jeunes, former les professionnels du secteur de la jeunesse, soutenir les associations de jeunes et favoriser l’apprentissage des valeurs citoyennes au sein de la famille et de l’école. Véritable force vive, les jeunes préservent la vitalité et le dynamisme démocratique de l’érosion. Si leurs attentes sont insuffisamment prises en compte, on assistera à une dissonance profonde entre l’état et ses citoyens 3.0 les plus en pointe sur le plan digital, ou peut-être faut-il s’apprêter à vivre une deuxième révolution portée par les jeunes (Ben Hammouda, 2019).

Notons que le focus que nous avons mis sur les jeunes ne vise pas à mythifier cette frange de la société. D’ailleurs, nous sommes conscients des risques de subjectivité et des biais de désirabilité qui peuvent affecter les conclusions ou surestimer le point de vue des interviewés.

En guise de conclusion, notre étude ouvre des pistes de recherche stimulantes. Notre travail gagne à être renforcé par une étude confirmatoire. Aussi, la mobilisation d’une étude longitudinale peut être porteuse dans le sens où elle permet de retracer de façon diachronique, l’évolution des attentes sociales en matière d’engagement citoyen. L’étude de la relation entre bénévolat associatif et jeunes en difficulté peut s’avérer d’un intérêt théorique et pratique. Aussi, la question du plafond de verre dans la sphère associative mérite d’être scrutée. Une autre piste intéressante consisterait à explorer le lien potentiel entre bénévolat associatif et expérience prépolitique.