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Dans Pragmatism and Organization Studies, Lorino livre une synthèse remarquable de la contribution séculaire du pragmatisme à l’analyse des organisations[1]. Illustré de nombreux exemples concrets, tiré d’expériences personnelles tant au sein d’organisations publiques que privées, l’auteur présente et met à l’épreuve de la pratique, les concepts clés de la philosophie pragmatiste : la médiation sémiotique, l’habitude, l’enquête trans-actionelle, l’abduction et la valuation. Il dédie un chapitre spécifique à chacune de ces notions maniant dans un mode de raisonnement abductif, allers-retours entre éléments théoriques et applications éclairantes, dont les réflexions conceptuelles sont synthétisées dans une section concluant sur la perspective processuelle du courant pragmatiste (chapitre 9).

A la fois philosophique et pratique, l’ouvrage invite à faire un pas de côté et à porter un regard critique sur les effets du mainstream rationaliste qui domine aujourd’hui la manière de penser l’organisation. Son analyse puissante, à l’instar de penseurs américains en avance sur leur temps, propose de considérer les organisations non plus comme des structures décisionnelles accumulant de l’information rationnelle (paradigme informationnel), mais comme des systèmes complexes d’action collective, en perpétuel mouvement (paradigme actionnel). Nous proposons dans ce qui suit, un tour d’horizon non exhaustif des grandes thèses défendues dans ce guide conceptuel[2], invitant praticiens, enseignants, chercheurs et étudiants en gestion, à une manière toute différente de pratiquer, d’enseigner, de chercher et d’étudier l’organisation.

Racines historiques et influences sur les pratiques et théories managériales

La lecture de l’ouvrage débute par un voyage passionnant à la découverte des origines du pragmatisme (chapitre 1). Il nous plonge dans un contexte nord-américain éprouvé par la guerre de Sécession, terrain fertile d’émerge d’idées philosophiques renouvelées, parmi lesquelles celles du « Metaphysical Club », devenues incontournables de par l’intense travail de conceptualisation que ses figures historiques allaient mener. Motivés par un combat contre l’idéalisme cartésien et par une volonté de conscientisation de la recherche, Lorino dresse les portraits de ces quatre penseurs qui ont posé les bases intellectuelles de la pensée pragmatiste influençant durablement les sciences de l’organisation : Peirce, James, Dewey et Mead (p. 18).

Enracinés dans le contexte socio-historique sous tension de la fin du 19ème siècle, qui n’est pas sans rappeler la période actuelle nous dit l’auteur (p. 36), les fondements du courant pragmatiste reposent principalement sur le rejet du dualisme cartésien pensée/action. Caractéristique du paradigme informationnel/décisionnel dominant, cette dichotomie postule une nécessaire neutralité, extériorité et suprématie de la pensée sur l’action pour construire des certitudes absolues et cheminer dans le monde. A l’opposé, le projet pragmatiste d’élaboration de connaissances ne peut s’envisager sans un ancrage profond de la première dans la seconde. Parce que nous ne sommes pas des « observateurs neutres du monde » (p. 18), nos actions comme nos réflexions se construisent, se nourrissent et s’influencent mutuellement, inscrites dans le flot incessant de l’expérience située (socialement, spatialement, temporairement). Parce qu’ainsi, les certitudes absolues n’existent pas et leur recherche, déconnectée de l’expérience humaine et sociale, n’a que peu d’intérêt (p. 18, 36), parce qu’alors, le chercheur dans sa tour d’ivoire reste à sourd à la complexité du monde (p. 18), les pragmatistes, à l’image des profils militants de Dewey et Mead, appellent à l’engagement des intellectuels dans le traitement des bouleversements historiques et sociaux que traverse la société, et misent sur l’enquête collective et « l’expérience pluraliste de tous les participants » pour les résoudre et renforcer la démocratie (p. 36-37), au centre de l’approche.

Si le pragmatisme fut tantôt populaire, tantôt silencieux, parfois instrumentalisé, Lorino montre son incroyable influence sur la société américaine et sur la pensée managériale depuis plus d’un siècle. Par la voix de spécialistes de l’organisation, d’intellectuels ou de praticiens progressistes qu’il a inspirés, l’auteur invite à reconsidérer l’impact de ce courant de pensée sur les théories et pratiques de gestion, parmi lesquelles : l’expérimentation de la démocratie participative de Jane Addams, prix Nobel de la paix en 1931 (p. 25-26); l’émergence de la notion d’intégration comme mécanisme de coordination de l’action collective de Mary Parker Follett (p. 26-27, 325); la mise en pratique du concept d’enquête[3] de Dewey avec le travail de Donald Schön sur la réflexion-en-action (p. 328-329); ou encore, de manière assez surprenante, une des applications parmi les plus célèbres du mouvement de la qualité : la roue de Deming (p. 336). Dans une section finale analysant l’influence du pragmatisme sur les pratiques managériales (chapitre 10), Lorino fait ainsi la chronique du détournement historique, et pourtant discret, du modèle « PDSA » (Plan-Do-Study-Act) en modèle « PDCA » (Plan-Do-Check-Act), qualifié de « corruption » par Deming lui-même (p. 337). Aux dépens de son propre concepteur, c’est pourtant la deuxième version du cycle qui s’imposera largement, tant dans l’enseignement que dans la pratique. Cette histoire est fascinante tant la relecture conceptuelle proposée par l’ouvrage montre à quel point la tentation au rationalisme imprègne les modes de penser l’organisation, la boucle incarnant dans la pratique, une philosophie contraire aux principes qu’elle devait combattre avec l’approche de Deming. Loin de représenter un aménagement anecdotique, Lorino révèle que le remplacement du « S » de Study (« étudier, analyser ») par le « C » de Check (« maintenir, contrôler ») est finalement symptomatique de la récupération du mouvement de la qualité, d’inspiration pragmatiste (p. 333), par la doctrine actuelle du lean management, devenue taylorienne du fait de raccourcis éloquents observés dans la pratique (p. 347). Ainsi disparaissait du cycle de l’amélioration continue, le « S » de Study, et avec lui les dimensions processuelle, réflexive et exploratoire du retour d’expérience, « spirale ouverte » (p. 337) à l’innovation pratique et quotidienne, au profit du « C » de Check qui rendrait la boucle de Deming autoréférentielle et profondément taylorienne : du PDSA piloté par l’enquête exploratoire accordant une importance particulière à la problématisation organisationnelle par les acteurs eux-mêmes, on passe alors au PDCA relevant du paradigme du contrôle des écarts et donc d’une vision statique du pilotage, consistant à revenir systématiquement au point de départ en fonction d’objectifs et de standards fixés a priori tenus pour acquis (p. 338), séparant action et construction de sens. L’histoire du détournement et de l’instrumentalisation du pragmatisme nourrit l’envie d’en explorer les concepts fondamentaux et la pertinence pour relever les défis qui s’imposent aux pratiques managériales contemporaines. C’est ce que propose Lorino dans le coeur de l’ouvrage, brièvement commenté ci-après.

Concepts et pertinence du pragmatisme : de l’organisation aux « processus organisants »

Dans son approche de la médiation sémiotique (chapitre 2), Lorino défend deux idées principales, fondatrices pour qui souhaite appréhender la philosophie pragmatiste, et sur lesquelles nous proposons de nous attarder : la remise en question de la visée représentationnaliste des artefacts gestionnaires[4]; la capacité de ces derniers à véhiculer des interprétants sociaux, produisant des significations tacites sur l’action située. Inscrit dans une épistémologie de la compréhension et non de la vérité (Lorino, 2009)[5], l’auteur invoque la théorie du signe de Peirce (p. 57) pour renverser le statut universel généralement reconnu à tout instrument : représenter l’action de manière exacte, ou le plus fidèlement possible, qu’il s’agisse d’un modèle, d’un plan, d’un indicateur, etc. En effet, si le courant dominant en sciences de gestion attribue une utilité à l’artefact en fonction de sa capacité à répliquer le réel, la théorie pragmatiste de la médiation sémiotique appréhende la pertinence des outils d’analyse à l’aune de la compréhension qu’ils provoquent chez les chercheurs et praticiens, leur permettant d’agir efficacement sur les problèmes organisationnels : « [l]es représentations apparaissent donc comme des ressources qui peuvent aider à la compréhension et à l’action, et non comme les sources qui les déterminent » (p. 45).

Dans une étude de cas retraçant la fusion de deux acteurs de la grande distribution (p. 46), l’auteur évoque l’apparition de controverses au sujet de l’activité de « chargement des palettes », révélant une intégration difficile des équipes logistiques. Cette situation met à mal la mise en commun de pratiques et méthodes de travail collectives au sein des équipes fusionnées, dont l’opposition s’organise à coups d’indicateurs de performance interposés : quand les uns cherchent à minimiser le « coût logistique », les autres souhaitent optimiser le « temps de mise en rayon » et la « surface de vente des hypermarchés ». Là où beaucoup d’analyses auraient circonscrit l’existence de ces conflits à des visions différentes de considérer la performance économique de l’activité logistique en contexte de changement organisationnel, le pragmatisme se pose en outil puissant permettant d’accéder aux significations profondes de l’action, considérant les représentations de l’activité comme des signes exprimant des interprétants sociaux sous-jacents (p. 49). Ainsi, se distinguant du paradigme informationnel cher à Simon (p. 52), Lorino montre, grâce aux concepts de tiercéité et de signe triadique théorisés par Peirce (p. 57), que les indicateurs de performance agissent moins comme des représentations rationnelles de l’activité (ici au sens de mesure calculatoire) que comme des médiations sémiotiques véhiculant des interprétants (sociaux) concurrents : l’histoire, l’identité professionnelle ou encore le positionnement stratégique de chaque entreprise avant la fusion (p. 49). Plus que la valeur de l’indicateur de performance, ce sont ces interprétants sociaux qui prédisposent les équipes logistiques à agir d’une certaine façon, mettant à l’épreuve, en situation, leurs méthodes de travail respectives et expliquant les difficultés d’intégration (p. 61). Ainsi rendues visibles par la fusion via la confrontation des opérations logistiques concrètes, quotidiennes et différenciées des deux équipes, ces habitudes (chapitre 3) ont été jusqu’alors intégrées par les acteurs comme des « routines dyadiques » (p. 99), l’indicateur de performance « déclenchant un usage particulier sans y réfléchir » (p. 98).

Ces comportements routiniers qui caractérisent l’activité quotidienne dans le contexte pré-fusion du cas, révèlent aussi une croyance excessive, quasi-instinctive, dans l’expertise rationnelle (ici les indicateurs de performance), détournée de la complexité de l’expérience pratique et située. Construite sur la base du dualisme cartésien pensée/action, cette vision domine encore les rapports contemporains au travail en séparant sa conception de son exécution, pourtant célèbrement mise en cause dans la critique répandue du taylorisme, mais plus silencieusement et tacitement installée dans son cadre culturel d’application le plus usité, celui du mainstream cognitiviste de Simon (Lorino, 2019a[6], 2019b[7]). Pour Lorino, l’inscription historique de l’action collective dans le paradigme informationnel, fondé sur les « vérités » véhiculées par les représentations rationnelles, n’est pas sans conséquence sur la capacité des acteurs à comprendre et agir sur les situations organisationnelles, des plus extraordinaires aux plus quotidiennes (p. 79), ainsi que sur leurs aptitudes à innover dans un environnement particulièrement chaotique (p. 355). Invoquant Joas (1996)[8], penseur pragmatiste contemporain (p. 35) considérant la créativité quotidienne et située comme l’essence de ce courant philosophique, Lorino déplore que la vision du paradigme dominant tende à « marginaliser l’apprentissage par la pratique, le retour d’expérience le moins formalisable, l’improvisation intelligente face à des situations inattendues, l’innovation située et le potentiel créatif intrinsèque de toute activité faisant face à des situations nouvelles (Joas, 1996) » (p. 79).

Reprenant la discussion du cas (p. 99) à l’aune du paradigme actionnel et du concept de signification sociale de Mead (p. 88), l’auteur invite ainsi les acteurs à reconsidérer leurs habitudes dans une visée pragmatiste : explorer systématiquement la dimension triadique des médiations sémiotiques, réexaminer la place des représentations rationnelles dans et pour l’action collective, dans et pour la construction de sens, mobiliser des aptitudes réflexives et critiques, des moyens créatifs, pour construire un « discours collectif signifiant […] et donner à l’activité locale son sens organisationnel » (p. 106). L’on pourrait synthétiser l’essence de cette conversion paradigmatique en faisant référence à Kilpinen (1998)[9], cité par Lorino dans l’ouvrage, lui-même se référant aux pragmatistes classiques américains : « le concept pragmatiste d’habitude ne renvoie pas à une routine, ‘une simple répétition de ce qui a été fait’, comme Peirce l’a dit un jour » (1998, p. 177); « (selon) Mead ‘dans un atelier idéal (…), ce que l’on attend d’un utilisateur d’outils, c’est qu’il puisse critiquer les outils’ (1909, p. 375) (…) » (p. 93, souligné par nous).

Atteindre un tel niveau de réflexivité sur l’activité collective pour agir ensemble, n’est pas chose aisée et requiert des conditions épistémologiques particulières pour engager le management et emmener les acteurs à s’inscrire dans une visée transformative continue. Les concepts d’enquête trans-actionnelle (chapitres 4, 5 et 6), d’abduction (chapitre 7) et de valuation (chapitre 8) développent d’autres clés conceptuelles et méthodologiques permettant d’emprunter le « virage actionnel » pragmatiste (p. 82) dans la pratique.

Ainsi, lorsque Lorino invitait précédemment les équipes logistiques fusionnées à reconsidérer conjointement leurs habitudes dans une perspective pragmatiste, explorant les significations de celles mises en échec pour en construire de nouvelles, il introduisait en filigrane le processus social de l’enquête (chapitre 4). Initialement théorisée par Peirce et Dewey comme moyen de transformer le doute[10], ancré dans une pratique sociale et située, en croyance guidant l’action collective (p. 119-120), il apparaît que l’enquête pragmatiste ne peut s’envisager sans l’intervention d’une communauté d’enquête ou communauté trans-actionnelle (chapitre 6). Pareille au travail du détective, métaphore fréquemment reprise par l’auteur, elle suggère une approche écologique de la résolution de problèmes[11] (p. 209) impliquant une participation active et de long terme de toutes les parties prenantes, incluant les publics concernés (p. 205), ainsi que des conditions organisationnelles et des formes de management adaptées (p. 210). Elle suppose aussi que le groupe social confronté à une situation organisationnelle déroutante puisse la reconnaître comme telle, mobiliser des capacités créatives pour imaginer des futurs possibles, combiner leurs points de vue en hypothèses, et les expérimenter. Cette première phase exploratoire de l’enquête, souvent réduite à un paradigme épistémologique (p. 214), et marginalisée par la perspective rationaliste, Lorino lui dédie une section à part entière : c’est l’abduction (chapitre 7). Après être revenu sur les définitions historiques du concept par Peirce (p. 215), l’auteur développe et applique dans une étude de cas extrêmement détaillée, la théorie de l’abduction comme un processus narratif, progressif, pluraliste et relationnel (trans-actionnel) construisant de nouvelles hypothèses opérationnelles en réponse à des paradoxes organisationnels (p. 232-238). Ce chapitre trouve une résonnance particulière pour traiter les problématiques croissantes de « gouvernance par les parties prenantes » (p. 174) face à la montée en complexité des entités sociales et de leurs relations inter-organisationnelles et en réseau.

Au final, de la lecture de ce livre, nous retenons une évidence que l’auteur soulève dès les premières pages de l’ouvrage (p. 36) : la criante actualité et puissance du pragmatisme dans un contexte de crise (« guerre et violence, migrations massives, transformations technologiques, géopolitiques et sociales radicales, profonde prise de conscience écologique […] »), similaire à celui qui a vu naître le pragmatisme et l’a rendu populaire. Nous retenons aussi que loin d’être une utopie vaine, « La pensée pragmatiste met l’accent sur des valeur simples : humilité, respect, audace et sens pratique. Humilité face à la complexité et à l’imprévisibilité des situations. Respect de l’altérité précieuse d’autrui. Audace d’imaginer et d’essayer de faire advenir dans la réalité des récits rendant compte de ce qu’il y a de neuf dans nos expériences. Et sens pratique : audace ne signifie pas obstination. Si ça ne marche pas, ça ne marche pas, et il faut essayer autre chose… » (p. 362-363).

En ouvrant ce livre, que les gestionnaires ne s’attendent donc pas à y trouver une feuille de route précise quant à l’instrumentation du pragmatisme au sein des organisations. A l’image de ce courant de pensée, les facteurs « espace » et « temps » sont des éléments essentiels pour progresser sereinement dans et avec l’ouvrage et faire émerger des aptitudes réflexives, consubstantielles à l’approche. Parce qu’il propose une révolution du système de pensée, sa lecture se médite, sa compréhension se mérite, mais promettent à ceux qui empruntent le chemin de son exploration, de profondes réflexions bouleversant des certitudes bien ancrées sur les pratiques managériales et la manière de les penser.